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L'homme et l'oeuvre |
Pierrot Lambert
Conférence prononcée le 5 novembre 2008 au Centre Lonergan de l’Université Saint-Paul à Ottawa
Le titre annoncé appelle deux questions très simples :
I - Parcours biographique Situons d’abord Lonergan dans le temps et dans l’espace. Bernard Lonergan a traversé le 20e siècle. Né en 1904, il est décédé il y a 24 ans, en 1984. Bernard Lonergan est né tout près d’Ottawa, à Buckingham (nous dirions maintenant Gatineau). Il est mort près de Toronto. Bernard est le premier des trois garçons de Josephine Wood et Gerald Lonergan. Les garçons fréquentent l’école Saint-Michel de Buckingham, dirigée par les Frères de l’Instruction chrétienne. Une très bonne école. Bernard Lonergan dira en entrevue vers la fin de sa vie qu’il voulait continuellement apprendre. Où va-t-il poursuivre ses études après l’école primaire? Après avoir envisagé différentes options, Bernard se retrouve à Montréal, au Collège Loyola. À 17 ans, il doit s’orienter dans la vie. (À l’époque, les gens se mariaient ou entraient en communauté très jeunes). Bernard prend la décision de devenir jésuite dans un tramway de Montréal, au retour d’une retraite. Il s’en va à Guelph, en Ontario, où il fait le noviciat et le juniorat, puis il est envoyé en Angleterre, à Heythrop, près d’Oxford, pour des études de philosophie. En même temps, il étudie à l’Université de Londres (les mathématiques entre autres). Il est frappé du contraste entre les mathématiques modernes et la philosophie scolastique. Il découvre John Henry Newman, un homme d’Église qui a su accueillir la modernité et, fait important, un homme qui prêtait attention à ses propres actes de connaissance. La formation jésuite prévoit une mission au milieu des études, qu’on appelle la Régence. Lonergan revient à Montréal enseigner au Collège Loyola. On est en 1930. La crise économique sévit. Lonergan se sent interpellé par cette situation. Que fait-il? Il décide d’approfondir les bases de l’économie. À cette époque également, il lit Platon et saint Augustin. Et Christopher Dawson, qui lui fait découvrir une notion moderne de la culture, remplaçant la culture classique. Bernard part en 1933 pour Rome, où il étudiera la théologie à la Grégorienne. Quelque temps auparavant, il se rend à Buckingham à une réunion de famille à Rosehurst, le nom donné à la maison familiale. Bernard fait sa théologie à Rome, où il est ordonné prêtre en 1936. En 1937-1938, il séjourne en France, à Amiens, pour ce que les Jésuites appellent le Troisième An (une sorte de troisième année de noviciat). Durant ces années-là, il esquisse une philosophie de l’histoire. L’histoire d’ailleurs devient de plus en plus dramatique en Europe. En 1938-1940, il fait un doctorat en théologie à la Grégorienne. Il termine ses études en 1940. L’année de ses 36 ans. Sa mère meurt en février, son père mourra en novembre. Le Canada et l’Italie sont en guerre à partir de juin. Les jésuites canadiens veulent que Bernard Lonergan vienne enseigner la théologie à Montréal. Il revient en Amérique, avant qu’il n’y ait plus de bateaux non militaires sur l’Atlantique. Le voilà donc de retour à Montréal. Il enseigne à l’Immaculée-Conception, le scolasticat jésuite, sur la rue Rachel. Il prend part à la création de l’Institut Thomas More. Bernard Lonergan a un bon groupe d’amis à Montréal. Mais voilà qu’en 1947 ses supérieurs l’envoient à Toronto, enseigner au Regis College. Durant les années 1940, Bernard Lonergan publie sa thèse sur la grâce et la liberté dans l’œuvre de Thomas d’Aquin. Et une série d’articles très importants sur les actes de la connaissance chez Thomas d’Aquin. Il termine une étude sur les rouages de l’économie. Et il met en chantier son grand ouvrage, Insight. Une vaste exploration de la compréhension humaine dans plusieurs domaines qui pose les bases philosophiques de la méthode qu’il veut construire. La vie une fois de plus vient déloger Bernard Lonergan en pleine activité. Les supérieurs de Rome le réclament pour l’Université Grégorienne. Lonergan doit donc terminer en vitesse le manuscrit d’Insight et il part à Rome en 1953. Il enseigne en latin, dans de grands auditoriums, à des centaines de jeunes venant de nombreux pays. En 1957, paraît à Londres et New York son livre Insight. Il vient en Amérique l’été pour échapper à la chaleur de Rome et prendre contact avec les universités nord-américaines. Il donne plusieurs cours qui deviendront des livres par la suite. Il s’arrête à l’Institut Thomas More chaque année. En 1965, il fait une visite chez un médecin de Toronto qui diagnostique un cancer. Il faut lui enlever un poumon! Lonergan ne retournera pas enseigner à Rome. Durant sa longue convalescence il travaille à son projet de méthode pour la théologie. Son style, son vocabulaire changent à cette époque. Certains diront qu’il devient plus augustinien. Les années 1970 marquent une reconnaissance internationale croissante. Un Congrès international Lonergan se tient en Floride. Lonergan reçoit l’Ordre du Canada.
Method in Theology est publié en 1972. Il est invité à enseigner à Harvard. Durant les années 1970, Lonergan approfondit certaines questions en christologie, il prononce d’intéressantes conférences sur Thomas d’Aquin, sur l’expérience religieuse, sur la notion de guérison et de créativité en histoire … Il s’intéresse au phénomène religieux dans une perspective interreligieuse, interculturelle. Il consacre ses dernières années à ses travaux en économie, à Boston College. La maladie le force à abandonner ses activités. Il passe sa dernière année, 1983-1984, à l’infirmerie jésuite de Pickering, près de Toronto, où il meurt le 26 novembre 1984. II – Pourquoi lire Bernard Lonergan aujourd’hui? Les Presses de l’Université de Toronto ont entrepris de publier depuis quelques années les œuvres complètes de Bernard Lonergan. Cela fera 22 ou 23 volumes. C’est impressionnant, des œuvres complètes. Ça devient un monument. Un monument fermé la plupart du temps. Je pourrais vous montrer que Lonergan n’est pas un monument fermé en déclinant une liste de publications, de colloques, de traductions, de périodiques, de sites Web et de Centres Lonergan sur les cinq continents. La liste des activités autour de Lonergan est impressionnante. Mais je ne veux pas vous impressionner. Je voudrais surtout vous dire comment les œuvres de Lonergan nous touchent, vous et moi. D’abord, signalons un aspect important. Il n’y a pas de lonerganisme ou de lonerganiens. Lonergan nous invite à découvrir nos propres dynamismes et capacités intellectuels et à nous doter d’outils pour baliser l’inconnu. Comme le dit Philip McShane, Lonergan ne dit pas : « Suis-moi », mais « Découvre ton propre moi ». De quoi traitent les quelque vingt ouvrages de Lonergan? Pour cette visite guidée, je distingue trois grands thèmes : 1) La découverte et l’appropriation de soi (l’analyse de l’intentionnalité) En raccourci, je dirais : Embrassez votre moi, embrassez l’univers Lonergan pose une question fondamentale : Qu’est-ce que je fais quand je connais? Il nous demande : sois attentif. Sois attentif à ce que tu fais quand tu te poses une question, quand tu cherches à comprendre, quand ton esprit s’illumine, quand tu dis « j’ai compris », quand tu doutes, etc. Chez Lonergan, on revient toujours à l’expérience personnelle. Comme disait le père Gaston Raymond, qui a enseigné Lonergan à toute une génération dont je faisais partie, il faut apprendre d’abord à se concentrer non pas sur ce qui est éclairé par la lumière de l’intelligence, non pas sur l’objet éclairé, mais sur le rayon de lumière lui-même. La description de l’insight que propose Lonergan est un moment capital de son œuvre. Il nous dit que l’insight, même s’il se produit cent fois par jour, est un moment révélateur de ce que nous sommes. Et que la compréhension de l’insight, l’insight sur l’insight, a une portée considérable. L’insight, c’est au fond la satisfaction d’un désir. Lonergan propose une philosophie du désir, de la curiosité, du questionnement, du besoin de comprendre, de la soif d’apprendre. L’insight sur l’insight, la compréhension de ce que veut dire comprendre, appelle l’expérience, la compréhension, l’affirmation et l’appropriation de ce que je suis au moins potentiellement. « Au plus profond de chacun d’entre nous émerge, quand s’apaise la sollicitation des autres appétits, un désir de connaître, de comprendre, de saisir le pourquoi, de découvrir la raison, de trouver la cause, d’expliquer ». (L’insight, p. 26) Lonergan nous demande d’abord de prendre conscience de notre désir de comprendre, de l’éros de notre esprit … Le questionnement est une source intarissable … la curiosité est au cœur de nos vies … et la réponse à nos questions, c’est l’insight. Lonergan nous invite à être attentifs à un acte que nous posons fréquemment. Chaque fois que nous trouvons une réponse à une question. Lonergan nous invite à une démarche décisive. Intensifier, élever notre conscience de ce que nous sommes, de notre soif, de notre questionnement, de notre capacité de comprendre par nous-mêmes, de notre petit tribunal intérieur qui prononce des verdicts sur la réalité des choses ou la valeur des conduites possibles, et de notre orientation existentielle qui fait de chacune de nos vies comme dit Lonergan « la seule et unique édition de moi ». Dans son livre, Creative Learning and Living, Moira Carley fait état de sa longue expérience d’enseignement, du primaire à l’université. Elle a su éveiller des centaines d’étudiants à leur propre questionnement, à leur propre esprit, en se basant sur la description que fait Lonergan de l’aventure enivrante de l’insight et de l’appropriation de soi. Ce n’est pas comme une lecture courante. Je viens de lire par exemple Tibet. Le moment de vérité, de Frédéric Lenoir. Un très bon livre, soit dit en passant. J’ai appris des tas de choses sur le Tibet, la Chine, le Dalai Lama et le bouddhisme. Mais quand je lis Lonergan, j’ai entre les mains un programme de vie : Sois attentif! Sois intelligent! Sois rationnel! Sois responsable! Il dit même quelque part : Sois en amour! Est-ce qu’on peut ordonner à quelqu’un d’aimer? Qu’est-ce que ça veut dire : Sois attentif, et ainsi de suite? Lonergan parle de la conscience. Et qu’est-ce que la conscience? C’est une présence à soi-même. Êtes-vous présents à vous-mêmes? Il y a en chacun de nous, « au plus profond de nous » comme dit Lonergan, un dynamisme qu’il faut découvrir et écouter. Mais un dynamisme qui appelle des dépassements. Des élévations. Des conversions. Des changements d’horizon. Lire Lonergan, c’est dangereux. Ça peut éveiller un volcan en vous. Mais ça peut aussi vous mettre en face de certaines exigences de dépassement de vous-mêmes, exigences qui viennent de l’intérieur de vous … Lonergan nous offre donc une philosophie de l’intériorité. Nous prenons conscience avec lui des actes qui structurent le sujet existentiel. En objectivant ces actes, nous obtenons une base solide. Vous et moi, imaginez-vous, nous sommes des rochers. Lonergan dit (Pour une méthode en théologie, p. 33-34) : « Il y a … un rocher sur lequel on peut bâtir … Le rocher, c’est … le sujet, avec son attention, son intelligence, sa rationalité et sa responsabilité conscientes … qu’il faut objectiver … » 2) Les assises d’un monde médiatisé par la signification (la vision intégrale) Lonergan souligne que la philosophie s’occupe du monde de l’intériorité depuis que les sciences ont accaparé le domaine de la théorie, de l’explication du monde. Mais il dit : nous allons nous concentrer sur l’intériorité un temps, pour mieux ensuite jouer un rôle essentiel sur la scène du monde. Il appelle ça un retrait en vue d’un retour. Nous avons vu la partie retrait. Elle se conclut par l’affirmation : Il y a un rocher sur lequel on peut bâtir. Mais bâtir quoi? Bâtir … … une compréhension du monde comme étant constitué par la signification. Je passe tous les matins de « mon monde » à un monde plus vaste, un monde qui m’est donné. Pensez à tous les actes d’intelligence qu’il a fallu pour construire la ville d’Ottawa, et l’autobus que vous prenez pour vous rendre au travail, et la structure sociale où vous pouvez faire carrière, avoir un bureau, un chèque de paye, un journal, un ordinateur, à la librairie au coin de la rue, qui vous offre des ouvrages sur l’univers. Pensez à la langue que vous parlez, à toutes les conventions qui nous permettent de vivre en société, de nous comprendre, de nous divertir ensemble … Pensez au progrès. L’électricité, l’avion, l’ordinateur, Internet … Tout ça, c’est un monde médiatisé par la signification. Un monde bâti par des millions d’actes de compréhension. Lonergan a écrit de belles pages sur les domaines de la signification, les phases de la signification, les actes de signification, les sources de la signification. Bâtir … … une vision du monde aussi ouverte et illimitée que le questionnement humain Cathleen Going, qui était vice-présidente de l’Institut Thomas More et qui vit en Inde maintenant comme moniale dominicaine, a écrit un beau texte qui s’intitule In Love with the Universe. Voilà un langage que l’on n’entend pas souvent. Avez-vous lu un livre de science récemment? Si on faisait un sondage ici, avec une question : À part Hubert Reeves, qui nous entretient de l’univers? La science vous parle-t-elle? Bâtir … … un savoir de base sur la genèse de tous les savoirs, qui permette aux sciences de collaborer Lonergan fait ressortir à la base du savoir humain une notion de l’être, une anticipation (structure heuristique) intégrale de ce qui peut être connu (l’être proportionné). Une sorte de visée totale qui éclaire l’exploration de chaque domaine. Cela permet le dialogue entre les savoirs. Cela permet aussi d’éviter le réductionnisme. Lonergan lance un appel à la collaboration pour une vision intégrale du monde et de l’être humain. Bâtir … … un nouvel outil pour les sciences humaines en particulier Il prend acte des transformations de la notion de science et des méthodes scientifiques opérées depuis la Renaissance. Pensez seulement aux lois statistiques qui bousculent les lois classiques. Pensez aux critères nouveaux d’une science qui s’occupe dorénavant de ce qui est observable. Il prend acte également de la révolution opérée depuis le 19e siècle sur le plan de la conscience historique. Il n’y a plus de culture européenne normative et éternelle (est disparue des écrans notamment la fameuse philosophia perennis). Toutes les œuvres du passé, même les textes sacrés comme la Bible, sont étudiés dans leur contexte historique. Ces changements-là nous touchent tous personnellement, même si nous ne sommes pas des scientifiques ni des historiens. Charles Taylor montre bien, dans Les sources du moi, à quel point nous sommes façonnés par les grands mouvements culturels qui nous ont précédés. Lonergan est un véritable héritier de la Renaissance. Il parle de nombreux domaines avec compétence. Bâtir … … un savoir où l’aspect subjectif soit reconnu, sans que l’on verse dans le relativisme Voyez les débats qui font rage en ce moment sur la conscience, le cerveau et la pensée. Lisez Daniel Dennett ou Jean-Pierre Changeux pour voir le matérialisme à l’œuvre. Lisez John Searle ou Stephen Pinker pour saisir des enjeux très importants pour l’éducation et la conduite de la vie en général. Bâtir … … un monde où l’aspect historique soit reconnu, sans que l’on oublie certains éléments de permanence Nous sommes dans un tourbillon de changement. Nous regardons les maîtres du passé en les situant dans leur contexte historique. Nous risquons de traiter les idées comme des ipods ou des logiciels. Pouvons-nous encore avoir des textes fondateurs? Lonergan a compris que la culture classique supposément permanente avait rendu l’âme. Et il a travaillé toute sa vie pour introduire la dimension historique dans l’Église. Mais sa conception de l’intériorité humaine et de la démarche religieuse lui permettait de bien fonder certains éléments de permanence. Bâtir … … une entreprise intellectuelle qui mise sur des éléments vérifiables, solides, sans s’attacher à une culture particulière et en créant même des ponts entre les cultures Voilà une dimension bien actuelle. Comment vivre ensemble? Comment dialoguer au-delà des différences culturelles et religieuses? D’abord en arrêtant de penser qu’il y a une culture normative à imposer aux autres. Puis en revenant constamment à la source. Le sujet. La source des idées, des désirs, des institutions, des cultures, des littératures, des langages différents. Et si au lieu d’opposer nos réponses nous partagions nos questions? Lonergan insiste beaucoup sur la dialectique, mais sur une dialectique qui peut se transformer en dialogue. Bâtir … … un nouvel outil, la méthode empirique généralisée Voilà un projet très audacieux, que des commentateurs ont comparé à l’Organon d’Aristote ou au Novum Organum de Francis Bacon. C’est une méthode : devant l’immensité de ce qu’il y a à connaître, devant tous les problèmes non résolus de la planète, devant le mystère de l’être humain, il faut avoir recours à une structure d’opérations cognitives qui peuvent donner des résultats cumulatifs et progressifs, si elle est basée sur des termes et des relations fondamentaux, et soumise à des exigences d’authenticité. Cette méthode est empirique : les opérations qui sont à la source de tout savoir humain sont vérifiables. Cette méthode est généralisée : « Elle veut se situer à un stade antérieur à la division de la méthode en méthode expérimentale des sciences de la nature et méthodes très diverses de l'herméneutique et de l'histoire. Elle se veut en quelque sorte la découverte de leurs racines communes, ouvrant ainsi la voie à leur harmonieuse conjugaison dans l'étude de l'humain. » (La connaissance religieuse, traduction de Baudoin Allard, dans Bernard Lonergan, Les voies d’une théologie méthodique. Écrits théologiques choisis, p. 119) Bâtir … … une vision de la religion à la fois fondée sur l’expérience, ouverte au dialogue inter-religieux et axée sur un contenu de foi entériné de manière décisive Dans ce domaine comme dans les autres, Lonergan accorde une importance capitale à l’expérience. Toute la démarche esquissée dans L’Insight est mise à contribution dans Pour une méthode en théologie. Lonergan revient sur la conversion intellectuelle et la conversion morale pour aborder la conversion religieuse (c’est-à-dire le fait d’être saisi par une préoccupation ultime, de se mettre à aimer d’un amour trans-mondain (Pour une méthode en théologie, p. 275), ce courant de fond de la conscience existentielle) … Denise Lardner Carmody souligne que chez Lonergan la foi n’est pas essentiellement la maîtrise d’un catéchisme mais l’appropriation et l’exercice d’un horizon nouveau où le contenu de la catéchèse et les dimensions humanistes acquièrent des résonances profondes. (The Desires of the Human Heart, p. 67). 3) Un monde médiatisé par la signification … et motivé par la valeur (cosmopolis) Nous avons parlé d’un monde médiatisé par la signification. Mais nous savons bien que ce qui est médiatisé par la signification, ce sont aussi les guerres, les génocides, les impasses de la démocratie, les crimes, le terrorisme, les effondrements de l’économie. Nous pourrions résumer toute la vie de Lonergan sous le titre qu’il a donné à une de ses conférences : Créativité et guérison dans l’histoire. Comment éviter le déclin social? Comment lutter contre la fuite de la compréhension? Comment lutter contre les idées qui tuent? Dernièrement, on a vu resurgir la notion du bien commun, Pensez au livre de Françoise David : Bien commun recherché. On a vu paraître depuis dix ans toute une série d’ouvrages pour ou contre la thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations. Le dernier en lice est celui de Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde. Les scandales médiatisés des dernières années au gouvernement ou dans les grandes corporations, les débats sur l’intégration des immigrants ont remis en lumière un mot ancien : le mot « valeur ». Qu’est-ce que Lonergan dirait sur les débats éthiques actuels s’il écrivait dans le courrier des lecteurs de nos grands journaux? Il dirait qu’il faut éviter de tout voir sous l’angle de la conformité à des lois. Il dirait que la source des valeurs est dans le questionnement moral. Les niveaux du bien humain Pour Lonergan, le bien humain compte plusieurs niveaux : le bien particulier (ou bien de consommation), le bien qui est la source des biens particuliers (ou l’organisation de production ou de services) et le bien qui est une appréciation réfléchie des autres biens et que Lonergan appelle la valeur. Nous sommes sources de valeurs dans la mesure où nous agissons de manière responsable et déterminons de manière authentique le bien et le mal au cœur de nos vies et de nos sociétés. Le bien, c’est le sujet humain, qui se développe, et qui peut passer de la simple jouissance des biens de consommation à la compréhension de la source de ces biens, et de la compréhension à une position morale sur l’organisation sociale qui offre ou produit nos moyens de subsistance, nos biens culturels, etc. Voilà un domaine où l’apport de Lonergan est très important. Tout le monde parle d’éthique et de valeurs. Tout le monde affiche une liste des valeurs de l’entreprise, des valeurs de la fonction publique, des valeurs de notre société (en ces temps de pluralisme). Je vous invite à lire à ce sujet l’excellent petit livre de Ken Melchin, L’art de vivre ensemble (en anglais : Living with Other People). Ken Melchin et certains de ses collègues travaillent en collaboration avec des entreprises et des ministères à mettre sur pied des programmes d’éthique centrés sur la pensée de Lonergan. Michael Stebbins à Spokane travaille lui aussi avec des dirigeants d’entreprise à instaurer une « business ethics » fondée sur Lonergan. Brian McDonough œuvre auprès des prisonniers à Montréal dans un programme visant à responsabiliser progressivement les auteurs de crimes violents, à les amener à cesser de se considérer comme des victimes pour accéder au questionnement moral. Et Brian se fonde explicitement sur Lonergan. La cosmopolis Lonergan a conçu la notion de « cosmopolis ». La cosmopolis est un point de vue supérieur. Un point de vue supérieur fondé sur l’intelligence, bien sûr, mais une intelligence détachée et désintéressée. La cosmopolis a pour rôle d’activer les idées opportunes et fertiles qui autrement ne seraient pas opératives. La cosmopolis est un retrait de la mentalité pratique visant à sauver la mentalité pratique. Il y aurait tant à dire. Lonergan parle d’un monde où beaucoup de décideurs, beaucoup de disciplines n’ont pas vraiment de boussole pour naviguer dans un monde où les dimensions de la signification ont changé totalement. Écoutez bien cette citation d’une conférence prononcée par Bernard Lonergan en 1955. « La culture classique ne peut être larguée sans être remplacée [...] Inévitablement , une droite solide se formera, destinée à vivre dans un monde qui n'existe plus. Inévitablement se formera une gauche éparpillée, captivée tantôt par un développement nouveau, tantôt par un autre, explorant tour à tour des possibilités nouvelles. Mais ce qui comptera, ce sera le centre, peut-être faible par le nombre, mais assez vaste pour être à l'aise tant avec l'ancien qu'avec le nouveau, assez appliqué pour résoudre une à une les transitions à faire, assez fort pour refuser les demi-mesures et pour exiger des solutions complètes même si elles tardent à venir. » N’est-ce pas prophétique comme propos! Pour un premier contact avec l’oeuvre de Lonergan Si certains et certaines d’entre vous n’avez jamais ouvert un livre de Lonergan et voulez savoir par où commencer, voici quelques suggestions :
Regard sur l’ensemble de l’œuvre de Lonergan Philip McShane dit, dans une entrevue accordée pour le site Web français sur Lonergan : « Il est important de noter que Lonergan a réalisé trois grandes choses. D’abord, il a produit une théorie économique qui jusqu’ici est passée inaperçue. Il s’agit d’une oeuvre extraordinaire. Deuxièmement, il nous a donné la spécialisation fonctionnelle, en 1965. La troisième est en fait une redécouverte. Une redécouverte d’Aristote. En science, on ne décerne pas de distinction pour les redécouvertes. » Je donne le mot de la fin à mon ami Louis Roy, qui écrit, dans La foi en dialogue : « La lecture des œuvres de Lonergan, tout en s’avérant austère, offre un cadre philosophique, théologique et méthodologique qui accueille bien des questions que se posent des gens en recherche et marqués par l’histoire, les sciences et les grandes préoccupations du monde actuel. Les solutions esquissées se situent à un niveau fondamental. Telle est la façon particulière dont Lonergan a voulu, tout au long de son cheminement intellectuel, honorer ce qu’il y a de plus noble chez l’être humain. » |