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Les oeuvres de Bernard Lonergan |
DEUXIÈME PARTIE Esquisse des fonctions constituantes
7 L'interprétation Nous abordons maintenant l'interprétation comme fonction constituante de la théologie. Elle n'est pas sans rapport avec la recherche des données, l'histoire, la dialectique, l'explicitation des fondements, l'établissement des doctrines, la systématisation et la communication, car elle dépend de ces fonctions et celles-ci, à leur tour, dépendent d'elle. Mais elle n'en conserve pas moins sa fin propre et son mode spécifique d'opération, ce qui nous permet de la décrire en elle-même1. Suivant une terminologie assez répandue, j'entendrai par herméneutique les principes d'interprétation et par exégèse l'application de ces principes à une tâche particulière. La tâche envisagée est l'interprétation d'un texte, mais notre présentation sera assez générale pour s'appliquer à n'importe quelle tâche exégétique. Notons tout d'abord que tous les textes ne requièrent pas une exégèse. En général, plus un texte est systématique dans sa conception et sa rédaction, moins il a besoin d'être interprété. C'est ainsi que pour comprendre les Éléments d’Euclide, qui furent composés il y a environ vingt-trois siècles, l'étudiant doit consentir à un effort intellectuel, que la présence d'un professeur compétent peut d'ailleurs alléger en grande partie. Mais s'il faut travailler pour arriver à comprendre Euclide, le problème de bien l'interpréter ne se pose pas. Il n'y a qu'une seule compréhension exacte d’Euclide et, dans ce cas, on peut montrer qu'une compréhension inadéquate est erronée. Voilà pourquoi il n'existe pas – ou peu – de littérature exégétique sur Euclide, tandis qu'on trouve des commentaires en nombre infini sur les évangiles, pourtant si clairs et si simples. Mais à côté du mode systématique des opérations cognitives il y a le mode du sens commun. Il existe également plusieurs variétés de sens commun. Ce dernier est commun non pas aux êtres humains de tous les pays et de tous les temps, mais aux membres d'un groupe humain engagés dans une communication effective les uns avec les autres. Pour ces derniers, les paroles de sens commun qu'ils prononcent ont un sens parfaitement clair et ne demandent aucune exégèse. Mais ces paroles peuvent être communiquées à d'autres groupes, éloignés dans l'espace et le temps, dont les horizons, les valeurs, les intérêts, le développement intellectuel et l'expérience humaine diffèrent. Les expressions utilisées ont des composantes intersubjectives, artistiques et symboliques qui paraissent étranges. Dans ce cas, on se pose la question : Que veut dire cette phrase, ce paragraphe, ce chapitre ou ce livre ? Plusieurs réponses semblent possibles, mais aucune n'apparaît tout à fait satisfaisante. C'est ainsi que se présente, en général, le problème de l'interprétation. De nos jours cependant, quatre facteurs concourent à le rendre beaucoup plus aigu. Premièrement, l'émergence d'une conscience à la fois mondiale et historique ; nous sommes conscients qu'il existe, à l'heure actuelle, plusieurs cultures très variées et que des différences considérables séparent ces cultures de celles du passé. Deuxièmement, l'essor des sciences humaines, aux yeux desquelles la signification constitue une catégorie fondamentale et l'interprétation, en conséquence, une tâche fondamentale. Troisièmement, la confusion qui règne dans la théorie de la connaissance et l'épistémologie ; l'interprétation n'étant qu'une application particulière de la connaissance humaine, à savoir la connaissance de ce que signifie un texte, il s'ensuit qu'une confusion affectant la connaissance humaine entraîne une confusion dans l'interprétation. Quatrièmement, la modernité. L'homme moderne s'est efforcé de se créer un monde à lui, en se libérant de la tradition et de l’autorité, en élaborant sa propre vision du monde et en réinterprétant, de ce fait, les visions du passé. C'est ainsi que les auteurs classiques – grecs et latins – ont été retirés du contexte de l'humanisme chrétien et se sont révélés païens ; que la loi a été retirée du contexte de la morale et de la théologie chrétiennes et logée dans le contexte d'une philosophie et d'une attitude postchrétiennes face à la vie ; que les Écritures ont quitté le contexte du développement doctrinal chrétien pour retrouver le contexte prédogmatique de l'histoire des religions. Liés au problème de l'herméneutique, il existe donc des problèmes tout à fait distincts et beaucoup plus profonds. Ce n'est ni en rejetant en bloc la modernité ni en l'acceptant sans la critiquer qu’on parviendra à résoudre ces problèmes. À mon avis, seuls le développement et l'application de la méthode théologique permettront de les affronter. C'est uniquement de cette façon qu'on pourra distinguer et séparer les problèmes qui relèvent de l'herméneutique de ceux qui relèvent de l'histoire, de la dialectique, de l’explicitation des fondements, de l'établissement des doctrines, de la systématisation et de la communication. En fait, ce qui frappe le plus dans les discussions contemporaines sur l'herméneutique, c’est qu'on essaie bien souvent de traiter toutes ces questions comme si elles relevaient de l'herméneutique. Il n'en est rien. 1. Les opérations fondamentales de l'exégèse Les trois opérations fondamentales de l'exégèse sont : comprendre le texte, peser l'exactitude de sa compréhension du texte et exposer ce qu'on estime être la juste compréhension du texte. La compréhension du texte a quatre aspects. On comprend l’objet auquel renvoie le texte. On comprend les mots utilisés. On comprend l'auteur qui les utilise. Et on parvient à cette compréhension grâce à un processus d'apprentissage et parfois même à la suite d'une conversion. Il va sans dire que ces quatre aspects constituent une seule démarche. Peser l'exactitude de sa compréhension du texte soulève les problèmes du contexte, du cercle herméneutique, de la relativité de l'ensemble des données pertinentes, de l'utilité éventuelle de recherches plus poussées, et des limites qu'il faut reconnaître à la portée de son interprétation. Proposer ce qu'on estime être la juste compréhension du texte soulève la question de la tâche particulière de l'exégète, des catégories à employer et du langage à utiliser. 2. Comprendre l'objet Distinguons d'abord le cas de l'exégète et celui de l’étudiant. Tous deux apprennent quelque chose, mais ce qu'ils apprennent est différent. L'étudiant lit un texte afin d'apprendre quelque chose à propos d'objets qu'il ne connaît pas encore. Il est censé avoir appris le sens des mots et connaître des objets semblables ou analogues qui lui serviront de savoir initial pour la construction des objets au sujet desquels il doit apprendre quelque chose. Quant à l'exégète, même s'il connaissait parfaitement les objets présentés dans le texte, il ne lui resterait pas moins à accomplir toute sa tâche. Celle-ci, en effet, ne consiste pas à connaître les objets ni à déterminer si le texte témoigne ou non d'une connaissance adéquate des objets, mais simplement à savoir quels objets, réels ou imaginaires, l'auteur du texte avait en tête. En pratique, évidemment, cette distinction implique une différence d'accent plutôt qu'une rigide coupure entre le rôle de l'étudiant et celui de l'exégète. Le premier a quelque chose de l'interprète, tandis que le texte dévoile également au second des aspects de la réalité qu'il ne connaîtrait pas autrement. Bien qu'en pratique la distinction en cause se ramène à une question d'accent, il reste cependant que notre intérêt actuel se situe au niveau de la théorie, non de la théorie générale de l'apprentissage qui concerne l'étudiant, mais de la théorie spéciale de l'apprentissage qui concerne l'exégèse. J'ai dit que tout le travail exégétique restait à faire lors même que l'exégète connaîtrait parfaitement les objets dont parle un texte. Je dois maintenant ajouter que plus l'exégète connaîtra ces objets, mieux il accomplira sa tâche. Car il ne saurait commencer à interpréter le texte à moins de connaître la langue dans laquelle il est écrit et, s'il connaît cette langue, il est clair qu'il connaît également les objets auxquels renvoient les mots de cette langue. Pareille connaissance demeure, bien sûr, générale et potentielle. La lecture d'un texte dont le sens est évident particularise cette connaissance générale et actualise cette connaissance potentielle. Par ailleurs, dans le cas où le sens du texte n'est pas évident à cause d'une lacune quelconque, plus les ressources de l'exégète sont grandes, plus élevée est la probabilité qu'il sera en mesure de prévoir toutes les interprétations possibles et de reconnaître à chacune son exact degré de probabilité. Ces considérations équivalent à un rejet de ce qu'on pourrait appeler le principe de la tête vide. D'après ce principe, pour ne pas lire entre les lignes du texte ce qui ne s'y trouve pas, pour éviter de déterminer a priori ce que le texte doit vouloir dire en dépit de ce qu'il dit effectivement, pour éviter d'y introduire ses propres notions et opinions, il faut rejeter toutes espèces de préconceptions, prêter tout simplement attention au texte, voir ce qui s'y trouve et rien que ce qui s'y trouve, laisser l'auteur parler pour lui-même et s'interpréter lui-même. Bref, on sera d'autant meilleur exégète qu'on en saura moins. Ces vues sont, je dirais, à la fois justes et erronées. Elles dénoncent avec raison un danger bien connu : les interprètes sont portés à prêter aux auteurs des opinions que ceux-ci n'ont pas soutenues. Elles sont toutefois erronées quant au remède qu'elles proposent, car elles tiennent pour acquis que la tâche de l'interprète se limite à regarder un texte et à voir ce qui s'y trouve. Ce qui est aberrant. Le principe de la tête vide s'appuie, en effet, sur un intuitionnisme naïf. Loin de s'attaquer à la tâche complexe de comprendre l'objet, les mots, l'auteur et de se comprendre soi-même, de juger si sa compréhension du texte est juste et de se pencher sur les problèmes que pose l'expression de sa compréhension et de son jugement, le principe de la tête vide engage l'interprète à oublier sa propre vision, à regarder ce qui est dehors, là, et à laisser l'auteur s'interpréter lui-même. Mais en fait, qu'est-ce qui se trouve devant l'interprète ? Rien de plus qu'une série de signes. Tout ce qui va plus loin que la simple reproduction de ces mêmes signes, dans l'ordre même où ils se présentent, est médiatisé par l'expérience, l'intelligence et le jugement de l'interprète. Moins cette expérience est étendue, moins cette intelligence est cultivée et moins ce jugement est formé, plus il est probable que l'interprète imputera à l'auteur une opinion que ce dernier n'a jamais soutenue. Au contraire, plus l'expérience de l'interprète est étendue, plus le développement de sa compréhension est profond et complet, et plus son jugement est équilibré, plus il est probable qu'il découvrira exactement ce que l'auteur a voulu dire. La tâche de l'interprète ne se réduit pas à observer des signes. Ouvrir les yeux reste nécessaire. Mais il n'est pas moins nécessaire que, guidé par ces signes, on passe de sa connaissance habituelle et générale à une connaissance actuelle et plus particulière ; or, plus riche est la connaissance habituelle que l'on possède, plus il est probable qu'on se laissera guider par les signes eux-mêmes plutôt que par ses préférences personnelles ou par ses conjectures2. 3. Comprendre les mots Il suffit de comprendre l'objet pour saisir le sens obvie d'un texte, le sens qui ressort avec évidence parce que l'interprète aussi bien que l'auteur comprennent une même réalité de la même façon. Pourtant, dans la lecture comme dans la conversation, il arrive que l'auteur parle de P et que le lecteur pense à Q. Dans ce cas, une difficulté surgit tôt ou tard. Certains caractères de P ne conviennent pas à Q et l'interprète a l'impression que l'auteur dit des choses fausses ou même absurdes. C'est ici qu'apparaît clairement la différence qui existe entre l'interprète et le controversiste. Supposant à tort que l'auteur parle de Q, le controversiste est porté à se lancer dans une démonstration triomphale des erreurs et des absurdités commises par l'auteur. L'interprète, au contraire, envisage la possibilité que lui-même se trompe. Il continue sa lecture, il relit et il entrevoit enfin que l'auteur pensait en réalité non pas à Q mais à P ; ce rétablissement opéré, le sens du texte devient clair. Cette expérience peut se répéter indéfiniment. On l'appelle le processus autocorrectif de l'apprentissage. C'est de cette manière que le sens commun s'acquiert et se développe. On en vient de la sorte à disposer d'un noyau habituel d’insights permettant d'opérer dans n'importe quelle situation ou d'interpréter n'importe quel texte composé dans un milieu donné, pour peu qu'on y ajoute au besoin un ou deux insights nouveaux réclamés par la situation ou par le texte en question. Cette compréhension, qui relève du sens commun, est préconceptuelle. On ne doit pas la confondre avec la formulation du sens d'un texte qu'on vient de comprendre. Et on ne doit pas confondre cette formulation elle-même avec les jugements qu'on pose sur la vérité de cette compréhension et de cette formulation. Car il faut comprendre avant de formuler ce qu'on a compris ; il faut également comprendre et formuler avant de se former un jugement explicite. C'est cette même compréhension qui fait éclater le cercle herméneutique. Le sens d'un texte constitue une réalité intentionnelle, une unité qui se déploie en parties, sections, chapitres, paragraphes, phrases et mots. On ne peut saisir l'unité et l'ensemble qu'à travers les parties ; en même temps, le sens des parties dépend de l'ensemble que chaque partie contribue à faire connaître. Tel est le cercle herméneutique. Logiquement, c'est un cercle. Mais ce n'est pas par déduction logique qu'on parvient à comprendre. C'est par un processus autocorrectif d'apprentissage qui, tel un mouvement de spirale, pénètre le sens de l'ensemble en se servant de chaque nouvelle partie pour compléter, nuancer et corriger la compréhension acquise durant la lecture des parties antérieures. Les règles de l'herméneutique et de l'exégèse énumèrent les aspects à considérer si l'on veut arriver à comprendre le texte. Il s'agit d'analyser la composition du texte, de déterminer l'intention de l'auteur, de connaître le milieu auquel il s'adresse, les circonstances de son intervention, ses ressources linguistiques, grammaticales et stylistiques. L'important à remarquer au sujet de ces règles, c'est qu'on ne comprend pas le texte parce qu'on a observé les règles mais, au contraire, qu'on observe les règles pour parvenir à comprendre le texte. Le fait d'observer les règles peut bien équivaloir à de la pure pédanterie qui ne mène à la compréhension de rien de significatif ou qui fait passer entièrement à côté du sujet. L'essentiel est de noter chacun de ses échecs dans la poursuite d'une compréhension claire et précise, et de lire et relire avec persévérance jusqu'à ce que l'imagination ou la bonne fortune de l'interprète aient éliminé ces échecs de la compréhension. 4. Comprendre l'auteur Quand le sens d'un texte est obvie, c'est en communion de pensée avec l'auteur que nous comprenons, à travers les mots qu'il utilise, l'objet auquel les mots renvoient. Dans le cas d'un simple malentendu, comme lorsque l'auteur pense à P et le lecteur à Q, ce malentendu peut être assez facilement dissipé si l'on se donne la peine de relire patiemment le texte et d'exercer son imagination. Mais il arrive également que le processus autocorrectif de l'apprentissage doive s'exercer de manière prolongée et ardue. Dans ce cas, une première lecture offre un peu de lumière et une foule d'énigmes ; et une seconde lecture, un peu plus de comprendre l'objet ou les mots, mais à comprendre l'auteur lui-même, son pays, sa langue, son époque, sa culture, sa façon de vivre et son type d'esprit. Le processus autocorrectif de l'apprentissage nous permet de nous approprier non seulement notre propre sens commun, mais aussi celui de gens bien différents de nous. Même lorsqu'il s'agit de contemporains qui partagent notre langue, notre culture et notre rang social, nous ne voyons pas toujours les choses comme eux ; il nous arrive de voir les choses à notre façon tout en saisissant leur façon à eux d'envisager les mêmes réalités. À propos d'une phrase ou d'un acte, nous pouvons dire : « C'est bien votre genre », signifiant par là que cette phrase ou cet acte convient parfaitement à notre façon de comprendre leur façon de comprendre et de faire les choses. Cependant, de même que nous parvenons à comprendre comment les gens qui vivent avec nous comprennent les choses, de même que nous parvenons par le sens commun à les comprendre eux-mêmes au lieu de comprendre-avec-eux, il nous est possible d'aller encore beaucoup plus loin sur cette voie ; ce même processus autocorrectif d'apprentissage peut en effet nous amener à comprendre le sens commun d'un autre lieu, d'une autre époque, d'une autre culture ou d'un autre type d'esprit. C'est au prix de cet immense effort qu'on devient un érudit. Entendons-nous sur cette compréhension du sens commun d'un autre. Il ne s'agit pas, en effet, de comprendre en quoi consiste le sens commun ; c'est la tâche du théoricien de la connaissance. Il ne s'agit pas non plus de s'approprier le sens commun d'un autre au point de parler et de se conduire comme un Athénien du Ve siècle ou un chrétien du Ier siècle. Mais de même que le sens commun lui-même consiste à comprendre ce qu'on peut dire ou faire dans n'importe laquelle des situations qui se présentent communément, comprendre le sens commun d'un autre consiste à comprendre ce qu'il aurait dit ou fait dans n'importe laquelle des situations qui se présentaient communément à son époque et dans son milieu. 5. Se comprendre soi-même Les grands textes, les classiques, que ce soit en matière de religion, de littérature, de philosophie ou de théologie, se situent au-delà de l'horizon initial de l'interprète et peuvent même exiger de lui, en plus d'un élargissement d'horizon, une conversion intellectuelle, morale ou religieuse. Dans ce cas, le savoir initial que l'interprète peut avoir de l'objet en question se révèle inadéquat. Il ne parviendra à connaître cet objet que dans la mesure où il poussera le processus autocorrectif de l'apprentissage assez loin pour opérer une révolution dans sa propre vision des choses. Ce n'est qu'après avoir effectué un changement radical à l'intérieur de lui-même que l'interprète réussira à acquérir cette capacité habituelle de comprendre l'auteur qui le réglera spontanément sur sa longueur d'onde et l'y maintiendra. C'est là la dimension existentielle du problème de l'herméneutique. En elle s'enracinent les conceptions différentes de la réalité, de la moralité et de la religion qui divisent perpétuellement l'humanité. En outre, puisque la conversion n'est que le point de départ d'un travail consistant à tout repenser en fonction d'un point de vue nouveau et plus profond, on peut souscrire à la formule que Friedrich Schlegel a trouvée pour caractériser un texte classique : « Il n'est jamais nécessaire qu'un écrit classique soit entièrement compris. Mais ceux qui sont cultivés et qui veulent se cultiver doivent vouloir en apprendre toujours davantage3. » Cette dimension existentielle entraîne une autre composante fondamentale de l'herméneutique. Les classiques inaugurent une tradition, ils créent le milieu dans lequel on les étudie et on les interprète, et cette tradition culturelle crée à son tour chez les lecteurs la mentalité – le Vorverständnis – à partir de laquelle ils lisent, étudient et interprètent les classiques. Il arrive que cette tradition reste pure, authentique, constituée d'une longue accumulation d’insights, d'adaptations et de réinterprétations qui leur permet de transmettre à chaque époque le message originel dans toute sa fraîcheur. Dans ce cas, les lecteurs s'exclameront, comme les disciples sur le chemin d'Emmaüs : « Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu'il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? » (Luc, 24, 32.) Il arrive aussi que la tradition se révèle inauthentique, que le message originel s'y trouve frelaté et traduit en des termes et significations calqués sur les présupposés et sur les convictions de ceux qui ont esquivé la question d'une conversion radicale. Dans ce cas, une interprétation fidèle s'attirera incrédulité et ridicule, comme il en fut de saint Paul quand il prêcha à Rome et qu'il finit par citer Isaïe : « Va trouver ce peuple et dis-lui : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. » (Ac 28, 26.) Arrivé à ce point, on passe de la fonction d'interprétation aux fonctions appelées l'histoire, la dialectique et l'explicitation des fondements. Si l'interprète ne s'intéresse pas seulement à ce que son auteur a voulu dire, s'il s'interroge en outre sur la réalité même dont celui-ci traitait, il lui faut se montrer critique non seulement à l'égard de l'auteur, mais aussi à l'égard de la tradition qui a modelé son propre esprit. Avec cette étape, on cesse d'écrire l'histoire pour commencer à faire l'histoire. 6. Peser l'exactitude de son interprétation Cette nouvelle démarche fait appel au même critère que le jugement à porter sur les insights du sens commun4. Ce critère consiste à se demander si ses insights sont invulnérables, s’ils atteignent la cible, s’ils envisagent toutes les questions pertinentes de telle sorte qu'on puisse dire qu'il n'y a plus de questions ultérieures susceptibles de conduire à de nouveaux insights qui compléteraient, nuanceraient et rectifieraient les insights déjà acquis. Ce ne sont généralement pas ces questions pertinentes qui inspirent la recherche. On procède plutôt à partir de sa propre Fragestellung, à partir du point de vue, des intérêts, des préoccupations qu'on avait avant même d'étudier le texte. Mais l'étude du texte met en branle un processus d'apprentissage. À mesure qu'on apprend, on découvre de plus en plus les questions qui préoccupaient l'auteur, les enjeux auxquels il était confronté, les problèmes qu'il tentait de résoudre, les matériaux et les ressources méthodologiques dont il disposait. C'est ainsi qu'on arrive à mettre de côté ses intérêts et ses préoccupations du début pour partager ceux de l'auteur et reconstituer le contexte de sa pensée et de son discours5. Mais que veut-on dire au juste par le mot contexte ? Il a deux sens. D'abord un sens heuristique, celui que le mot comporte au début d'une recherche et qui nous indique dans quelle direction chercher pour trouver le contexte. Ensuite un sens actuel, celui que le mot acquiert au fur et à mesure qu'on quitte son horizon initial et qu'on progresse vers un horizon plus large, susceptible de coïncider en bonne partie avec celui de l'auteur. Au sens heuristique, donc, le contexte d'un mot, c'est la phrase ; le contexte d'une phrase, le paragraphe ; le contexte d'un paragraphe, le chapitre ; le contexte d'un chapitre, le livre ; et le contexte d'un livre, les opera omnia de l'auteur, sa vie, son époque, l'état de la question au moment où il travaillait, les problèmes qui le préoccupaient, les lecteurs qu'il avait en vue, la portée et le but de ses ouvrages. Au sens actuel, le contexte est formé de l'entrecroisement des questions et des réponses d'un groupe humain limité. Le fait de répondre à une question en suscite d'autres et le fait de répondre à ces dernières en suscite davantage encore. Toutefois, bien que ce processus puisse se répéter bon nombre de fois, bien qu'il puisse durer indéfiniment si l'on change régulièrement de sujet, il reste qu'il ne saurait se continuer indéfiniment à propos d'un seul et même sujet. Le contexte s'avère donc un noyau de questions et réponses imbriquées et entrelacées ; il est limité en autant que toutes les questions et réponses portent, directement ou indirectement, sur un seul sujet ; et comme il est limité, on arrive éventuellement à une étape de la recherche où aucune autre question pertinente n'apparaît et où la possibilité de juger se réalise. Dans la mesure où aucune autre question pertinente ne se pose, en effet, aucun autre insight ne peut venir compléter, rectifier et nuancer celles qu'on a trouvées. Mais comment reconnaître ce sujet complet en lui-même qui délimite un ensemble de questions et réponses pertinentes ? Comme le suggère la distinction qu'on a faite entre le sens heuristique et le sens actuel du mot contexte, le sujet complet en lui-même se laisse découvrir au cours de la recherche. Avec de la persévérance ou de la chance – ou les deux – on finit par tomber sur un élément clé qu'on dégage de l'ensemble entrelacé des questions et réponses. On poursuit sa découverte en soulevant de nouvelles questions et, tôt ou tard, on tombe sur un autre élément, puis sur bon nombre d'autres. Il est un temps où les insights se multiplient à un rythme rapide et où les perspectives de l'interprète se renouvellent constamment, s'élargissent, se nuancent et se précisent. Vient un moment où la vue d'ensemble émerge, où des composantes entrent dans le décor comme éléments subordonnés, où de nouvelles questions ne rapportent plus, où l'on peut dire exactement ce qui se préparait chez l'auteur durant son évolution et appuyer ses affirmations sur une convergence de multiples éléments de preuve. Le sujet complet en lui-même est donc celui qui se laisse généralement décrire en une phrase ou deux mais qui peut être développé en un ensemble souvent très complexe de questions et réponses subordonnées et rattachées les unes aux autres. On parvient à cet ensemble en s'efforçant avec constance de comprendre l'objet, les mots, l'auteur et, si besoin est, soi-même. La clé du succès consiste à toujours porter attention à ce qu'on n'a pas encore compris, car là est la source des nouvelles questions, et le fait de tomber sur ces questions dirige l'attention de l'interprète vers les parties ou les aspects du texte où il pourra trouver des réponses. Aussi R. G. Collingwood fait-il l'éloge du fameux conseil de Lord Acton : « N'étudiez pas des périodes, mais des problèmes6. » Voilà pourquoi également H.-G. Gadamer fait l'éloge de Collingwood pour son insistance sur le fait que le savoir ne consiste pas uniquement en des propositions mais en des réponses à des questions, de telle sorte que pour comprendre les réponses, il faut comprendre également les questions7. Ce que je veux signaler toutefois, ce n'est pas seulement l'importance des questions aussi bien que des réponses – même si, bien sûr, ce point est en complète harmonie avec ma théorie de la connaissance – mais c'est également l'imbrication des questions et réponses ainsi que l'intégration finale de cette imbrication complexe dans une unité supérieure limitée. C'est en effet quand émerge cette intégration qu'on sait la tâche accomplie et qu'on peut déclarer son interprétation probable, hautement probable ou encore, sur quelques points peut-être, certaine. 7. Éclaircissement Quelques antithèses contribueront, je l'espère, à clarifier ce que je viens de dire. Collingwood conçoit l'histoire comme une représentation (re-enacting) du passé ; Schleiermacher soutient que l'interprète peut comprendre un texte mieux que son auteur ne le comprenait. Ces assertions renferment une part de vérité, mais comme elles ne sont pas tout à fait exactes, elles peuvent induire en erreur. Pour tirer les choses au clair, je prendrai un exemple concret. Thomas d'Aquin a fait avancer la théologie de la grâce de façon remarquable. Cela ne s'est pas accompli d'un seul coup, mais en une série d'ouvrages, s'étendant sur une période de douze ans ou plus. Nul doute que Thomas d’Aquin était nettement conscient de ce qu'il accomplissait chaque fois qu'il se penchait de nouveau sur le sujet ; mais à aucune des étapes antérieures il ne savait ce qu'il ferait la prochaine fois et rien n'indique qu'à la fin de son évolution, il ait passé en revue tous ses écrits sur le sujet, qu'il ait remarqué chacune des démarches longues et compliquées au cours desquelles le développement s'était produit, qu'il ait saisi leurs rapports réciproques ou constaté exactement ce qui l'avait aidé à progresser et peut-être ce qui l'en avait empêché durant chacune de ces étapes. En revanche, une telle reconstitution du processus d'ensemble est précisément ce que fait l'interprète. Sa vue d'ensemble et le réseau de questions et réponses qu'il possède sont justement sa façon de saisir le faisceau de rapports réciproques et d'interdépendances qui constituent un développement unifié. Ce que je trouve vrai dans l'affirmation de Schleiermacher, c'est le fait que l'interprète peut comprendre en profondeur et avec exactitude un ensemble d'aspects que l'auteur ne pouvait sentir que vaguement et globalement. Cette connaissance précise va également se révéler d'une suprême utilité dans l'interprétation du texte. Mais il ne s'ensuit pas que l'interprète comprendra le texte mieux que l'auteur lui-même car, même si l'interprète arrive à saisir tout ce qui se préparait chez l'auteur, il aura très rarement accès aux sources et aux circonstances qu'il lui faudrait connaître pour rendre compte des nombreux facteurs accidentels qui jouent un rôle dans la rédaction. D'autre part, en ce qui concerne Collingwood, nous admettons que l'interprète ou l'historien reconstitue le passé, mais il n'est pas juste de dire qu'il reproduit mentalement le passé. Pour reprendre notre exemple, ce que Thomas d'Aquin a réalisé, c'est un développement dans la doctrine de la grâce ; ce que l'interprète est appelé à faire, c'est de rassembler les éléments de preuve touchant un point dans l'histoire de la théologie de la grâce. Bien que l'interprète puisse parvenir à saisir le mouvement principal d'une pensée et à comprendre bien des détails, il lui est rarement possible, et jamais nécessaire, d'en comprendre tous les détails. Son jugement s'appuiera plutôt sur l'absence de questions ultérieures pertinentes. Le lecteur aura peut-être l'impression que je me base sur un cas assez spécial, dont on ne devrait pas tirer de conclusions générales. Il est certain que je ne me suis pas basé sur un cas universel, surtout après avoir déjà affirmé qu'en certains cas le problème herméneutique est minime ou inexistant. Il reste donc à déterminer à quel point les grandes lignes du cas dont je me suis servi peuvent avoir une portée générale. Notons en premier lieu que j'ai emprunté mon exemple à l'histoire des idées. Ce vaste champ de recherche représente un intérêt majeur pour la méthode théologique, mais il reste exempt des complications inhérentes à l'interprétation des cas où la signification est intersubjective, artistique, symbolique ou personnifiée. Dans chacun de ces cas, la compréhension de l'auteur demeure inadéquate tant que l'interprète n'est pas arrivé à ressentir la même chose que l'auteur et à estimer les mêmes valeurs que lui. Mais il s'agit alors d'une représentation du passé qui se joue non pas au plan de la compréhension et de la pensée, mais à celui du sentiment et des jugements de valeur. En second lieu, même dans l'histoire des idées, l'exemple choisi était exceptionnellement bien délimité. Cependant, bien que la même clarté ne se retrouve pas dans d'autres types d'exemple, les aspects qui ressortent nettement dans le nôtre ou bien se reproduisent dans d'autres cas, ou bien ont d'autres traits rétablissant l'équilibre. D'abord, il y a toujours une distinction entre la conscience qu'a l'auteur de ses activités et la connaissance qu'il en a. Les auteurs sont toujours conscients de leurs opérations intentionnelles mais, pour les connaître, ils doivent faire preuve d'attention introspective, de recherche et de compréhension, de réflexion et de jugement. De plus, dès qu'il cesse d'être général et vague, ce processus qui va de la conscience à la connaissance devient ardu et exige du temps ; il conduit à l'impasse de celui qui scrute l'acte même de se scruter et à la bizarrerie de l'auteur qui écrit sur son acte d'écrire, de sorte que pareils auteurs restent exceptionnels. Enfin, l'exemple choisi constitue un lent développement, que l'on est en mesure d'étayer par des documents. Tout développement notable s'accomplit d'ailleurs lentement et l’insight qui provoque le cri Eureka! n'est que le dernier d'une longue série d’insights qui se sont lentement accumulés. Il est possible d'étayer ce processus par des documents si l'auteur écrit régulièrement au cours de son évolution. Par ailleurs, s'il n'écrit qu'au moment où le développement a pris fin, sa présentation tend à prendre une forme logique ou même systématique et elle révèle alors le réseau de questions et de réponses pertinentes. Au sujet du jugement à porter sur l'exactitude de son interprétation, nous nous sommes étendu sur la possibilité de ce jugement, car on ne peut pas dire grand-chose sur son actualisation. Celle-ci dépend de plusieurs facteurs qui ne peuvent que rester hypothétiques au plan de nos considérations générales. Supposons qu'un exégète ait saisi avec grande précision ce qui se préparait chez un auteur et que sa compréhension du texte soit confirmée par de nombreux détails. S'il ne surgit vraiment pas de nouvelles questions, son interprétation sera certaine. Mais comme il peut y avoir des questions pertinentes qu'il n'a pas vues, il devra présenter sa contribution avec une certaine modestie. Il peut encore exister des questions pertinentes dont il est conscient sans parvenir cependant à réunir les éléments de preuve susceptibles de mener à une solution. De telles questions peuvent se révéler nombreuses ou peu nombreuses, d'intérêt majeur ou mineur. Elles forment un faisceau de possibilités qui pousse les exégètes à présenter leurs interprétations avec plus ou moins de confiance et avec de nombreuses et prudentes distinctions concernant la probabilité variable des divers aspects en cause. 8. Se prononcer sur le sens du texte Il s'agit ici des affirmations faites par l'exégète en tant qu'exégète. Dans l'interprétation comme dans les autres fonctions constituantes de la théologie, l'exégète doit connaître les données, comprendre, juger et décider. Mais il accomplit ces activités en vue d'un but spécifique. Son intérêt principal consiste à comprendre et l'intelligence qu'il poursuit n'est pas celle des objets, qui appartient à la seconde phase et qui relève de la systématisation, mais l'intelligence des textes, qui appartient à la première phase de la théologie, dont le rôle n'est pas de s'adresser au présent mais bien d'écouter, de parvenir à écouter le passé. Il demeure vrai, évidemment, que les sept autres fonctions constituantes de la théologie requièrent une intelligence des textes. La recherche des données comporte une certaine compréhension, mais l'objectif de la critique textuelle consiste à établir non pas ce que l'auteur a voulu dire, mais simplement ce qu'il a écrit. L'histoire comporte une compréhension, mais son but consiste à décrire non pas ce que l'auteur cherchait à communiquer, mais ce qui se préparait dans le groupe ou la collectivité à laquelle il se rattachait. La dialectique comporte une compréhension, mais par mode de confrontation. Les désaccords entre interprètes et historiens ne peuvent être éliminés en poussant plus avant l'étude des données, parce qu'ils dépendent en réalité de l'option et de l'horizon personnels de chacun. Voilà pourquoi la dialectique se propose d'inviter le lecteur à une rencontre, à une rencontre personnelle avec des esprits assez opposés, que ce soient les créateurs ou les représentants de la tradition, les interprètes ou les écrivains de l'histoire. De même que l'intelligence des textes concerne la dialectique, qui invite ou pousse le théologien à la conversion, elle concerne aussi la fonction où l'on explicite les fondements, où l'on objective la conversion, même si la tâche d'objectiver une conversion et celle de comprendre un texte diffèrent beaucoup. L'intelligence des textes conserve également son importance dans la fonction où l'on établit les doctrines, quoique le théologien s'y concentre sur la relation qui existe entre les origines d'une communauté et les décisions auxquelles elle parvient au cours de ses crises d'identité successives. De même, une intelligence systématique des objets diffère nettement d'une intelligence des textes, qui relève du sens commun, mais c'est à partir des textes qu'on découvre les objets. Enfin, tout cet effort de se mettre à l'écoute du passé et de le transposer au bénéfice du présent resterait sans but si l'on n'était pas prêt à dire aux êtres humains d'aujourd'hui ce que cela implique au juste pour eux. C'est pourquoi la huitième fonction – la communication – se charge de présenter avec impact aux gens de toute classe et de toute culture, en utilisant tous les média disponibles, le message déchiffré par l'exégète. Je ne m'oppose pas le moins du monde à ce que des personnes de talent supérieur soient capables de travailler et même d'exceller dans toutes les fonctions constituantes de la théologie. Ma seule préoccupation consiste à faire reconnaître le fait que les huit tâches mettent en œuvre huit groupes différents d'opérations, orientés vers huit fins distinctes quoique interdépendantes. Ce souci est évidemment un souci de méthode, un souci de fermer la voie à tout impérialisme aveugle qui retiendrait quelques-unes seulement de ces fins, insisterait unilatéralement sur leur importance et négligerait toutes les autres. En conséquence, lorsque je souligne la nécessité que l'exégète exprime le sens d'un texte en tant qu'exégète, je ne veux en aucune façon combattre ou désapprouver l'utilisation ou l'importance de plusieurs autres modes d'expression. H.-G. Gadamer soutient, par exemple, qu'on n'a pas vraiment saisi le sens d'un texte tant qu'on n'a pas mis en relief l'actualité de ses implications pour la vie contemporaine8. De même, Reinhold Niebuhr insiste sur le fait qu'on comprend l'histoire dans l'effort qu'on accomplit pour la changer9. Je n'ai pas l'intention de contester de telles conceptions, car elles me semblent des applications directes de la distinction que Newman a proposée entre l'appréhension notionnelle et l'appréhension réelle. Tout ce que je veux dire, c'est qu'il existe des tâches théologiques distinctes à remplir de manières différentes, que le genre de travail décrit dans les sections précédentes ne mène qu'à une compréhension du sens d'un texte et qu'il faudra s'adonner à des opérations tout à fait distinctes avant de parvenir à la fonction qu'est la communication et de dire aux gens ce que le sens du texte implique au juste pour leur vie. On sait que Rudolf Bultmann emploie des catégories empruntées à la philosophie de Martin Heidegger pour traduire la compréhension qu'il a de la théologie du Nouveau Testament. Cette façon de procéder imite d'ailleurs celle de Thomas d'Aquin, qui utilise des catégories aristotéliciennes dans ses commentaires sur l'Écriture. Je n'ai pas le moindre doute sur la légitimité d'une théologie systématique, mais je considère que les procédés mis en œuvre pour en constituer une ne relèvent pas d'une description de l'herméneutique entendue comme l'une des fonctions constituantes de la théologie. De même, je suis en faveur d'une théologie doctrinale, mais je ne sache pas que le langage de l'exégète en tant que tel doive être celui de l'Enchiridion de Denzinger ou celui des recueils de théologie. Je crois enfin à une théologie de la rencontre, mais j'essaie de ne pas confondre théologie et religion. La théologie réfléchit sur la religion, elle la favorise, mais elle ne se situe pas au plan des événements religieux. Je considère la conversion religieuse comme un préalable nous permettant de passer de la première à la seconde phase de la théologie, mais je soutiens que la conversion ne se produit pas lorsqu'on fait de la théologie, mais lorsqu'on devient croyant. Je fais remarquer à l'exégète que l'acquisition d'une connaissance de soi peut s'avérer la condition de son intelligence de l'auteur, des mots et du sens d'un texte. Je conçois néanmoins l'acquisition de cette connaissance de soi non comme un aspect de son travail d'exégète, mais comme un événement d'un ordre supérieur, un événement qui s'inscrit dans son développement humain personnel. L'exégète en tant que tel communique ses interprétations à ses collègues de manière technique, par des notes, articles, monographies ou commentaires. Son expression est technique en ce sens qu'elle utilise au maximum les instruments de recherche fournis par la première fonction constituante de la théologie : grammaires, lexiques, travaux de linguistique comparative, cartes, chronologies, manuels, bibliographies, encyclopédies, etc. Son expression est également technique dans la mesure où elle se rattache de manière fonctionnelle au travail antérieurement accompli dans le même champ, résumant ce qui a été fait et accepté, mettant au jour les raisons qui poussent l'interprète à soulever d'autres questions et intégrant les résultats aux acquisitions antérieures. Quand l'exégète s'adresse à ses étudiants, il doit le faire d'une manière différente. Les notes, articles, monographies et commentaires, en effet, ne réussissent pas à faire connaître le genre et la somme de travail qui ont permis de les écrire. C'est seulement au cours d'un séminaire que les étudiants peuvent en prendre conscience. Ils peuvent le faire avec grand profit en collaborant, sous la direction d'un maître, à un projet auquel ce dernier travaille. Je pense qu'on peut également souligner la valeur d'un séminaire ayant pour objectif la reconstitution de découvertes déjà réalisées. On choisit alors une monographie complexe et bien étayée, on trouve dans les sources originales les indices et les voies qui ont mené l'auteur à ses découvertes, et on assigne aux étudiants des tâches basées sur ces indices et ces voies, ce qui leur permettra de refaire ses découvertes. Même s'il ne s'agit que de redécouverte, c'est pour les étudiants une expérience captivante ; et il est bon pour eux, au cours d'un séminaire, d'être mis en présence d'un ouvrage achevé et de comprendre pour quelle raison et en quel sens on le considère comme achevé. L'exégète doit cependant s'adresser non seulement à ses collègues immédiats et à ses étudiants, mais également à la communauté des théologiens, aux exégètes qui oeuvrent dans d'autres champs de recherche et aux théologiens qui sont engagés principalement dans d'autres fonctions constituantes de la théologie. Ce qui implique à mon sens, deux procédés : l'un fondamental et l'autre complémentaire. Nous comprendrons en quoi consiste le procédé fondamental si nous lisons attentivement la description qu'Albert Descamps fait de la tâche du théologien biblique en tant qu'exégète. Cette théologie sera aussi diverse que le sont, aux yeux de l'exégète averti, les innombrables auteurs bibliques ; à la limite, il y aura autant de théologies bibliques qu'il y a d'auteurs inspirés, car on s'attachera avant tout à respecter l'originalité de chacun d'eux. Le chercheur paraîtra se complaire aux cheminements lents, et prendra souvent le sentier des écoliers ; sa description aura la saveur des choses anciennes ; elle donnera au lecteur une impression de dépaysement, d'étrangeté, d'archaïsme ; le scrupule de l'authenticité se traduira dans le choix d'une langue aussi biblique que possible, dans le souci d'éviter la transposition hâtive en vocables plus récents, fussent-ils accrédités dans la tradition théologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tout exposé d'ensemble devra se construire suivant les conclusions de la chronologie et de l'histoire littéraire des écrits bibliques ; il sera de préférence génétique. C'est pourquoi les questions de la date et de l'authenticité des écrits inspirés, apparemment secondaires en théologie biblique, y ont en réalité une importance décisive. Ces exposés d'ensemble resteront d'ailleurs assez particuliers ; s'ils embrassent la totalité des livres bibliques, ils ne porteront que sur un point de doctrine bien délimité ; s'ils ont un objet complexe, ils ne porteront que sur un écrit ou un groupe d'écrits. Quant à la théologie biblique qui voudrait embrasser l'ensemble ou du moins un vaste secteur de la littérature inspirée, elle ne le pourra qu'en restant intérieurement très diverse, un peu comme le restera, au plan profane, une « histoire générale » de l'Europe ou du monde. Certains rêvent, il est vrai, d'une sorte de raccourci, c'est-à dire d'un exposé du dessein général de Dieu à travers l'histoire des deux Testaments ; ce serait là, suivant plusieurs auteurs, une forme privilégiée de théologie biblique. En réalité, il nous semble que l'esquisse de ce dessein n'appartient à la théologie biblique que dans la mesure même où l'historien peut s'y reconnaître : le croyant lui-même n'atteint le plan divin qu'à travers les multiples intentions des hagiographes10. Cette explicitation du mode d'expression que doit prendre l'exégète lorsqu'il s'adresse à la communauté des théologiens me semble hautement pertinente, équilibrée et bien fondée. Plusieurs hésiteront peut-être à endosser ce rejet d'une présentation générale du dessein de Dieu se révélant à travers l'histoire sainte. Mais ils se rallieront, je pense, à la distinction suivante : cette présentation générale s'avère très importante lorsqu'entre en jeu la fonction qu'est la communication, mais elle ne constitue pas le moyen d'expression que l'exégète utilise pour communiquer les résultats de sa recherche à la communauté des théologiens. Il reste toutefois que ce mode fondamental d'expression, que je viens de décrire, doit être complété. Même si tout théologien doit acquérir une certaine aptitude à manier l'exégèse, il ne peut devenir spécialiste dans tous les secteurs ; et si l'exégète des textes anciens donne à bon droit à ses lecteurs une impression de dépaysement, d'étrangeté, d’archaïsme, ceux-ci ne peuvent en rester là. Un souci pédagogique semble expliquer les efforts entrepris pour décrire la mentalité hébraïque, la mentalité grecque, l'esprit de la scolastique, etc. Mais ces descriptions reviennent trop facilement à traduire de pures entités occultes. À moins d'être soi-même spécialiste dans ce secteur, on ne sait pas comment nuancer ces généralités, corriger les simplifications qu'elles véhiculent et éviter les déductions erronées. Dans ce cas, il ne faut pas se contenter de décrire, mais il faut aussi expliquer. Si l'on montrait aux étudiants comment trouver dans leur expérience personnelle les éléments de signification, comment ces éléments peuvent se configurer selon des modes anciens de signification, pourquoi dans l'antiquité ces éléments se configuraient de cette manière, les étudiants se trouveraient alors en possession d'un instrument très précis, ils en connaîtraient toutes les présuppositions et les implications, ils pourraient s'en former une notion exacte et ils seraient en mesure de vérifier à quel point il rend compte des réalités dépaysantes, étranges et archaïques présentées par les exégètes. Ce projet est-il réalisable ? Puis-je souhaiter que la section portant sur les phases de la signification, au chapitre trois du présent livre, constitue un premier pas dans cette voie ? Si la méthode transcendantale, couplée avec quelques livres de Cassirer et Snell, pouvait constituer un premier pas, cette même méthode transcendantale, couplée avec le savoir étendu et précis de nombreux exégètes travaillant dans plusieurs champs de recherche, ne donnerait-elle pas des résultats beaucoup plus impressionnants ? Les avantages en seraient inestimables. Non seulement les acquisitions des exégètes seraient mieux connues et appréciées, mais l'ensemble de la théologie se débarrasserait des entités occultes engendrées par un type de recherche et de pensée méthodiquement inadéquat. N. D. T. – Le lecteur pourra également se reporter à la traduction française de cet ouvrage, Vérité et méthode, Paris, 1976, ou encore à la traduction anglaise Truth and Method, New York, 1975. Toutefois, comme la traduction française n'est pas intégrale, nos références renverront à l'édition allemande, citée par l'auteur. J'accepte cette affirmation à l'intérieur de ses limites ; mais je fais une nette distinction entre la compréhension et le jugement, entre le développement de la première et celui du second. Bultmann, lui, se situe dans la tradition kantienne, qui tient le Verstand pour la faculté du jugement. 3 Cité par H.-G. GADAMER, Wahrheit und Methode, p. 274, n. 2. 4 À propos des jugements relevant du sens commun, voir L’insight, ch. 10. 5 L'expérience personnelle que j'ai faite de ce genre d'évolution me reporte à l'époque où j'écrivais ma thèse de doctorat. J'avais été formé dans le molinisme et j'étudiais alors la pensée de saint Thomas sur la grâce opérante – thèse qui fut publiée par la suite dans Theological Studies en 1941-1942. En l'espace d'un mois à peu près, il m'était devenu évident que le molinisme n'avait aucune contribution à faire à la compréhension de Thomas d'Aquin. 6 R. G. COLLINGWOOD, Autobiography, Londres, 1967, p. 130. Voir aussi The Idea of History, Oxford, 1946, p. 281. 7 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 352. 8 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 290-324. 9 Je tire mon information de C. R. STINNETTE, Jr., « Reflection and Transformation », The Dialogue between Theology and Psychology, Chicago, 1968, p. 100. 10 Albert DESCAMPS, « Réflexions sur la méthode en théologie biblique », J. COPPENS, A. DESCAMPS et E. MASSAUX, Sacra Pagina, Gembloux, 1959, I, p. 142-143.
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