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Introduction à |
Pierre Robert Cette recherche est portée par la question de la vie spirituelle et de la spiritualité. Comment penser la vie spirituelle et sa place dans le sujet selon une approche réflexive? Et plus précisément, comment le faire en des catégories et des perspectives lonerganiennes1 ? La réflexion sur le sujet porte d'abord sur le sujet connaissant pour passer au sujet existentiel, mais cette démarche peut être prolongée jusqu'au « sujet spirituel », pour employer une expression se situant dans la ligne suivie. En effet, la dimension religieuse doit aussi être intégrée si on entend parvenir à une vision complète du sujet en des perspectives chrétiennes. Toutefois, on remarquera d'emblée que la dimension spirituelle chrétienne n'appartient pas à ce qu'il était convenu d'appeler l'ordre de la « nature ». Elle n'appartient pas à la structure même du sujet comme les quatre niveaux de la conscience dégagés par Lonergan : expérience, saisie, jugement, décision. Ce n'est donc pas toute réflexion qui parviendra à la trouver par le seul retour du sujet sur lui-même. Avant d'être réfléchie, cette dimension doit d'abord être mise en place, et elle l'est par des choix, des options. En leur absence, demeurera sans doute une disposition, mais non une dimension dans sa complexité. Si elle n'appartient pas à l'ordre de la nature, cette dimension toutefois s'y inscrit et l'oriente, elle l'assume de façon étonnante. Pensant la vie spirituelle en des catégories lonerganiennes, il ne s'agit pas de faire dire à Lonergan plus qu'il ne dit lui-même. En fait, on trouve chez lui quantité d'éléments pouvant servir de base à une réflexion sur la vie spirituelle (sa conception du cinquième niveau de la conscience, de la conversion religieuse, de l'expérience religieuse, du discernement [pulls and counterpulls] et ainsi de suite), mais on peut tenter d'aller plus loin. En l'occurrence, de penser la vie spirituelle dans des catégories de Lonergan et comme dans un prolongement de sa pensée. S'instaure alors un mouvement d'aller-retour où, dans un premier temps, on s'approprie la pensée de Lonergan et cerne un point d'ancrage en elle, et où, dans un second, on pousse ces catégories pour aller plus loin. Telle est la démarche suivie. Procédant dans la ligne de la réflexion de Lonergan sur les dynamismes de la conscience, notre analyse établit d'abord l'existence d'une nouvelle question (1.), puis d'un nouveau processus (2.), pour finalement clarifier la notion même de sujet spirituel (3.). C'est ainsi que la vie spirituelle est pensée en des catégories et des perspectives lonerganiennes. Cette analyse a une double portée : elle permet d'un côté de penser la vie spirituelle dans une approche réflexive; de l'autre, de parvenir à une image plus complète du sujet croyant. 1. Une nouvelle question... 1.1 Partie réflexive Comme on le sait, l'émergence d'un nouveau niveau de conscience se fait par l'apparition d'un autre type de question. Devant l'expérience se posent les questions : Qu'est-ce que c'est? Comment cela se fait-il? Ces questions amènent à se mettre en recherche; et cette recherche débouche sur la découverte d'une explication possible (saisie). Mais émerge un nouveau type de question : L'explication proposée est-elle vraie? Rend-elle bien compte des données? Ce deuxième type de question entraîne une réflexion dont le terme est un jugement; ayant pu vérifier, on se prononce, on reconnaît le bien-fondé de l'explication proposée. C'est la fin du processus cognitif. Toutefois, le dynamisme de la conscience ne se limite pas à ces trois niveaux de l'expérience, de la saisie et du jugement, car peuvent émerger les questions : « Que faire? » « Est-ce que cela en vaut la peine? » Ce nouveau type de question vise l'action, la conduite à tenir et appelle alors un processus distinct qui débouche sur une évaluation et une décision. Mais y a-t-il quelque chose au-delà? Lonergan dans l'entrevue que j'ai eue avec lui, s'exprimant sous une forme familière, affirme : Et finalement la question : Qui va nous sauver? Nous sommes dans un terrible pétrin. Nous ne pouvons nous sauver nous-mêmes. Cette dernière question n'est pas exactement la même que les autres, il faut l'expérience du monde et de soi-même2. Telle est la question qui entraîne l'ouverture à un « Sauveur », à une solution transcendante. Le monde ne se suffit pas à lui-même; nous sommes amenés à chercher au-delà, et à chercher un salut. Cette ouverture permet la mise en place d'une relation à Dieu, l'entrée dans un univers surnaturel; elle permet à l'amour de Dieu de se répandre dans nos coeurs par l'Esprit Saint (Rm 5 5). Comme on le voit, la démarche de Lonergan le conduit jusqu'au seuil, jusqu'au point d'entrée dans l'univers « surnaturel ». Et, en ce sens, cette question est la question ultime, puisqu'elle est le terme de la quête. Pourtant, on se demandera s'il existe quelque chose au-delà. Nous sommes conduits jusqu'au seuil du monde divin; y a-t-il une étape ultérieure? Cette question est concrète. Après une longue recherche, quelqu'un est conduit jusqu'à la foi. Mais est-ce le terme de toute quête? Si l'accession à la foi est le terme d'une recherche, elle s'avère aussi le point de départ d'un long chemin, lequel est maintenant conduit dans la foi. Il s'agit d'une recherche visant la rencontre et l'intimité avec le Dieu découvert et accepté. La conversion, terme d'une recherche, est aussi un nouveau départ. Commence un nouveau chemin, et un chemin prolongé. Celui-ci peut-il être réfléchi? Le faire, c'est réfléchir sur la vie spirituelle en christianisme. En effet, la vie spirituelle au sens strict apparaîtra comme ce chemin dans la foi. Lonergan nous conduit donc jusqu'à cette dernière question : Qui va nous sauver? Mais y a-t-il moyen de penser la démarche qui se poursuit? La chose se fera en ces perspectives s'il existe une nouvelle question. Or une nouvelle question surgit effectivement. En effet, ayant prononcé ce oui-à-Dieu qui fait nouer une relation avec lui, se pose très spontanément la question: Qu'attends-tu de moi? Quelle est ta volonté? Quel est ton dessein sur ma vie? Cette question, soulignons-le, est portée par la conviction profonde, souvent implicite, que Dieu nous ayant créés, nous connaît mieux que nous-mêmes, qu'il a le secret de notre être, la clé de nous-mêmes. Si cette question concerne le dessein de Dieu sur quelqu'un, c'est-à-dire sa vocation, elle se pose également de façon plus immédiate : Quelle est sa volonté en telle ou telle circonstance? Manifestement, une question de cet ordre émergera chez ceux qui ont parcouru le chemin qui la rend possible, mais elle existe néanmoins : Qu'est-ce que Dieu attend de moi? Ou mieux : « Que veux-tu que je fasse? » Car on ne saurait manquer de souligner le caractère personnel de cette question; elle est une question sur nous-mêmes, mais elle est une question adressée à quelqu'un, une question portant sur le dessein de Quelqu'un sur soi. Une telle interrogation n'est pas le fait de tous, c'est pourquoi on dira qu'elle n'est pas « structurale », c'est-à-dire qu'elle n'appartient pas aux dynamismes immanents du sujet. Déjà, Lonergan notait que la question « Qui va nous sauver? » suppose l'expérience de la vie. Plus encore ici, cette question suppose la rencontre, mais elle est amenée par la rencontre elle-même. On ne saurait non plus la dire périphérique, puisqu'il y va du sens de notre existence, de la réalisation de notre être. « Quelle est ta volonté? » En plus de rejoindre cette question par voie réflexive, on en constate le caractère central dans les traditions spirituelles. Il n'y a pas lieu de faire ici une enquête fouillée; quelques exemples suffiront pour apporter une confirmation. Tous connaissent Charles de Foucauld. Après sa conversion, il cherche longtemps sa voie. Or on trouve cette admirable parole dans ses carnets : Voilà toujours ce « Que voulez-vous que je fasse? » qui, depuis les dix ans que Vous m'avez ramené au bercail, que vous m'avez converti, et surtout depuis huit ans, revient si souvent à mes lèvres3! Cette quête de l'intention de Dieu semble bien être l'âme de sa recherche. Parmi tant d'auteurs spirituels, on peut citer Maître Eckhart. Il commence ses Instructions spirituelles en rappelant que la véritable obéissance est celle qui accueille la volonté de Dieu4. De même, l'intention des Exercices spirituels de saint Ignace n'est-elle pas de faire parvenir à l'élection, et l'élection de quoi? Du dessein de Dieu sur notre vie5. Enfin, on se souviendra que le souhait « que ta volonté soit faite sur terre comme au ciel » est une demande du Notre Père. Que finalement toute demande à Dieu est soumise à cette condition : que ta volonté soit faite. Que même, c'est à elle qu'une personne est acculée dans les moments extrêmes, comme en témoigne Jésus à l'agonie consentant à ce que la volonté du Père soit faite. D'ailleurs, ne disait-il pas : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé » (Jn 4,34)? Il y a donc bien une nouvelle question, une question qui se pose à l'intérieur de la vie de foi, après l'adhésion elle-même. Et cette question est le moteur de la vie spirituelle; elle est en fait la clé du cheminement dans le monde spirituel. C'est elle qui fait avancer d'étape en étape. Car il s'agit de consentir et d'entrer toujours davantage dans le dessein divin. Mais qui dit question, dit processus. Dans l'analyse de Lonergan, la question met en branle un processus; il s'agit maintenant d'explorer le processus particulier amené par cette question nouvelle. Avant de le faire toutefois, complétons cette première section par une enquête plus précise sur la « question ultime » dans les écrits de Lonergan. 1.2 Dans les textes de Lonergan Cette analyse plus précise est réalisée dans les textes suivant Method in Theology6, car c'est dans cette dernière période qu'il s'est davantage préoccupé de ces questions. Mais rappelons d'abord la façon dont les choses se présentent dans cet ouvrage même. Dans MT en effet, la question ultime est la question de Dieu. Après avoir analysé le Bien (ch. 2) et le Sens (ch. 3), Lonergan est amené à considérer la Religion (ch. 4) et commence en cherchant à montrer que, loin de lui être étrangère, la question de Dieu s'inscrit dans l'horizon même du questionnement humain (section 1). Telle est la problématique de base de Lonergan, qui est une problématique du seuil. De même, il cherche à montrer comment c'est le dynamisme même du dépassement de soi (self-transcendence) qui conduit à s'ouvrir à l'amour de Dieu répandu dans les coeurs comme à son accomplissement (section 2). Poursuivre sa pensée en cette ligne amène d'abord à Philosophy of God, and Theology7. Lonergan y rappelle les différents types de question et termine en disant : « Finally, there is the religious question: we are suffering from an unconditioned, unrestricted love: with whom are we in love? »8. Cette formulation diffère de celle qui est employée dans l'Entrevue (voir plus haut). Dans le contexte de la philosophie de Dieu, elle vise à montrer comment la question sur Dieu s'enracine dans l'amour religieux plutôt qu'elle ne le précède. Mais un peu plus loin dans le même ouvrage, apparaît une formulation légèrement différente : « It finally is religious when we ask whether there is anyone for us to love with all our heart and all our soul and all our mind and all our strength? »9. L'intention est toujours de montrer comment la question de Dieu s'enracine dans l'amour religieux plutôt qu'elle ne le précède, mais on remarquera que la tonalité est différente. La formulation « Avec qui suis-je en amour? » paraît plus cognitive, tandis que la formulation « Est-ce qu'il y a un fondement à cet amour sans réserve? », en somme, « Est-ce qu'il mérite d'être accueilli et vécu? » paraît davantage existentielle et s'apparente à la question : « Qui va nous sauver? » Voilà les éléments découverts dans Philosophy of God, and Theology au sujet de la « question ultime ». La recherche sur Dieu est précédée par un amour religieux : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé », affirme Lonergan à la suite de Pascal et d'Augustin10. Poursuivant cette enquête, on ira vers « Mission and the Spirit »11. Le contexte en l'occurrence est le dynamisme conduisant vers la transcendance. Ce dynamisme vers le haut est effectué par des opérateurs qui font passer d'un niveau à un autre (et qui seuls sont a priori). Ces opérateurs sont les questions. Les questions pour l'intelligence amènent à dépasser les seules données pour chercher une explication; les questions pour la réflexion font vérifier si l'hypothèse est vraie; les questions pour la délibération font s'interroger pour savoir si telle ligne de conduite est vraiment bonne, si elle est applicable, si elle en vaut la peine. Mais, encore une fois, qu'y a-t-il au-delà? Il s'agit encore ici de la conscience du besoin de rédemption.
D’abord, il y a, je crois, l’éveil à un besoin de rédemption. [...] Infirme par sa condition et infirme dans son âme, l’homme a besoin de rédemption, de délivrance, de salut et il peut les chercher12. Telle est la raison de l'entrée dans l'univers surnaturel. Nous sommes conduits par un dynamisme (la passion de l'être : the passionateness of being) qui agit comme un quasi operator au terme de la recherche intentionnelle. Rendus à ce terme apparaissent des incertitudes quant à la réussite de cette ascension. Les ambiguïtés dans la croissance humaine entraînent le besoin de rédemption. Cette analyse manifeste à l'évidence les perspectives de Lonergan : montrer comment la ligne du dépassement de soi conduit à l'univers religieux, montrer le point d'inscription de celui-ci. Par là nous sommes conduits jusqu'au seuil. Telle est la problématique. Il ne parle pas toutefois d'une possible question ultérieure. Malgré tout, Lonergan voyait assurément au-delà, et il nous livre ici une intuition précieuse, la distinction entre la voie montante et la voie descendante. On monte d'un niveau de conscience à un autre, mais l'inverse est aussi possible : le don de l'amour de Dieu rejaillit sur le plan moral, et sur le plan intellectuel. Cette distinction projette une lumière sur notre sujet. La question « Quelle est ta volonté? » est réelle; on pourrait même la dire un « opérateur » de la démarche spirituelle, mais d'où vient-elle? L'expérience sensible fait surgir la question : « Qu'est-ce que c'est? » La saisie effectuée amène à se demander « Est-ce bien ainsi? » On peut penser que la question « Que veux-tu? » est issue de l'amour donné. Elle vient d'en haut. Cette question vient évidemment des circonstances de la vie auxquelles on doit faire face, mais le choix d'y répondre, en se posant ce type de question, vient fondamentalement de l'amour religieux. C'est l'amour reçu au fond de la conscience qui fait pression et amène à dire à Dieu : « Qu'attends-tu de moi? » En ce sens, existe une parenté entre cette question et l'interrogation sur Dieu issue de l'amour, rencontrée plus haut. S'interroger sur le dessein de Dieu suppose que la relation est établie. Elle vient après l'adhésion, après l'entrée dans l'univers surnaturel. C'est elle qui jouera le rôle d'« opérateur » sur la route. Une autre pièce à verser au dossier se trouve dans « Christology Today »13. Passant en revue les différentes façons d'approcher le Christ, Lonergan est conduit au point où le message adressé par l'Évangile devient une question religieuse. Le message, dit-il, est « simple, radical et extrêmement personnel ». C'est « Venez à ma suite »14. Le message conduit à la rencontre. Alors la question est existentielle; elle est religieuse : Que fais-tu? Viens-tu à ma suite? « Venez à ma suite! » Et cette question, souligne Lonergan, est intensément personnelle, car il s'agit de suivre celui qui dit « Moi », et de le suivre jusqu'au bout. Ce texte met bien en relief la dimension personnelle, mais on remarquera que celle-ci est double. La relation est établie avec quelqu'un; elle est aussi établie par quelqu'un : « Toi, suis-Moi! », est-il dit à l'occasion. Le point d'ancrage de la question de la volonté de Dieu apparaît ainsi plus clairement. Elle se pose une fois que quelqu'un a dit oui, une fois qu'il a répondu et s'est mis en route. Maintenant que je suis parti vers toi, parti avec toi, qu'attends-tu de moi, que veux-tu que je fasse? Si elle joue un rôle pour amener à se mettre en route, elle se pose davantage une fois engagé à la suite du Christ. Voilà donc différents aspects de la « question ultime », d'après Lonergan. Il y a trois types de question qui conduisent à un seuil, celui du salut. Ici s'inscrit le dépassement dans l'amour de Dieu, qui est donné. Toutefois, ce dépassement, qui est une conversion, est un nouveau départ; il s'agit alors de penser ce chemin, et bien des éléments de la pensée de Lonergan nous aident à le faire. 2. Un nouveau processus 2.1 Le discernement Notre objectif, rappelons-le, est de penser la vie spirituelle en des catégories lonerganiennes, d'élaborer une réflexion de théologie spirituelle à l'aide de ces catégories. S'il y a donc une nouvelle question, il y aura un nouveau processus... En effet, la question « Qu'est-ce? » amène une recherche (inquiry); la question « Est-ce? » entraîne une réflexion (reflection); la question « Que faire? » entraîne une délibération (deliberation). Quel processus entraîne alors la question « Quelle est ta volonté »? II s'agit de ce que traditionnellement en spiritualité on appelle un discernement. Nous commencerons par quelques remarques sur le discernement avant d'essayer de le situer en des catégories lonerganiennes. Dans la vie de foi, le discernement est une façon d'identifier la volonté de Dieu, son dessein, son intention en telle ou telle circonstance. Le Dictionnaire de la vie spirituelle le présente de la façon suivante : La nécessité du discernement spirituel s'enracine dans l'expérience de la vie de foi, en lien avec le Christ, l'Église et le monde. La complexité des situations que le chrétien est appelé à vivre pour mettre en oeuvre le projet de Dieu sur lui-même et sur les autres lui impose un examen attentif des motivations qui gouvernent ses choix. Dieu appelle singulièrement chaque homme et chaque groupe de personnes réunies en son nom. C'est l'objet d'une vocation particulière qui s'insère dans le contexte de la vocation totale du peuple qu'il s'est choisi. Ce qui est bon pour l'un ne l'est pas pour l'autre; ce qui est mieux pour l'un ne l'est pas toujours pour l'autre. D'où la question : « Comment reconnaître les signes de Dieu dans une situation donnée, et face à certains choix? »15. Le discernement désigne la démarche de reconnaissance de l'appel de Dieu sur une vie ou dans telle ou telle circonstance. Comme il est dit, il s'agit d'une façon de reconnaître les signes de Dieu dans une situation donnée. Y a-t-il des raisons fondamentales à l'existence du discernement? Lorsqu'il s'agit de découvrir les intentions de Dieu, on peut s'adresser en premier lieu à son dessein créateur et aux commandements qui l'explicitent; on peut s'adresser en second lieu à l'Évangile apporté en Jésus Christ, aux Béatitudes, au Sermon sur la montagne, à l'exemple donné par Jésus lui-même; on peut enfin se fier à l'Église dans la mesure où elle poursuit l'oeuvre du Christ et le représente. Toutefois, ces références demeurent en un sens générales. Il s'agit d'un horizon à l'intérieur duquel se situer, d'un programme à mettre en oeuvre, mais qui ne dit pas l'intention plus précise de Dieu sur la vie d'un chacun. Cette intention se situe comme à l'intérieur de ce cadre plus général, mais n'est pas immédiatement donnée par lui. Nous sommes appelés à la suite du Christ, mais quelle sera la configuration plus précise de cette vie? Quelle est la vocation d'un chacun? Est-il appelé à être religieux, prêtre, laïc, marié, engagé dans telle ou telle profession? Est-il appelé à telle ou telle communauté? Et à quel type de vocation: pastorale, intellectuelle, engagement caritatif, solitude monastique16? De plus, il y a non seulement l'appel de chacun, il y a les étapes sur la route. La vie spirituelle est un long chemin, et un chemin difficile, où surviennent des tournants à prendre, des sauts à faire pour aller plus loin. Où chacun en est-il rendu? Que doit-il faire maintenant? Encore là, on peut penser que Dieu qui guide chacun a une intention, même si elle est voilée, et que des signes seront donnés. Et même, c'est non seulement en des moments stratégiques mais au quotidien que la présence de l'Esprit se manifeste: Que dire à telle personne en telle circonstance? Est-il judicieux d'entreprendre telle démarche? Il s'agit donc d'identifier les appels plus précis à l'intérieur de l'appel général de l'Évangile. Mais l'Esprit a été donné à l'Église et à ses membres pour les conduire sur la route vers la vérité tout entière. L'Esprit a été envoyé à la Pentecôte pour que l'Église se mette en marche dans sa mission. Il est donné à chacun pour l'accomplissement de sa vocation. II s'agit de le reconnaître dans la mesure du possible, et c'est ainsi que s'effectue un discernement. Il est important, rappelons-le, de comprendre que le discernement demeure à l'intérieur de la foi. La foi elle-même est reçue dans le mystère; elle demeure voilée, on ne peut parvenir sur son compte à une évidence. C'est d'ailleurs pourquoi il s'agit d'une « foi » et non d'une « claire vision ». A fortiori, lorsqu'il s'agit de la vie dans le monde de la foi. On ne saurait parvenir, sur sa vocation par exemple, à une évidence qui dispenserait de croire et de sauter en Dieu : on demeure dans l'ordre de la foi. C'est d'ailleurs pourquoi il importe à l'occasion d'avancer du mieux possible sans trop s'inquiéter, quand son intention est droite, car on ne parviendra pas à une évidence stricte concernant les volontés de Dieu, d'autant plus que s'il guide sur la route, il ne donne pas d'un coup la totalité de son plan, lequel se déploie progressivement dans la mesure de notre adhésion. Le discernement est donc un processus particulier de la conscience intentionnelle, et un processus acquis. Il existe en effet un apprentissage du discernement. Pourquoi? C'est que fondamentalement la volonté de Dieu se découvre à ceux qui la cherchent; elle appelle la familiarisation progressive avec une certaine façon de fonctionner, plus particulièrement avec une lecture effectuée sur des signes17. Mais nous ne pouvons entrer dans une analyse élaborée du discernement et des critères de celui-ci (les circonstances de la vie, les talents ou aptitudes, l'avis d'un conseiller spirituel, l'accord avec l'Évangile, les sentiments de consolation, d'encouragement, ou de désolation). Tentons maintenant de le situer dans des catégories lonerganiennes. 2.2 Le discernement en des catégories lonerganiennes Est-il possible de penser le discernement en des catégories lonerganiennes? Celui-ci n'a pas laissé tellement de réflexions sur le sujet, mais on pourra reprendre le tout en ses perspectives. À vrai dire, et sans une enquête approfondie, les réflexions découvertes chez Lonergan sont de deux types. Il y en a certaines où il reprend des pensées traditionnelles ou connues, comme dans l'Entrevue18 ou dans Caring about Meaning19 ; il s'agit d'allusions manifestant sa connaissance de l'acquis habituel sur la question. Il y en a certaines autres où il s'engage dans une considération plus personnelle. Ces reprises plus personnelles se trouvent particulièrement dans les derniers articles de A Third Collection. Ainsi dans « Theology and Praxis »20. Reprenant à son compte une analyse d'Eric Voegelin, Lonergan parle d'attractions positives et d'attractions négatives (pulls and counterpulls). La chose se rencontre dans Platon, mais aussi dans l'Évangile. L'existence est symboliquement comprise comme un champ d'attractions positives ou négatives; les attractions positives attirent vers le Divin tandis que les attractions inverses détournent vers les plaisirs et les excès. Dans un contexte évangélique, le phénomène se retrouve: on dira que « quand il est élevé, le Fils attire tous les humains à lui » (Jn 12,32); « nul ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire » (Jn 6,44). Comment Lonergan réintègre-t-il ces réflexions en ses perspectives? D'abord, il considère que ce type de savoir appartient à l'ordre des fondements et il le situe précisément dans le contexte de la théologie spirituelle : … cette sorte de connaissance qui permet aux gens de vivre leur vie. C’est la sorte de connaissance que les savants et les chercheurs, les philosophes et les théologiens, tiennent pour acquise lorsqu’ils exercent leurs fonctions de spécialistes [...]. C’est la sorte de connaissance dont les écrivains ascétiques et mystiques traitent lorsqu’ils parlent du discernement des esprits et proposent des règles pour distinguer l’attraction positive et l’attraction négative, l’attraction du Père qui amène à son Fils et, d’autre part, la myriade des autres attractions qui distraient l’esprit humain21. On ne saurait mieux définir le savoir en question, qui est un savoir de l'ordre des fondements, antérieur en ce sens aux spécialisations, existentiel. Cela dit, Lonergan le réintègre à sa façon dans la méthode en théologie. On sait que dans sa méthode, les tâches « Dialectique » et « Explicitation des fondements » concernent les aspects plus existentiels, ainsi les horizons et conversions. Or il établit un rapport entre la théologie et la vie spirituelle: la Dialectique est à la théologie ce que les attractions sont à la vie spirituelle; de même, l’Explicitation des fondements est à la théologie ce que le discernement est à la vie spirituelle. C'est ainsi que la théologie qui présuppose une familiarité de cet ordre est essentiellement une praxis22. Ayant rappelé des éléments de la pensée de Lonergan sur le discernement, il s'agit maintenant de prolonger et de penser le processus lui-même en des catégories lonerganiennes. Commençons par le décrire. Devant un choix, se pose la question : Quelle est la volonté de Dieu, quel est son dessein, son attente en ce cas? Cette question met en branle un processus : le croyant s'interroge, prie, cherche à reconnaître les inspirations, les signes, prend conseil s'il y a lieu; en somme, il discerne de façon à identifier le dessein divin. Ayant reconnu un appel de Dieu, il se décide, opte en ce sens et agit en conséquence. Comment comprendre cette analyse en des catégories lonerganiennes? Il ne s'agit pas exactement du cinquième niveau de la conscience, car ce qui est désigné de la sorte consiste plutôt dans un état de base d'être-en-amour avec Dieu (being-in-love), une orientation de fond qui porte la conscience. Mais on y retrouve assez curieusement la structure de base de la connaissance: expérience, saisie, jugement. En effet, il y a expérience, c'est-à-dire événements, circonstances de la vie; de ceci surgit une question « Que faire? », mais : Que faire selon Dieu, que faire dans la fidélité à Dieu, qu'est-ce que Dieu attend? Alors se présentent des signes, des inspirations, des « émotions » (consolations), des attractions dans un sens ou dans l'autre. Si bien qu'on est appelé à discerner, c'est-à-dire à reconnaître les indications positives, à faire le tri de façon à élire la ligne de conduite selon Dieu, celle qui apparaît inspirée par lui. C'est dire qu'il y a trois niveaux : expérience, inspirations (attractions), discernement. Comme si la structure de base de la connaissance se retrouvait en ce domaine, les inspirations apparaissant comme des suggestions, et le discernement, un tri. Mais on peut aussi reprendre autrement. En effet, le discernement se situe plutôt au plan de l'action, de la conduite à tenir23. Mais si tel est le cas, on retrouve le processus du quatrième niveau de la conscience, celui de la décision. En fait, la question : Que faire selon Dieu? entraîne un discernement parmi des conduites possibles. Le discernement apparaît alors comme un processus de délibération en vue d'une évaluation, laquelle entraîne une décision, qui entraîne une action. Le discernement se comprend aussi de la sorte. C'est dire que le quatrième niveau serait ainsi repris au plan spirituel. La question : Que faire selon Dieu? apparaît alors comme une forme particulière de la question pour la délibération24. Le quatrième niveau est donc repris, mais comment? S'agit-il d'une façon particulière de faire? Ou est-ce un nouveau niveau complètement, un cinquième, sinon un sixième? Comment comprendre la place de ce que nous analysons? Comment l'intégrer dans le cadre général de la pensée de Lonergan sur le sujet conscient? C'est l'objet de la prochaine section. Ayant dégagé un processus, qui se situe dans la suite du questionnement, il reste pour finir à en voir le terme. Comme on l'a signalé, le discernement fait le tri, ce qui constitue un terme; pourtant, il reste un élément à ajouter, et qui tombe à merveille dans le contexte. Lonergan reprenant la pensée de Voegelin souligne : Il reconnaît l’existence de l’attraction positive et de l’attraction négative. L’acquiescement à l’attraction positive met fin au questionnement. L’orientation vers l’attraction négative laisse les questions sans réponse et crée un malaise de la conscience25. Suivre l'attraction vers le divin met un terme au questionnement. La recherche en vue d'un discernement est comme un questionnement auquel la poursuite de l'attraction positive met un terme. Tandis que le contraire laisse dans l'insatisfaction. On ne saurait mieux conclure cette analyse. 2.3 Inscription dans le cadre de la pensée de Lonergan Il importe de comprendre l'esprit d'une démarche comme celle qui est mise en oeuvre ici. Il s'agit en premier lieu de constater, pour ensuite intégrer. Si la perspective consiste à partir des données de la conscience, en l'occurrence des données spirituelles, il s'agit d'abord de reconnaître ce qui arrive, plutôt que de court-circuiter au nom d'un système, et, deuxièmement, de lui trouver une inscription dans l'ensemble. Or intégrer les phénomènes analysés nous place devant une forme particulière du problème posé par le « cinquième niveau de la conscience ». Voici l'essentiel de ma solution26. Comme on le sait, l'être-en-amour religieux est un état de base de la conscience. L'amour de Dieu qui repose dans le coeur est un état dynamique, un état qui va au-delà des quatre premiers, les assume et les oriente. C'est pourquoi il est considéré comme un accomplissement du quatrième niveau, sinon même comme un cinquième niveau distinct. De ce niveau, Lonergan dit qu'il est fondamental et ultime, puisqu'il donne une réponse de base au désir de la conscience. Mais c’est cette conscience en tant que parvenue à une plénitude, en tant qu’elle a subi une conversion, qu’elle possède une base qui peut être élargie, approfondie, élevée, enrichie, mais non pas dépassée [...]27. C'est dire qu'il n'y a pas de place pour d'autres niveaux ultérieurs car celui-ci est, selon ses propres dires, indépassable. On pourrait à la rigueur envisager une différenciation plus grande, mais où celui-ci demeurerait toujours le dernier, si on veut être fidèle à la pensée de Lonergan. Donc pas de sixième niveau. Mais comment penser ce qui vient d'être décrit? Rappelons d'abord que tout comme les trois premiers niveaux sont la base de la dimension intellectuelle et de la conversion qui la réoriente, le quatrième est la base de la dimension morale et de la conversion qui la réoriente, alors que le cinquième niveau, mis en place par une conversion religieuse, est la base de la dimension religieuse. Or l'état de base, explique Lonergan, rejaillit sur les autres niveaux. La conversion religieuse transvalue les valeurs; elle apporte un sens qui donne sens à tous les sens. Ainsi la conversion religieuse rejaillit sur les dimensions morale et intellectuelle en leur donnant un fondement. Toutefois, lorsqu'il décrit la conversion religieuse28, il ajoute que la conversion religieuse n'a pas pour seul rôle de donner un fondement aux autres dimensions; elle a sa spécificité, sa densité propre. Parmi les éléments caractéristiques de cette dimension, notons une plénitude, une joie, une paix, une béatitude transcendantes, un appel à la sainteté29. En ce contexte, le discernement n'appartient pas au rejaillissement de la dimension religieuse sur les autres domaines, mais à l'établissement d'une dimension spécifique, d'une façon spécifique de fonctionner. La conversion religieuse met en route vers le Dieu découvert, ce qui entraîne l'établissement aux autres niveaux d'une façon propre de fonctionner. Ainsi le niveau de la décision est-il surélevé pour devenir le niveau de la décision en Dieu et selon Dieu. Mais plus encore, cette spécificité se retrouve à tous les niveaux. Non seulement les décisions sont-elles prises selon Dieu et l'univers spirituel, mais aussi apparaissent des raisons nouvelles, des convictions nouvelles. En effet, on trouve également, au plan intellectuel, tout d'abord des contenus nouveaux, les doctrines de la foi elle-même, mais aussi une compréhension nouvelle qui se déploie en cette ligne, comme la théologie, et même une intelligence spirituelle, des lumières données30. Apparaissent même des fonctions nouvelles : la mémoire n'est plus celle des faits précédant la conversion, mais celle des hauts faits de Dieu pour soi, que chacun conserve pour les méditer dans son coeur; l'imagination peut collaborer à se représenter les faits spirituels; elle est purifiée pour répondre aux touches divines. Et même, certains auteurs parlent de « sens spirituels ». Ces rappels amènent à affirmer que la vie de foi, ou de la grâce, non seulement rejaillit sur les autres niveaux pour les réorienter, mais crée en ces niveaux un fonctionnement adapté à son usage. Et ces niveaux ne sont pas différents, ce sont les mêmes, mais repris, transformés, surélevés. Orientés vers des objectifs spécifiques. Une clé précieuse nous vient ici de la théologie thomiste : la surnature élève la nature tout en la respectant. Ainsi la vie de grâce réside dans l'essence de l'âme, elle est considérée comme un habitus entitatif. Un habitus, c'est-à-dire qu'elle n'est pas de l'ordre de la structure mais de l'acquis (ou du donné par Dieu); entitatif, c'est-à-dire qu'elle change l'être même, le surélevant au-delà de ses capacités propres. Cette vie de grâce influe de l'essence de l'âme sur les facultés pour donner à l'intelligence la foi, et à la volonté, l'espérance et la charité. C'est-à-dire une façon surnaturelle d'opérer. De même, le cinquième niveau rejaillit sur les autres, non seulement pour les réorienter, mais pour créer en chacun d'eux un mode spécifique, chrétien, spirituel, de fonctionner. Notre présentation est schématique, appelant un approfondissement, mais elle est importante. En effet, cette perspective permet de donner un statut « critique », c'est-à-dire réflexif (dans les catégories du sujet), à la vie de foi et à la vie spirituelle; tout l'édifice est réemployé à des fins distinctes par une vie nouvelle. 3. Le sujet spirituel Et c'est ainsi que nous sommes conduits au sujet spirituel proprement dit. Les analyses qui précèdent permettent de préciser la portée de cette expression. Pour situer le sujet spirituel, partons encore une fois de Lonergan. Comment celui-ci comprend-il le sujet existentiel? Il y a le niveau de la décision. Or nos décisions portent sur différents objets, mais il apparaît peu à peu, dit Lonergan, que ces décisions non seulement portent sur des objets mais qu'en retour elles nous font nous-mêmes. Le sujet découvre qu'il en tient à lui de décider de ce qu'il est et sera, si bien que se présente le moment existentiel. Le sujet prend en main sa propre existence pour s'orienter par lui-même, échappant ainsi à la dérive31. Tel est le sujet existentiel, qui apparaît quand les décisions portent sur soi-même et sur son orientation. Or, comme le dynamisme même de la croissance va dans le sens de devenir toujours plus un sujet, c'est-à-dire un « auteur », le sujet existentiel, apparaissant quand le sujet se prend en charge lui-même, est le sujet en sa plénitude. Comment comprendre le sujet spirituel en ce contexte? Le sujet qui est appelé à prendre sa vie en main le fait en se mettant à la suite du Christ, en établissant une relation vive avec Jésus Christ. Se mettant à la suite du Christ, il quitte ses façons de faire antérieures, il échappe à la dérive. À vrai dire, il prend sa vie en main pour la remettre entre les mains de Dieu. Et c'est même le fait de se mettre à la suite du Christ, de répondre à son appel, qui lui fait la prendre en main, se conduire soi-même plutôt qu'être conduit par ses intérêts, ou ses pulsions, ou le milieu environnant. Loin d'être une démission, il s'agit d'un dépassement. La vie spirituelle sera exprimée de façon trinitaire; elle est quête de Dieu, suite du Christ, réponse aux appels de l'Esprit et entrée dans sa mouvance. La suite du Christ est aussi recherche du sens en Dieu de sa propre vie et entrée progressive dans un dessein de Dieu sur soi. Loin de renoncer à se réaliser lui-même, le croyant cherche à se réaliser en faisant confiance à Dieu, en réalisant le dessein de Dieu sur lui. On comprend alors que loin d'être une fuite, la vie spirituelle est un dépassement, l'entrée dans un dessein supérieur (une affirmation reconnue par la foi évidemment). Mais s'il en est ainsi, le sujet spirituel se trouve dans une relation d'Aufhebung, d'assomption par rapport au sujet existentiel. Il y a dépassement, rupture, intégration supérieure qui préserve et garantit le meilleur de ce qu'il y avait avant. Ainsi le sujet ne renonce pas à prendre sa vie en main, mais il le fait en réponse à un appel du Christ, selon le dessein de Dieu. En ce sens, il y a dépassement, entrée dans un dessein supérieur sur soi. Il y a aussi rupture, car il est question de perdre sa vie, en l'orientant en fonction de l'appel d'un autre. Mais qui perd sa vie la trouve. Il y a intégration supérieure: le dessein supérieur de Dieu est la clé de notre être, notre vérité profonde. Tel est l'amour du Père éternel, du Dessein infini. On ne cherche pas Dieu parce qu'on fuit l'appel à se réaliser, mais parce qu'on croit qu'il sait mieux que nous ce qui est bon pour nous. Tel est le pari de l'existence chrétienne. Le projet de Dieu sur nous est le nôtre le meilleur, et le nôtre le meilleur est en son coeur celui de Dieu. Le sujet spirituel qui se met à la suite du Christ est appelé à parcourir une longue route. Toujours sur cette route se posera la question : Que veux-tu que je fasse? Quelle est l'intention de Dieu? Et cette question sera le moteur au plan conscient de sa démarche, c'est elle qui le fera aller d'étape en étape, avancer sur la route dans une confiance progressive. Évidemment, il existe d'autres aspects dans la démarche spirituelle, prière, discipline personnelle, soucis des autres, mais celle-ci est centrale. Mais de soi, il s'agit critiquement de passer aux autres, disons-le en terminant. Or les autres sont souvent considérés comme un ensemble, de façon globale. On peut toutefois venir à les penser comme d'autres sujets. L'être humain est un projet qui se réalise; en termes chrétiens, il est un appel, une vocation, un projet de Dieu. On découvre peu à peu que l'autre aussi est un projet, lui aussi a un appel, lui aussi est un dessein de Dieu. Si bien qu'on est appelé à penser le rapport qui s'établit entre ces différentes vocations. Chacun étant spontanément attaché à sa façon de voir et de faire, on peut penser ce rapport en termes de compétition et de conflit. Mais s'il est inévitable qu'il y ait des tensions entre les individus et même des tensions concrètes entre les différents appels, on peut malgré tout se donner une base plus profonde pour comprendre la chose. La compétition n'est pas la seule forme du rapport à autrui; elle est appelée à un dépassement en esprit de service. Ce qui a été la forme de notre recherche de Dieu devient en retour notre voie dans le service de nos frères. Notre identité est un service dans un tout plus vaste. De plus, si les autres sont différents, et non par déficience, c'est qu'il y a diversité des appels, et ainsi naît l'idée de corps. Un corps a plusieurs membres mais constitue une unité. Et même, c'est le fait que chaque membre assure sa fonction qui permet au tout de se réaliser. Il s'agit d'une diversité intégrée. Mais si on croit qu'elle est intégrée, c'est parce qu'on croit que la diversité des appels est issue d'un plan divin et que le tout lui-même est un dessein divin. Si bien que donnant à chacun une place et un service dans un dessein plus vaste qui se réalise ainsi, l'Esprit agit en vue du bien de tous32. Nous voici au bout de notre parcours. Cherchant à comprendre le sujet spirituel en des catégories et des perspectives lonerganiennes, nous sommes parti de la pensée de celui-ci pour nous engager plus avant dans sa ligne. Ce mouvement d'aller-retour nous a conduit de la mise au jour d'une nouvelle question, sur la volonté de Dieu, à l'analyse d'un nouveau processus, le discernement. Ce qui a permis de comprendre le sujet spirituel comme un dépassement et une intégration supérieure du sujet existentiel, où chacun est inscrit dans un dessein transcendant et bienveillant en vue du bien de tous. 1Précisons ces distinctions. Par vie spirituelle, on désigne plutôt l'expérience; par spiritualité, l'école ou la famille spirituelle, ainsi l'école franciscaine, dominicaine ou jésuite...; ou encore, la branche de la théologie qui porte sur ce domaine. 2Voir Pierre ROBERT, « Théologie et vie spirituelle. Rencontre avec Bernard Lonergan », dans Science et Esprit, 38 (1986), p. 340. (Entrevue reproduite dans le présent site Web). Version anglaise : « Theology and Spiritual Life. Encounter with Bernard Lonergan », dans Lonergan Workshop, t. 10, 1994, 9:40 PM 11/06/2009 330-343 (ici, p. 342) (= Entrevue). 3Méditation à Rome en décembre 1896. On pourrait ajouter ici cet extrait d'une méditation dont on a fait la Prière d'abandon : « Mon Père, je m'abandonne à Vous, faites de moi ce qu'Il vous plaira. Quoique Vous fassiez de moi, je Vous remercie. Je suis prêt à tout, j'accepte tout, pourvu que Votre Volonté se fasse en moi, en toutes Vos créatures; je ne désire rien d'autre, mon Dieu [...] » (voir Denise et Robert BARRAT, Charles de Foucauld et la fraternité [coll. Maîtres spirituels, 15], Paris, Éditions du Seuil, 1958, p. 120). 4Voici ce texte : « La meilleure prière que puisse faire l'homme ne doit pas être: Donne-moi cette vertu ou cette manière d'être, ou encore: Seigneur, donne-toi à moi, ou donne-moi la vie éternelle, mais bien: Seigneur, donne-moi seulement ce que tu veux et fais, Seigneur, ce que tu veux et de la manière que tu veux. Cette prière surpasse l'autre autant que le ciel domine la terre. » (Maître ECKHART, Les Traités, introduction et traduction de Jeanne ANCELET-HUSTACHE, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 42). 5 Il y a sur ce sujet un très bel article de Frederick E. CROWE : « Dialectic and the Ignatian Spiritual Exercises », dans ScE 30 (1978), p. 111-127; repris dans F. E. CROWE, Appropriating the Lonergan Idea, textes réunis par Michael VERTIN, Washington, The Catholic University of America Press, 1989, p. 235-251. Nous y reviendrons. 6 Bernard J. F. LONERGAN, Method in Theology, Londres, Darton, Longman & Todd, 1972, 405 p. (traduction française: Pour une méthode en théologie, sous la direction de Louis Roy, o.p., Montréal, Fides / Paris, Les Éditions du Cerf, 1978, 468 p.). 7 Bernard J. F. LONERGAN, Philosophy of God, and Theology, Londres, Darton, Longman & Todd, 1973, 74 p. 8 LONERGAN, Philosophy of God, p. 54. 9 LONERGAN, Philosophy of God, p. 55. (« Cet amour est un amour religieux, enfin, lorsque nous cherchons quelqu’un à aimer de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit, de toutes nos forces »). 10 Voir LONERGAN, Philosophy of God, p. 10. 11 B. J. F. LONERGAN, «Mission and the Spirit», un texte de 1976 repris dans A Third Collection, New York / Mahwah, Paulist Press / Londres, Geoffrey Chapman, 1985, p. 23-34. En français : La mission et l’Esprit, traduction d’André Divault, revue Concilium, 1976. 12 La mission et l’Esprit, p. 163-164. 13 B. J. F. LONERGAN, « Christology Today: Methodological Reflections », un texte de 1975 repris dans A Third Collection, p. 74-99. En français : « La christologie aujourd’hui : réflexions méthodologiques », traduction de Michel Giard, dans Les voies d’une théologie méthodique. Écrits théologiques choisis, Desclée, Paris-Tournai/Bellarmin, Montréal, 1982, p. 183-207. 15 Antonio BARRUFFO, art. « Discernement », dans Dictionnaire de la vie spirituelle, Paris, Les Éditions du Cerf, 1983, p. 271-279; ici, p. 271. 16 Dans «Dialectic and the Ignatian Spiritual Exercises», Frederick E. CROWE reconnaît pour l'essentiel une distinction semblable bien qu'en des perspectives différentes. 17 Le discernement des esprits est une façon de reconnaître la volonté de Dieu en telle ou telle circonstance, mais il faudrait prendre garde de ne pas systématiser indûment. L'agir chrétien n'est pas toujours l'objet d'un discernement au sens strict. De plus, il existe plusieurs écoles de spiritualité et ce ne sont pas toutes les écoles qui prisent au même titre le discernement, à tout le moins au sens strict ; ainsi les dominicains. 18 « Deux règles pour avancer dans la vie spirituelle: - en période de désolation, ne rien changer [ne pas changer ses décisions], - en période de consolation, suivre l'Esprit » dans Entrevue (voir note 2), p. 334. 19 B. J. F. LONERGAN, Caring about Meaning. Patterns in the Life of Bernard Lonergan, ed. Pierrot LAMBERT - Charlotte TANSEY - Cathleen GOING, Montréal, Thomas More Institute, 1982 (par exemple, p. 23). 20 « Théologie et praxis », traduction de Germain Dandenault, dans Les voies d’une théologie méthodique, p. 145-162. 21 « Théologie et praxis », p. 159. 22 « La dialectique est à la théologie ce que l’attraction positive et l’attraction négative sont à la vie spirituelle. Et l’explicitation des fondements est à la théologie ce que le discernement est à la vie spirituelle. En effet, le discernement sait distinguer l’attraction positive de l’attraction négative; il ne permet pas à l’attraction négative de déformer l’attraction positive, ni à l’attraction positive d’abandonner tant soit peu de sa dignité et de sa valeur à l’attraction négative. Ainsi en arrivons-nous à voir la théologie comme étant fondamentalement une praxis. » (« Théologie et praxis », p. 160). 23 Bien qu'à vrai dire il y ait aussi discernement d'intuitions spirituelles, c'est-à-dire de lumières données; ce qui est de l'ordre de la pensée. En fait, les deux types d'inspiration existent : de l'ordre de la pensée, de l'ordre de l'action. 24 On remarquera que le quatrième niveau (dans son rapport avec les autres) est en un sens une systématisation. En effet, la structure de base se retrouve au plan de l'action. On commence par se demander « Que faire? » et on envisage des lignes de conduite possibles. Puis on se demande « Est-ce bien? Est-ce que cela en vaut la peine? Est-ce possible? » C'est-à-dire qu'il y a d'abord hypothèse puis évaluation; il y a comme deux niveaux où la question « Que faire? » est l'équivalent de la question « Qu'est-ce? » et « Est-ce à faire? », l'équivalent de la question « Est-ce? ». C'est ainsi que la structure de base se retrouve. 25 Dans « A Post-Hegelian Philosophy of Religion », ATC, p. 219. Même idée dans « Théologie et praxis » , p. 152. 26 Cette question, et plus globalement celle de la dimension religieuse du sujet, a été débattue récemment dans différents articles: Robert M. DORAN, « Consciousness and Grace », dans Method. Journal of Lonergan Studies, 11(1993), p. 51-75; Michael VERTIN, « Lonergan on Consciousness: Is There a Fifth Level? », dans Method, 12 (1994), p. 1-36; Patrick BYRNE, « Consciousness: Levels, Sublations, and the Subject as Subject », dans Method, 13 (1995), p. 131-150; Robert M. DORAN, « Revisiting "Consciousness and Grace" », dans Method, 13 (1995), p. I51-159; Tad DUNNE, « Being in Love », dans Method, 13 (1995), p. 161-175. 27 Pour une méthode en théologie, p. 129. 28 Pour une méthode en théologie, chapitre 10, section 2. 29 Pour une méthode en théologie, p. 275. 30 Et même, un instinct spirituel, un instinct de foi qui permet de reconnaître, de « sentir » (comme d'instinct) ce qui est accord avec la foi ou s'en éloigne. 31 Voir « Existenz et Aggiornamento », traduction de Pierre ROBERT, dans Les voies d’une théologie méthodique, p. 19-29. Voir les p. 131 et suivantes de mon article cité à la note 26. 32 On remarquera que l'essentiel de la démarche spirituelle réside dans la volonté de Dieu, non dans un état, tel la contemplation. Il s'agit d'être fidèle à Dieu en toutes circonstances. Appelle-t-il à la Montagne? II s'agit de le suivre. Demande-t-il de revenir dans la plaine? II s'agit d'être fidèle encore. Être fidèle dans la nuit comme dans la clarté, dans l'obscurité comme dans la lumière, dans la désolation comme dans la consolation. C'est ainsi que la visée fondamentale de la vie spirituelle n'est pas tant la contemplation que la charité, l'amour de Dieu, la fidélité à ses appels, à sa volonté, en toutes circonstances. |