Les oeuvres de Bernard Lonergan
L'insight: ch. 1 - Les éléments

 

PREMIÈRE PARTIE

L’insight en tant qu’activité

 

1

Les éléments

Au cœur de cette période de grande effervescence intellectuelle qu'est la Renaissance, Descartes déplore chez un grand nombre de ses contemporains une indifférence altière à l'égard de problèmes en apparence trop faciles. Il revient sur la question avec insistance dans ses Regulae ad directionem ingenii (Règles pour la direction de l'esprit).C'est à une lente accumulation soutenue de petits insights que tient la maîtrise intellectuelle des mathématiques, des disciplines scientifiques et de la philosophie. La solution des grands problèmes fait appel à une stratégie de division en petits problèmes. Les traits de génie ne se manifestent qu'au terme d'un effort soutenu de recherche permettant une saisie claire et distincte de tout ce que comportent les choses simples, à la portée du premier venu.

Cette évocation d'un grand mathématicien et philosophe me semblait tout à fait appropriée comme entrée en matière, car la première étape de notre propos vise une familiarisation avec ce que signifie l'insight. Pour y parvenir il nous faudra, semble-t-il, examiner avec la plus grande attention une série d'exemples d'insights, tous plus banals les uns que les autres.

1 Un exemple saisissant

Notre premier exemple d'un insight est celui d'Archimède s'élançant tout nu hors des bains de Syracuse en s'écriant : « Eureka! ». Le roi Hiéron avait fait fabriquer une couronne votive par un orfèvre d'une grande habileté mais d'une honnêteté douteuse. Le roi voulait savoir si sa couronne était d'or pur ou si elle contenait des métaux moins nobles. Archimède, chargé de résoudre ce problème, en découvrit la solution pendant qu'il était aux bains. Il s'agissait de peser la couronne dans l'eau! Le procédé s'appuyait sur les principes du déplacement et du poids spécifique.

Mais ce ne sont pas d'abord les principes de l'hydrostatique qui nous intéressent ici. Ce que nous recherchons, c'est un insight dans l'insight. Archimède a eu son insight en pensant à la couronne; nous aurons le nôtre en pensant à Archimède. Ce qu'il nous faut saisir, c'est que l'insight 1) survient comme un relâchement de la tension de la recherche, 2) se produit de façon soudaine et inattendue, 3) est fonction de conditions intérieures et non de circonstances extérieures, 4) pivote entre le concret et l'abstrait et 5) s'intègre dans la trame des habitudes de l'esprit1.

L'insight survient comme un relâchement de la tension de la recherche. Archimède, qui ne peut retenir sa joie d'avoir trouvé, nous le montre bien. Ce que je veux souligner, cependant, c'est moins l'exultation du savant que le désir et l'effort qui l'ont précédée. Car si le scientifique type a le triomphe plus discret qu'Archimède, il peut fort bien le surpasser en ardeur au travail. Au plus profond de chacun d'entre nous émerge, quand s'apaise la sollicitation des autres appétits, un désir de connaître, de comprendre, de saisir le pourquoi, de découvrir la raison, de trouver la cause, d'expliquer. L'objet de ce désir peut être désigné de diverses façons. Sa détermination précise est matière à controverse. Mais le fait de son existence ne fait aucun doute. La recherche peut absorber l'être humain. Elle peut l'enfermer pendant des heures, jour après jour, année après année, dans la prison étroite d'un cabinet de travail ou d'un laboratoire. Elle peut le lancer sur les routes pour de périlleuses explorations. Elle peut le couper de tout autre intérêt, de tout autre objectif, de tout autre plaisir, de toute autre entreprise. Elle peut occuper toute sa vie consciente, l'arracher au monde des affaires courantes, envahir la trame de ses rêves. La recherche peut exiger des sacrifices illimités, qui seront consentis sans regret, même si le succès espéré n'est jamais garanti. Peut-on imaginer meilleur symbole de ce besoin obscur, exigeant, impérieux, que cet homme nu qui court en s'écriant « Je l'ai trouvé, je l'ai trouvé! »a.

Deuxièmement, l'insight arrive de façon soudaine et inattendue. Archimède n'a pas eu son insight dans une attitude ou dans une pose susceptible de retenir l'attention d'un sculpteur à la recherche d'un modèle du « Penseur ». L'insight lui est venu comme un éclair, alors qu'il se livrait à une activité de détente très ordinaire. Un aspect universel de l'insight est mis en scène dans cette illustration. En dernière analyse, l’insight ne s'obtient pas par l'apprentissage de règles, ni par l'observance de préceptes, ni par l'étude d'une méthodologie. La découverte représente un nouveau départ. Elle constitue l'origine de nouvelles règles qui s'ajoutent aux règles anciennes et même les supplantent. Le génie est créatif. Le génie est le génie précisément parce qu'il ne tient pas compte des pratiques établies, parce qu'il engendre les nouveautés qui deviendront les pratiques de l'avenir. Si la découverte comportait des règles, alors les découvertes seraient de simples conclusions. S'il y avait des préceptes pour le génie, les auteurs de génie seraient de simples écrivains à la tâche. Ce qui vaut pour la découverte, de fait, vaut également pour la transmission des découvertes par l'enseignement. Car un professeur ne peut entreprendre de produire la compréhension chez un élève. Il peut simplement lui présenter les éléments judicieux d'un problème, dans un ordre suggestif et en mettant l'accent sur les points importants. Il revient aux élèves eux-mêmes de parvenir à la compréhension; ils y parviennent avec plus ou moins de facilité et de rapidité. Certains saisissent un raisonnement avant que le professeur ait fini de le présenter. Certains arrivent tout juste à suivre l'exposé du professeur. Pour d'autres, le sujet ne s'éclaircit qu'au terme d'une révision personnelle. Il y a des élèves, enfin, qui ne saisissent jamais : ils suivent la classe un certain temps, mais abandonnent tôt ou tard.

Troisièmement, l'insight est fonction de conditions intérieures et non de circonstances extérieures. De nombreux citoyens de Syracuse fréquentaient les bains de la ville, qui n'ont pas saisi les principes de l'hydrostatique. Pourtant, lequel de ces baigneurs n'a pas éprouvé la sensation de l'eau, de sa froideur, de sa chaleur ou de sa tiédeur? L'insight et la sensation diffèrent étrangement. À moins d'être sourd, je ne peux m'empêcher d'entendre. A moins d'être aveugle, je n'ai qu'à ouvrir les yeux pour voir. Il y a un lien de corrélation immédiate entre l'occurrence et le contenu de la sensation d'une part, et les circonstances extérieures d'autre part. Pour ce qui est de l'insight, cependant, les conditions intérieures jouent un rôle éminent. L'insight est fonction des dons innés d'une personne; on peut donc dire sans trop risquer de se tromper que l'insight est un acte qui se produit fréquemment chez un esprit intelligent et rarement chez une personne stupide. L'insight est aussi fonction d'une orientation habituelle, d'une vivacité perpétuelle de l'esprit qui pose sans cesse la question toute simple : pourquoi? Enfin, l'insight est fonction d'une présentation appropriée de problèmes définis. Si Hiéron n'avait pas soumis son problème à Archimède, si Archimède n'avait pas consacré des efforts ardents, voire acharnés à ce problème, les bains de Syracuse ne seraient pas entrés dans l'histoire.

Quatrièmement, l'insight pivoteb entre le concret et l'abstrait. Le problème d'Archimède était concret. Il devait déterminer si une couronne donnée était faite d'or pur. La solution d'Archimède fut concrète également. Il proposa de peser la couronne dans l'eau. Pour saisir le bien- fondé de ce procédé, nous devrons cependant faire appel aux formulations abstraites des principes du déplacement et du poids spécifique. Sans ce fondement, le fait de peser la couronne dans l'eau tiendrait simplement de quelque fantaisie excentrique. Une fois saisi le bien-fondé du procédé, le roi Hiéron et sa couronne d'or deviennent des détails accessoires. Cette anecdote illustre de façon vivante un autre aspect universel de l'insight. Car s'il surgit à partir d'un problème concret, si sa valeur se manifeste dans des applications concrètes, l'insight n'en possède pas moins une importance qui dépasse ses origines et une pertinence qui déborde ses applications originales. Parce que l'insight émerge en référence au concret, les géomètres ont recours à des diagrammes, les mathématiciens ont besoin de crayons et de papier, les professeurs d'un tableau, les élèves doivent effectuer leurs propres expériences, les médecins doivent examiner leurs patients, les réparateurs doivent se rendre sur les lieux des pannes, les personnes qui ont un penchant pour la mécanique démontent les objets pour en comprendre le fonctionnement. Comme d'autre part l'importance et la pertinence de l'insight dépassent tout problème ou toute application d'ordre concret, les humains formulent des sciences abstraites avec leurs nombres et leurs symboles, leurs termes et leurs formules techniques, leurs définitions, leurs postulats, leurs déductions. L'insight est donc, de par sa nature même, le médiateur, la charnière, le pivot. L'insight est insight dans le monde concret des sens et de l'imagination. Ce qui est connu par l'insight, ce que l'insight ajoute aux présentations des sens et de l'imagination, ne trouve pourtant son expression adéquate que dans les formulations abstraites et obscures des sciences.

Cinquièmement, l'insight passe par la texture habituelle de l'esprit humain. Avant de pouvoir résoudre son problème, Archimède a eu besoin d'un instant d'inspiration. Pourtant il n'a pas eu besoin d'une nouvelle inspiration pour présenter sa solution au roi. Une fois qu'il a compris, l'esprit a franchi une ligne de partage. Ce qui constituait un problème insoluble voilà un moment apparaît maintenant incroyablement simple et évident. Et cette simplicité, cette évidence ne s'estompent pas. Le premier insight peut bien n'avoir été obtenu qu'au prix de grands efforts, sa répétition peut être provoquée presque à volonté ensuite. Il s'agit là d’une autre caractéristique universelle de l'insight, une caractéristique qui en fait constitue la possibilité de l'apprentissage. Car nous sommes en mesure d'apprendre si nous pouvons obtenir insight sur insight et si les nouveaux insights n'expulsent pas les plus anciens mais les complètent et forment avec eux des combinaisons. Par contre, puisque la matière à apprendre exige l'acquisition de toute une série d'insights, le processus de l'apprentissage est marqué par une période originale d'obscurité où nous avançons à tâtons, sans savoir où nous allons, sans pouvoir saisir à quoi tout cela peut bien rimer. Et ce n'est que graduellement, quand nous commençons à saisir, que l'obscurité initiale fait place à une lumière grandissante, à une assurance, à une attention et à une absorption croissantes. C'est ainsi que le calcul infinitésimal, la physique théorique ou les questions philosophiques cessent d'être pour un étudiant des domaines mystérieux et nébuleux. Celui-ci passe imperceptiblement de l'impuissance du débutant à un degré modeste de confiance en soi, au niveau des études avancées. Et certains étudiants parviennent à assumer un jour la fonction du professeur, pour se plaindre à leur tour de la lenteur consternante des étudiants, incapables de voir ce qui est tout à fait simple et évident pour ceux qui comprennent déjà.

2 La définition

Tous les écoliers ont appris qu'un cercle est une courbe plane fermée dont tous les points sont équidistants d'un point intérieur appelé centre. Les écoliers n'ont pas tous appris, toutefois, la différence entre la répétition machinale de cette définition et son énonciation intelligente. Suivons le conseil de Descartes, qui soulignait l'importance de la compréhension des choses très simples, et penchons-nous sur la genèse de la définition du cercle.

2.1 L'indice

Imaginons une roue de charrette, avec son gros moyeu, ses rayons robustes, sa jante solide.

Pourquoi cette roue est-elle ronde?

Précisons notre question. Ce que nous cherchons, c'est la raison ou le fondement immanent de la rondeur de la roue. Une réponse correcte ne fera donc pas appel à des données nouvelles telles que les charrettes, le transport par charrette, le transport en général, les charrons, ou leurs outils. La réponse devra porter simplement sur l'objet de la question, c'est-à-dire la roue.

Première suggestion : la roue est ronde parce que ses rayons sont de longueur égale. Cette réponse n'est manifestement pas appropriée. Les rayons peuvent bien être de longueur égale et pourtant enfoncés de façon inégale dans le moyeu ou la jante. D'autre part, entre des rayons successifs, la jante peut être plate.

Nous avons pourtant là un indice. Réduisons le moyeu à un point. Réduisons la jante et les rayons à des lignes. S'il y avait une infinité de rayons et qu'ils soient tous exactement égaux, la jante devrait être parfaitement ronde. Si par contre un ou plusieurs rayons n'étaient pas égaux aux autres, la jante devrait nécessairement comporter des bosses ou des creux. Nous pouvons donc dire que la roue est nécessairement ronde pourvu que la distance du centre du moyeu à la limite extérieure de la jante soit toujours la même.

Il convient maintenant de présenter un certain nombre d'observations. Notre démarche nous a permis d'examiner de près la définition du cercle. Or notre but n'était pas d'obtenir un insight dans le cercle, mais plutôt sur l'acte illustré par l'insight dans le cercle.

Nous observons d'abord que les points et les lignes ne peuvent être imaginés. On peut imaginer un point matériel (dot) extrêmement petit. Mais aussi minuscule soit-il, ce point a encore de l'étendue. Pour obtenir un point géométrique (point), il faut supprimer toute étendue, ce qui bien sûr fait disparaître le point matériel (dot). On peut imaginer un fil extrêmement fin. Mais aussi fin soit-il, un fil possède une largeur et une épaisseur aussi bien qu'une longueur. Supprimez de l'image toute largeur et toute épaisseur et du même coup vous n'aurez plus de longueur non plus.

2.2 Les concepts

Deuxième observation: les points et les lignes sont des concepts.

De même que l'imagination est le terrain de jeu de nos désirs et de nos craintes, la conception est le terrain de jeu de notre intelligence. De même que l'imagination peut créer des objets que l'on n'a jamais vus, jamais entendus, jamais sentis, la conception peut créer des objets qui ne peuvent même pas être imaginés. Comment est-ce possible? Par supposition. Le point géométrique (dot) imaginé a de l'étendue, et il a une position, mais le géomètre peut dire : nous allons supposer que ce point n'a rien d'autre qu'une position. La ligne imaginée a une largeur tout autant qu'une longueur, mais le géomètre peut dire : nous allons supposer que cette ligne n'a rien d'autre qu'une longueur.

Derrière cette déraison apparente se profile une méthode. Même si nos images, et spécialement nos rêves, semblent tout à fait aléatoires, les psychologues en proposent des explications. Les suppositions qui sous-tendent les concepts peuvent paraître également très fantaisistes, et pourtant elles peuvent s'expliquer. Pourquoi nous fallait-il réduire le moyeu à un point et les rayons et la jante à des lignes? Parce que nous disposions d'un indice — l'égalité des rayons — et que nous cherchions à en exploiter toutes les possibilités. Tant que le moyeu possède une étendue, les rayons peuvent y être enfoncés de façon inégale. Tant que les rayons ont une épaisseur, la roue peut être aplatie au bout des rayons. Nous avons donc supposé un point sans étendue et des lignes sans épaisseur pour obtenir une courbe qui soit parfaitement, nécessairement ronde.

Il faut noter ici deux propriétés des concepts. Premièrement, les concepts sont constitués par la seule activité de la supposition, de la pensée, de la considération, de la formulation, de la définition. Ils peuvent être plus que cela. En ce cas, ce ne sont plus seulement des concepts. Mais s’ils ne sont que cela, le fait d'être simplement ce qui est supposé ou considéré ou pensé suffit à en faire des concepts. Deuxièmement, les concepts ne se produisent pas de façon aléatoire; ils émergent dans l'activité de la pensée, de la supposition, de la considération, de la définition, de la formulation. Une telle activité polymorphe ne se produit pas de façon aléatoire, mais elle accompagne un acte d'insight.

2.3 L'imagec

Troisième observation : l'image est nécessaire à l'insight.

On ne peut imaginer les points et les lignes. On ne peut imaginer non plus la nécessité ou l'impossibilité. Pourtant, en abordant la définition du cercle, nous avons appréhendé quelque peu la nécessité et l'impossibilité. Comme nous l'avons remarqué, si tous les rayons sont égaux, la courbe doit être parfaitement ronde. Et s'il n'y a pas égalité de tous les rayons, la courbe doit nécessairement comporter des bosses ou des creux.

De plus, la nécessité dont il est question n'est pas la nécessité en général mais une nécessité de la rondeur résultant de l'égalité de ces rayons. De même, l'impossibilité dont il a été question n'était pas une impossibilité dans l'abstrait mais une impossibilité de la rondeur résultant de l'inégalité de ces rayons. Si vous éliminez l'image du centre, des rayons, de la courbe, vous éliminez du même coup toute saisie de la rondeur nécessaire ou impossible.

En fait, c'est cette saisie même qui constitue l'insight. Cette saisie fait toute la différence entre la répétition automatique de la définition d'un cercle et son énonciation intelligente, énonciation faisant appel à la capacité, chez son auteur, de recréer pour lui-même la définition.

L'image est donc nécessaire à l'insight. Inversement, l'insight est l'acte de cerner une connexion entre les rayons égaux imaginés et une courbe qui devra nécessairement paraître parfaitement ronde.

2.4 La questiond

La quatrième observation que nous avons à formuler porte sur la question.

Nous nous trouvons devant une question exprimée par des mots : « Pourquoi la roue est-elle ronde? »

Derrière les mots peuvent se profiler des actes conceptuels de signification : « roue », « rond », et ainsi de suite.

Derrière ces concepts peuvent se profiler des insights permettant de saisir comment utiliser les mots « roue », « rond », et ainsi de suite.

Mais ce n'est pas cela que nous essayons d'établir. D'où provient le « pourquoi »? Qu'est-ce qu'il représente, qu'est-ce qu'il révèle? Nous avons déjà eu l'occasion de parler de la tension psychologique qui se relâche dans la joie de la découverte. C'est cette tension, ce besoin, ce désir de comprendre, qui constitue le « pourquoi? » primordial. Quelle que soit la façon de désigner cette réalité — vivacité d'esprit, curiosité intellectuelle, esprit de la recherche, intelligence active, besoin de connaître — il s'agit toujours de la même réalité qui, j'en suis sûr, vous est très familière.

Le besoin primordial est donc la question pure. Il précède tous les insights, tous les concepts, tous les mots, puisque les insights, les concepts et les mots ont trait à des réponses. Avant de chercher des réponses, nous voulons des réponses. Un tel vouloir est la question pure.

Par ailleurs, même si elle est antérieure aux insights, aux concepts et aux mots, la question pure présuppose des expériences et des images. Comme l'insight est insight dans ce qui est concrètement donné ou imaginé, la question pure porte sur ce qui est concrètement donné ou imaginé. Elle est l'étonnement dont Aristote disait qu'il constitue le commence ment de toute science et de toute philosophie. Or qui s'étonne, s'étonne toujours de quelque chose.

2.5 La genèse

Notre cinquième observation distingue des moments dans la genèse d'une définition.

Lorsqu’un animal n'a rien à faire, il s'endort. Lorsqu'un humain n'a rien à faire, il peut se poser des questions. Le premier moment est un éveil à son intelligence. Une libération de l'emprise des besoins biologiques et de la routine quotidienne. L'émergence effective de l'étonnement, du désir de comprendre.

Le deuxième moment est le soupçon, la suggestion, l'indice. L'insight vient de commencer. Nous tenons quelque chose. Il se peut que nous soyons sur la bonne voie. Voyons cela de plus près.

Le troisième moment est le processus. L'imagination a été libérée de toute autre préoccupation. Dégagée, elle peut collaborer à l'effort intellectuel; cette collaboration consiste à cheminer parallèlement aux suppositions intelligentes, tout en maintenant la supposition à l'intérieur de quelque cadre qui s'approche du champ imaginaire.

Le quatrième moment est celui de l'accomplissement. Grâce à leur collaboration et à leurs ajustements successifs, la question et l'insight, l'image et le concept présentent un front solide. La réponse est un ensemble configuré de concepts. L'image s'efforce de s'approcher des concepts. Les concepts, grâce à des déterminations conceptuelles supplémentaires, peuvent exprimer leurs différences par rapport à l'image simplement approximative. L'insight constitue le pivot entre les images et les concepts. Et la question, le désir de connaître, qui établit la norme à laquelle doivent satisfaire l'insight, les images et les concepts, pourrait avoir relancé le processus par d'autres demandes de recherche, si ses exigences n'avaient pas été remplies.

2.6 La définition nominale et la définition explicativee

Une sixième observation nous permettra de distinguer différents genres de définitions. Euclide a défini la ligne droite comme étant une ligne également placée entre ses points, et il aurait aussi bien pu définir un cercle comme une courbe plane parfaitement ronde. Cette dernière définition, comme la première, servirait à déterminer de façon non équivoque l'usage approprié des mots « ligne droite » et « cercle ». La définition du cercle établie par Euclide fait plus qu'établir l'emploi correct du mot « cercle ». Elle affirme l'égalité exacte de tous les rayons à l'intérieur de tout cercle. Si une telle affirmation n'était pas comprise dans la définition, il faudrait l'ajouter à titre de postulat.

Abordons la question sous un autre angle. Euclide a postulé l'égalité de tous les angles droits. Posons que la somme de deux angles droits adjacents forme un angle rectiligne; alors, si tous les angles droits sont égaux, tous les angles rectilignes devront nécessairement être égaux. Inversement, si tous les angles rectilignes sont égaux, tous les angles droits devront être égaux. Or si les lignes droites sont réellement droites, si elles ne courbent jamais, est-ce que tous les angles rectilignes ne doivent pas être égaux? La définition de la ligne droite ne pourrait-elle pas comprendre le postulat de l'égalité des angles rectilignes, comme la définition du cercle comprend le postulat de l'égalité des rayons?

Il existe en tous cas une différence entre la définition nominale et la définition explicative. La définition nominale ne nous renseigne que sur l'usage correct des termes. La définition explicative comprend un élément qu'il faudrait ajouter comme postulat, s'il n'était pas inclus.

Qu'est-ce qui constitue la différence? Ce n'est pas que la définition explicative, au contraire de la définition nominale, suppose un insight. Car le langage est un instrument extrêmement complexe comportant une variété quasi illimitée d'éléments qui permettent un nombre encore beaucoup plus grand de combinaisons significatives. S'il faut un insight pour saisir la façon d'utiliser d'autres outils de façon appropriée et efficace, il faut également un insight pour utiliser un langage de façon appropriée et efficace.

Nous tenons pourtant là, je crois, la réponse à notre question. Les définitions nominale et explicative supposent toutes deux des insights. La définition nominale ne suppose toutefois rien de plus qu'un insight à propos de l'utilisation appropriée du langage. La définition explicative par contre suppose un insight additionnel, portant sur les objets auxquels renvoie le langage. Le mot « cercle » est défini comme une courbe plane parfaitement ronde et l'expression « ligne droite » est définie comme une ligne étendue de façon égale entre ses extrêmes. L'affirmation de l'égalité de tous les rayons d'un cercle ou de l'égalité de tous les angles droits n'est plus seulement une affaire de termes. Il s'agit d'un énoncé sur les objets que désignent les termes.

2.7 Les termes primitifs

Notre septième observation porte sur le vieux problème des termes primitifs.

Toute définition d'un terme présuppose d'autres termes. Si ces termes peuvent être définis, leur définition présupposera encore d'autres termes. On ne peut toutefois pas reculer ainsi jusqu'à l'infini. Alors, ou bien la définition est fondée sur des termes non définis, ou bien les termes sont définis en un cercle, de sorte que chaque terme se définisse lui-même en fin de compte.

Nous ne sommes heureusement pas tenus d'accepter le présupposé qui fonde cet argument. Les définitions ne se produisent pas dans un vide qui leur serait propre. Elles émergent de concert avec des expériences, des images, des questions et des insights. Il est vrai que chaque définition implique plusieurs termes, mais il est vrai également qu'aucun insight ne peut être exprimé par un seul terme, et il n'est pas vrai que chaque insight présuppose des insights antérieurs.

Posons donc que pour chaque insight de base il y a un cercle de termes et de relations, où les termes établissent les relations, où les relations établissent les termes, et où les insights établissent à la fois les termes et les relations. Une saisie des conditions nécessaires et suffisantes de la parfaite rondeur de cette courbe plane imaginée signifie non seulement une saisie du cercle mais aussi une saisie du point, de la ligne, de la circonférence, des rayons, du plan et de l'égalité. Tous les concepts se retrouvent dans la même saisie, puisqu'ils sont tous nécessaires à l'expression adéquate d’un même insight. Ils sont tous cohérents, puisque la cohérence évoquée ici signifie fondamentalement qu'ils sont tous rattachés à un même insight.

Il peut exister un ensemble d'insights de base. C'est le cas de l'ensemble d'insights qui sous-tend la géométrie euclidienne. Puisque l'ensemble est cohérent, ces insights engendrent un ensemble de définitions cohérentes. Puisque différents objets de définition sont composés d'éléments semblables, des termes tels que : point, ligne, surface, angle, reviennent sans cesse dans des définitions distinctes. Ainsi Euclide entreprend son exposé à partir d'un ensemble d'images, d'un ensemble d'insights et d'un ensemble de définitions. Certaines de ses définitions sont purement nominales. Certaines sont explicatives. Certaines enfin sont dérivées en partie de termes définis de façon nominale et en partie de termes définis de façon explicative.

2.8 La définition implicitef

Notre dernière observation présente la notion de définition implicite.

D. Hilbert a élaboré des fondements de la géométrie de nature à satisfaire les logiciens contemporains2. L'un des mécanismes importants qu'il a conçus est connu sous le nom de définition implicite. Ainsi, la signification et du point et de la ligne droite est établie par la relation voulant que deux points et seulement deux points déterminent une ligne droite.

Si l'on fait appel à l'analyse précédente, on pourrait dire que la définition implicite consiste en une définition explicative qui ne s'accompagne pas d'une définition nominale. La définition implicite est une définition explicative, car la relation voulant que deux points déterminent une ligne droite est un élément axiomatique comme l'égalité de tous les rayons dans un cercle. Elle omet la définition nominale, car on ne peut restreindre le point de Hilbert au sens euclidien d'une position sans étendue. Une paire ordonnée de nombres satisfait à la définition implicite d'un point fournie par Hilbert, puisque deux paires ordonnées de nombres déterminent une ligne droite. De même une équation du premier degré satisfait à la définition implicite d'une ligne droite fournie par Hilbert, puisqu'une telle équation est déterminée par deux paires ordonnées de nombres.

L'importance de la définition implicite tient à sa généralité complète. L'omission des définitions nominales est l'omission d'une restriction aux objets auxquels il se trouve que l'on pense au point de départ. L'utilisation exclusive des éléments explicatifs ou axiomatiques concentre l'attention sur l'ensemble des relations où se trouve contenue toute la portée scientifique.

3 Les points de vue supérieurs

La prochaine étape dans notre exploration de la nature de l'insight sera l'analyse du développement. Les insights particuliers se produisent soit isolément soit dans des domaines connexes. Dans ce dernier cas, les insights s'associent, s'agglomèrent, et se fondent dans la maîtrise d'un sujet. Ils servent de fondement à des ensembles de définitions, de postulats, de déductions. Ils peuvent s'appliquer à un large éventail de cas particuliers. Et ce n'est pas tout. D'autres insights se produisent. Leur émergence rend manifestes les lacunes de la position antérieure. De nouvelles définitions et de nouveaux postulats sont mis de l'avant. Un champ de déductions nouveau et plus vaste est établi. Il devient possible d'obtenir des applications plus amples et plus précises. Une transformation si complexe de la structure globale d'insights, de définitions, de postulats, de déductions et d'applications peut être qualifiée sommairement d'émergence d'un point de vue supérieur. La question que nous voulons poser est : « Qu'est-ce qui se passe au juste? »

En suivant la voie tracée par Descartes, lorsqu'il insistait sur l'importance de la compréhension des choses simples, nous prendrons comme cas pilote la transition de l'arithmétique à l'algèbre élémentaire. Et pour éviter toute erreur d'interprétation, disons que le terme « arithmétique » désigne ici la matière enseignée à l'école élémentaire, et l'algèbre élémentaire, une discipline figurant au programme des études secondaires.

3.1 Les entiers naturels

Dans une première étape nous allons offrir une définition des entiers naturels : 1, 2, 3, 4, ...

Supposons que nous ayons une multitude indéfinie de cas de « un », qu'il s'agisse de moutons, de cas de comptage ou d'agencement, ainsi de suite.

Supposons de plus que les notions de « un », de « plus » et de « égale » soient trop familières pour être définies.

Nous avons alors une série infinie de définitions pour la série infinie d'entiers naturels, que l'on peut représenter symboliquement de la façon suivante :

1 + 1 = 2

2 + 1 = 3

3 + 1 = 4

etc., etc., etcg...

Cette indication symbolique se prête à diverses interprétations possibles. Elle signifie que un plus un égale deux, ou que deux est un de plus que un, ou que le deuxième suit immédiatement le premier, ou elle signifie même les relations entre des classes de groupes comportant chacun un, ou deux, ou trois, (etc.) membres. Mais les lecteurs perspicaces auront perçu que l'élément important dans la série de définitions ci-dessus, ce sont les etc., etc., etc., ... Les entiers naturels ne peuvent être définis sans cet élément. Ils constituent une multitude indéfiniment grande et c'est seulement si l'emploi des etc., etc., etc. est réellement signifiant que peut apparaître une série infinie de définitions. Que signifient donc ces etc., etc., etc.? Ils signifient qu’un insight devrait s'être produit. Si vous avez eu l'insight pertinent, si vous avez pigé, si vous percevez comment l'opération de définition peut se poursuivre indéfiniment, il n'est pas nécessaire d'ajouter quoi que ce soit. Si vous n'avez pas saisi, par contre, le pauvre professeur en face de vous devra s'acharner sur les évidences. Car pour la définition des entiers naturels, l'insight est incontournable.

Rappelons en passant la remarque déjà faite, à savoir qu'un même insight s'exprime dans de nombreux concepts. Dans le cas présent, un même insight fonde une infinité de concepts.

3.2 Les tables d'addition

Notre deuxième étape consistera à préciser quelque peu la notion familière d'égalité. Disons que l'addition d'éléments égaux à des éléments égaux produit des résultats égaux. Que un égale un. Et qu'en conséquence il est possible de construire une série infinie de tables.

La table d'addition de deux se construit par l'ajout de un de chaque côté des équations qui définissent les entiers naturels. Ainsi,

si l'on prend, dans la table,2 + 1 = 3
et que l'on ajoute 1 : 2 + 1 + 1 = 3 + 1
on obtient dans la table2 + 2 = 4

On peut ainsi construire de façon semblable toute la table d'addition de deux. Une fois cette table construite, on peut construire une table d'addition de trois. A partir de cette table il sera possible de construire une table d'addition de quatre. Etc., etc., etc. Ce qui signifie, encore une fois, qu'un insight devrait s'être produit.

Des définitions des entiers naturels et du postulat sur l'addition d'éléments égaux à des éléments égaux, découle une expansion déductive d'une grandeur indéfinie.

3.3 L'expansion homogène

Une troisième étape de notre démarche nous fera explorer une expansion homogène. Il faut compléter la notion familière de l'addition par d'autres notions telles que la multiplication, la puissance, la soustraction, la division et la racine. Ce développement doit toutefois se faire de façon homogène, ce qui signifie qu'aucun changement ne doit intervenir dans les notions déjà employées.

Ainsi la multiplication doit signifier l'addition d'un nombre à lui-même un certain nombre de fois; cinq fois trois signifiera l'addition de trois cinq. De même, la puissance doit signifier la multiplication d'un nombre par lui-même un certain nombre de fois; cinq à la troisième puissance signifiera que cinq est multiplié par cinq, et le produit multiplié par cinq. Les notions de soustraction, de division et de racine, par ailleurs, signifieront les opérations inverses qui nous ramènent au point de départ.

Un certain nombre d'insights, qui n'ont pas à être signalés, permettront de voir la possibilité de la construction des tables de multiplication et des puissances à partir des tables d'addition. De même, les tables de soustraction, de division et des racines peuvent-elles être construites à partir des tables d'addition, de multiplication et des puissances.

L'expansion homogène constitue un vaste prolongement de l'expansion déductive initiale. Elle consiste à introduire de nouvelles opérations. Ce qui la caractérise, c'est que les nouvelles opérations n'entraînent aucune modification des anciennes.

3.4 La nécessité d'un point de vue supérieur

Notre quatrième étape est celle de la découverte de la nécessité d'un point de vue supérieur. Cette découverte se produit lorsque l'on permet aux opérations inverses de se déployer dans toute leur généralité, sans les restreindre à la seule fonction de nous ramener au point de départ. Ainsi la soustraction révèle la possibilité des nombres négatifs, la division révèle la possibilité des fractions, l'établissement de la racine révèle la possibilité des nombres irrationnels (surds). De plus, des questions se posent sur la signification des opérations. Qu'est-ce que la multiplication, lorsque l'on multiplie des nombres négatifs, des fractions ou des nombres irrationnels (surds)? Qu'est-ce que la soustraction lorsque l'on soustrait un nombre négatif? Etc., etc., etc. De fait, même la signification de « un » et de « égale » devient confuse, puisqu'il existe des décimales périodiques, et qu'il peut être démontré que 0,9, où 9 est répété indéfiniment, est égal à un3.

3.5 La formulation du point de vue supérieur

Notre cinquième étape consistera en la formulation d'un point de vue supérieur.

Distinguons 1) les règles, 2) les opérations et 3) les nombres.

Et posons que les opérations définissent implicitement les nombres, de telle façon que le résultat de toute opération soit un nombre et que tout nombre puisse être le résultat d’une opération.

Posons également que les règles définissent implicitement les opérations; ainsi, ce qui sera fait conformément aux règles sera une opération.

Il s'agira alors d'obtenir les règles qui établissent les opérations, qui de leur côté établissent les nombres.

L’émergence du point de vue supérieur tient à la mise en œuvre de ce stratagème, à savoir : 1) l'obtention d'un insight dans les opérations exécutées selon les anciennes règles, et 2) l'expression de cet insight par la formulation des nouvelles règles.

Un mot d'explication. L'insight nous a permis de passer de l'image de la roue d’une charrette à la définition du cercle. La roue de charrette était toutefois imaginée, alors que le cercle consiste en un point et une ligne, qui ne peuvent être imaginés ni l’un ni l’autre. Il existe entre la roue de la charrette et le cercle une approximation, et seulement une approximation. Or, la transition de l'arithmétique à l'algèbre élémentaire est un processus du même genre. L'image de la roue de charrette fait place à une image qui pourrait s'intituler « faire de l'arithmétique » : une image vaste, dynamique, virtuelle, qui comprend les activités de notation, d'addition, de multiplication, de soustraction et de division des nombres selon les préceptes de l'expansion homogène. Cette image ne se présente pas avec tous ses éléments à la fois, mais l'une quelconque de ses parties peut se manifester et l'esprit vigilant percevra la manifestation de toute partie qui se trouve être pertinente. Il faut saisir dans cette vaste image virtuelle un nouvel ensemble de règles régissant les opérations. Les nouvelles règles ne seront pas exactement semblables aux anciennes règles. Elles seront plus symétriques. Elles seront plus exactes. Elles seront plus générales. Bref, elles accuseront par rapport aux anciennes règles une différence assez semblable à celle qui existe entre le cercle symétrique et très exact d'une part et la roue de charrette d'autre part.

Quelles sont ces nouvelles règles? A l'école, on a généralisé les règles sur les fractions, on a présenté des règles sur les signes, on a élaboré des règles sur les équations et sur les indices; tout ceci donne une redéfinition des notions d'addition, de multiplication, de puissance, de soustraction, de division et de racine; et ces redéfinitions des opérations ont eu pour effet que les nombres n'étaient plus produits simplement par l'addition, mais par n'importe laquelle des opérationsh.

3.6 Les points de vue supérieurs successifs

Les lecteurs à qui la théorie des groupes est familière savent que la définition des opérations par les règles, et des nombres — ou, de façon plus générale, des symboles — par les opérations est un procédé qui nous fait pénétrer profondément dans la nature des mathématiques. Il y a toutefois un autre aspect à considérer, qui touche au développement graduel permettant d'avancer des mathématiques élémentaires aux mathématiques supérieures en passant par des étapes intermédiaires. Si l'analyste logique peut sauter des entiers naturels à la théorie des groupes, l'apprentissage des mathématiques n'est pas un processus aussi simple. L'élève doit au contraire effectuer de façon répétée le même genre de transition qui lui permet d'avancer de l'arithmétique à l'algèbre élémentaire.

À chaque étape du processus existe un ensemble de règles régissant les opérations qui produisent les nombres. À chaque étape correspond une image symbolique de l'activité arithmétique, de l'activité algébrique, de l'activité du calcul. Il est possible de saisir dans chaque image successive, par l'insight, un ensemble supérieur de règles qui régiront les opérations et par ces opérations feront apparaître les nombres ou les symboles de l'étape ultérieure. Seule une lente montée dans cet escalier mobile permet d'accéder à une compétence technique en mathématiques. Sans cette longue montée, l'élève pourra obtenir une idée approximative de l'objet des mathématiques, mais il n'acquerra jamais la maîtrise de ce domaine, il ne sera jamais parfaitement au fait de la signification précise et des implications exactes de chaque symbole et de chaque opération.

3.7 La portée du symbolisme

L'analyse révèle également l'importance d'un symbolisme approprié.

Il ne fait aucun doute que, si les symboles sont des signes choisis par convention, certains choix sont pourtant très heureux alors que d'autres ne le sont pas du tout. Il est assez facile d'établir la racine carrée de 1764. Par contre, la racine carrée de MDCCLXIV ne s'obtient pas si aisément. Il est facile de désigner le développement du calcul en faisant appel au symbole de Leibniz : dy/ dx, comme coefficient différentiel; le symbole de Newton, par contre, ne peut être utilisé que dans certains cas et, ce qui est pis, il ne suggère pas les théorèmes qui peuvent être établis.

Pourquoi en est-il ainsi? Parce que les opérations mathématiques ne sont pas seulement l'expansion logique de prémisses conceptuelles. Image et question, insight et concepts se combinent. Le symbolisme a pour fonction de fournir l'image pertinente; il est adéquat dans la mesure où sa configuration immanente ainsi que les configurations dynamiques issues de son utilisation vont de pair avec les règles et les opérations qui ont été saisies par l'insight et formulées dans des concepts.

Ce parallélisme comporte de nombreux avantages. Tout d'abord, le symbolisme lui-même porte une partie importante de la solution des problèmes, puisque les symboles, complétés par des habitudes devenues automatiques, dictent ce qu'il faut faire. Un mathématicien par exemple travaillera sur un problème jusqu'à un certain point, puis dira que le reste relève de la simple routine.

Deuxièmement, le symbolisme constitue une technique heuristique. Le mathématicien ne se contente pas de chercher ses éléments inconnus; il les nomme, il leur attribue des symboles, il en traduit toutes les propriétés en équations, il sait de combien d'équations il aura besoin et, une fois qu'il a atteint ce nombre, il peut dire que le reste de la solution est automatique.

Troisièmement, le symbolisme offre des indices, des soupçons, des suggestions. C'est l'indice de l'égalité des rayons qui nous a permis d'aborder la définition du cercle; ainsi en général les insights ne se présentent pas dans leur intégralité de prime abord : nous suivons une démarche progressive à partir de petits soupçons, de possibilités que nous mettons à l'essai, pour les laisser tomber si elles ne mènent nulle part, et pour en tirer parti à fond si elles portent quelque promesse de succès. Cela n'est toutefois possible que si nous prenons le risque d'exploiter les soupçons, les indices et les possibilités qui se présentent. Un symbolisme adéquat a pour effet de réduire, sinon d'éliminer complètement cet élément de risque. L'exemple classique ici, bien sûr, est la géométrie analytique. Pour résoudre un problème en suivant des méthodes euclidiennes Il faut tomber sur la construction correcte. Par contre, pour résoudre un problème analytiquement il suffit de manipuler les symboles.

Quatrièmement, il y a la très importante notion de l'invariance. Un symbolisme adéquat conférera à la configuration d'une expression mathématique la totalité de sa signification. Peu importe que l'on ait recours à l'alphabet latin, grec ou hébreu. La signification mathématique d'une expression réside dans la distinction entre les constantes et les variables et dans les signes ou les collocations qui dictent les opérations de combinaison, de multiplication, d'addition, de différentiation, d'intégration, ainsi de suite. Donc, dans la mesure où la configuration symbolique d'une expression mathématique est inchangée, sa signification mathématique demeure également inchangée. Il s'ensuit également que si une configuration symbolique est inchangée par quelque substitution d'un groupe déterminé, la signification mathématique de la configuration est indépendante de la signification des substitutions.

Cinquièmement, comme nous l'avons déjà mentionné, le symbolisme approprié pour toute étape du développement mathématique fournit l'image dans laquelle l'insight permet de saisir les règles de l'étape suivante.

4. L'insight à rebours (inverse insight)

Au-delà des insights directs, de leur combinaison et des points de vue supérieurs, il y a la catégorie restreinte mais importante des insights à rebours. Les insights à rebours, comme les insights directs, présupposent un objet positif qui est présenté par les sens ou représenté par l'imagination. Toutefois, alors que l'insight direct satisfait à l'effort spontané de compréhension de l'intelligence, l'insight à rebours traduit une attitude plus subtile et critique qui établit une distinction entre différents degrés ou niveaux ou genres d'intelligibilité. L'insight direct permet de saisir ce qu'il y a à comprendre, ou de voir la solution, ou de connaître la raison; l'insight à rebours par contre permet de saisir que d'une certaine façon ce qu'il y a à comprendre, c'est qu'il n'y a rien à comprendre, que la solution consiste en la négation d'une solution, ou que la raison est que la rationalité du réel admet des distinctions et des restrictions. Enfin, si la formulation conceptuelle de l'insight direct affirme une intelligibilité positive, même si elle peut nier des éléments empiriques escomptés, la formulation conceptuelle d'un insight à rebours n'affirme l'existence d'éléments empiriques que pour nier une intelligibilité escomptée.

Cette dernière expression a une importance cruciale, et elle doit donc être explicitée. Par intelligibilité, nous entendons le contenu d'un insight direct. Il s'agit de la composante qui est absente de notre connaissance lorsque nous ne comprenons pas et qui est ajoutée à notre connaissance dans la mesure où nous comprenons de la façon toute simple décrite dans les premières sections du présent chapitre. Une telle intelligibilité peut être déjà atteinte ou être simplement escomptée. La négation d'une intelligibilité déjà atteinte n'est pas le fait d'un insight à rebours, mais simplement le résultat de la correction d'un insight direct antérieur, la reconnaissance de ses lacunes, la constatation que cet insight ne résout pas les problèmes. La négation d'une intelligibilité escomptée va toutefois à l'encontre des anticipations spontanées de l'intelligence humaine. Ce n'est plus dans les réponses, mais dans les questions que l'on trouve des lacunes. Dans une science démonstrative, cette démarche établit la preuve qu’une question d'un type donné ne peut avoir de réponse. Dans une science empirique, elle consiste à mettre en œuvre une hypothèse ou une théorie posant que c'est à tort que certaines questions requièrent une réponse. Enfin, l'occurrence d'un insight à rebours n'est pas établie par la simple présence de concepts négatifs. Ainsi des concepts négatifs tels que : « non-rouge », « position sans étendue », « non-occurrence » excluent respectivement « rouge », « étendue » et « occurrence ». Mais ces derniers termes renvoient aux composantes empiriques de notre connaissance et non à la saisie d'une possibilité ou d'une nécessité, à l'unification ou à l'établissement de relations qui constituent l'intelligibilité connue par l'insight direct.

La notion générale d'insight à rebours est passablement simple et évidente, mais il m'a été difficile d'en présenter les caractéristiques, puisqu'il n'est pas aisé de trouver des illustrations satisfaisantes pour différents groupes de lecteurs. De plus, c'est par l'intermédiaire des concepts que se produisent la communication et la discussion; or tout l'insight se trouve derrière la scène conceptuelle. Le danger d'une attention aux concepts au détriment de l'insight sous-jacent se trouve donc considérablement accru quand ce que l'insight doit permettre de comprendre c'est qu'il n'y a rien à comprendre. Et, ce qui complique les choses davantage, l'insight à rebours ne se produit que dans le contexte des développements beaucoup plus vastes de la pensée humaine. Pour énoncer le contenu de tels insights à rebours, il faut faire appel aux systèmes ultérieurs qui en ont exploité positivement l'apport négatif. La réussite même de ces systèmes ultérieurs tend à engendrer une routine qui élimine les anticipations plus spontanées de l'intelligence. Il peut donc s'avérer nécessaire, pour établir une caractéristique importante d’un insight à rebours, de faire appel au témoignage de l'histoire, souvent ambigu. Les lecteurs, devant une telle complexité, peuvent très bien ne pas tenir compte réellement des admonitions verbales le prévenant que leurs attentes spontanées d'intelligibilité ne seront pas satisfaites; lorsque cela se produit, les illustrations des insights à rebours deviennent de fait très obscures. En conséquence, même si les exemples à suivre ne présentent pas de difficulté, j'ai cru bon de me permettre quelques précisions sur des évidences.

Comme premier exemple d'un insight à rebours, nous allons considérer ce que les anciens appelaient des étendues incommensurables et que les modernes désignent par l'expression : nombres irrationnels (irrational numbers). Dans les deux cas nous avons un objet positif qu'indiquent les termes « étendue » et « nombre ». Dans les deux cas également nous avons un élément négatif qu'indiquent les épithètes « incommensurable » et « irrationnel ». Dans les deux cas enfin la négation porte sur les anticipations spontanées de l'intelligence humaine. « Incommensurable » signifie une négation de la possibilité d'appliquer à certaines étendues certains types de mesure; Aristote considérait une telle négation comme un élément de grande surprise prima facie.L'adjectif « irrationnel » nie de façon encore plus catégorique toute correspondance entre certains nombres et la raison humaine.

Pour indiquer l'insight pertinent, demandons-nous pourquoi un nombre irrationnel (surd) est un nombre irrationnel. Cette question correspond pour l'essentiel à la question précédente : pourquoi une roue de charrette est-elle ronde? Toutefois, si la réponse à cette première question révélait une intelligibilité immanente de la roue, la présente réponse consiste à montrer qu’un nombre irrationnel (surd) ne peut posséder l'intelligibilité que l'on s'attend à y trouver.

Ainsi, la racine carrée de deux est une grandeur supérieure à l'unité et inférieure à deux. On s'attendrait à ce que cette grandeur soit une fraction impropre, disons m/n, où m et n soient des entiers positifs qui, étant divisés par leurs facteurs communs, soient rendus premiers l'un à l'autre. De plus, si de telles anticipations s'avéraient correctes, alors la diagonale et le côté d'un carré seraient respectivement m et n fois une unité de longueur commune quelconque. Or cette anticipation est incorrecte; elle mène même à une contradiction. Car si nous avons √2 = m/n, alors 2 = m2/n2. Mais si m et n sont premiers l'un à l'autre, alors m2 et n2 sont premiers l'un à l'autre. Dans ce cas, m2/n2 ne peut être égal à 2 ni de fait à quelque entier supérieur. Il est facile de généraliser ce raisonnement; il appert donc qu'un nombre irrationnel (surd) est un nombre irrationnel puisqu'il n'est pas la fraction rationnelle que l'intelligence escomptait.

La multitude non chiffrable constitue un deuxième exemple d'insight à rebours. Nous avons un objet positif : la « multitude ». Nous avons une détermination négative : « non chiffrable ». De plus, lorsque la notion « chiffrable » est prise dans un sens si large qu'il peut être démontré que tous les entiers, tous les nombres rationnels et même tous les nombres algébriques réels4 sont des multitudes chiffrables, et lorsqu'il peut être démontré que la division d'une multitude non chiffrable par une multitude chiffrable laisse un reste qui est une multitude non chiffrable, l'esprit anticipe spontanément que les nombres entre zéro et l'unité doivent constituer une multitude chiffrable. En fait, il peut être démontré que les décimales infinies constituent une multitude non chiffrable et que, en conséquence, les fractions algébriques entre zéro et l'unité doivent être une portion négligeable des nombres réels de cet intervalle.

Nous allons prendre notre troisième exemple dans la science empirique. Nous allons prêter attention à l'élément de surprise que présente la première loi du mouvement de Newton : « Tout corps persévère dans son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme, sauf si des forces "imprimées" le contraignent d'en changer »5.

Il n'est pas bien difficile de discerner dans cet énoncé et son contexte les trois caractéristiques de la formulation d'un insight à rebours. Il y a là un objet positif : un corps continue à se mouvoir à une vitesse uniforme en ligne droite. Il y a là une négation : le maintien de cette vitesse constante ne dépend pas de l'action d'une force extérieure mais plutôt de l'absence d'une telle action; car la vitesse reste constante tant qu'il n'y a pas d'accélération, et du moment où la somme des forces extérieures diffère de zéro, une accélération se produit. Enfin, cette négation d'une force extérieure va à l'encontre des anticipations spontanées de l'intelligence humaine, car spontanément l'esprit pense le mouvement uniforme non comme un état ressemblant au repos mais comme un changement qui exige une cause extérieure.

Certains lecteurs voudront peut-être toutefois pousser la réflexion un peu plus loin. Ils conviendront que la nécessité d'une cause extérieure avait été soulignée par la théorie aristotélicienne des mouvements célestes, des projectiles et du mouvement dans le vide. Ils pourront faire remarquer cependant que la théorie aristotélicienne était contredite déjà depuis au moins l'époque de Jean Philopon. Les opposants à cette théorie soutenaient que le mouvement des projectiles était maintenu non par une force extérieure, mais par un principe, une puissance, une propriété ou une qualité intérieure, ou un autre fondement immanent. Ces lecteurs se demanderont enfin s'il est tout à fait sûr que Newton n'a pas fait appel à quelque puissance intrinsèque de la matière pour expliquer le maintien les états inertiels.

L'exégèse des textes de Newton n’entre manifestement pas dans notre propos. La seule chose à ajouter ici, c'est que le remplacement d'une explication fondée sur l'action d'une force extérieure par une autre explication fondée sur une puissance ou une propriété immanente me permet pas d'illustrer ce qu'est l'insight à rebours. Car un tel remplacement signifie simplement une correction d'un insight direct par un nouvel insight direct; si les anticipations spontanées de l'intelligence humaine sont bloquées dans une direction, elles trouvent aussitôt un exutoire dans une autre direction.

Aux fins de l'illustration, il peut toutefois être acceptable de bloquer cette seconde avenue sans rouvrir la première. Bien sûr, lorsque l'on nie l’existence d'un moteur ou d'une force extérieure, vous pouvez spontanément chercher l'explication réelle dans quelque qualité intrinsèque. Or si l’affirmation de l'existence d'un moteur ou d'une force extérieure peut se vérifier expérimentalement, l'affirmation d'une qualité intrinsèque, de quelque vis materiae insita (une force qui réside dans la matière), correspond assez peu aux critères d'un énoncé scientifique. L'affirmation selon laquelle lorsque l'accélération est nulle la somme des forces extérieures pertinentes correspond à zéro peut être soumise aux tests ordinaires. Si vous ajoutez toutefois que les qualités intrinsèques de la matière rendent superflue l'action des forces extérieures, on vous rappellera très probablement qu'en science on ne fait pas appel à des causes occultes.

Si un tel reproche est jugé décisif, nous sommes parvenus à un exemple d'un insight à rebours. Nous avons l'objet positif de la recherche : les corps se maintiennent dans leur état existant de mouvement uniforme. Nous avons la négation : la poursuite du mouvement uniforme ne peut s'expliquer par un appel à des forces externes. Enfin, cette négation est considérée définitive par la science, car la science refuse de passer par extrapolation de lois connues à des explications ultérieures fondées sur de vagues qualités, propriétés, puissances, et ainsi de suite.

Le postulat de base de la théorie de la relativité restreinte peut nous fournir un quatrième exemple d'insight à rebours. Ce postulat porte que l'expression mathématique des principes et des lois physiques est invariante quand se produisent des transformations inertielles. Il suffit, pour obtenir notre illustration, de saisir la signification concrète du postulat dans chaque cas où un physicien y fait appel pour comprendre un ensemble quelconque de données physiques.

Car l'objet positif de la recherche consiste alors dans les données, pourvu qu'elles soient considérées 1) en relation avec des axes initiaux de coordonnées, disons K 1 et 2) en relation avec d'autres axes, disons K1, qui se déplacent avec une vitesse constante par rapport aux axes K.

Le terme « invariant » désigne l'élément négatif dans la conception de l'objet positif. Ce terme signifie que la transformation d'un ensemble d'axes en un autre n'entraîne aucune modification de la forme de l'expression mathématique des principes et des lois physiques appropriés. Or si la forme de l'expression mathématique ne subit aucun changement, l'intelligibilité exprimée mathématiquement ne change pas non plus. Et si l'intelligibilité ne change pas, il n'y a pas de changement dans l'acte de compréhension qui saisit l'intelligibilité et l'exprime mathématiquement. En conséquence, le postulat signifie concrètement que, même s'il y a une différence dans le point de vue spatio-temporel d'où les données sont considérées, il n'y a pourtant aucune différence dans l'acte de compréhension des données, aucune différence dans l'intelligibilité générale saisie dans les données ni aucune différence dans la forme de l'expression mathématique de l'intelligibilité.

Enfin, il est très courant qu'à des différences dans les données ou dans le point de vue spatio-temporel ne corresponde aucune différence dans l'acte de la compréhension. La plupart de ces cas n'offrent toutefois pas l'occasion d'un insight à rebours : aucune contrepartie intelligible n'est attribuée à la différence empirique, mais personne n'anticipe vraiment une telle contrepartie intelligible. Ainsi, même si entre les grands cercles et les petits cercles il existe une différence empirique importante, personne n'anticipe des définitions différentes pour les grands cercles et les petits cercles, ou des théorèmes différents pour établir les propriétés différentes des grands cercles et des petits cercles. Si les cas semblables sont très nombreux, l'invariance postulée par la relativité restreinte n'en fait toutefois pas partie. L'invariance en fait implique une révision draconienne des notions ordinaires d'espace et de temps; une telle révision suscite une opposition énergique de l'intelligence humaine, dont les anticipations spontanées sont contrariées.

Récapitulons la question centrale. Lorsque le postulat fondamental de la relativité restreinte est interprété concrètement en fonction 1) des données auxquelles les physiciens prêtent attention, 2) des insights qu'ils obtiennent, et 3) de la forme de l'expression mathématique des principes et des lois auxquels ces insights leur permettent de parvenir, alors émerge le syllogisme explicatif suivant :

S'il n'y a pas de différence dans les insights d'un physicien, il ne devrait pas y avoir de différence dans la forme de l'expression mathématique des principes et des lois physiques.

Or lorsqu'une transformation inertielle se produit, il n'y a pas de différence dans les insights d'un physicien.

Donc, lorsqu'une transformation inertielle se produit, il ne devrait pas y avoir de différence dans la forme de l'expression mathématique des principes et des lois physiques.

La majeure postule une correspondance entre les insights du physicien et la forme de l'expression mathématique des principes et des lois physiques. Autrement dit, elle exige que la forme des expressions mathématiques soit un reflet fidèle du contenu des actes de compréhension. La mineure contient notre insight à rebours : elle nie qu'à la différence d'une transformation inertielle corresponde une différence d'insight; en d'autres mots, elle pose pour l'ensemble de la physique le défaut d'intelligibilité dans la vitesse constante que Newton posait pour la mécanique dans sa première loi du mouvement. Enfin, la conclusion est vraie si les prémisses sont vraies; toutefois, si la majeure peut être considérée comme une simple règle méthodologique, la mineure est une assertion de la science empirique et ne peut être établie que par la méthode de l'hypothèse et de la vérification.

Rappelons pour conclure un point déjà mentionné. Un insight à rebours ne trouve son expression que dans quelque contexte positif concomitant. Ainsi le défaut d'intelligibilité dans la vitesse constante a-t-il été formulé dans toute une série de contextes différents. Les paradoxes de Zénon, dans le contexte de la philosophie de l'école d'Élée, mènent à une négation du mouvement comme fait. Aristote, dans le contexte de sa philosophie de l'être, pose que le mouvement est réel mais il le considère comme une entité incomplète, comme un objet infra-catégoriel. Newton, dans le contexte de la mécanique mathématique, établit un principe d'inertie. Lorentz, dans le contexte des équations de Maxwell pour le champ électromagnétique, élabore les conditions dans lesquelles les équations resteraient invariantes à l'intérieur de transformations inertielles. FitzGerald explique le succès de Lorentz en supposant que les corps se contractent dans la direction du mouvement. Einstein découvre une explication non moins générale dans les problèmes de synchronisation et il hausse le débat au niveau méthodologique des propriétés de transformation de l'expression mathématique des principes et des lois physiques. Enfin, Minkowski systématise la position d’Einstein en introduisant la variété quadridimensionnelle. Il serait bien sûr erroné de supposer que le même insight à rebours a joué un rôle opératif depuis Zénon jusqu'à la relativité restreinte. Dans toute cette évolution, toutefois, le mouvement local est considéré comme non intelligible; et même si les contextes successifs sont sensiblement différents du point de vue de leur contenu et de leur valeur, ils pointent pourtant tous dans la même direction et illustrent la dépendance de l'insight à rebours par rapport à des insights directs concomitants.

5 Le résidu empirique (empirical residue)

Les insights à rebours sont relativement rares, mais il ne faut pas en conclure qu'ils n'ont pas d'importance. En plus d'écarter les questions erronées, ces insights semblent être liés de façon régulière à des idées ou des principes ou des méthodes ou des techniques d'une portée exceptionnelle. Depuis les bizarreries du continuum mathématique jusqu'aux notions de corrélation et de limite, se manifeste le lustre des fonctions continues et du calcul infinitésimal. De même, l'absence d'intelligibilité dans la vitesse constante est-elle liée à des réalisations scientifiques de premier ordre : c'est grâce au principe d'inertie que la dynamique a pu être conçue non comme une théorie des mouvements mais comme une théorie des accélérations, considérablement plus compacte et plus efficace; et l'invariance des principes et des lois physiques à l'intérieur des transformations inertielles, en plus d'être une idée extrêmement nette, s'est révélée un concept très fructueux au cours des cinquante dernières années.

Nous allons donc, pour bien cerner toute l'importance de ces démarches, introduire la notion d'un résidu empirique. Le résidu empirique 1) consiste en des données empiriques positives, 2) doit se voir refuser toute intelligibilité immanente propre, et 3) est lié à quelque intelligibilité compensatoire supérieure d'importance notable. Pour clarifier la première caractéristique, on notera que, comme il est simplement une absence de données, un vide ne peut participer du résidu empirique. Pour clarifier la seconde, on prêtera attention au fait qu'une négation d'intelligibilité immanente n'est pas une négation d'expérience ou de description. Non seulement les éléments du résidu empirique sont-ils donnés positivement, mais ils sont indiqués, conçus, nommés, considérés, discutés, et enfin affirmés ou niés. S'ils ne sont pas moins donnés que la couleur, le son ou la chaleur, si nous pouvons y penser de façon non moins précise et en parler de façon non moins courante, ces éléments ne sont pourtant l'objet d'aucun insight direct et ne peuvent donc être expliqués par les ondes transversales ou longitudinales, le mouvement moléculaire ou toute autre construction théorique qui pourrait être jugée plus à propos. Enfin, dans la clarification de la troisième caractéristique, il faut noter que l'insight à rebours et le résidu empirique ne sont pas des corrélatifs exacts. Car l'insight à rebours n'a pas été caractérisé par une relation avec des idées, des principes, des méthodes ou des techniques d'une portée exceptionnellei. Et le résidu empirique n'a pas été caractérisé par la spontanéité des questions relevant de la compréhension, auxquelles la réponse doit être une négation d'intelligibilité.

En raison de cette différence, non seulement le résidu empirique constitue-t-il une catégorie plus vaste que l'insight à rebours, mais il est également plus difficile d'en parler. Car si la découverte des autres aspects positifs de l'expérience qui doivent être déclarés non intelligibles présente une difficulté, cela tient en grande partie au fait que personne ne suppose ces aspects intelligibles.

Les lieux particuliers et les temps particuliers appartiennent ainsi au résidu empirique. Ce sont des aspects positifs de l'expérience. Chacun diffère de tous les autres. Mais comme personne ne se demande jamais pourquoi tel lieu n'est pas tel autre ou pourquoi tel temps n'est pas tel autre, on s'étonnera probablement si une telle question vient à être posée, on pourra imaginer que ce questionnement doit bien avoir un sens au-delà de l'absurdité manifeste de la question, et on fera normalement l’expérience de diverses difficultés fictives avant de parvenir à la simple conclusion que 1) la différence entre des lieux particuliers et entre des temps particuliers est une question de fait, et que 2) ce fait ne possède aucune intelligibilité immanente que permettrait de saisir un insight direct.

Nous pouvons illustrer cette démarche en considérant deux positions, A et B, qui sont manifestement différentes à cause de la distance AB qui les sépare. Si par contre nous avons trois positions équidistantes A, B et C, pourquoi les distances AB, BC et CA sont-elles différentes? Expliquer la différence des distances par la différence des positions constituerait une double utilisation des mêmes éléments, qui nous placerait dans un cercle vicieux. Si nous ne pouvons pas dire que les distances diffèrent par la longueur, puisqu'en fait elles sont de longueur égale, nous pouvons dire toutefois qu'elles diffèrent par leurs directions qui sont différentes. Mais pourquoi les directions diffèrent-elles? Et pourquoi des distances égales et parallèles sont-elles des distances différentes? On nous dira peut-être que nous allons trop loin, qu'il faut reconnaître certaines différences comme éléments primitifs, que tout ne peut être expliqué. Nous en convenons, mais il convient d'ajouter un corollaire. Car ce qui est primitif, ce n'est pas le contenu d'un insight primitif mais le contenu de quelque expérience primitive à laquelle ne correspond aucun insight. S'il s'agissait du contenu d'un insight primitif, il n'y aurait pas cette absence manifeste d'une explication pénétrante. Mais comme la différence des lieux particuliers et la différence des temps particuliers précèdent tout questionnement et tout insight, comme aucun insight ne peut permettre d'expliquer pourquoi les lieux diffèrent et les temps diffèrent, il faut introduire la catégorie du résidu empirique.

Une telle conclusion ne mettra peut-être pas fin à toutes les objections. Les lieux particuliers et les temps particuliers peuvent être groupés dans des référentiels, qui peuvent servir à distinguer et à désigner chaque lieu et chaque temps; et de telles constructions sont bien sûr éminemment intelligentes et éminemment intelligibles. Or les référentiels sont assurément objet d'insights directs; ce que de tels insights saisissent, c'est un agencement des différences qui sont simplement supposées, et non expliquées, par cet ordre. Ainsi, différentes géométries saisies par différents insights présentent des ordres intelligibles différents pour les différences de lieux et de temps. Ces différences, toutes les géométries les présupposent également; et aucune d'entre elles n'en offre une tentative d'explication, ce qui est tout à fait justifié.

Il y a un autre aspect de cette question à considérer. Comme elles ne comportent aucune intelligibilité immanente propre, les différences des lieux particuliers et des temps particuliers n'entraînent aucune modification de l'intelligibilité de quoi que ce soit d'autre. Ce qui donne lieu à des observations différentes ou à des résultats expérimentaux différents à différents endroits, ce n'est pas la simple différence de lieu, mais quelque chose qui est différent dans des lieux différents. De même, ce qui donne lieu à des observations différentes et à des résultats expérimentaux différents à des temps différents, ce n'est pas la simple différence des temps, mais quelque chose qui est différent à ces moments distincts. Et même s'il n'en était pas ainsi, chaque lieu et chaque temps aurait sa propre physique, sa propre chimie, sa propre biologie; en fait, comme il est impossible d'élaborer une science instantanément à un endroit, il n'y aurait ni physique, ni chimie, ni biologie. Par contre, comme les différences des lieux particuliers et des temps particuliers appartiennent au résidu empirique, la science peut bénéficier d'un instrument puissant, la collaboration scientifique. Les scientifiques de chaque endroit, de chaque époque peuvent verser à un fonds commun les résultats de leurs travaux, sans qu'aucune discrimination ne s'exerce à l'égard d'aucun de ces résultats, simplement à cause du moment ou du lieu de son origine.

Il y a un élément encore plus fondamental que la collaboration scientifique : c'est la généralisation scientifique. Une fois qu'ils ont maîtrisé tous les éléments, leurs isotopes et leurs composés, les chimistes peuvent bien être inconscients de la chance qu'ils ont de ne pas avoir à découvrir une explication différente pour chacun des atomes d'hydrogène qui, semble-t-il, constituent environ cinquante-cinq pour cent de la matière de notre univers. L'inutilité d'une telle multitude d'explications est toutefois une caractéristique très pertinente pour notre propos. Tout élément chimique et tout composé diffèrent de tout autre genre d'élément ou de composé, et toutes ces différences exigent une explication. Chaque atome d'hydrogène diffère de tout autre atome d'hydrogène, mais ce fait n'exige aucune explication. Nous tenons là manifestement un autre aspect du résidu empirique. Et il est tout aussi évident qu'à cet aspect correspond la plus puissante de toutes les techniques scientifiques, la généralisation.

Cette question est toutefois une pierre d'achoppement pour les philosophes depuis l'époque où les platoniciens expliquaient l'universalité des connaissances mathématiques et scientifiques en postulant l'existence de Formes ou d'Idées éternelles et immuables, mais se trouvaient bien embarrassés quand il s'agissait de fonder sur un Un unique, éternel et immuable l'affirmation universelle que un et un font deux, ou quand ils devaient constater l'insuffisance d'un Triangle unique, éternel et immuable pour des théorèmes relatifs à des triangles similaires à tous égards. Ainsi vint donc à se poser, semble-t-il, le problème philosophique des différences purement numériques, et, en relation avec ce problème, des théories de la connaissance furent établies sur la base d'une doctrine de l’abstraction. Nous sommes donc contraints de parler de ces questions. Nous le ferons le plus brièvement possible, pour ne pas avoir l'air de nous égarer dans des propos oiseux.

L'affirmation d'une différence purement numérique comporte deux éléments. Sur le plan théorique, il s'agit d'une affirmation voulant que si un ensemble de données a été expliqué de façon exhaustive, un autre ensemble de données similaire à tous égards n’exigera pas une explication différente. Sur le plan factuel, elle pose que, une fois réalisée l’explication complète d'un ensemble de données, seule une exploration exhaustive pourrait permettre d'établir qu'il n'existe pas un autre ensemble de données similaire à tous égards.

L'assertion théorique se fonde sur le fait suivant : lorsqu'un même ensemble de données est appréhendé une seconde fois, c'est le même acte de compréhension qui est répété; de même, lorsque l'on appréhende un second ensemble de données similaire à tous égards au premier, c'est également le même acte de compréhension qui se répète. Par exemple, le physicien qui propose des explications différentes pour le « rouge » et pour le « bleu », et des explications différentes pour différentes teintes de « rouge », jugerait dénuée de sens l'assertion selon laquelle il faudrait trouver autant d'explications différentes qu'il y a d’occurrences de ce qui est exactement la même teinte de la même couleur.

L'assertion factuelle est plus complexe. Elle n'établit pas l'existence d'ensembles différents de données similaires à tous égards. Elle n'est pas une négation des cas uniques, c'est-à-dire des cas exigeant une explication qui ne peut s'appliquer à aucune autre occurrence dans l'univers. Elle n'est même pas la négation du fait que chaque individu est un cas unique dans l'univers. Le fait pertinent, dans cette assertion, réside au contraire dans la nature des explications qui peuvent s'appliquer à notre univers. Le fait pertinent est que toutes ces explications sont constituées d'éléments généraux ou universels, et que si ces éléments généraux ou universels peuvent être combinés de telle façon que chaque individu s'explique par une combinaison différente d'éléments, une telle combinaison est pourtant une explication d'une combinaison particulière de propriétés communes et non une explication de l'individualité. Car si l'individualité de l'individu pouvait être expliquée, toute supposition qu'un autre individu puisse être compris exactement de la même façon serait dénuée de sens. Comme par ailleurs l'individualité de l'individu n'est pas expliquée, seule une tournée d'inspection exhaustive peut permettre de déterminer s'il existe ou non un autre individu similaire à tous égards. En conséquence, même si on pouvait établir une théorie globale de l'évolution qui puisse expliquer, et expliquer de façon différente, chaque cas de vie sur notre planète, la stricte logique exigerait que l'on inspecte toutes les autres planètes avant qu'il soit établi de façon absolument certaine qu'il n'existe en fait aucun autre cas d'évolution similaire à tous égards.

Bref, si les individus diffèrent, la différence ultime dans notre univers est une question de fait à laquelle ne correspond rien qui puisse être saisi par un insight direct. De plus, comme la collaboration scientifique repose sur la différence empiriquement résiduelle des lieux particuliers et des temps particuliers, la généralisation scientifique repose sur la différence empiriquement résiduelle entre individus d'une même classe. C'est le progrès scientifique réalisé dans l'insight direct qui permettra de découvrir ce qu'est au juste la classe inférieure. Même si on devait établir qu'en un certain sens il y a autant de classes que d'individus, il ne faudrait pas se tromper sur ce que cela implique : non pas que l'on comprend l'individualité des individus, mais simplement que les combinaisons particulières d'éléments explicatifs universels peuvent être mises en correspondance avec des combinaisons particulières de propriétés ou d'aspects communs chez chaque individu. Car le contenu saisi par l'insight peut être incarné autant dans l'imagination que dans les sens; et l'existence de plus d'un cas sur le plan sensible ne peut être établie que dans une tournée d'exploration empirique.

Nous prêterons attention ultérieurement à d'autres aspects du résidu empirique, car il existe une méthode statistique fondée sur le caractère empiriquement résiduel des agrégats fortuits d'événements, de même qu'il existe une méthode dialectique rendue nécessaire par l'absence d'intelligibilité dans les opinions, les choix et les comportements inintelligents de l'être humain. Pour l'instant, comme nous avons probablement suffisamment éclairci la notion générale, nous allons traiter du sujet connexe qu'est l'abstraction.

À proprement parler, abstraire ce n'est pas appréhender une Gestalt sensible ou imaginaire; ce n'est pas non plus employer des désignations communes, ou utiliser d'autres outils; ce n'est même pas se concentrer sur une question à la fois, et garder à cette fin les autres questions en suspens. À proprement parler, abstraire c'est saisir l'essentiel et négliger l'accessoire, voir ce qui est signifiant et laisser de côté ce qui n'est pas pertinent, reconnaître ce qui est important et ce qui est négligeable. De plus, la question : « Qu'est-ce qui est essentiel ou signifiant ou important et qu'est-ce qui est accessoire, non pertinent, négligeable? » exige une réponse à deux volets. Car l'abstraction est la sélectivité de l'intelligence, et l'intelligence peut être considérée soit à une étape donnée de son développement, soit au terme d’un développement couronné par l'entière maîtrise d'une science ou d'un groupe de sciences.

A l'égard de tout insight ou faisceau d'insights, l'essentiel, le signifiant, l'important consiste donc 1) en l'ensemble des aspects dans les données qui sont nécessaires à l'occurrence de l'insight ou des insights, ou 2) en l'ensemble des concepts connexes qui sont nécessaires à l'expression de l'insight ou des insights. Par ailleurs, l'accessoire, le non pertinent, le négligeable consiste 1) en d'autres aspects concomitants des données sur lesquelles ne portent pas l'insight ou les insights, ou 2) en l'ensemble des concepts qui correspondent aux aspects purement concomitants des données. Et à l'égard du plein développement d'une science ou d'un groupe de sciences apparentées, l'essentiel, le signifiant, l'important consiste 1) en les aspects des données qui sont nécessaires à l'occurrence de tous les insights de la gamme appropriée ou 2) en l'ensemble des concepts connexes qui expriment tous les insights de cette science ou de ces sciences. L'accessoire, le non-pertinent, le négligeable, par ailleurs, consiste dans le résidu empirique qui, ne possédant aucune intelligibilité immanente propre, est laissé de côté sans explication même quand une science ou un groupe de sciences atteint son plein développement.

Enfin, pour conclure ce chapitre consacré aux éléments de l'insight, dégageons brièvement ce qui dans son contenu est essentiel, signifiant, important, et ce qui est accessoire, non pertinent, négligeable. Le seul élément essentiel dans ce chapitre, c'est l'insight dans l'insight. En conséquence, sont accessoires 1) les insights particuliers pris comme exemples, 2) la formulation de ces insights et 3) les images évoquées par une telle formulation. Les lecteurs pourront donc remplacer avantageusement l'histoire d’Archimède par une de leurs expériences personnelles, qui, pour avoir connu un moindre retentissement, leur sera tout de même plus utile. Plutôt que de réfléchir à partir de la définition du cercle, ils pourront prêter attention à un autre acte de définition accompli intelligemment et se demander pourquoi le travail d'établissement d'une définition n'est pas sûr, pas exact, pas balisé en fonction d'une terminologie acceptée, mais constitue un saut créatif de l'insight. Au lieu d'examiner la transition de l'arithmétique élémentaire à l'algèbre élémentaire, ils pourront se pencher sur le passage de la géométrie euclidienne à la géométrie riemannienne. Plutôt que de se demander pourquoi les nombres irrationnels (surds) sont des nombres irrationnels, ils pourront se demander pourquoi les nombres transcendantaux sont transcendantaux. De même pourront-ils se demander si le principe d'inertie implique l'invariance des lois de Newton à l'intérieur de transformations inertielles, qu'est-ce qui a poussé Lorentz à supposer que les équations électromagnétiques devaient être invariantes à l'intérieur de transformations inertielles, si un insight à rebours peut expliquer le postulat de base de la relativité générale, si les différences des lieux particuliers ou des temps particuliers représentent le même aspect du résidu empirique que les différences entre des atomes d'hydrogène tout à fait similaires. Pour saisir l'essentiel, dans toute matière, il faut faire varier l'accessoire; de même, pour se rendre familière la notion de l'insight, faut-il modifier les illustrations et découvrir par soi-même, en fonction de ses propres repères, ce qu'un autre essaie d'exprimer en fonction des repères qu'il juge appropriés pour se faire comprendre d'un improbable lectorat moyen.


a « Je l'ai trouvé, je l'ai trouvé! » : le p. Lonergan a souvent raconté comment le cours Thought and Reality qu'il avait donné à l'Institut Thomas More (1945 1946) lui avait permis de constater que le produit d'où allait émerger Insight était « livrable », témoin l'intérêt qu'il lisait dans les yeux des étudiants, et « certains incidents plus concrets, comme le fait de voir un jour une jeune fille entrer en trombe au début du cours et donner un grand coup sur [son] bureau en s'écriant "Je l'ai!" » [Retour sur Insight]

b l'insight pivote : il est intéressant de citer ici un passage de La notion de parole intérieure dans les écrits de Thomas d’Aquin : « l’insight est… la saisie de l’objet sous un aspect intérieur tel que l’esprit, pivotant sur l’insight, soit capable de saisir, non sans peine, les concepts philosophiques de la forme et de la matière ».

c L'image : l'exemplaire d'Insight que possédait Lonergan (édition de 1970, comme dans les autres références du présent contexte) portait à cet endroit l’annotation « De An III 7 431a 14-17, b 2» — «b_2 » est la référence de l'expression d'Aristote utilisée comme devise sur la page de titre.

d La question : le même exemplaire porte ici l'annotation « Met VII 17 1041a 20 ff » — un passage où Aristote traite de la question « Pourquoi? » comme d'une recherche de la cause.

e La définition nominale et la définition explicative : une autre paire clé de termes. Lonergan utilise également la distinction « nominale/essentielle ». Voir « A Note on Geometrical Possibility » (dans Collection, University of Toronto Press 1988 p. 92-107, plus particulièrement p. 93-98) ainsi que la note e du chapitre 2 - dessous. L'exemplaire d’Insight annoté de Lonergan porte, en regard des quatre premières lignes du dernier alinéa de cette section 2.6, l'inscription suivante : « Cf. “ordinary language” [-] “generative grammar" ».

f La définition implicite : l'exemplaire d’Insight de Lonergan porte l'annotation (renvoyant semble-t-il à cette section 2.8) « Met. VII 10 f » — Aristote traite dans ce passage des définitions des parties et de la définition du tout.

g etc., etc., etc. .... l'exemplaire annoté d'Insight porte ici l'inscription « last + one = next » (le dernier + un = le suivant). Cela fait ressortir l'insight de base et exclut l'ambiguïté; autrement, les lecteurs pourraient parcourir des yeux le tableau verticalement depuis la première colonne, où nous avons le 2 à la suite du 1, sans remarquer que le 2 de la deuxième ligne représente le résultat obtenu à la fin (« last ») de la ligne précédente (remarque de P. McShane).

h n'importe laquelle des opérations : le même exemplaire annoté porte ici l'inscription « group √:– 1 ». L'équipe responsable de l'édition critique interprète cette inscription comme un renvoi à l'alinéa précédent où Lonergan a marqué la première phrase (« Quelles sont ces nouvelles règles? ») et certaines parties de la dernière phrase. — Au lecteur qui voudrait approfondir quelque peu les questions complexes abordées ici, P. McShane suggère A Survey of Modern Algebra de Garrett Birkhoff et Saunders MacLane (Macmillan and Co., 1941 [4° édition 1977] — Lonergan a griffonné un renvoi à cet ouvrage dans ses papiers personnels) ou encore, pour un exposé plus élaboré, The Development of Mathematics de Eric Temple Bell (New York, McGraw Hill Book Co., 1940), chapitre 10 « Arithmetic Generalized ».
Le vif intérêt que Lonergan portait à la théorie des groupes se manifeste dans ses conférences sur la philosophie de l'éducation (Xavier University, Cincinnati, 3-14 août 1959 — conférence sur les mathématiques, 5° jour et conférence sur la psychologie de Piaget, 8e jour); il se manifestait déjà dans sa propre métaphysique — voir la note c du chapitre 5, ci-dessous, et les références qui y sont indiquées

i d'une portée exceptionnelle : cette phrase (et la suivante, qui exprime un énoncé parallèle au sujet du résidu empirique) a soulevé une question chez beaucoup de lecteurs qui venaient de lire, à l'alinéa précédent, que « ces insights semblent être liés de façon régulière à des idées ou des principes ou des méthodes ou des techniques d'une portée exceptionnelle ». Y aurait-il contradiction entre ces deux énoncés successifs de Lonergan, l'un affirmant un lien et l'autre le niant?
Une contradiction aussi flagrante dans deux alinéas consécutifs est bien improbable. Une analyse du texte permet d'ailleurs de résoudre la difficulté. Car pour Lonergan ce qui peut être « lié à » l'insight à rebours et ce qui le « caractérise » représentent des questions bien distinctes. Il affirme de fait une connexion, mais ne la range pas parmi les caractéristiques de l'insight à rebours. Ces caractéristiques sont au nombre de trois : « Il y a là un objet positif [...]. Il y a là une négation [...]. Enfin, cette négation [...] va à l'encontre des anticipations spontanées de l'intelligence humaine. »


1 E.D. HUTCHISON offre une profusion d'exemples d'insights dans trois articles publiés originalement dans la revue Psychiatry et reproduits dans A Study of Interpersonal Relations, sous la direction de P. MULLAHY (New York, Hermitage Press, 1949 [édition paperback: New York, Grove Press, 19571). [Note de l'édition critique: Les articles sont intitulés « Varieties of Insight in Humans » (Mullahy, p. 386-403); « The Period of Frustration in Creative Endeavor » (Mullahy, p. 404-420) et « The Nature of Insight » (Mullahy, p. 421-445). Ces articles ont d'abord paru dans la revue Psychiatry 2, 1939, p. 323-332; 3, 1940, p.351-359; et 4, 1941, p. 31-43. Deux autres articles de Hutchison ont paru dans la même série, mais Lonergan n'y réfère pas. Lonergan semble n'avoir consulté que le livre de Mullahy. Les deux autres articles sont « The Period of Elaboration in Creative Endeavor », Psychiatry 5, 1942, p. 165-176; et « The Phenomenon of Insight in Relation to Religion », Psychiatry 6, 1943, p. 347-357.)

2 David Hilbert, Les fondements de la géométrie, Paris, Dunod, 1971.

3

Six = 0.9
alors10x = 9.9
donc9x = 9
par conséquentx = 1

4 Les nombres algébriques constituent les racines des équations algébriques comportant des coefficients entiers. Abraham A. Fraenkel présente, dans son ouvrage Abstract Set Theory, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1953, p. 43-75, un long exposé sur cette question et ses paradoxes. Pour les applications au continuum, voir p. 212-240. [Note des éditeurs : Une édition complètement révisée de cet ouvrage a été publiée en 1961. Les renvois sont, pour cette édition: p. 33-58 pour les nombres algébriques, et 155-174 pour le continuum.]

5 [Ndt : traduction de Marie-Françoise Biarnais, in Isaac Newton — Principia mathematica, Christian Bourgois, 1985.)

 

 

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