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Les oeuvres de Bernard Lonergan |
PREMIÈRE PARTIE Les appuis de la méthode
2 Le bien humain Le bien est toujours concret, mais les définitions qu'on en donne restent abstraites. Par conséquent, si l'on essaie de définir le bien, on risque d'égarer ses lecteurs. Le présent chapitre vise donc plutôt à rassembler les diverses composantes du bien humain. Nous y parlerons d'habiletés, de sentiments, de valeurs, de croyances, de coopération, de progrès et de déclin. 1. Les habiletés! Jean Piaget a analysé les éléments qui entrent en ligne de compte dans l'acquisition d'une habileté. Tout élément nouveau apparaît pour faciliter l'adaptation à un objet nouveau ou à une situation nouvelle. Dans chaque adaptation, Piaget a distingué deux mécanismes, soit l'assimilation et l'accommodation. L'assimilation met en jeu les opérations spontanées ou antérieurement apprises qui ont été employées avec succès en rapport avec des objets assez semblables ou dans des situations assez analogues. De son côté, en procédant par tâtonnement, l'accommodation modifie ou remplace graduellement les opérations antérieurement apprises. En même temps que s'effectue l'adaptation à des situations et à des objets de plus en plus nombreux, un double processus se développe. D'une part, les opérations se différencient de plus en plus, si bien que l'on compte de plus en plus d'opérations variées dans son répertoire personnel. D'autre part, diverses combinaisons d'opérations différenciées se produisent et se multiplient de plus en plus. C'est ainsi que le tout-petit développe peu à peu des habiletés orales, visuelles, manuelles et corporelles et qu'il apprend à les combiner d'une façon continuellement renouvelée. L'habileté engendre la maîtrise. Pour définir cette dernière, Piaget utilise la notion mathématique de groupe. La caractéristique principale du groupe d'opérations est que chaque opération du groupe va de pair avec son contraire ; de plus, chaque combinaison d'opérations va de pair avec son contraire. Ainsi, en autant qu'il a groupé les opérations, l'agent peut toujours retourner à son point de départ, et quand il peut le faire sans hésitation, il possède une maîtrise à un certain palier de développement. C'est en distinguant et en définissant divers groupes d'opérations et en regroupant successivement ces groupes que Piaget a pu délimiter des stades dans le développement de l'enfant et prédire quelles opérations les enfants de divers âges scolaires seraient capables ou incapables de réussir. Il faut mentionner, en dernier lieu, la notion de médiation. Les opérations sont dites immédiates quand sont présents les objets sur lesquels elles portent. Est immédiat, par exemple, l'acte de voir par rapport à ce qui est vu, l'acte d'entendre par rapport à ce qui est entendu, le toucher par rapport à ce qui est touché. Mais par l'imagination, le langage, les symboles, nous procédons par combinaison : de façon immédiate pour ce qui a trait à l'image, au mot, au symbole, et de façon médiate à l'égard de ce qui est représenté ou signifié. De cette manière, nos opérations en viennent à porter non seulement sur ce qui est présent et réel, mais aussi sur ce qui est absent, passé, futur, simplement possible, idéal, normatif ou fantastique. Au cours de l'apprentissage de la langue, l'enfant sort du monde que constitue son entourage immédiat et accède au monde beaucoup plus large qui lui est révélé à travers les souvenirs des autres, le sens commun d'une communauté, la littérature, les travaux des érudits, les investigations des scientifiques, l'expérience des saints, la pensée des philosophes et des théologiens. Cette distinction entre opérations immédiates et opérations médiates a une assez grande portée. Elle oppose le monde immédiat du tout-petit au monde beaucoup plus vaste qui est médiatisé par la signification. De plus, elle fournit un principe de distinction entre cultures inférieures et cultures supérieures. La culture inférieure correspond à un univers médiatisé par la signification, mais comme elle manque de contrôle sur cette signification, elle donne facilement dans la magie et le mythe. La culture supérieure développe des techniques de contrôle qui agissent sur les opérations médiates elles-mêmes dans le but de sauvegarder la signification. De la sorte, les alphabets remplacent les signes vocaux par des signes visuels, les dictionnaires établissent les significations des mots, les grammaires en contrôlent les inflexions et les combinaisons, la logique favorise la clarté, la cohérence et la rigueur du discours, l'herméneutique étudie les diverses relations entre la signification et le signifié, et les philosophies explorent les différences plus profondes que l'on trouve entre les mondes médiatisés par la signification. Enfin parmi les cultures supérieures, on peut distinguer la culture classique et la culture moderne en se basant sur leur façon de concevoir les moyens de contrôle : la culture classique considère son type de contrôle comme universel et fixe à tout jamais ; la culture moderne, en revanche, pense que les moyens de contrôle font eux-mêmes partie d'un processus évolutif. Parallèlement aux différents degrés de développement et aux différents mondes médiatisés par la signification, il existe des variations dans la différenciation de la conscience. Ce n'est que dans le processus de développement que le sujet devient conscient de lui-même et de sa distinction d'avec son monde. À mesure que se perfectionnent la perception qu'il a de son monde et sa conduite au sein de ce monde, il commence à se familiariser avec diverses configurations de l'expérience. Quand les enfants imitent quelqu'un ou jouent, ils vivent dans un monde médiatisé par leurs propres significations ; ce n'est pas pour « vrai », mais simplement pour le plaisir du jeu. Quand leurs aînés passent du monde médiatisé par la signification aux techniques de contrôle grâce auxquelles ils agissent sur les opérations médiatisantes, ils passent de la vie « réelle » au monde de la théorie ou, comme plusieurs le diraient, au monde de l'abstraction. Malgré son atmosphère raréfiée, ce monde s'avère d'une mystérieuse pertinence au sein du monde « réel » et permet d'y agir avec succès. Quand ces mêmes hommes écoutent de la musique, contemplent un arbre ou un paysage, sont saisis par la beauté qui se manifeste dans une forme ou dans une autre, ils libèrent leur sensibilité des routines que le développement lui impose et ils lui permettent d'emprunter des rythmes plus souples et plus profonds de perception et de sentiment. Quand enfin le mystique se retire dans l'ultima solitudo, il met de côté son développement culturel et toute la masse complexe des opérations médiatisantes, pour revenir à une nouvelle immédiateté médiatisée, celle de sa subjectivité tendue vers Dieu1. Ainsi donc, la pertinence de l'analyse de Piaget dépasse de beaucoup le champ d'une psychologie de l'éducation. Elle permet de distinguer des phases dans le développement culturel et de caractériser la libération que l'être humain expérimente face à ce développement dans le jeu, dans l'intensité de l'amour humain, dans l'expérience esthétique et dans la prière contemplative. En outre, on peut retrouver dans tout savoir-faire technique un groupe de combinaisons d'opérations différenciées. Cela ne permet pas de définir la virtuosité dont un pianiste fait preuve en concert lorsqu'il interprète une sonate, mais cela révèle pourtant en quoi consiste son habileté technique. Cela ne suffit pas non plus pour nous faire découvrir le plan d'ensemble du Contra Gentiles de Thomas d'Aquin. Mais si on lit une série de chapitres successifs, on remarque l'utilisation des mêmes arguments, sous des formes toujours légèrement différentes. Ce qui se préparait pendant la composition du Contra Gentiles, c'était la différenciation des opérations et leurs conjonctions en combinaisons toujours nouvelles. Enfin, outre le savoir-faire technique de l'individu, mentionnons le savoir-faire technique d'une équipe, qu'il s'agisse de joueurs, d'artistes ou d'ouvriers spécialisés, et soulignons la possibilité qu'ils ont d'apprendre de nouvelles opérations et la possibilité qu'a l'entraîneur, l'impresario ou l'entrepreneur, de les unir en de nouvelles combinaisons et en vue de nouvelles fins. 2. Les sentiments Après avoir présenté le développement des opérations, parlons maintenant d'un autre développement, celui des sentiments. À ce sujet, j'emprunterai à Dietrich von Hildebrand et je distinguerai, après lui, les états et les tendances non intentionnels des réponses intentionnelles. Par états non intentionnels, on veut dire, par exemple, la fatigue, l'irritabilité, la mauvaise humeur, l'anxiété ; les tendances non intentionnelles sont des besoins tels que la faim, la soif, l'inconfort sexuel. Les états ont des causes, les tendances ont des buts. Mais la relation du sentiment à la cause ou au but en est simplement une d'effet à cause ou de tendance à but. Le sentiment lui-même ne présuppose pas ici la perception, l'imagination ou la représentation de la cause ou du but, pas plus qu'il ne surgit d'elles. Au contraire, on se sentira d'abord fatigué, et on découvrira, peut-être sur le tard, que ce dont on a besoin, c'est de repos. Ou bien on aura d'abord faim et on diagnostiquera ensuite que le problème tient à un manque de nourriture. D'autre part, les réponses intentionnelles s'adressent à ce qui est visé, appréhendé, représenté. Dans ce cas, le sentiment ne nous met pas en rapport seulement avec une cause ou un but, mais aussi avec un objet. Un tel sentiment donne à la conscience intentionnelle sa force, son impulsion, son élan, sa puissance. Sans pareils sentiments, notre connaissance et notre décision seraient comme une feuille de papier. Par nos sentiments, nos désirs et nos craintes, notre espoir ou notre désespoir, nos joies et nos peines, notre enthousiasme et notre indignation, notre estime et notre mépris, notre confiance et notre méfiance, notre amour et notre haine, notre tendresse et notre colère, notre admiration, notre vénération, notre révérence, notre crainte, notre horreur ou notre terreur, nous sommes massivement et dynamiquement orientés dans un monde médiatisé par la signification. Nous avons des sentiments à l'égard d'autres personnes, à leur place ou avec elles. Nous avons des sentiments face à nos situations respectives, face au passé, à l'avenir, aux maux à déplorer ou à corriger, au bien qui pourrait, peut ou doit être accompli2. Les sentiments qui sont des réponses intentionnelles ont trait à deux catégories principales d'objets : d'une part, l'agréable ou le désagréable, le satisfaisant ou l'insatisfaisant ; d'autre part, les valeurs, que ce soit la valeur ontique des personnes ou la valeur qualitative de la beauté, de la compréhension, de la vérité, des actes vertueux, des actes nobles. En général, une réponse à la valeur nous porte à la fois à nous dépasser et à choisir un objet ou une personne pour lequel ou pour laquelle nous nous dépassons. Au contraire, la réaction à l'agréable ou au désagréable est ambiguë. Il est possible que ce qui est agréable soit également un vrai bien. Mais il arrive aussi que ce qui constitue un vrai bien soit désagréable. La plupart des hommes bons doivent accepter un travail désagréable, des privations, de la souffrance, et leur vertu consiste à le faire sans lamentations égocentriques excessives3. Non seulement les sentiments répondent-ils à des valeurs, mais ce faisant ils s'accordent à une échelle de préférence. Nous pouvons distinguer, dans un ordre ascendant, des valeurs vitales, sociales, culturelles, personnelles et religieuses. On préfère normalement les valeurs vitales telles que la santé et la force, l'équilibre et la vigueur, à ce qu'on pourrait s'épargner en fait de travail, de privations et de souffrances inévitables dès lors qu'on veut acquérir, maintenir ou rétablir ces valeurs. On doit faire passer les valeurs sociales -- par exemple le bien qu'est l'organisation, qui conditionne les valeurs vitales de toute une communauté — avant les valeurs vitales des membres de cette communauté. Les valeurs culturelles ne sauraient exister sans prendre appui sur les valeurs vitales et sociales, mais elles ne leur sont pas moins supérieures. L'homme ne vit pas seulement de pain. Au-delà du simple fait de vivre et de fonctionner, les hommes doivent trouver un sens et une valeur au fait de vivre et de fonctionner. Il appartient à la culture de découvrir, d'exprimer, de valider, de critiquer, de corriger, de développer et d'améliorer ce sens et cette valeur. La valeur personnelle, c'est la personne en tant qu'elle se dépasse, qu'elle aime et qu'elle est aimée, qu'elle est source de valeurs pour elle-même et dans son milieu, qu'elle constitue une inspiration et un modèle pour d'autres. En dernier lieu, les valeurs religieuses sont au cœur du sens et de la valeur du vécu et de l'univers de l'être humain. Nous reviendrons à ce sujet au chapitre quatrième. Non moins que les habiletés, les sentiments se développent. Il est certes vrai que les sentiments sont fondamentalement spontanés : ils ne sont pas soumis à la volonté comme le sont les mouvements des mains. Mais une fois qu'ils ont surgi, on peut soit les renforcer en leur prêtant attention et en les approuvant, soit les affaiblir en les réprouvant ou en se montrant distrait à leur égard. Un tel renforcement et une telle censure ne font pas que cultiver certains sentiments et en décourager d'autres : ils modifient également l'échelle spontanée des préférences. De plus, les sentiments sont enrichis et affinés par l'examen attentif de la richesse et de la variété des objets qui les suscitent. Aussi n'est-ce pas une mince part de l'éducation que la tâche de promouvoir et de développer un climat de discernement et de goût, de louange mesurée et de désapprobation soigneusement formulée. De la sorte, on travaillera de concert avec les capacités et les tendances propres de l'élève ou de l'étudiant, on contribuera à élargir et à approfondir la perception qu'il a des valeurs et on l'aidera dans son effort pour se dépasser. Jusqu'à maintenant, j'ai présenté les sentiments comme des réponses intentionnelles, mais je dois ajouter qu'ils ne sont pas simplement transitoires, limités au moment où nous percevons une valeur ou son opposé, pour disparaître au moment où notre attention s'en détournerait. Il y a certes des sentiments qui surgissent et disparaissent facilement. Il y a aussi ceux que nous avons inhibés en les réprimant et qui mènent une vie malheureuse et souterraine. Mais il existe aussi des sentiments dont nous sommes pleinement conscients et qui s'avèrent si profonds et si forts — surtout quand ils sont délibérément renforcés — qu'ils canalisent l'attention, configurent l'horizon et inspirent la vie d'un individu. Ici, l'exemple suprême est l'amour. Un homme ou une femme qui se met à aimer reste en amour non seulement en présence de l'aimé mais en tout temps. Outre les actes particuliers que l'on fait par amour, on peut remarquer l'état originel qui consiste à être en amour ; cet état constitue en quelque sorte la source de toutes les actions d'une personne. Si bien que l'amour mutuel est un enlacement de deux vies. Il transforme un je et un tu en un nous si intime, si sûr, si permanent que chacun veille, imagine, pense, projette, sent, parle et agit en pensant aux deux. De même que les sentiments se développent, ils peuvent aussi se déformer. La plus importante déformation est peut-être le ressentiment. Ce mot français a été introduit en philosophie par Friedrich Nietzsche et employé plus tard, en un sens nouveau, par Max Scheler4. Selon Scheler, le ressentiment consiste dans le fait de re-sentir un choc spécifique qui s'est produit dans la confrontation avec des qualités ou valeurs d'un autre individu. Cet autre est supérieur physiquement, intellectuellement, moralement ou spirituellement. Le re-sentiment n'est pas une action ou une agression, mais il s'étend sur une certaine durée, voire sur toute une vie. C'est un sentiment d'hostilité, de rage, d'indignation, qui n'est ni répudié ni directement exprimé. Ce contre quoi on s'insurge alors, c'est la qualité ou valeur que la personne supérieure possède et que l'inférieur n'a pas et se sent même incapable d'acquérir. L'attaque se ramène à une continuelle dépréciation de la valeur en question et peut s'étendre en haine et même en violence contre ceux qui possèdent cette qualité. Mais peut-être le pire trait du ressentiment est-il que son rejet d'une valeur entraîne un gauchissement de toute l'échelle des valeurs et que ce gauchissement peut s'étendre à toute une classe sociale, à tout un peuple, à toute une époque. C'est dire que l'analyse du ressentiment peut se transformer en instrument de critique éthique, sociale et historique. D'une manière plus générale, il est beaucoup mieux de prendre pleinement conscience de ses sentiments, quelque déplorables qu'ils soient, que de les écarter, les rejeter ou les méconnaître. Le fait d'en prendre conscience permet de se connaître soi-même, de découvrir l'inattention, la stupidité, l'irréflexion, l'irresponsabilité qui ont fait surgir le sentiment que l'on ne veut pas avoir. On peut alors corriger l'attitude aberrante. Par ailleurs, négliger de prendre conscience de ces sentiments revient à les laisser dans le clair-obscur de ce qui est conscient sans être objectivé5. À la longue, il en résulte un conflit entre le moi conscient et le moi objectivé. Cette aliénation de soi amène à adopter de faux remèdes, qui à leur tour entraînent de nouvelles erreurs jusqu'à ce que, en désespoir de cause, le névrosé recoure à l'analyste ou au conseiller6. 3. La notion de valeur La notion de valeur est une notion transcendantale. La valeur, c'est ce qui est visé dans les questions relevant de la délibération, tout comme l'intelligible est ce qui est visé dans les questions relevant de la compréhension et comme la vérité et l'être sont ce qui est visé dans les questions relevant de la réflexion. Une telle visée n'est pas une connaissance. Quand je me demande : quoi, pour quoi, comment ou dans quel but, je ne connais pas les réponses, mais je vise déjà ce qui serait connu si je connaissais les réponses. Quand je me demande si ceci ou cela est vraiment tel que je le pense, je ne sais pas encore s'il l'est ou non, mais je vise déjà ce qui serait connu si je connaissais les réponses. Et quand je me demande si ceci est vraiment bien ou s'il l'est seulement en apparence, et si cela est valable ou non, je ne connais pas encore la valeur en question, mais je la vise. Les notions transcendantales constituent le dynamisme de l'intentionnalité consciente. Elles font passer le sujet des niveaux inférieurs aux niveaux supérieurs de la conscience, du plan expérientiel au plan intellectuel, de l'intellectuel au rationnel, du rationnel à l'existentiel. De plus, par rapport aux objets, ces notions sont autant d'intermédiaires entre l'ignorance et la connaissance. Et même, ce sont elles qui renvoient directement et immédiatement aux objets, alors que les réponses ne se réfèrent aux objets que médiatement et seulement en tant que réponses aux questions qui visent ces objets. Les notions transcendantales ne font pas qu'amener le sujet à la pleine conscience et l'orienter vers les buts qu'il poursuit. Elles lui procurent aussi des critères qui indiquent s'il réussit à atteindre ces buts. Le désir de comprendre est satisfait quand on atteint la compréhension, mais il reste insatisfait chaque fois qu'on n'a pas complètement compris ; il est ainsi la source d'un questionnement toujours en progrès. Le désir de la vérité contraint la rationalité à donner son assentiment lorsque les éléments de preuve sont suffisants, mais il refuse de donner son assentiment et il commande le doute lorsque les éléments de preuve sont insuffisants7. Le désir de la valeur accorde la récompense d'une conscience heureuse à celui qui réussit à se dépasser, et provoque une conscience malheureuse chez celui qui n'y parvient pas. Le dépassement de soi (self-transcendence) est le fruit de l'intentionnalité consciente. Les deux connaissent un développement parallèle qui comprend plusieurs étapes. Le premier pas consiste à porter attention aux données des sens et de la conscience. Puis la recherche et la compréhension rendent possible une appréhension d'un monde hypothétique, médiatisé par la signification. En troisième lieu, la réflexion et le jugement rejoignent un absolu : grâce à eux, nous reconnaissons ce qui est véritablement tel que compris, ce qui est indépendant de nous et de notre réflexion. Quatrièmement, la délibération, l'évaluation, la décision et l'action nous permettent de connaître et de faire non seulement ce qui nous plaît, mais ce qui est vraiment bien et valable. Nous pouvons alors être principes de bienveillance et de bienfaisance, capables de vraie collaboration et de véritable amour. Mais autre chose est d'agir ainsi occasionnellement et par à-coups, et autre chose de le faire régulièrement, facilement, spontanément. Enfin, c'est uniquement en parvenant au dépassement continuel de soi qui caractérise l'être humain vertueux, que l'on devient bon juge, non pas en ce qui concerne tel ou tel acte humain, mais en ce qui concerne le domaine entier de la bonté humaine8. Enfin, même si les notions transcendantales sont plus universelles que n'importe quelle catégorie, ce serait une erreur de conclure qu'elles sont plus abstraites. Elles sont, au contraire, tout à fait concrètes, car le concret n'est pas le réel envisagé sous tel ou tel aspect, mais le réel sous tous ses aspects et en toutes ses formes particulières. Les notions transcendantales sont la source aussi bien des questions ultérieures que des questions initiales. De plus, même si les questions ultérieures surgissent une à une, elles continuent toujours de se poser. Il y a toujours des questions ultérieures, adressées à l'intelligence, qui nous incitent à une plus grande compréhension, et toujours des doutes nouveaux qui nous pressent de rechercher une vérité plus complète. La seule limite du processus est le point où aucune autre question ne surgirait. On n'atteindrait ce point que lorsqu'on aurait compris le tout de tout, que lorsqu'on connaîtrait le réel sous tous ses aspects et en toutes ses formes particulières. De la même manière, quand on parle du bien, on ne veut jamais dire une quelconque abstraction. Seul le concret est bien. En outre, comme les notions transcendantales que sont l'intelligible, le vrai et le réel tendent vers une intelligibilité complète, vers une vérité totale, vers la réalité dans toutes ses composantes et sous tous ses aspects, ainsi la notion transcendantale de bien vise à une bonté qui soit au-delà de toute critique. Car cette notion consiste dans le fait que nous soulevions des questions relevant de la délibération. C'est le fait que nous soyons arrêtés par le désenchantement qui nous porte à nous demander si ce que nous faisons est valable. Ce désenchantement met en lumière les limites de chaque réalisation finie, la faille de toute perfection incomplète, l'ironie du contraste entre une ambition sans bornes et une performance boiteuse. Quand nous avons connu la hauteur et la profondeur de l'amour, ce désenchantement nous garde conscients de la distance qui sépare notre amour de son but. Bref, la notion transcendantale de bien nous invite, nous presse et nous harcèle tant que nous ne pourrions trouver de repos que dans une rencontre avec une bonté qui soit complètement inaccessible à sa critique. 4. Les jugements de valeur Les jugements de valeur sont simples ou comparatifs. Ils affirment ou nient que x est vraiment bien ou ne l'est qu'en apparence. Ils peuvent également comparer des cas particuliers de vrai bien, pour affirmer ou nier que l'un est meilleur, plus important ou plus urgent que l'autre. De tels jugements sont objectifs ou simplement subjectifs dans la mesure où ils procèdent ou ne procèdent pas d'un sujet qui se dépasse. C'est dire que le critère de leur vérité ou de leur fausseté réside dans l'authenticité ou l'inauthenticité du sujet. Il ne faut cependant pas confondre ce critère avec la signification du jugement. Dire qu'un jugement de valeur affirmatif est vrai, c'est dire ce qui est ou serait objectivement bien ou meilleur qu'autre chose. Dire qu'un jugement de valeur affirmatif est faux, c'est dire ce qui n'est pas ou ne serait pas objectivement bien ou meilleur qu'autre chose. Les jugements de valeur diffèrent des jugements de réalité quant au contenu mais non quant à la structure. Ils diffèrent quant au contenu puisqu'on pas quant à la structure en autant qu'on retrouve dans les deux la distinction entre le critère et la signification. Tous deux ont comme critère le dépassement de soi, qui reste cependant dans l'ordre de la connaissance lorsqu'il s'agit des jugements de réalité, mais qui tend à devenir moral lors qu'il s'agit des jugements de valeur. Et dans les deux cas, la signification est ou prétend être indépendante du sujet : les jugements de réalité énoncent ou veulent énoncer ce qui est ou n'est pas ; les jugements de valeur énoncent ou veulent énoncer ce qui est ou n'est pas vraiment bien ou meilleur qu'autre chose. Les jugements de valeur vrais vont plus loin que le dépassement de soi dans l'ordre de la connaissance, sans pourtant réaliser pleinement le dépassement de soi dans l'ordre moral. Cet accomplissement d'ordre moral ne consiste pas simplement à savoir, mais également à faire : l'être humain peut connaître ce qui est juste sans le faire. De plus, s'il sait et n'agit pas, ou bien il sera assez humble pour se reconnaître pécheur, ou bien il commencera à détruire son être moral en rationalisant : c'est-à-dire en prétendant que ce qui est vraiment bien n'est pas bien du tout. Ainsi, le jugement de valeur est en lui-même une réalité d'ordre moral. C'est grâce à lui que le sujet sort du champ de la pure et simple connaissance. C'est également grâce à lui que le sujet se dispose de façon prochaine à se dépasser moralement, à faire preuve de bienveillance, de bienfaisance et d'amour vrai. À mi-chemin entre le jugement de réalité et le jugement de valeur, se trouve la perception de la valeur. Cette perception se produit dans les sentiments. Les sentiments dont nous parlons ici ne sont pas les états, les tendances ou les appétits non intentionnels que nous avons déjà décrits et qui ne sont pas reliés à des objets, mais à des causes efficientes ou finales. Ce ne sont pas non plus des réponses intentionnelles à des objets tels que l'agréable et le désagréable, le plaisant ou le pénible, le satisfaisant ou l'insatisfaisant. Car bien que ces réalités soient des objets, elles sont tout de même des objets ambigus qui peuvent, en dernière analyse, être vraiment bons ou mauvais, ou encore bons ou mauvais en apparence seulement. La perception de la valeur se produit plutôt dans une catégorie supérieure de réponse intentionnelle qui accueille soit la valeur ontique d'une personne, soit la valeur qualitative d'une beauté, d'une compréhension, d'une vérité, d'actions nobles et vertueuses, de grandes réalisations. Car étant donné la façon dont nous sommes faits, nous posons certes des questions qui nous orientent vers un dépassement de soi et nous pouvons reconnaître des réponses correctes qui constituent un dépassement de soi d'ordre cognitif, mais nous allons également plus loin quand c'est tout notre être qui réagit et qui est remué dès lors que nous entrevoyons la possibilité ou la réalité d'un dépassement de soi d'ordre moral9. Le jugement de valeur renferme donc trois composantes : d'abord la connaissance de la réalité, en particulier de la réalité humaine ; ensuite les réponses intentionnelles aux valeurs ; et troisièmement l'élan initial vers le dépassement de soi d'ordre moral que constitue le jugement de valeur lui-même. Le jugement de valeur présuppose la connaissance de la vie, des possibilités humaines prochaines et lointaines ainsi que des conséquences probables de tel ou tel plan d'action. Quand cette connaissance fait défaut, les nobles sentiments que l'on a ont tendance à se traduire sous forme de ce qu'on appelle l'idéalisme moral, c'est-à-dire de belles propositions inefficaces qui font souvent plus de tort que de bien. Mais la connaissance seule ne suffit pas ; bien que tout être humain ait un minimum de sentiment moral, - selon le dicton, en effet, on trouve de l'honneur même chez les voleurs, - il reste que les sentiments moraux doivent être cultivés, éclairés, fortifiés, affinés, critiqués et purifiés de leurs travers. Enfin le développement de la connaissance et le développement du sentiment moral mènent à la découverte existentielle, à la découverte qu'on est un être moral, à la prise de conscience que non seulement on choisit parmi divers plans d'action, mais aussi que par là on fait de soi un être humain authentique ou inauthentique. Avec cette découverte, émergent dans la conscience l'importance de la valeur personnelle et la signification de la responsabilité personnelle. On se rend compte que les jugements de valeur qu'on pose ouvrent la voie à l'accomplissement ou à la perte de soi. L'expérience, et surtout l'expérience répétée, de sa fragilité ou du mal que l'on cause soulève la question du salut personnel et, à un plan beaucoup plus fondamental, celle de Dieu. Le fait du développement et la possibilité de l'échec supposent que les jugements de valeur se produisent dans divers contextes. Signalons, en premier lieu, le contexte de croissance, où la connaissance du vécu et des comportements humains s'étend, se précise et s'affine, et où les réponses que l'on donne passent progressivement du plan de l'agréable à celui des valeurs vitales, puis du vital au social, du social au culturel, du culturel au personnel, du personnel au religieux. À ce moment-là, règne dans la conscience une attitude d'ouverture à des réalisations toujours plus poussées10. Les acquisitions passées sont intégrées et consolidées ; elles ne sont pas enfermées dans un système clos, mais elles demeurent incomplètes et donc ouvertes à d'autres découvertes et à d'autres développements. Le désir personnel qu'a le sujet d'explorer de nouveaux domaines se renouvelle fréquemment, sans qu'il n'existe, à ce stade, de valeur suprême qui englobe toutes les autres. Mais au sommet de cette montée qui a commencé au moment où l'enfant n'était qu'un paquet de besoins, de cris et de gratifications, l'adulte peut trouver la joie profonde et la paix durable, la puissance et le dynamisme de celui qui est en amour avec Dieu. Dans la mesure où ce sommet est atteint, la valeur suprême devient Dieu, et les autres valeurs deviennent autant de signes que Dieu donne de son amour dans ce monde, en accord avec ses aspirations et sa fin. Dans la mesure où l'amour d'une personne envers Dieu est achevé, les valeurs deviennent tout ce qu'elle aime et les maux tout ce qu'elle hait, à tel point que selon le mot d’Augustin, si quelqu'un aime Dieu, il peut faire ce qui lui plaît : Ama Deum et fac quod vis. Alors l'affectivité de cette personne est vraiment unifiée. Les développements ultérieurs ne font que compléter les réalisations antérieures, et les infidélités à la grâce sont plus rares et plus vite regrettées. Mais la croissance continue semble rare11. On rencontre des distorsions cognitives occasionnées par des besoins névrotiques. Il faut compter avec les refus de délaisser les routines dans lesquelles on s'est installé et de s'aventurer dans une façon de vivre plus riche mais dont on n'a pas encore fait l'expérience. Il faut compter avec les efforts aberrants pour apaiser une conscience mal à l'aise en méconnaissant, minimisant, niant ou rejetant des valeurs supérieures. L'échelle de préférence se déforme. Les sentiments deviennent amers. Les déviations s'infiltrent dans l'approche que l'on a, la rationalisation s'introduit dans les principes moraux et l'idéologie envahit la pensée. Si bien qu'on peut en venir à haïr ce qui est vraiment bien pour aimer ce qui est vraiment mal. Cette calamité ne touche pas les seuls individus ; elle peut atteindre des groupes, des nations, des groupes de nations, voire l'humanité entière12. Elle peut prendre des formes différentes, opposées ou hostiles, au point de diviser l'humanité et de menacer la civilisation de destruction. Tel est le monstre qui occupe l'avant-scène du drame contemporain. Dans son étude approfondie et pénétrante sur l'agir humain, Joseph de Finance distingue liberté horizontale et liberté verticale13. Par liberté horizontale, il veut dire celle qui s'exerce à l'intérieur d'un horizon déterminé et qui reste fidèle à l'option existentielle correspondant à cet horizon. La liberté verticale est celle dont l'exercice consiste à choisir une telle option et l'horizon correspondant. Cette liberté verticale s'exerce implicitement lorsqu'on répond positivement aux motifs qui acheminent vers une authenticité toujours plus grande, ou lorsqu'on méconnaît, au contraire, ces motifs et qu'on se laisse glisser vers une identité de moins en moins authentique. Et cette même liberté verticale s'exerce explicitement lorsqu'on répond à la notion transcendantale de valeur en déterminant ce qu'il serait valable et approprié de faire pour soi-même et ce qu'il serait valable et approprié de faire pour son prochain. On se donne alors un idéal de l'être humain et de son accomplissement et l'on se consacre à cet idéal. À mesure que s'enrichissent la connaissance et l'expérience que l'on a, à mesure que la portée de son action s'agrandit ou se rétrécit, on peut réviser son idéal personnel, et cela à plusieurs reprises. C'est dans une telle liberté verticale implicite ou explicite que se trouvent les fondements des jugements de valeur. On sent que ces jugements sont vrais ou faux selon qu'ils suscitent la paix ou le malaise de la conscience. Ils ne s'ajustent cependant à leur contexte propre, ils ne se clarifient et ne s'affinent que moyennant le développement historique de l'être humain et l'appropriation personnelle qu'un individu peut faire de son héritage social, culturel et religieux. C'est grâce à la notion transcendantale de valeur qui se manifeste tour à tour dans une bonne conscience ou dans une conscience mal à l'aise, que l'être humain peut se développer moralement. Toutefois un jugement moral intégral est toujours l’œuvre d'une conscience pleinement développée, telle qu'on la trouve chez un sujet qui se dépasse ou, comme le dirait Aristote, chez un homme vertueux14. 5. Les croyances15 L'appropriation que l'on fait de son héritage social, culturel et religieux est en grande partie une question de croyance. Il y a certes beaucoup de choses que l'on découvre par soi-même, que l'on connaît simplement en vertu de son expérience interne ou externe, de ses propres insights, de ses propres jugements de réalité et de valeur. Mais ce genre de connaissance, que l'individu acquiert par lui-même (immanently generated knowledge), n'est qu'une faible portion de ce que tout être humain civilisé considère savoir. Son expérience immédiate, en effet, s'alimente à l'immense contexte de ce qu'il a appris sur l'expérience que d'autres hommes ont vécue à d'autres endroits et en d'autres temps. Sa compréhension prend appui non seulement sur sa propre expérience, mais aussi sur celle des autres. Son développement n'est qu'assez peu redevable, somme toute, à son originalité personnelle : il doit beaucoup, par contre, au fait qu'il réitère en lui-même des actes de compréhension d'abord posés par d'autres et surtout au fait qu'il tient pour acquises certaines présuppositions parce que la majorité des gens les acceptent. De toute façon, il n'a ni le loisir, ni le goût, ni peut-être la capacité d'entreprendre une recherche personnelle. Enfin, les jugements par lesquels il donne son assentiment à des vérités ou à des valeurs ne dépendent que rarement de la seule connaissance qu'il acquiert par lui-même, car une telle connaissance n'est pas isolée, compartimentée en quelque sorte, mais plutôt en symbiose avec un contexte beaucoup plus large, fait de croyances. C'est de cette manière que l'on connaît, par exemple, la position relative des principales villes des États-Unis. Après tout, on a étudié les cartes ; on en a vu les noms clairement imprimés à côté des petits cercles représentant leur situation. Mais la carte est-elle exacte ? Cela, on ne le sait pas, mais on le croit. Le cartographe ne le sait pas non plus, car il est tout probable que sa carte provient de la compilation de multiples cartes figurant des aires beaucoup plus restreintes, faites par des arpenteurs qui avaient étudié le terrain. Plusieurs personnes ont donc leur mot à dire sur l'exactitude de la carte, car la connaissance de chaque partie se trouve dans l'esprit de chaque arpenteur ; mais en ce qui concerne l'ensemble, l'exactitude n'est plus affaire de connaissance mais de croyance, car les cartographes se croient les uns les autres et nous, nous les croyons. On pourra cependant faire valoir le fait que l'exactitude des cartes se vérifie de façons multiples. C'est à l'aide de cartes que les avions volent, que les bateaux naviguent, que l'on bâtit des autoroutes, que l'on planifie en matière d'urbanisme, que l'on voyage, que l'on achète ou vend une propriété. De mille et une façons, des transactions basées sur des cartes réussissent. Mais seule une infime partie de ces vérifications relève de la connaissance que l'on acquiert par soi-même. Bien au contraire, c'est uniquement par croyance qu'on peut invoquer comme argument le fait qu'une foule de témoins ont également trouvé les cartes satisfaisantes. C'est cette croyance, cette dépendance à l'égard d'innombrables intermédiaires, qui constitue la base réelle de la confiance que l'on a dans la cartographie. On oppose souvent science et croyance, mais en fait, la croyance joue un aussi grand rôle en science que dans presque tous les autres secteurs de l'activité humaine. Les contributions originales d'un scientifique à sa discipline ne sont pas de l'ordre de la croyance, mais de la connaissance. Quand il reprend, en effet, les observations et les expériences d'un autre, quand il élabore pour son propre compte les théorèmes dont il a besoin pour formuler l'hypothèse, avec les présuppositions et les implications qui l'accompagnent, quand il saisit les éléments de preuve qui lui permettent d'exclure telle ou telle conception, alors il ne croit pas : il sait. Mais ce serait une erreur d'imaginer que l'homme de science passe sa vie à reprendre les travaux des autres. Il ne souffre pas non plus d'une manie insensée qui consisterait à vouloir posséder dans son champ de spécialisation, une connaissance qu'il aurait acquise par lui-même. Au contraire, le but du scientifique est le progrès de la science et l'on n'atteint ce but que par la division du travail. Si les découvertes récentes que l'on se communique ne sont pas contestées, on tend à les présupposer dans la recherche ultérieure. Si cette recherche fait ses preuves, on commence à avoir confiance aux nouvelles découvertes. Si la poursuite de la recherche fait achopper sur des difficultés, on commence, au contraire, à se méfier des nouvelles découvertes ; on les soumet alors à un examen minutieux, on les vérifie sur tel ou tel point qui apparaît faible. De plus, ce processus indirect de vérification ou d'infirmation est beaucoup plus important que le processus direct. Car le processus indirect est continu et cumulatif. Il embrasse l'hypothèse avec toutes ses présuppositions et toutes ses conséquences. Il se reproduit chaque fois qu'on remarque qu'un point ou l'autre est présupposé. Ce processus recueille un ensemble toujours plus riche d'éléments de preuve susceptibles de montrer que l'hypothèse est satisfaisante. Et comme les éléments de preuve qui témoignent en faveur de l'exactitude des cartes, ce processus indirect n'est que faiblement opératoire à titre de connaissance que l'on acquiert par soi-même, mais suprêmement opératoire à titre de croyance. Après avoir souligné le caractère social de la connaissance humaine, je dois maintenant attirer l'attention sur son caractère historique. La division du travail ne se retrouve pas seulement parmi les chercheurs contemporains ; elle remonte à un passé très lointain. Si, des primitifs à nos contemporains, il y a eu progrès dans la connaissance, c'est uniquement parce que les générations successives ont repris la recherche au point où leurs prédécesseurs l'avaient laissée. Mais si les générations successives ont pu progresser ainsi, c'est uniquement parce qu'elles étaient disposées à croire. Si elles avaient écarté toute croyance pour ne se fier qu'à leur propre expérience, à leurs propres insights et à leur propre jugement, elles auraient sans cesse recommencé à neuf et les acquisitions des primitifs n'auraient jamais été dépassées ; et même si elles l'avaient été, leurs fruits n'auraient pas été transmis. La connaissance humaine n'est donc pas une possession individuelle, mais plutôt un fonds commun dont chacun peut profiter s'il accepte de croire et auquel chacun peut contribuer dans la mesure où il accomplit comme il se doit ses opérations cognitives et en rapporte les résultats avec exactitude. Certes on n'apprend pas sans se servir de ses propres sens, de son propre esprit, de son propre cœur ; mais on n'apprend pas exclusivement par ces voies. On apprend des autres, non seulement en répétant les opérations qu'ils ont effectuées mais, en majeure partie, en se fiant à eux et en acceptant leurs résultats. C'est de la communication et de la croyance que proviennent un sens commun, une connaissance commune, une science commune, des valeurs communes, un climat commun d'opinion. Sans doute, ce fonds public peut comporter des trous, des absences d’insight, des erreurs, des distorsions cognitives. Il n'en reste pas moins que c'est là notre héritage et que le remède à ses faiblesses ne consiste pas à rejeter toute croyance pour retourner ainsi au primitivisme, mais à faire une option critique et détachée qui, en cette matière comme en d'autres, peut favoriser le progrès et contrer le déclin. On favorise le progrès en étant attentif, intelligent, rationnel et responsable chaque fois qu'on accomplit des opérations cognitives et chaque fois qu'on prend la parole ou qu'on écrit. On peut contrer le déclin en allant jusqu'au bout de ses découvertes. Car lorsqu'on fait une découverte, lorsqu'on parvient à savoir ce qu'on ne savait pas auparavant, assez souvent on passe autant de l'erreur à la vérité que de l'ignorance à la vérité. Donner des suites à cette découverte, c'est scruter l'erreur, c'est découvrir d'autres vues connexes qui, d'une façon ou d'une autre, l'appuieraient ou la confirmeraient. Ce qui accompagne l'erreur peut également être erroné et devra donc être examiné. Dans la mesure où les soupçons qu'on aura conduiront à la découverte de ces nouvelles erreurs, on pourra passer à ce qui accompagne ces nouvelles erreurs et faire en sorte que la découverte d'une erreur devienne l'occasion d'en extirper plusieurs. Il n'est pourtant pas suffisant de rejeter les erreurs. En plus des croyances fausses, il faut tenir compte du croyant induit en erreur. On doit examiner comment il lui est arrivé d'accepter des croyances fausses ; on doit également essayer de découvrir et de corriger le manque d'attention, la crédulité ou les déviations qui l'ont amené à prendre la fausseté pour la vérité. Enfin, il ne suffit pas d'écarter les croyances erronées et de réformer le croyant induit en erreur. Il faut remplacer aussi bien qu'enlever, bâtir aussi bien que démolir. Une simple chasse à l'erreur peut faire de quelqu'un une loque sans conviction ni engagement tant au plan de sa personnalité qu'au plan de sa culture. Beaucoup plus sain est le procédé d'abord positif et constructif, grâce auquel la vérité envahit de plus en plus l'esprit et la fausseté disparaît sans laisser de vide ni de cicatrice. Telle est donc la croyance en général. Nous devons maintenant indiquer les grandes lignes du processus grâce auquel on arrive à croire. Le processus devient possible du fait que ce qui est vrai n'est pas en lui-même privé mais public ; ce n'est pas quelque chose de confiné à l'esprit, mais quelque chose d'indépendant par rapport à cet esprit et donc, en un sens, détachable et communicable. Comme nous l'avons déjà souligné, cette indépendance de la vérité par rapport à l'esprit provient du fait qu'on se dépasse dans l'ordre de la connaissance quand on pose un jugement de réalité qui est vrai, et qu'on se dépasse dans l'ordre moral quand on pose un jugement de valeur qui est vrai. Je ne puis donner mes yeux à un autre pour qu'il voie, mais je puis décrire fidèlement ce que je vois et il peut me croire. Je ne puis donner à un autre ma compréhension, mais je puis lui faire part fidèlement de ce que je suis parvenu à comprendre et il peut me croire. Je ne puis communiquer à un autre ma faculté de juger, mais je puis lui transmettre ce que j'affirme ou ce que je nie et il peut me croire. Voilà le premier pas. Il n'est pas posé par la personne qui croit, mais par celle qu'elle croit. Le second pas est un jugement de valeur dont la portée est générale. Ce jugement consiste à approuver la division du travail dans l'acquisition de la connaissance, tant dans ses dimensions historiques que dans ses dimensions sociales. Cette approbation n'est cependant pas dépourvue d'esprit critique. On reste pleinement conscient des dangers d'erreur que comporte la croyance, tout en tenant pour évident que l'erreur grandirait au lieu de diminuer si l'on régressait jusqu'au primitivisme. L'approbation en question favorise donc la collaboration humaine dans le développement de la connaissance, ainsi que la volonté de promouvoir la vérité et de combattre l'erreur. Le troisième pas est un jugement de valeur qui rejoint le particulier. Il porte sur la crédibilité d'un témoin, d'une source, d'un compte rendu, sur la compétence d'un expert, sur la sûreté de jugement d'un professeur, d'un conseiller, d'un chef, d'un homme d'État, d'une autorité. Dans chaque cas, le point en cause est de savoir si la source où l'on a puisé était critique vis-à-vis de ses propres sources, si le savant est parvenu à se dépasser dans l'ordre de la connaissance en posant des jugements de réalité et dans l'ordre moral en posant des jugements de valeur, s'il a été véridique et précis dans ses affirmations. En général, on ne peut pas répondre directement à de telles questions et l'on doit recourir à des méthodes indirectes. Il peut y avoir, par exemple, plusieurs sources, plusieurs experts, plusieurs autorités ; ceux-ci peuvent être indépendants et pourtant se rencontrer. Il se peut aussi que la source, l'expert ou l'autorité se prononce à plusieurs occasions ; ses affirmations peuvent alors être intrinsèquement probables, cohérentes les unes avec les autres et avec tout ce que l'on connaît à partir d'autres sources, d'autres experts ou d'autres autorités. De plus, d'autres chercheurs peuvent s'être souvent adressés à la même source, au même expert, à la même autorité ; ils peuvent avoir conclu à la crédibilité de la source, à la compétence de l'expert, au jugement sûr de l'autorité. Enfin quand tout favorise la croyance sauf la probabilité intrinsèque de la proposition, un individu peut s'en prendre à lui-même et se demander si ce ne sont pas les limites de son propre horizon qui l'empêchent de saisir la probabilité intrinsèque de la proposition en cause. Le quatrième pas est la décision de croire. C'est un choix qui fait suite aux jugements de valeur général et particulier. On aura d'abord jugé, en effet, qu'une croyance critique est essentielle au bien humain : tout en comportant des risques, elle est incontestablement meilleure que la régression au primitivisme. À ce moment, on aura également jugé que telle ou telle proposition est digne de croyance, qu'elle peut être crue par une personne rationnelle et responsable. La combinaison de ce jugement général et de ce jugement particulier permet de conclure que l'on doit croire la proposition ; si le fait de croire est une bonne chose, alors il faut croire ce que l'on peut croire. Enfin, ce qui mérite d'être cru le devient en fait grâce à la décision ou au choix. Le cinquième pas est l'acte de croire. Je juge personnellement vrai le jugement de réalité ou de valeur qui m'est communiqué. Je ne le fais pas en vertu d'une connaissance que j'aurais acquise par moi-même – car je n'en possède pas sur cette question – mais plutôt en m'appuyant sur une connaissance que d'autres ont acquise par eux-mêmes. De plus, ce que je connais de cette connaissance que d'autres ont acquise par eux-mêmes, comme il apparaît clairement à la troisième étape, ne constitue pas exclusivement une connaissance que j'aurais acquise par moi-même ; comme dans presque toute connaissance humaine, cette portion même de ma connaissance repose en grande partie sur d'autres actes de croyance. Notre analyse peut cependant induire en erreur. Sans illustration concrète, elle peut susciter le doute et même donner l'impression que l'on ne devrait jamais rien croire. Pensons plutôt, par exemple, à l'ingénieur qui tire sa règle à calcul et effectue en quelques instants un calcul long et difficile. Cet ingénieur sait très bien ce qu'il fait. Il peut expliquer exactement pourquoi les mouvements de son instrument donnent tels résultats. Ces résultats ne sont pourtant pas exclusivement le fruit d'une connaissance que l'ingénieur aurait acquise par lui-même. Les indications sur la règle représentent en effet des tables de logarithmes et de trigonométrie. L'ingénieur n'a jamais eu à élaborer par lui-même un tel ensemble de tables. Ce n'est pas par connaissance individuelle mais par croyance qu'il peut se dire que ces tables sont exactes. En outre, l'ingénieur n'a jamais comparé les indications sur sa règle avec l'ensemble des tables. S'il n'a aucun doute sur leur correspondance, son absence de doute n'est pas attribuable à la connaissance qu'il aurait acquise par lui-même, mais à la croyance. Agit-il de façon inintelligente, irrationnelle, irresponsable ? Y aura-t-il un individu pour soutenir la thèse que tous les ingénieurs qui se servent de pareilles règles à calcul devraient s'en abstenir jusqu'à ce que chacun d'eux ait acquis par lui-même une connaissance personnelle de l'exactitude des tables de logarithmes et de trigonométrie, et de la correspondance entre les indications que l'on trouve sur ces règles et les tables qu'ils auraient établies chacun pour soi ? Le lecteur pourra trouver assez original notre exposé de la croyance. Il pourra être surpris et du rôle étendu de la croyance dans la connaissance humaine et de la valeur que nous lui attribuons. S'il est malgré tout d'accord avec notre position, son accord pourra marquer un progrès qui aura consisté en un passage de l'erreur – et non pas de l'ignorance – à la vérité. Dans ce cas, il devrait se demander si cette erreur était une croyance erronée, si elle était associée à d'autres croyances, si elles aussi étaient erronées, et dans le cas où elles l'auraient été, si elles se trouvaient associées à leur tour à d'autres croyances erronées. Ainsi qu'on l'observera, ce procédé critique ne s'en prend pas à la croyance en général ; il ne vous demande pas de croire que vos croyances sont erronées ; il part d'une croyance que vous avez jugée erronée et parcourt le réseau dans lequel les croyances sont imbriquées afin de déterminer l'étendue de la contagion. 6. La structuration du bien humain Le bien humain est à la fois individuel et social. Nous devons tenter maintenant d'exposer comment ces deux aspects s'unissent l'un à l'autre ; nous le ferons en choisissant quelque dix-huit termes que nous relierons progressivement. Nos dix-huit termes ont trait 1) aux individus dans leurs virtualités et leurs actualisations, 2) aux groupes qui coopèrent et 3) aux fins. Une division tripartite des fins nous permet de poser une division tripartite dans les autres catégories, ce qui nous donne le schéma suivant.
En premier lieu, mettons en rapport quatre termes de la première ligne : la capacité, l'opération, le bien particulier et le besoin. L'individu a des capacités pour agir. En agissant, il se procure à lui-même des biens particuliers. Par bien particulier, je veux dire une réalité, qu'il s'agisse d'un objet ou d'une action, qui rencontre un besoin chez l'individu en un lieu et un temps donnés. Les besoins doivent être compris dans le sens le plus large ; on ne doit pas les restreindre à des nécessités, mais leur donner plutôt une extension suffisante pour inclure des manques de toutes sortes. En second lieu, prenons quatre termes de la troisième colonne : la coopération, l'institution, le rôle et la tâche. Les individus vivent en groupes. Dans une large mesure, pour eux, agir, c'est coopérer. Cet ensemble d'opérations que l'on appelle la coopération se conforme donc à un pattern défini, et ce pattern est commandé par un rôle à remplir ou une tâche à accomplir à l'intérieur d'un cadre institutionnel. Ce cadre peut être la famille et les mœurs, la société et l'éducation, l'État et la loi, l'économie et la technologie, l'Église ou la secte. Il s'agit d'une base et d'un mode de coopération communément compris et acceptés. Le changement ne s'y réalise que lentement car, à l'opposé de la désintégration, il entraîne une nouvelle compréhension commune et un nouveau consensus. En troisième lieu, relions les autres termes de la deuxième rangée : la plasticité, la perfectibilité, le développement, l'habileté, et le bien qu'est l'organisation. Comme les capacités personnelles que les individus mettent en œuvre pour accomplir leurs opérations sont malléables et perfectibles, elles permettent le développement d'habiletés, de ces habiletés mêmes que requièrent les rôles et les tâches à caractère institutionnel. Mais outre la base institutionnelle de coopération, signalons aussi la façon concrète dont la coopération se réalise. Une même organisation économique est compatible aussi bien avec la prospérité qu'avec la récession. Les mêmes dispositifs constitutionnels et légaux peuvent entraîner des effets très différents dans la vie politique et l'administration de la justice. Des lois maritales et familiales semblables produisent, dans un cas le bonheur et dans l'autre la misère d'un foyer. Le bien qu'est l'organisation (good of order) est cette manière concrète dont la coopération s'exerce réellement. Ce bien se distingue des biens particuliers, mais il ne fait pas nombre avec eux, à condition qu'on ne les envisage pas comme des items séparés et par rapport à l'individu qu'ils doivent satisfaire, mais qu'on les prenne tous ensemble et dans leur caractère réitératif. Mon repas d'aujourd'hui est pour moi un bien particulier ; mais le repas de chaque jour servi à tous les membres du groupe constitue un aspect du bien qu'est l'organisation. Ou encore, l'éducation que j'ai reçue a été pour moi un bien particulier ; mais l'éducation donnée à chacun de ceux qui la désirent est également de l'ordre du bien qu'est l'organisation. Le bien qu'est l'organisation n'est cependant pas une simple succession ininterrompue de biens particuliers régulièrement offerts. Derrière cette abondance de biens, il y a l'organisation qui la sous-tend. Cette organisation consiste fondamentalement : 1) dans la mise en ordre des opérations, de façon à ce qu'elles deviennent des coopérations et assurent la périodicité de tous les biens particuliers effectivement désirés, et 2) dans l'interdépendance entre les désirs ou les choix effectifs et les actions appropriées des individus qui s'unissent pour collaborer16. On doit insister sur le fait que le bien qu'est l'organisation n'est pas une esquisse d'utopie, un idéal théorique, un ensemble de préceptes éthiques, un code de lois ou une super-institution quelconque. Il s'agit, au contraire, de quelque chose de très concret. C'est le bon ou le mauvais fonctionnement actuel de l'ensemble des relations du type « si-alors » qui guident les agents et les opérations de coordination. C'est la base qui fait que se répètent ou ne réussissent pas à se répéter les biens particuliers susceptibles de se répéter ou de ne pas réussir à se répéter. Ce bien qu'est l'organisation prend appui sur des institutions, tout en étant le produit d'un grand nombre de facteurs additionnels, à savoir toute l'habileté et tout le savoir-faire, toute l'industrie et toutes les ressources, toute l'ambition et toute la solidarité que l'on trouve chez un peuple entier qui s'adapte à toute circonstance nouvelle, fait face à toute nouvelle urgence, lutte contre toute tendance à la désorganisation17. Il nous reste une troisième rangée de termes : la liberté, l'orientation, la conversion, les relations interpersonnelles et les valeurs terminales. Par liberté, je n'entends évidemment pas l'indéterminisme, mais l'autodétermination. Tout plan d'action, celui d'un individu ou celui d'un groupe, n'est qu'un bien fini, et parce qu'il est fini, il est sujet à la critique. Il comporte ses choix, ses limites, ses risques, ses désavantages. C'est dire que le processus de délibération et d'évaluation n'est pas en lui-même décisif. Nous expérimentons, en effet, que notre liberté est cet élan subjectif qui met fin au processus de délibération en retenant l'un des plans d'action possibles et en commençant à l'exécuter. En autant que cet élan permet au moi d'opter régulièrement non pour le bien apparent mais pour le bien réel, le moi parvient à se dépasser au plan moral, pour exister authentiquement, pour se constituer comme valeur originaire et pour instaurer des valeurs terminales, à savoir le bien d'une organisation qui soit vraiment adéquate et des biens particuliers véritables. À l'opposé, en autant que les décisions personnelles ne trouvent pas leur motivation première dans les valeurs en cause, mais dans un calcul des plaisirs et des désagréments prévisibles, on ne réussit pas à se dépasser, on passe à côté de l'existence humaine authentique et on renonce à créer des valeurs en soi-même et dans la société où l'on vit. La liberté s'exerce à l'intérieur d'une matrice, celle de relations interpersonnelles. Dans une communauté de coopération, les individus sont rattachés entre eux par leurs besoins et par le bien commun qu'est l'organisation destinée à satisfaire ces besoins. Ils sont rattachés par les engagements qu'ils ont librement pris et par les attentes que ces engagements ont suscitées chez les autres, par les rôles qu'ils ont assumés et par les tâches en vue desquelles ils se réunissent. Normalement, les sentiments font que ces relations sont vivantes. On peut avoir des sentiments communs ou des sentiments opposés qui portent sur des valeurs qualitatives et des échelles de préférences. On peut éprouver des sentiments mutuels, qui permettent de répondre aux appels d'une autre personne en la considérant comme une valeur ontique ou comme simple source de satisfactions. Au-delà des sentiments, se trouve la substance de la communauté. Les personnes sont unies par une expérience commune, par des insights communs ou complémentaires, par de semblables jugements de réalité ou de valeur, par de semblables orientations de vie. Elles se séparent, s'éloignent ou deviennent hostiles quand elles se perdent de vue, quand elles se comprennent mal, quand elles portent des jugements opposés ou optent pour des objectifs sociaux contraires. En somme, les relations interpersonnelles varient de l'intimité à l'ignorance, de l'amour à l'exploitation, du respect au mépris, de l'amitié à l'inimitié. Elles cimentent une communauté, la divisent en factions ou la déchirent complètement18. Les valeurs terminales sont les valeurs qu'on a choisies ; ce sont de vrais biens particuliers, un vrai bien qu'est l'organisation, une véritable échelle de préférences quant aux valeurs et aux satisfactions. Corrélativement aux valeurs terminales, il faut situer les valeurs originaires, qui opèrent des choix ; ce sont les personnes authentiques, celles qui réussissent à se dépasser en faisant des choix judicieux. Puisque l'être humain peut connaître et choisir l'authenticité et le dépassement de soi, les valeurs originaires et les valeurs terminales peuvent coïncider. Quand chaque membre de la communauté veut l'authenticité pour lui-même et la promeut de toutes ses forces chez les autres, alors les valeurs originaires, celles qui choisissent, et les valeurs terminales, celles qui sont choisies, se recouvrent et s'imbriquent. Bientôt nous aurons à parler de l'orientation de la communauté comme telle. Mais pour le moment, nous nous intéressons à l'orientation de l'individu dans une communauté ayant elle-même une orientation. À la racine, il s'agit ici des notions transcendantales qui nous permettent et nous demandent de progresser en compréhension, de juger en vérité et de répondre aux valeurs. Encore faut-il que cette possibilité et cette exigence se réalisent grâce à un développement. On doit se soumettre à l'apprentissage et acquérir les habiletés qui font la compétence d'un être humain dans un domaine quelconque. On doit grandir en sensibilité et en disponibilité face aux valeurs, si l'on veut être authentique en fait d'humanité. Mais comme le développement n'est pas inévitable, les résultats varient. Il existe des échecs humains. Il existe également des médiocrités. Il y a enfin ceux qui continuent à se développer et à grandir du début à la fin de leur vie : leurs réalisations varient selon leur héritage initial, les chances qu'ils ont eues, leur succès à éviter les pièges et les reculs, et selon le rythme de leur croissance19. De même que l'orientation constitue, pour ainsi dire, la direction du développement, ainsi la conversion est un changement de direction, un changement pour le mieux. On se libère alors de ce qui est inauthentique pour grandir en authenticité. On renonce aux satisfactions nuisibles, dangereuses et trompeuses. Les craintes d'inconfort, de douleur, de privation ont moins d'emprise sur quelqu'un et risquent moins de le détourner de sa voie. On perçoit des valeurs qu'on n'entrevoyait pas auparavant. On change ses échelles de préférences. Les erreurs, les rationalisations et les idéologies tombent et se détruisent, permettant ainsi au sujet de s'ouvrir aux choses telles qu'elles sont et à l'être humain tel qu'il devrait être. Le bien humain est donc à la fois individuel et social. Les individus n'agissent pas uniquement pour répondre à leurs besoins, mais ils coopèrent afin de répondre à leurs besoins respectifs. Tout comme la communauté développe ses institutions pour faciliter la coopération, ainsi les individus développent des habiletés pour accomplir les tâches et remplir les rôles établis par le cadre institutionnel. Même si les rôles sont remplis et les tâches accomplies en vue de satisfaire des besoins, tout cela ne se fait pas aveuglément mais en connaissance de cause, non par nécessité mais librement. Ce processus ne se limite pas au service de l'être humain ; il consiste par-dessus tout à construire l'être humain, à le faire progresser en authenticité, à combler son affectivité et à orienter son travail vers ce qui est valable en fait de biens particuliers et de ce bien qu'est l'organisation. 7. Progrès et déclin Notre description de la structuration du bien humain est compatible avec n'importe quel stade du développement technologique, économique, politique, culturel et religieux. Mais à l'instar des individus, les sociétés ne font pas que se développer : elles connaissent également des désintégrations. Aussi devons-nous compléter notre exposé en esquissant un schéma du progrès et du déclin social, schéma qui nous servira au moment où nous présenterons le rôle social de la religion. Le progrès procède des valeurs originaires, c'est-à-dire des sujets qui sont vraiment eux-mêmes lorsqu'ils observent les préceptes transcendantaux : sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable. Être attentif suppose que l'on porte attention aux affaires humaines. Être intelligent demande que l'on saisisse des possibilités jusque-là inaperçues ou non actualisées. Être rationnel exige que l'on rejette ce qui n'a probablement pas de chances de donner les résultats voulus et que l'on reconnaisse ce qui en donnerait probablement. Être responsable requiert que l'on base ses décisions et ses choix sur une juste évaluation des prix à payer et des avantages à retirer, à long et à court terme, pour soi, pour son groupe et pour d'autres groupes. Le progrès n'est certes pas réalisé par une seule amélioration, mais par une suite ininterrompue d'améliorations. Les préceptes transcendantaux n'en restent pas moins permanents. L'attention, l'intelligence, la rationalité et la responsabilité doivent s'exercer non seulement à l'égard de la situation présente, mais aussi à l'égard de celle qui la suivra et qui lui sera différente. Pour ce faire, on remarquera les insuffisances et les répercussions des essais antérieurs, de façon à améliorer ce qui est bon et à remédier à ce qui est déficient. De manière plus générale, déjà en lui-même le simple fait du changement rend plausible l'hypothèse que de nouvelles possibilités surgissent et que d'anciennes possibilités deviennent plus probables. C'est dire que le changement engendre d'autres changements et que l'observance soutenue des préceptes transcendantaux fait servir au progrès ces changements cumulatifs. Mais on peut violer ces préceptes. On peut gauchir l'évaluation par égoïsme et manque de considération envers les autres, par loyauté exclusive à son propre groupe et par hostilité face à d'autres groupes, en se concentrant sur des avantages à court terme et en détournant les yeux des sacrifices à long terme20. De plus, de telles déformations sont faciles à maintenir et difficiles à corriger. Les égoïstes ne deviennent pas altruistes du jour au lendemain. Les groupes hostiles n'oublient pas facilement leurs doléances, ne renoncent pas facilement à leurs ressentiments et ne surmontent pas facilement leurs peurs et leurs suspicions. Le sens commun, qui s'attribue généralement une compétence universelle dans les affaires pratiques, est habituellement aveugle aux conséquences à long terme de ses politiques et de ses plans d'action et se montre habituellement inconscient du non-sens commun qui se mêle à ses convictions et à ses slogans les plus chers. L'étendue d'une telle déformation est certes une variable. Mais plus elle sera grande, plus elle dénaturera rapidement le processus de changement cumulatif et fera naître une foule de problèmes socio-culturels. L'égoïsme est en conflit avec le bien qu'est l'organisation. Jusqu'à un certain point, on peut le contrôler par la loi, la police, le pouvoir judiciaire, les prisons. Mais il y a une limite à la proportion de la population que l'on peut garder en prison ; et quand l'égoïsme dépasse cette limite, les représentants de la loi et en dernier ressort la loi elle-même doivent devenir plus tolérants et plus indulgents. Dans ces conditions, le bien qu'est l'organisation se détériore. Non seulement ce bien perd-il de son efficacité, mais l'exercice ferme de la justice devient plus difficile lorsqu'on choisit les injustices que l'on devra tolérer. La question pratique devient alors celle-ci : de qui pardonnera-t-on les péchés sociaux et qui sera puni ? La loi est alors compromise, car elle ne coïncide plus avec la justice. Selon toute probabilité, elle devient, dans une plus ou moins grande mesure, l'instrument d'une classe. À part l'égoïsme de l'individu, il y a, en effet, l'égoïsme du groupe. Alors que l'égoïsme individuel doit supporter une censure publique sur ses façons de faire, l'égoïsme du groupe ne se contente pas de faire servir le développement à son propre avantage : il fournit aussi un débouché à des opinions, des doctrines et des théories qui tendent à justifier ses manières de faire et laisse également entendre que les malheurs des autres groupes sont dus à leur dépravation. Certes, aussi longtemps que le groupe qui connaît du succès continue à réussir, aussi longtemps qu'il relève de façon créatrice chaque nouveau défi, il se croit l'enfant de la destinée et il provoque plus d'admiration et d'émulation que de ressentiment et d'opposition. Mais le développement ainsi orienté par un égoïsme de groupe ne peut qu'être unilatéral. Non seulement il divise le corps social en possédants et en démunis, mais il fait aussi des premiers les représentants de la fine fleur d'une époque pour abandonner les derniers comme d'apparents survivants d'une ère révolue. Enfin, autant le groupe encourage et accepte une idéologie afin de rationaliser sa propre conduite, autant il sera aveugle à la situation réelle et sera décontenancé par l'émergence d'une idéologie contraire qui fera se dresser un égoïsme de groupe opposé. Il y a dans le déclin un plan encore plus profond. Non seulement le déclin compromet-il et déforme-t-il le progrès, non seulement l'inattention, l'inintelligence, l'irrationalité et l'irresponsabilité produisent-elles des situations objectivement absurdes, non seulement les idéologies corrompent-elles les esprits, mais les compromis et les gauchissements jettent le discrédit sur le progrès. Les situations objectivement absurdes ne se prêtent pas à un redressement. Les esprits corrompus ont un flair pour choisir la solution erronée et soutenir qu'elle seule est intelligente, rationnelle et bonne. Imperceptiblement, la corruption s'étend de l'arène impitoyable du profit et du pouvoir aux mass-média, aux journaux à la mode, aux mouvements littéraires, aux méthodes d'éducation, aux philosophies régnantes. Une civilisation qui décline creuse sa propre fosse avec une logique implacable. Aucun argument ne peut la faire sortir de ses voies d'autodestruction. Tout argument, en effet, a une prémisse majeure théorique ; les prémisses théoriques doivent se conformer aux faits ; or les faits, dans la situation produite par le déclin, consistent de plus en plus en des absurdités qui procèdent de l'inattention, de l'absence d’insight, de l'irrationalité et de l'irresponsabilité. Le terme d'aliénation peut avoir plusieurs sens. Mais dans la présente analyse, l'aliénation fondamentale est le mépris des préceptes transcendantaux : sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable. En outre, l'idéologie fondamentale consiste en une doctrine qui justifie une telle aliénation. Toutes les autres formes d'aliénation et d'idéologie dérivent de cette aliénation et de cette idéologie fondamentales, car celles-ci corrompent le bien social. Comme le dépassement de soi favorise le progrès, ainsi le refus de ce dépassement transforme le progrès en déclin cumulatif. Notons enfin qu'une religion qui favorise le dépassement de soi, pour faire accéder non seulement à la justice mais à l'amour d'abnégation, exercera un rôle rédempteur dans la société humaine en autant qu'un tel amour peut réparer le tort causé par le déclin et relancer le processus cumulatif du progrès21. 1 Concernant les configurations de l'expérience, voir L'insight, p. 181 s. Concernant les expériences paroxystiques, voir A. H. Maslow, Vers une psychologie de l'être, Paris, 1972; Religions, Values, and Peak-Experiences, New York, 1970; A. R. ARESTEH, Final Integration in the Adult Personality, Leiden, 1965; W. JOHNSTON, The Mysticism of the Cloud of Unknowing, New York, Rome, Tournai et Paris, 1967; Christian Zen, New York, 1971. 2 On trouvera une fine analyse des sentiments chez D. von HILDEBRAND, Christian Ethics, New York, 1953. Voir aussi M. FRINGS, Max Scheler, Pittsburg et Louvain, 1965. 3 Dans les deux prochaines sections du présent chapitre, j'essaierai d'éclaircir les notions de valeur et de jugement de valeur. 4 Pour quelques applications de cette analyse du ressentiment, voir M. FRINGS, op. cit., ch. 5. 5 Le clair-obscur de ce qui est conscient sans être objectivé semble avoir la même signification que celle que certains psychiatres attribuent à l'inconscient. Voir K. HORNEY, La Personnalité névrotique de notre temps, Paris, 19n53, 47 s. ; Neurosis and Human Growth, New York, 1950, 162 s. ; R. HOSTIE, Du mythe à la religion, Bruges et Paris, 1955, 68 ; W. STEKEL, Compulsion and Doubt, New York, 1962, p. 252, 256. 6 Concernant le développement de la maladie, voir K. HORNEY, Neurosis and Human Growth, New York, 1950. Concernant le processus thérapeutique, voir C. ROGERS, Le développement de la personne, Paris, 1968. De même que la méthode transcendantale s'appuie sur l'appropriation de soi, c'est-à-dire sur le fait qu'on prête attention à sa propre activité, qu'on mène une recherche sur cette activité, qu'on la comprend, qu'on la conçoit et qu'on l'affirme, — cette activité consistant précisément à prêter attention, à mener une recherche, à comprendre, à concevoir et à affirmer, -- de même la thérapie équivaut à une appropriation de ses propres sentiments. Tout comme la première tâche est entravée lorsqu'on est victime de conceptions erronées portant sur la connaissance humaine, ainsi la seconde tâche est entravée si l'on a une fausse image de ce qu'on est spontanément. 7 À propos de la signification précise du caractère suffisant ou insuffisant des éléments de preuve, voir L'insight, ch. 10 et 11. 8 Nous reviendrons sur ce sujet dans la prochaine section, qui portera sur le jugement de valeur. 9 À propos des valeurs, des échelles de préférence et du développement des sentiments, voir plus haut. 10 Au sujet de la croissance, de la motivation favorisant la croissance et des besoins névrotiques, voir A. H. MASLOW, Vers une psychologie de l'être, Paris, 1972. 11 Le prof. Maslow affirme que moins de 1% des adultes réussissent à se réaliser (op. cit., p. 233). 12 Concernant le ressentiment et le gauchissement des échelles de préférence, voir M. FRINGS, Max Scheler, Pittsburgh et Louvain, 1965, ch. 5. 13 J. de FINANCE, Essai sur l'agir humain, Rome, 1962, p. 287 s. 14 Aristote, en effet, ne parle pas de valeur, mais de vertu. Son étude de la vertu présuppose pourtant l'existence d'hommes vertueux, tout comme ma présentation de la valeur s'appuie sur l'existence de sujets qui se dépassent. Voir ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, II, 4, 1105b 5-8 : « Ainsi donc on dit des œuvres qu'elles sont justes et tempérées quand elles sont telles que les accomplirait l'homme juste ou tempérant. Mais, pour que le sujet soit juste et tempérant, il ne suffit pas qu'il fasse ces œuvres-là : il faut encore qu'il les accomplisse comme les accomplissent les hommes justes et tempérants. » Ou encore II, 6, 1106b 36 s. : « D'après ce que nous avons dit, la vertu est un état habituel qui dirige la décision, consistant en un juste milieu relatif à nous, dont la norme est la règle morale, c'est-à-dire celle-là même que lui donnerait le sage. » (Trad. GAUTHIER-JOLIF.) 15 J'ai traité plus longuement de la croyance dans L'insight, p. 703-718. Les mêmes phénomènes sont présentés par les sociologues dans la branche appelée la sociologie de la connaissance. 16 Le cas le plus général de ces relations est expliqué dans L’insight (ch. 4) lorsque j'y parle de la probabilité émergente. 17 Pour une présentation plus complète, voir L’insight, ch. 18 (à propos du bien qu'est l'organisation), ch. 6 et 7 (à propos du sens commun), ch. 20 (à propos de la croyance) et ch. 7 (à propos des distorsions cognitives). 18 Concernant les relations interpersonnelles vues comme processus évolutif, voir la dialectique du maître et de l'esclave dans la Phénoménologie de HEGEL, et la dialectique toute semblable du Juif et du Grec dans G. FESSARD, De l'actualité historique, Paris, 1960, vol. I. Pour un traitement beaucoup plus concret, voir R. HAUGHTON, The Transformation of Man. A Study of Conversion and Community, Londres et Springfield, Ill., 1967. Pour une description des relations interpersonnelles, une attention à l'aspect technique et une certaine réflexion théorique, voir C. ROGERS, Le développement de la personne, Paris, 1968. 19 A. H. MASLOW présente divers modes de croissance dans Vers une psychologie de l'être, Paris, 1972. 20 J'ai développé ces points dans L’insight, ch. 7. 21 J'ai développé ce sujet au chapitre 20 de L'insight. Dans le présent ouvrage, au chapitre qui porte sur la dialectique, j'aborde le problème pratique qui consiste à se prononcer sur l'aliénation de tel ou tel auteur.
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