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Oeuvres de Lonergan |
Communication au 35e congrès de lAssociation de philosophie
Retour sur Insight Il nest peut-être pas sans intérêt de raconter comment mest venue lidée décrire Insight. Jai fait mes études de philosophie au Heythrop College1, de 1926 à 1929. Je devais en même temps préparer des examens comme étudiant de lextérieur à lUniversité de Londres. Cétait le lot de plusieurs de mes camarades; le p. Harry Irwin nous enseignait les auteurs latins et grecs, et le p. Charles OHara les mathématiques. La philosophie, par conséquent, ne monopolisait ni notre temps ni notre attention. Nos manuels provenaient de lAllemagne et étaient dinspiration suarézienne. Nos professeurs étaient compétents et présentaient très honnêtement leur matière. Je mintéressais beaucoup à la philosophie, mais jacceptais très mal la place centrale faite aux concepts universels. Je pensais être un nominaliste; jai étudié à fond lIntroduction to Logic de H.W.B. Joseph et relu plusieurs fois les passages plus théoriques de A Grammar of Assent de Newman. La remarque de Newman voulant que dix mille difficultés ne créent pas un doute ma rendu de très grands services : elle ma encouragé à regarder les difficultés en face, sans leur permettre de contrecarrer ma vocation ou ma foi. Son sens de linférence devait par la suite devenir mon acte de compréhension réflexive. Cest à mon départ de Heythrop quon ma encouragé à morienter vers la philosophie. En disant au revoir au p. Joseph Bolland, je lui ai énuméré les sujets que jétudiais à Londres et lui ai demandé lequel je devais approfondir. Il ma dit que mes supérieurs voudraient peut-être que jenseigne la philosophie ou la théologie. Je lui ai répondu quil nen était pas question puisque jétais nominaliste. « Oh! », ma-t-il répondu, « personne ne reste nominaliste bien longtemps ». Cétait là, en langage courant, une réponse très cool (pondérée) de lun des membres importants de lestablishment Bolland était alors consulteur de la province anglaise, et il a été plus tard provincial, maître du Troisième An, assistant à Rome pour lAngleterre, et visiteur des maisons détudes des États-Unis, à une époque où les directives antimodernistes étaient appliquées à la lettre. À lété de 1930, on ma envoyé enseigner au Collège Loyola de Montréal; malgré la diversité de mes fonctions jai réussi à faire quelques lectures. The Age of the Gods de Christopher Dawson ma permis de découvrir la notion anthropologique de la culture et à corriger par conséquent la notion normative ou classiciste que je soutenais jusque-là. Comme lavait prédit le p. Bolland, mon nominalisme sest évanoui à la lecture de Platos Doctrine of Ideas, de J.A. Stewart. En rédigeant la présente communication, je me suis souvenu quun livre sur les idées de Platon mavait beaucoup influencé. Son auteur était professeur à Oxford mais javais oublié son nom ainsi que le titre exact de louvrage. Je suis donc allé à la bibliothèque et jai passé en revue une à une les fiches sur Platon, jusquà ce que je retrouve mon auteur à la lettre « S ». Jai sorti le livre et, revenu à ma chambre, je me suis plongé dans une lecture fascinante. Jy ai trouvé beaucoup de choses que jai dû retravailler plus tard dans un contexte différent, mais à lépoque il ma procuré un grand soulagement. Mon nominalisme tenait dune opposition, non pas à lintelligence ou la compréhension, mais au rôle central attribué aux concepts universels. Stewart ma appris que Platon était méthodologue, que ses idées correspondent à ce que les scientifiques cherchent à découvrir, que la démarche scientifique ou philosophique de la découverte fait appel à la dynamique des questions et des réponses. Mon appréhension à lépoque nétait pas aussi précise. Cest quelque chose de plus vague qui ma incité à consacrer mon temps libre à la lecture des premiers dialogues de Platon Stewart suivait lordre établi par Lutoslawski puis des premiers dialogues écrits par Augustin à Cassiciacum, près de Milan. Augustin sintéressait tellement à la compréhension et prêtait si peu attention aux concepts universels que jai entrepris, sur une longue période, de rédiger un exposé intelligible de mes convictions. Mes supérieurs mont envoyé à Rome étudier la théologie, où jai subi particulièrement deux influences. Celle premièrement dun Athénien, Stefanos Stefanu, membre de la province jésuite de Sicile, qui avait étudié la philosophie à Louvain à lépoque où Maréchal enseignait la psychologie aux étudiants jésuites et que les autres professeurs du scolasticat enseignaient Maréchal. Stefanu et moi avions pris lhabitude de préparer nos examens ensemble. Nous cherchions la clarté et la rigueur moins les thèses avaient de sens, plus cela nous était facile. Cest grâce à Stefanu, par osmose en quelque sorte, plutôt quen me débattant avec les cinq grands Cahiers2, que jai appris à parler de la connaissance humaine comme dun processus discursif plutôt quintuitif, et à faire du jugement sa composante essentielle. Ce point de vue trouvait une confirmation dans la notion augustinienne centrale de veritas qui métait familière, le tout étant complété par le cours de Bernard Leeming sur le Verbe incarné, où jai acquis la conviction quil ne pouvait y avoir dunion hypostatique sans distinction réelle de lessence et de lexistence. Et cela était, bien entendu, dautant plus acceptable que lesse thomiste correspondait à la veritas augustinienne, ces deux notions sharmonisant à leur tour avec la conception maréchalienne du jugement. Jai fait mon « Troisième An » en France, à Amiens. Lévénement mémorable de cette période aux fins du présent récit est survenu après Pâques. Nous avons été envoyés à Paris, à lÉcole sociale populaire de Vanves, pour y entendre chaque jour pendant une semaine quatre leaders des mouvements spécialisés de lAction catholique, alors en plein essor. Le fondateur de lÉcole, qui en était encore le recteur, le p. Desbuquois, avait créé cet établissement en dépit dune très forte opposition et avait réussi à trouver largent pour payer les ouvriers à la toute dernière minute, comme autrefois Thérèse dAvila, qui en fait part dans le récit de ses fondations. Je voulais absolument consulter cet homme, parce que javais peu despoir darriver à expliquer à mes supérieurs ce que je voulais faire et à les persuader de men accorder la permission. Jai obtenu un rendez-vous, et je lui ai demandé comment concilier obéissance et esprit dinitiative dans la Société. Me dévisageant, il ma dit : « Faites donc ce que vous voulez! Si vos supérieurs ne vous arrêtent pas, cest cela lobéissance. Sils vous arrêtent, cessez votre travail : cest encore ça lobéissance ». Ce conseil peut paraître assez banal aujourdhui, mais à ce moment-là il ma apporté un énorme soulagement. Entre-temps, à Rome, le p. Ledochowski, général des Jésuites, tenait une congrégation générale extraordinaire. Ses propos ont été déterminants pour mon avenir : il a exhorté les supérieurs provinciaux rassemblés à donner des hommes à lUniversité Grégorienne. Le provincial du Haut-Canada à lépoque était un « lanceur de relève » originaire de lAngleterre et il ma « donné ». Jen ai été informé à la fin de mon Troisième An, et on ma indiqué que je devais suivre un cursus de deux ans de philosophie. Mais en septembre, jai reçu une lettre du p. Vincent McCormick minformant que, puisque la plupart des étudiants anglophones à la Grégorienne étaient inscrits en théologie, je devais plutôt suivre un cursus de deux ans en théologie. Au cours de cette année-là, on ma fait savoir que je commencerais à enseigner la théologie, non à la Grégorienne, mais à lImmaculée-Conception à Montréal. Je suis donc arrivé à Montréal en 1940 et, pendant six ans, jai eu amplement le temps deffectuer des recherches et décrire tout en enseignant. La revue Theological Studies venait dêtre lancée et un ami qui connaissait le rédacteur ma dit que mes articles seraient les bienvenus. Jai donc réécrit ma thèse et le fruit de ce travail a été accepté3. En 1933, un article de Peter Hoenen paru dans Gregorianum mavait vivement frappé : lauteur y soutenait que lintellect abstrait des phantasmes non seulement les termes mais également les liens entre les termes. Telle était certainement, à son avis, la doctrine de Cajetan et probablement celle de Thomas dAquin. Un peu plus tard, il revenait sur le même sujet, dabord pour soutenir quil manquait à la philosophie scolastique une théorie du savoir géométrique et deuxièmement pour proposer une série dillustrations géométriques, tel le « ruban » de Moebius, qui cadrait tout à fait avec sa théorie voulant que les termes aussi bien que les liens soient abstraits des phantasmes4. Vers 1943, donc, je me suis mis à rassembler des matériaux pour présenter la pensée de Thomas dAquin sur la compréhension et le verbe intérieur. Il en est résulté une série darticles parus dans Theological Studies de 1946 à 1949. Ces articles prenaient en compte les dimensions psychologiques, métaphysiques et trinitaires de la pensée thomiste sur la question. La thèse centrale en était que, dans la théorie thomiste de la connaissance, le rôle central revient aux actes de compréhension et non aux verbes intérieurs ni aux concepts. La thèse de Hoenen selon laquelle lintellect abstrait du phantasme à la fois les termes et les liens était considérée comme relevant du scotisme, les termes et les liens appartenant à lordre conceptuel; pour Aristote et Thomas dAquin lintellect abstrait du phantasme une forme ou espèce préconceptuelle du quod quid erat esse, à partir de laquelle les termes et les liens sont exprimés intérieurement5. Aussitôt après avoir terminé les articles sur le Verbum, jai entrepris la rédaction dInsight. Mais avant de parler de cet ouvrage je dois présenter quelques remarques additionnelles sur sa préhistoire. Au début de ma période denseignement à lImmaculée-Conception, le p. Eric OConnor est revenu de Harvard, avec un doctorat en mathématiques, pour enseigner au Collège Loyola de Montréal. En parlant avec lui, un jour, jai senti que lenseignement lui posait un problème. Je lui ai demandé sil appliquait les méthodes hautement formalisées alors à la mode. Il ma répondu par laffirmative; je lui ai suggéré alors de chercher à communiquer les insights à ses étudiants et de les laisser se débrouiller avec les formalisations. Ma suggestion sest avérée utile. Je venais du même coup de trouver un expert en mathématiques qui sy connaissait également en physique (connaissances mises à contribution à lUniversité McGill qui lui a demandé denseigner la théorie quantique durant la Deuxième Guerre mondiale), et que je pouvais consulter en rédigeant les premiers chapitres dInsight. Autre facteur : un groupe de Montréalais, dont le p. OConnor, avait fondé à la fin de la guerre, en 1945, lInstitut Thomas More déducation des adultes. Jy ai donné un cours intitulé « Thought and Reality ». En novembre, javais quarante-cinq étudiants et à Pâques il y en avait encore quarante-et-un. Mon produit était de toute évidence livrable, pas seulement en raison de la persévérance remarquable de mes étudiants, mais aussi à cause de lintérêt que je lisais dans leurs yeux et de certains incidents plus concrets, comme le fait de voir un jour une jeune fille entrer en trombe au début du cours et donner un grand coup sur mon bureau en sécriant « Je lai! ». Tous ceux qui ont essayé de passer au travers dInsight comprendront ce quelle voulait dire. Jai travaillé à Insight de 1949 à 1953. Les trois premières années, ma seule intention était dexplorer les méthodes en général en vue dune étude de la méthode en théologie. Mais en 1952, il sest confirmé que je devais partir enseigner lannée suivante à la Grégorienne, à Rome, alors jai modifié mon plan et jai décidé de mettre un terme à ce que javais entrepris et de le publier sous le titre : Insight : A Study of Human Understanding. Le problème auquel je mattaquais dans ce livre était en réalité fort complexe, et surgissait dun fait psychologique. Lintellect humain na pas lintuition des essences; il saisit dans des images simplificatrices des possibilités intelligibles qui peuvent savérer utiles pour la compréhension des données. Les réalistes naïfs ne peuvent demeurer tels et reconnaître en même temps les faits psychologiques. Connaître, pour eux, consiste à bien regarder; lobjectivité étant la capacité de voir exactement ce quil y a à voir. Ils diraient au sujet de ma façon dexpliquer la compréhension que je subjectivise lintelligence, et que je verse dans une forme dempirisme qui, sils arrivaient à le dépasser, les ferait tomber en plein idéalisme. Ainsi, je devais leur expliquer de façon convaincante comment la compréhension humaine fonctionne et se développe, mais aussi leur donner de bonnes raisons de laisser tomber leurs hypothèses intuitionnistes pour tâcher de comprendre la nature discursive du savoir humain. Au monde de limmédiateté, seul monde du nourrisson, sajoute le monde médiatisé par la signification au sein duquel lenfant souvre graduellement. Le premier est le monde de Kant dans lequel nos seules intuitions sont sensibles; le second est le monde dun réalisme critique dans lequel nous visons les objets lorsque nous posons des questions et les connaissons lorsque nous obtenons les bonnes réponses à ces questions. Les huit premiers chapitres dInsight sont une succession dexercices pour débutants dans lesquels le lecteur est invité à découvrir en lui-même et pour lui-même ce qui se passe lorsquil comprend. Mon but est daider les gens à faire eux-mêmes lexpérience de la compréhension, à y devenir attentifs et à savoir la distinguer dautres expériences, à pouvoir la nommer et lidentifier pour la reconnaître lorsquelle se reproduit. Ce but, je présume, est semblable à celui que poursuit Carl Rogers lorsquil veut amener ses clients à savoir prêter attention aux sentiments quils vivent mais quils narrivent justement pas à repérer, distinguer, nommer, identifier et reconnaître. Le premier chapitre propose quelques cas dinsights dans les mathématiques. Si jai commencé par les mathématiques, cest parce que le contenu et le contexte dun insight y sont le plus clairement et précisément définissables. Ce sont aussi les mathématiques qui nous donnent la preuve la plus claire et nette de lexistence dopérations préconceptuelles au niveau intellectuel. Exception faite de sa prétention erronée à lunicité, la géométrie euclidienne ne se trompe pas. Ce qui ne signifie pas quelle soit rigoureuse. Les preuves euclidiennes, en effet, reposent souvent sur des insights valides mais non reconnus6. Les mathématiciens contemporains recourent à des méthodes hautement formalisées pour éviter dutiliser des insights qui ne soient pas explicitement formulés, car ce qui nest pas explicitement formulé nest pas sujet à contrôle. Les exemples des chapitres deux à cinq sont tirés de la physique. Les insights y sont assez bien définis, mais font bien davantage partie dun processus évolutif. Tandis que les formulations mathématiques sont fondées sur des insights et ceux-ci sur des diagrammes et dautres symboles, ce processus peut quand même demeurer implicite, lattention explicite portant sur la formulation et la preuve rigoureusement logiques. À linverse, dans les sciences de la nature, en plus des opérations logiques de la description, de la formulation dhypothèses, de la déduction des suppositions et des implications, on trouve aussi des opérations non logiques, telles lobservation, la découverte, la planification et lexécution dexpériences, la présence ou labsence de vérification et, dans ce dernier cas, la modification de lhypothèse ou son remplacement par une autre hypothèse. Cest ainsi que le deuxième chapitre est consacré aux structures évolutives de la découverte, le troisième, aux canons de la méthode empirique, le quatrième, à la complémentarité des structures heuristiques classiques et statistiques et le cinquième, à la clarification de la signification de la relativité restreinte. Les sixième et septième chapitres portent sur les opérations du bien commun comme forme dintelligence. Bien que ce soit la manifestation la plus universelle de lintelligence, le sens commun est aussi le plus difficile à objectiver clairement et distinctement. Le sens commun est plus à laise dans le faire que dans le dire, et son dire est laconique et elliptique, voire métaphorique et arbitraire. Cest un développement de lintelligence antérieure à celle du système, de la science, de la logique, et donc antérieure au mode systématique de la conscience différenciée. Le sens commun ne raisonne pas à partir de principes mais sinspire de proverbes, cest-à-dire de conseils ponctuels quil est utile de suivre au besoin. Lintelligence relevant du sens commun ne définit pas de termes mais, comme le font les analystes, elle sait quand un terme est utilisé à bon escient. Il sagit dune spécialisation de lintelligence dans le domaine du particulier et du concret qui, tout en demeurant nécessairement une spécialisation, est sujette à autant de révisions et de nuances quil peut y avoir dautres spécialisations venant sapproprier des domaines sur lesquels le sens commun régnait jusque-là en maître. Le sixième chapitre aborde la question de la déviation de linconscient dynamique. Je veux profiter de loccasion qui mest offerte aujourdhui pour attirer lattention sur deux ouvrages que jai trouvés très éclairants et qui confirmaient, dans une certaine mesure, les suppositions que jai exprimées dans Insight. Dans The Self in Transformation7, Herbert Fingarette conçoit la névrose comme une expérience cumulativement mal interprétée. Lexpérience et la mauvaise interprétation sont toutes deux vécues consciemment mais sans quon y prête attention, et sans quon les identifie, les nomme ou les distingue des autres expériences et interprétations. Ce qui est proprement inconscient et, aussi, ce qui est visé par lélan profond de la psyché, cest linterprétation correcte de lexpérience mal interprétée. Eugene Gendlin, dans « A Theory of Personality Change »8, sest donné pour tâche de dire ce quon entend exactement par changement de personnalité et comment la psychothérapie la favorise. Cette étude ma été très utile. Cest vers 1937-1938 que jai commencé à mintéresser à une analyse théorique de lhistoire. Jai mis au point une analyse selon le modèle dune approche partielle en trois temps. La théorie des planètes de Newton était une première approche de la loi fondamentale du mouvement; les corps se déplacent en ligne droite à une vitesse constante si aucune autre force nintervient. Partant de la loi de la gravité entre le soleil et la planète, la deuxième approche aboutit à la conclusion que celle-ci a une orbite elliptique. On atteint une troisième approche partielle lorsquon tient compte de linfluence de la gravité des planètes les unes sur les autres de manière à révéler lellipse imparfaite que suit chacune delles. Le but dun tel modèle, évidemment, est détablir que, dans la construction intellectuelle de la réalité, aucune des phases préliminaires nexiste réellement, mais seulement le produit final. Les planètes ne se déplacent pas en droite ligne, pas plus que leurs orbites ne sont parfaitement elliptiques; mais ces deux conceptions sont nécessaires pour arriver aux ellipses imparfaites quelles suivent en réalité. Dans mon analyse plutôt théologique de lhistoire, ma première approche partait de lhypothèse que les humains font toujours ce qui est intelligent et rationnel, ce qui implique donc un progrès indéfini. Le deuxième tenait à linsight radical inverse que les humains ont parfois des préjugés et quils prennent donc parfois des décisions et font des choix inintelligents et irrationnels. La troisième approche faisait état du processus de rédemption découlant du don de la grâce aux humains et dans la manifestation de lamour de Dieu en Jésus Christ. Tout cet exposé remplissait le chapitre 20 dInsight. Les diverses formes de déviations étaient présentées dans les chapitres 6 et 7 portant sur le sens commun. La notion dimpuissance morale, que javais approfondie dans ma thèse en travaillant la notion thomiste de gratia operans, était exposée plus en détail dans le chapitre 18 consacré à la possibilité de léthique. Les sept premiers chapitres dInsight traitent de lintelligence humaine en tant quelle unifie les données en effectuant des corrélations intelligibles. Le huitième chapitre aborde un insight dun type assez différent, dans lequel on saisit une unité-identité-totalité concrète. Cest ce que jai appelé une « chose », par opposition au déjà-là-dehors-maintenant-réel de lanimalité extrovertie, que jai appelé « corps ». Ces deux réalités doivent bien entendu être contrastée avec la substance dAristote, qui est le premier dune série de prédicaments et qui surgit, non pas dune étude de lintelligence humaine, mais dune analyse fondamentalement grammaticale. Je veux dire quelle ne surgit pas dun exposé de la genèse de la médiatisation dun monde par la signification, mais dune étude des significations ainsi produites. Enfin, lorsque la notion aristotélicienne de la substance est exploitée par un réaliste naïf, elle acquiert la signification de ce qui relève du déjà-là-dehors-maintenant-réel9. Les chapitres 9, 10 et 11 traitent du jugement. Le propos du chapitre 9 est de préciser ce quest le jugement. Le chapitre 10 recherche le fondement immédiat du jugement, quil trouve dans la saisie de linconditionné de fait, une perspective qui ma été inspirée par la notion dinférence chez Newman. Cette idée diffère de lopinion des réalistes naïfs et des empiristes pour qui la vérification se ramène simplement à lattention aux données plutôt quà la recherche de données qui cadrent avec une hypothèse. Elle diffère aussi évidemment de la vieille conception voulant que le jugement soit une affaire de comparaison de concepts en vue de découvrir que tel concept en implique un autre. Cette implication ne donnait à notre avis que des propositions analytiques. Pour en arriver à des principes analytiques, il faut que les concepts que lon compare dans leur sens défini soient vérifiés dans lexpérience. Le chapitre 11 soulève la question de lexistence de jugements vrais et amorce une réponse en soulevant une question : est-ce que je suis un sujet connaissant? Le « je » est lunité-identité-totalité donnée dans la conscience; un « connaissant » est celui qui effectue les opérations étudiées au fil des dix chapitres précédents; il est demandé au lecteur de trouver par lui-même et en lui-même si cest un inconditionné de fait quil soit un connaissant. Sil ne répondait pas de manière affirmative, selon la formule énoncée dans Pour une méthode en théologie, il devrait admettre quil est irresponsable, irrationnel, inintelligent et somnambule10. Non seulement le « je » et ses opérations cognitives doivent-elles être affirmés, mais la configuration de ces opérations doit être reconnue comme invariable, non pas, cela va de soi, en ce sens quaucun progrès méthodologique ne soit possible, ni en ce sens quon ne pourrait pas arriver à le connaître plus complètement et adéquatement, mais en ce sens que toute tentative de révision des configurations telles que connues aujourdhui ferait appel aux opérations mêmes que la configuration prescrit. Le chapitre 12 cherche à rendre compte de la notion de lêtre. Il distingue la notion, lidée, le concept et la connaissance de lêtre. Cette connaissance se réalise dans les jugements vrais. Les concepts de lêtre sont des objectivations de la notion de lêtre. Lidée de lêtre est le contenu de lacte de compréhension qui comprend tout de tout. La notion de lêtre est notre capacité et le besoin en nous de poser des questions relevant de la compréhension (Quoi? Pourquoi? Comment? En vue de quoi? À quelle fréquence?) et de la réflexion (En est-il bien ainsi? Êtes-vous sûr?). Cette capacité et ce besoin sont antérieurs à tout acte de compréhension et à tous les concepts et jugements. Comme nous pouvons poser un nombre illimité de questions, la notion de lêtre est sans limite. Elle nest donc pas catégoriale mais transcendantale. Le p. Coreth ma fait prendre conscience dun aspect que je navais pas abordé dans Insight, celui des sphères de lêtre. Lêtre réel est connu lorsque les conditions de réalisation sont des données des sens ou de la conscience. On connaît une sphère limitée de lêtre lorsque les conditions de réalisation ne sont pas des données mais une exigence moindre : la sphère uniquement logique satisfait des critères de clarté, de cohérence et de rigueur; la sphère mathématique est nimporte quelle série de postulats adéquats librement choisis et de conclusions pouvant en être rigoureusement tirées; la sphère hypothétique est un cas de lêtre logique qui peut vraisemblablement être pertinent pour la compréhension des données des sens et de la conscience. Enfin, il y a lêtre transcendant, sujet sur lequel nous revenons au chapitre 19. Le chapitre 13 soulève la question de lobjectivité. Cette question est centrale parce que les insights ne sont pas des intuitions. Ils ne sont pas en eux-mêmes une connaissance de ce qui peut être affirmé réellement comme une réalité. Ils ne font que saisir ce qui peut avoir de la pertinence pour ce que lon imagine et, si ce que lon imagine est suffisamment juste, pour une compréhension de ce qui est affirmé comme une réalité. Si la conception intuitionniste de linsight est fautive, il faut trouver une autre signification aux mots objet, objectif et objectivité. Doù ma distinction dune notion principale et de trois notions partielles de lobjectivité. La notion principale est que A et B sont des objets sil est vrai que (1) A est, (2) B est et (3) A nest pas B. De plus, sil est vrai que A est le sujet et que B nest pas le sujet, alors on est en présence dun cas de relation sujet-objet. Les trois notions partielles de lobjectivité sont lobjectivité expérientielle, lobjectivité normative et lobjectivité absolue. Cette dernière est atteinte par la saisie dun inconditionné de fait. Lobjectivité expérientielle est offerte par les données en tant que présentations. Lobjectivité normative est atteinte lorsque les exigences de lintelligence et de la rationalité sont satisfaites. Si linconditionné de fait est représenté par le syllogisme « Si X, alors Y; or X, donc Y », alors la majeure est connue par voie dobjectivité normative, la mineure par voie dobjectivité expérientielle et linconditionné de fait est connu lorsque la conclusion est tirée. Louvrage pourrait se terminer après le chapitre 13. Les huit premiers chapitres explorent la compréhension humaine. Les cinq chapitres suivants montrent comment discerner une compréhension correcte et rejeter une compréhension incorrecte. Jai cependant eu le sentiment que si je marrêtais là, on réduirait mon travail à une théorie psychologique inapte à fonder une métaphysique. Ce genre dargument pourrait malheureusement être formulé envers dautres volets : une métaphysique est peut-être possible mais il est impossible de fonder une éthique; une éthique est peut-être possible mais les arguments en faveur de lexistence de Dieu ne sont pas concluants. Telle est lorigine des sept chapitres suivants et de lépilogue. Certaines des conclusions auxquelles jai abouti me satisfont encore aujourdhui; dautres, par contre, ont dû être revues, à la lumière de nouvelles lectures, conversations et réflexions. Je nai pas changé davis concernant les trois premiers chapitres sur la métaphysique, cest-à-dire les chapitres 14, 15 et 16. Dans le chapitre 17, par contre, mon utilisation du mot « mythe » nest pas conforme à lusage courant. Le contraste que jétablissais entre le mystère et le mythe tablait sur la distinction des expressions symboliques de positions et de contrepositions. Cela était peut-être justifiable dans le contexte dInsight, mais cela restera incompris en dehors de ce contexte, ce qui rend souhaitable une autre façon de lexprimer. De plus, lexplication du mystère doit être complétée par les précisions du chapitre 4 de Pour une méthode en théologie sur lexpérience religieuse. De même, le contenu de la troisième section du chapitre 17 sur la vérité de linterprétation a trouvé une expression plus concrète dans les chapitres 7 à 11 de Pour une méthode. Une explication systématique des problèmes de linterprétation cède la place dans ce dernier ouvrage à une série ordonnée dindications sur ce qui doit être fait pour avancer sur la voie dun point de vue universel. À cet égard, je mentionnerais la thèse de doctorat présentée à lUniversité Fordham par Terry J. Tekippe sur The Universal Viewpoint and the Relationship of Philosophy and Theology in the Works of Bernard Lonergan. Ce travail illustre très clairement lexistence dune position intermédiaire entre ce que javais établi dans Insight dun côté, et le point de vue exposé dans Pour une méthode en théologie de lautre. Une des principales raisons de la différence entre ces deux ouvrages tient à mon transfert de Toronto à lUniversité Grégorienne, à Rome, au cours de lété de 1953. Durant les dix premières années de mon séjour romain, jai enseigné alternativement les traités sur le Verbe incarné et la Trinité à des étudiants de deuxième et de troisième années de théologie. Il y en avait environ six cent cinquante et, collectivement, de façon non individuelle mais distributive, ils semblaient avoir tout lu. Cétait tout un défi. Mes professeurs de philosophie à Heythrop College mavaient inculqué le sens de lhonnêteté. Javais été introduit à la science moderne par lIntroduction to Logic de H.B.W. Joseph et par mon tuteur en mathématiques à Heythrop, le p. Charles OHara. Jétais devenu un peu existentialiste après avoir étudié A Grammar of Assent de Newman, puis thomiste sous linfluence de Maréchal médiatisée par Stefanos Stefanu et à la suite des cours de Bernard Leeming sur lunicum esse in Christo. En pratique je métais familiarisé avec les travaux historiques en rédigeant ma thèse de doctorat sur la gratia operans et, plus tard, en étudiant le verbum chez Thomas dAquin. Insight a été le fruit de tout cela. La rédaction de cet ouvrage ma permis deffectuer en moi-même ce qui, depuis, a été désigné comme Die anthropologische Wende. Sans les formulations explicites rendues possibles plus tard, la métaphysique avait cessé pour moi dêtre ce que le p. Coreth appelait la Gesamt- und Grundwissenshaft. Les sciences empiriques ont pu élaborer leurs notions et relations de base en labsence de toute référence à la métaphysique. La recherche essentielle était la théorie de la connaissance et même si mon propos faisait encore appel au langage dune psychologie des facultés, en réalité je ne subissais déjà plus son influence et je menais une analyse de lintentionnalité. Les nouveaux défis venaient des Geisteswissenshaften, des problèmes de lherméneutique et de lhistoire critique, de la nécessité dintégrer les acquis du XIXe siècle en ce domaine aux enseignements de la religion et de la théologie catholiques. Cette intégration a exigé un travail ardu dont témoignent mes écrits en latin et en anglais de cette période, ainsi que les cours de doctorat que jai donnés, De intellectu et methodo, De systemate et historia, et finalement De methodo theologiae. Ce qui en est résulté, cest Method in Theology. Dans Insight, le bien était intelligent et raisonnable. Dans Method, le bien est une notion distincte. Il est visé par les questions relevant de la délibération : Cela en vaut-il la peine? Est-ce réellement bien ou seulement en apparence? Il est désiré dans la réponse intentionnelle du sentiment aux valeurs. Il est connu dans les jugements de valeur posés par une personne vertueuse et authentique ayant une conscience droite. Il est manifesté par des décisions et leur concrétisation dans lagir. Tout comme lintelligence élève (sublate) les sens, tout comme la rationalité élève lintelligence, ainsi la délibération élève et unifie du même coup le connaître et le sentir. Également, dans Insight, lexistence et la nature de Dieu sont traitées selon la dynamique de louvrage, mais cette approche est détachée du contexte explicite qui sous-tend le propos global de loeuvre. Dans Method, la question de Dieu est considérée comme plus importante que la formule exacte utilisée dans la réponse, et notre conscience fondamentale de Dieu ne nous vient pas de nos raisonnements ni de nos choix, mais dabord et avant tout du don que Dieu fait de son amour. Jy soutiens que les théologies naturelle et systématique devraient être intégrées, à linstar du Contra Gentiles et de la Summa theologiae de Thomas dAquin. Enfin, ce qui était peut-être nouveau dans Insight est tenu pour acquis dans Method. Le point de départ, ce ne sont pas des faits, mais des données. Le développement est une accumulation graduelle dinsights qui se complètent, se nuancent et se corrigent lun lautre. La formulation situe le développement dans son contexte culturel. Larrangement et le soupesage des éléments de preuve révèle que le jugement est possible, probable et parfois certain. 1 Heythrop College, Oxfordshire, pour les séminaristes jésuites. 2 Louvrage en cinq volumes de Joseph Maréchal, Le point de départ de la métaphysique : Leçons sur le développement historique et théorique du problème de la connaissance, Bruges-Louvain, Charles Beyaert, 1922-1947. Une troisième édition a paru à Paris, chez Desclée de Brouwer, en 1944-1949. 3 « St. Thomas Thought on Gratia Operans », Theological Studies 2, 1941, p. 289-324; 3, 1942, p. 69-88; 375-402, 533-578. Ouvrage publié sous le titre Grace and Freedom: Operative Grace in the Thought of St Thomas Aquinas, à Londres (Darton, Longman & Todd) et à New York (Herder and Herder) en 1971, et republié en 2000 comme le volume 1 des Collected Works of Bernard Lonergan chez University of Toronto Press. 4 Petrus Hoenen, « De origine primorum principiorum scientiae », « De philosophia scholastica cognitionis geometricae » et « De problemate necessitatis geometricae », Gregorianum 14, 1933, p. 153-184; 19, 1938, p. 498-514; 20, 1939, p. 19-54. La traduction anglaise de ces articles, réalisée par Michael G. Shields, est disponible sur le site www.bernardlonergan.com. 5 Louvrage forme le volume 2 des Collected Works of Bernard Lonergan sous le titre : Verbum : Word and Idea in Aquinas. 6 Voir mon ouvrage Method in Theology, chapitre 9, note 63 (en français, Pour une méthode en théologie, traduction sous la direction de Louis Roy, Paris, Cerf. Montréal, Fides, 1978, note 62, p. 245. 7 Herbert Fingarette, The Self in Transformation: Psychoanalysis, Philosophy and the Life of the Spirit, New York, Basic Books, 1963 et Harper & Row, 1965. 8 Un chapitre de louvrage Personality Change, sous la direction de Philip Worchel et Donn Byrne, New York, 1964. 9 Voir la rubrique « réel » dans lIndex de Linsight. 10 Voir Pour une méthode en théologie, p. 30-31
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