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DEUXIÈME PARTIE
Esquisse des fonctions constituantes
Dans nos chapitres antérieurs, nous avons présenté la théologie comme une réflexion sur la religion, réflexion qui est devenue, à notre époque, hautement différenciée et spécialisée. Jusqu'ici, nous avons analysé sept de ses fonctions constituantes : 1) la recherche des données, qui rassemble les données jugées pertinentes ; 2) l'interprétation, qui détermine leur signification ; 3) l'histoire, qui s'intéresse aux significations en tant qu'elles s'incarnent dans des actes et des mouvements ; 4) la dialectique, qui examine les incompatibilités que l'on trouve dans les affirmations des historiens, des interprètes et des chercheurs ; 5) l'explicitation des fondements, qui objective l'horizon ouvert par la conversion intellectuelle, morale et religieuse ; 6) l'établissement des doctrines, qui se sert des fondements comme guide pour choisir parmi les alternatives présentées par la dialectique ; 7) la systématisation, qui tend à élucider, de la manière la plus poussée, la signification des doctrines. Et nous en arrivons maintenant à la huitième fonction : la communication.
Cette fonction est d'un intérêt capital, car c'est à cette étape finale que la réflexion théologique porte tout son fruit. Nécessaires pour que ce fruit se développe, les sept premières étapes tournent cependant court sans la dernière, car elles ont besoin d'elle pour venir à maturité.
Après avoir insisté sur l'importance de cette dernière fonction, je dois ici rappeler ce qui distingue la tâche du méthodologue de celle des théologiens. Les théologiens doivent mettre en œuvre l'ensemble des huit fonctions. Le rôle du méthodologue est plus facile ; il consiste à signaler quelles sont les différentes tâches des théologiens et à montrer comment chacune d'entre elles présuppose ou complète les autres.
Pour une illustration concrète de la manière dont la huitième fonction peut être mise en œuvre, je renvoie le lecteur aux cinq volumes du Handbuch der Pastoral theologie, édités par F. X. Arnold, F. Klostermann, K. Ralmer, V. Schurr et L. Weber1. Face à un travail si monumental, la tâche du méthodologue consiste simplement à en exposer les idées et les directives sous-jacentes.
- Signification et ontologie
Dans notre troisième chapitre, nous avons distingué quatre rôles de la signification ; ce sont les rôles cognitif, constitutif, communicatif et efficient.
Chacun de ces rôles renferme un aspect ontologique. Dans la mesure où la signification est cognitive, le signifié est réel. Dans la mesure où la signification est constitutive, elle compose une partie de la réalité de celui qui la prend à son compte, à savoir son horizon, sa faculté d'assimilation, ses connaissances, ses valeurs, son caractère. Dans la mesure où la signification est communicative, elle amène l'auditeur à partager, pour une part, la signification cognitive, constitutive et efficiente de l'interlocuteur. Et dans la mesure où elle est efficiente, elle exerce une persuasion ou une autorité sur autrui et elle donne une orientation à la maîtrise de l'homme sur la nature.
Ces aspects ontologiques appartiennent à la signification, quel qu'en soit le contenu ou le support. On les retrouve donc aux diverses phases de la signification, dans les diverses traditions culturelles, dans toutes les formes de la conscience, et que l'on soit ou non en présence d'une conversion intellectuelle, morale ou religieuse. Ces aspects ontologiques appartiennent à la signification, que celle-ci s'incarne dans !'intersubjectivité, dans l'art, dans le symbole, dans la conduite exemplaire ou odieuse, ou dans le langage quotidien, littéraire ou technique.
- Signification commune et ontologie
Définir la communauté comme un agrégat d'individus coexistant à l'intérieur d'une même frontière, ce serait oublier son constitutif formel : la signification commune. La signification commune suppose d'abord un champ commun d'expérience ; quand ce dernier fait défaut, on assiste à une perte de contact entre les individus. Elle suppose ensuite des façons de comprendre qui soient communes et complémentaires ; quand elles font défaut, les gens sont portés à se méconnaître, à se méfier, à se suspecter, à craindre, à recourir à la violence. Elle suppose également des jugements communs ; s'ils font défaut, les individus se retrouvent dans des mondes différents. Elle suppose enfin des valeurs, des buts, des lignes de conduite communs dont le manque conduit les individus à œuvrer dans le malentendu.
La signification commune est constitutive à double titre. Sur le plan individuel, elle constitue chacun comme membre de la communauté ; et sur le plan collectif, elle constitue la communauté comme telle.
La signification commune naît d'un processus évolutif de communication, où les individus en viennent à partager les mêmes significations cognitives, constitutives et efficientes. Dans le cas le plus simple de la rencontre entre deux personnes, ce processus de communication a été décrit de la façon suivante : tablant sur une intersubjectivité déjà existante, l'un pose un geste, l'autre donne une réponse interprétative et le premier découvre dans cette réponse la signification efficiente de son geste2. Ainsi, à partir d'une intersubjectivité, le geste et la réponse font surgir une compréhension commune. Sur cette base spontanée, on peut instaurer un langage commun, une transmission, par l'éducation, d'un savoir acquis et de modèles sociaux, une diffusion de l'information et une volonté commune de former une communauté qui cherche à remplacer la mésentente par la compréhension mutuelle et à changer les situations de désaccord en situations de non-accord et, éventuellement, d'accord3.
Si la signification commune constitue la communauté, la divergence des significations suffit à la diviser. Cette division peut ne représenter rien de plus que la diversité des cultures et la stratification des individus en classes dont la compétence est censée être plus ou moins grande. La véritable division provient cependant de la présence ou de l'absence de conversion intellectuelle, morale ou religieuse. L'homme est véritablement lui-même dans la mesure où il se dépasse, et la conversion constitue précisément la voie qui mène au dépassement de soi. À l'inverse, l'homme est aliéné de son être profond dans la mesure où il refuse le dépassement de soi. Et c'est dans l'autojustification de l'homme aliéné que réside la forme fondamentale de l'idéologie.
Bien sûr, les non-convertis, et spécialement ceux qui refusent délibérément la conversion, trouvent un autre enracinement à l'aliénation et à l'idéologie. Ils suggéreront même, directement ou indirectement, que le dépassement de soi représente un cas, voire le type même de l'aliénation et que l'idéologie constitue, en sa racine, une tentative pour justifier le dépassement de soi. Nous nous trouvons ainsi, une fois de plus, en présence de l'opposition dialectique radicale que nous avons examinée dans notre chapitre sur la quatrième fonction constituante de la théologie.
Toutefois, ce qui nous intéresse présentement, ce n'est pas l'influence de la dialectique sur les opinions théologiques, mais c'est la manière dont elle affecte la communauté, son action et les situations dans lesquelles elle se trouve.
Alors que la signification commune constitue la communauté, la dialectique divise la communauté en groupes radicalement opposés. Alors que la conversion mène à une action intelligente, rationnelle et responsable, la dialectique introduit dans l'action la division, le conflit, l'oppression. La dialectique affecte aussi les situations : toute situation étant le produit cumulatif d'actions antérieures, lorsque ces actions sont marquées par le clair-obscur de la dialectique, il en résulte une situation qui ne forme pas un tout intelligible, mais plutôt un ensemble d'éléments difformes, mal ajustés et incohérents4.
En somme, la division, les actions divergentes et les situations confuses qui affectent la communauté mènent tout droit à la catastrophe. En effet, une communauté divisée diagnostique de façon différente une situation confuse, l'action se réalise davantage encore dans le malentendu et la situation devient toujours plus confuse, ce qui provoque des différences plus marquées dans le diagnostic et les lignes de conduite de la communauté, une critique plus radicale des actions des autres et une crise encore plus grave.
- Société, État, Église
L'étude de la société relève du sociologue et de l'historien de la société, celle de l'Église, de l'ecclésiologue et de l'historien de l'Église, celle de l'État, du politicologue et de l'historien de la politique.
L'objet de l'histoire est particulier, concret, en mouvement. Comme il est partiellement constitué par la signification, il est modifié par tout changement qui survient dans la signification constitutive. De plus, il peut être déformé ou corrompu par l'aliénation et l'idéologie, et affaibli ou détruit par le ridicule et le rejet.
Une position ancienne et traditionnelle conçoit la société comme la convergence systématique des efforts des individus dans la poursuite d'un but ou de buts communs. À partir de cette définition très générale, on distingue différentes sortes de sociétés et, parmi elles, l'Église et l'État, qu'on appelle des sociétés « parfaites » en ce que chacune possède dans sa propre sphère une autorité dernière. Il est à remarquer que, selon cette position, l'Église et l'État ne sont pas des parties d'un tout plus grand, mais de simples cas particuliers à l'intérieur d'un genre plus vaste.
Pour le sociologue ou l'historien de la société cependant, tout contact (togetherness) entre des êtres humains est considéré comme social. Il s'ensuit que la société doit toujours être conçue de façon concrète et, de fait, moins il y a de groupes humains qui vivent dans un isolement complet, plus il tend à se constituer, à l'échelle mondiale, une seule société.
On peut objecter qu'il s'agit d'une vision purement matérielle de la société. Mais cette objection ne tient plus si l'on ajoute à cette vision, comme partie constituante formelle, la structuration du bien humain, qui a été décrite au chapitre deuxième. Nous avons alors dit que la structuration du bien humain se déploie à trois niveaux. Au premier niveau, on considère les besoins et les capacités des individus, leurs actions, qui deviennent dans la société des gestes de coopération, et les biens particuliers qui en découlent de façon répétée. Au deuxième niveau, on considère la plasticité et la perfectibilité des individus, leur préparation à assumer des rôles et à accomplir des tâches à l'intérieur de cadres et de styles de coopération déjà compris et acceptés, et leur façon de les accomplir, qui amène le bon ou mauvais fonctionnement du bien qu'est l'organisation. Au troisième niveau, on considère les individus comme libres et responsables, on s'intéresse à leurs options fondamentales en faveur du dépassement de soi ou de l'aliénation, on examine leurs relations personnelles avec d'autres individus ou d'autres groupes dans la société et on note les valeurs terminales qu'ils instaurent en eux-mêmes et encouragent chez les autres.
Puisque tous les êtres humains ont des besoins et que ces besoins sont mieux satisfaits, et de loin, par la coopération, la structuration sociale du bien est un phénomène universel. Cependant, sa réalisation passe par une grande variété de stades de développement technique, économique, politique, culturel et religieux. Le progrès se produit d'abord dans des aires restreintes. Puis il se répand au-delà de ces limites. Enfin, à mesure qu'il se généralise, l'interdépendance s'accroît. L'intensification de l'interdépendance conduit à envisager la société comme société internationale, tandis que les unités plus petites, tels l'empire, la nation, la région, la mégalopolis, la cité, commencent à être conçues comme parties de la société.
Le fondement idéal de la société, c'est la communauté. La communauté, quant à elle, se fonde sur le principe moral, religieux ou chrétien. Le principe moral, c'est que les êtres humains sont individuellement responsables de leur devenir personnel et collectivement responsables du monde dans lequel ils vivent. Le principe religieux, c'est le don que Dieu fait de son amour ; ce principe constitue le fondement du dialogue entre tous ceux qui adhèrent à une religion. Le principe chrétien associe le don intérieur de l'amour de Dieu à sa manifestation extérieure en Jésus Christ et en ceux qui le suivent ; c'est le fondement de l'œcuménisme chrétien.
Bien que le fondement idéal de la société soit la communauté et que la société ne subsiste pas sans un haut degré de sens communautaire, il reste que la communauté est imparfaite. Car plus la société devient grande et complexe, plus la préparation nécessaire pour accéder à une liberté pleinement responsable devient longue et astreignante. En plus de l'ignorance et de l'incompétence, il faut compter avec l'aliénation et l'idéologie. Les égoïstes trouvent des failles dans les structures sociales et ils les exploitent pour augmenter leur profit en fait de biens particuliers et diminuer celui des autres. Les groupes exagèrent l'ampleur et l'importance de la contribution qu'ils fournissent à la société. Ils constituent un auditoire tout disposé à donner crédit à une idéologie qui justifie leur comportement devant l'opinion publique. S'ils réussissent dans leur duperie, le processus social est faussé. Ce qui est bon pour tel ou tel groupe est considéré, à tort, comme bon pour tout le pays ou toute l'humanité, tandis qu'on remet à plus tard ou on mutile ce qui est vraiment bon pour tout le pays ou pour toute l'humanité. Des classes plus riches et des classes plus pauvres apparaissent et les riches deviennent encore plus riches tandis que les pauvres sombrent dans la misère et la détresse. Quant aux gens pratiques, ils se laissent guider par le sens commun. Ils sont plongés dans le particulier et le concret. Ils saisissent peu les grands mouvements ou les tendances à long terme. Ils ne sont rien moins que prêts à sacrifier leur avantage immédiat pour favoriser le plus grand bien de la société dans deux ou trois décennies.
Pour faire face au problème de l'imperfection de la communauté, la société développe d'abord des manières de faire, puis s'assure le concours d'agents qui ont leur propre histoire. Dans les démocraties pluralistes modernes, il existe de nombreux groupes organisés et assez autonomes qui poursuivent chacun des fins spécialisées provenant soit spontanément de la nature humaine, soit des différenciations apportées par le développement humain. Ces groupes forment leur personnel ; ils proposent des rôles et des tâches à l'intérieur de styles et de cadres de coopération déjà compris et acceptés ; ils contribuent au bien qu'est l'organisation, grâce à laquelle se réalisent des valeurs terminales ; enfin, ils révisent leurs manières de faire à la lumière des résultats qui s'accumulent.
Ces groupes restent cependant soumis aux États souverains. Ces États constituent des divisions territoriales de la société humaine. Ils sont dirigés par des gouvernements qui accomplissent
des fonctions législatives, exécutives, judiciaires et administratives. Bien dirigés, ils favorisent le bien qu'est l'organisation dans la société et pénalisent ceux qui y portent atteinte.
Toutefois, comme nous l'avons déjà souligné, le fondement idéal de la société, c'est la communauté. Sans un haut degré de sens communautaire, la société humaine et les États souverains ne peuvent fonctionner. Sans un constant renouveau de cet esprit, le sens communautaire se détériore facilement. On a alors besoin d'individus, de groupes et, dans le monde moderne, d'organisations qui s'emploient à convaincre les gens de se convertir intellectuellement, moralement et religieusement, et qui travaillent à réparer le tort causé par l'aliénation et l'idéologie. L'Église chrétienne devrait être du nombre ; aussi consacrons-nous la section qui suit à sa situation contemporaine.
- L'Église chrétienne et sa situation contemporaine
L'Église chrétienne est la communauté qui se constitue extérieurement par la communication du message du Christ et intérieurement par le don de l'amour de Dieu. Puisqu'on peut escompter que Dieu accorde sa grâce, la théologie pratique va s'occuper de la communication effective du message du Christ.
Ce message annonce ce que les chrétiens doivent croire, ce qu'ils doivent devenir et ce qu'ils doivent faire. Sa signification est donc à la fois cognitive, constitutive et efficiente. Elle est cognitive en tant que le message dit ce que l'on doit croire. Elle est constitutive en tant qu'elle traduit le don intérieur et caché de l'amour en une fraternité chrétienne manifeste. Elle est efficiente en tant qu'elle oriente le service que le chrétien doit rendre à la société humaine en vue de faire advenir le Royaume de Dieu.
Communiquer le message chrétien, c'est amener un individu à partager une signification cognitive, constitutive et efficiente qu'on a déjà faite sienne. Par conséquent tous ceux qui communiquent la signification cognitive du message chrétien doivent la connaître. Pour ce faire, ils peuvent compter sur les sept premières fonctions constituantes de la théologie. Ceux qui ont à communiquer la signification constitutive du message chrétien doivent tout d'abord en vivre. En effet, celui qui ne vit pas ce message ne peut en posséder la signification constitutive et ne peut donc amener quelqu'un à partager ce qu'il ne possède pas lui-même. Enfin, ceux qui communiquent la signification efficiente du message chrétien doivent le mettre en pratique. Les actions parlent, en effet, plus que les paroles ; et prêcher ce qu'on ne pratique pas fait penser à un métal qui résonne, à une cymbale retentissante.
Le message chrétien doit être communiqué à toutes les nations. Une telle communication présuppose chez ceux qui prêchent et enseignent un horizon élargi qui leur permette de comprendre avec précision et de l'intérieur la culture et le langage des peuples à qui ils s'adressent. Ils doivent saisir les ressources virtuelles de cette culture et de ce langage et les utiliser avec créativité pour que le message chrétien ne soit pas un facteur d'éclatement de cette culture ou une pièce étrangère surajoutée, mais qu'il s'insère dans la ligne de développement de cette culture.
Nous rencontrons ici la distinction fondamentale entre, d'une part, la prédication de l'Évangile et, d'autre part, la prédication de l'Évangile telle qu'elle s'est développée à l'intérieur d'une culture donnée. Celui qui transmet la prédication de l'Évangile telle qu'elle s'est développée dans sa propre culture, prêche autant sa propre culture que l'Évangile. Et dans la mesure où il prêche sa propre culture, il demande aux autres non seulement d'accepter l'Évangile, mais aussi de renoncer à leur propre culture pour accepter la sienne.
Un esprit classique, par exemple, se croit parfaitement autorisé à imposer sa culture à d'autres. II conçoit en effet, la culture de façon normative et il érige la sienne en norme absolue. Conséquemment, prêcher à la fois l'Évangile et sa propre culture, c'est, selon lui, conférer le double bénéfice de la vraie religion et de la vraie culture. A l'inverse, un esprit pluraliste reconnaît la légitimité d'une multiplicité de traditions culturelles. Dans toute tradition, il envisage la possibilité qu'il y ait diverses différenciations de la conscience. Mais il ne considère pas que sa tâche consiste à favoriser la différenciation de la conscience ou à demander aux gens de renoncer à leur propre culture. II va plutôt partir de leur culture et chercher les voies et les moyens pour en faire un véhicule de communication du message chrétien.
La communication suppose une communauté constituée et, réciproquement, la communauté se constitue et se parfait dans la communication. L'Église chrétienne s'identifie donc à un processus de constitution de soi, un Selbstvollzug. Tandis que le sens médiéval, encore en usage, du terme société permet de considérer l'Église comme une société, son sens moderne, fourni par les études sociologiques, conduit à envisager l'Église sous l'angle d'un processus de constitution de soi qui se déroule à l'intérieur de la société mondiale Ce processus est essentiellement formé du message chrétien et du don intérieur de l'amour de Dieu, manifestant leurs fruits dans le témoignage chrétien, la fraternité chrétienne et le service chrétien de l'humanité.
Ce processus par lequel l'Église se constitue est un processus structuré. Tout comme la société humaine, l'Église forme son personnel. Elle distingue des rôles et leur assigne des tâches. Elle met au point des modes de coopération compris et acceptés. Elle favorise le bien qu'est l'organisation, grâce auquel les besoins des chrétiens sont satisfaits de façon régulière, suffisante et efficace Elle facilite le développement spirituel et culturel de ses membres Elle les invite à transformer, par la charité chrétienne, leurs relations personnelles et collectives. Elle se réjouit de l'atteinte de valeurs terminales qui découle de leur façon de vivre.
Le processus par lequel l'Église se constitue est également un processus d'ouverture vers l'extérieur, car elle n'existe pas simplement pour elle-même, mais pour toute l'humanité. Son but consiste à réaliser le Royaume de Dieu tant dans l'ensemble de la société humaine qu'à l'intérieur de sa propre organisation et tant en cette vie présente qu'en vue de l'au-delà.
Le processus par lequel l'Église se constitue est enfin un processus de rédemption. Le message chrétien, incarné dans le Christ flagellé et crucifié, mort et ressuscité, ne nous parle pas seulement de l'amour de Dieu, mais aussi du péché de l'être humain. Le péché aliène l'être humain de son être authentique, qui consiste à se dépasser, et il se justifie au moyen de l'idéologie. Alors que l'aliénation et l'idéologie sont des éléments qui détruisent la communauté, cet amour d'abnégation qu'est la charité chrétienne réconcilie l'être humain aliéné avec son être véritable et répare le tort causé par l'aliénation et aggravé par l'idéologie.
Ce processus de rédemption doit s'exercer dans l'Église et dans la société humaine en général. Il touche à l'Église dans son ensemble, de même qu'à chacune de ses parties. Il concerne également la société humaine prise comme un tout, ainsi que ses nombreuses parties. Dans chaque cas, on doit choisir des buts et déterminer des priorités. On doit faire le relevé des ressources dont on dispose et, si elles s'avèrent insuffisantes, tracer des plans pour les accroître. On doit étudier les conditions dans lesquelles ces ressources vont se déployer pour atteindre les buts fixés. On doit arrêter des plans pour assurer le déploiement optimal des ressources dans les situations qui conditionnent la poursuite des buts fixés. Enfin, on doit coordonner les nombreux plans élaborés dans les divers champs d'action et dans l'Église prise comme un tout.
En procédant ainsi, l'Église chrétienne deviendra pleinement consciente de son propre processus de constitution de soi. Pour ce faire, l'Église chrétienne devra cependant reconnaître que la théologie n'est pas le tout de la science de l'être humain et qu'elle n'éclaire que certains aspects de la réalité humaine. L'Église chrétienne devra reconnaître qu'elle ne peut devenir un processus pleinement conscient de constitution de soi que si la théologie s'unit à toutes les autres disciplines appropriées qui étudient l'être humain.
Chaque intégration est rendue possible par une méthode semblable à celle qu'utilise la théologie. De fait, les fonctions que sont la recherche, l'interprétation et l'histoire peuvent s'appliquer aux données de tous les secteurs où travaillent les érudits. Si on ne les envisage plus comme fonctions, mais simplement comme structure comportant expérience, compréhension et jugement, ces trois mêmes fonctions peuvent s'appliquer aux données de n'importe quel domaine de la vie humaine ; elles conduisent alors aux principes et aux lois classiques ou aux tendances statistiques révélées par les sciences humaines.
Par ailleurs, les érudits et les scientifiques qui s'intéressent à l'histoire et aux études empiriques sur l'être humain ne sont pas toujours d'accord. Ici comme en théologie, il y a place pour une dialectique qui rassemble les points de vue différents, les classe, remonte jusqu'à leurs enracinements et les pousse aux extrêmes en développant ce que l'on croit être des positions et en renversant ce que l'on croit être des contrepositions. On peut alors recourir aux fondements théologiques, qui objectivent l'horizon implicite de la conversion religieuse, morale et intellectuelle, pour décider où sont véritablement les positions et les contrepositions. En procédant ainsi, on peut débarrasser de toute intrusion idéologique les recherches aussi bien des érudits que des spécialistes en sciences humaines.
Toutefois, la notion dialectique peut jouer un rôle additionnel. Elle peut servir d'instrument d'analyse pour l'étude des processus sociaux et des situations sociales. L'historien de la société repérera des cas où l'idéologie est à l'œuvre. Le sociologue retracera ses effets dans la situation sociale. Celui qui détermine les politiques à mettre en œuvre imaginera des procédés pour en liquider les effets néfastes et pour remédier à l'aliénation qui est à la source de ces effets néfastes.
L'avantage de cette seconde manière d'utiliser la dialectique, c'est que les travaux de l'historien et du scientifique conduisent directement à des politiques à mettre en œuvre. L'aliénation et l'idéologie sont des éléments qui détruisent la communauté ; celle ci étant le véritable fondement de la société, chercher à éliminer l'aliénation et l'idéologie, c'est, par conséquent, favoriser le bien de la société.
Ces deux façons d'utiliser la dialectique semblent également nécessaires. La première façon donne aux spécialistes des sciences sociales et aux historiens une connaissance de première main de l'aliénation et de l'idéologie, car la dialectique s'applique à leurs propres travaux. Tout comme un psychiatre en analyse didactique apprend quelque chose sur ses propres névroses, de même l'historien de la société et le scientifique auront un œil plus perçant pour découvrir l'aliénation et l'idéologie dans les processus qu'ils étudient, s'ils ont déjà été attentifs au fait que des phénomènes semblables marquent leurs propres travaux.
En regard de ces étapes de la méthode théologique que sont l'établissement des doctrines, la systématisation et la communication, l'intégration des disciplines demande que l'on distingue la détermination de politiques, la planification et l'exécution des plans établis. La détermination de politiques concerne les attitudes et les objectifs. La planification calcule comment utiliser au maximum les ressources existantes afin d'atteindre les objectifs qu'on s'est fixés dans une situation donnée. L'exécution produit des rétroactions qui fournissent aux érudits et aux scientifiques des données permettant d'examiner la sagesse des politiques arrêtées et l'efficacité de la planification proposée. De cette attention portée aux rétroactions, il résulte que la détermination de politiques et la planification deviennent des processus évolutifs qui sont continuellement révisés à la lumière de leurs conséquences.
Nous avons esquissé une méthode, semblable à la méthode utilisée en théologie, pour intégrer la théologie et les recherches des érudits et des scientifiques sur l'être humain. Le but d'une telle intégration est de faire naître des politiques et des plans appuyés sur une bonne information et continuellement révisés pour favoriser le bien et réduire le mal, à la fois dans l'Église et dans la société humaine en général. De toute évidence, ces disciplines intégrées devront se développer aux plans local, régional, national et international. Le principe de subsidiarité exigera qu'au plan local les problèmes soient définis et, dans la mesure du possible, des solutions soient trouvées. Les paliers plus élevés mettront sur pied des centres d'échanges qui accumuleront de l'information sur les solutions qui ont réussi et celles qui ont échoué et qui rendront cette information accessible, prévenant aussi l'inutile dédoublement des recherches. Ils s'intéresseront également aux problèmes plus graves et plus compliqués qui ne trouvent pas de solution aux niveaux inférieurs et ils organiseront la coopération des niveaux inférieurs dans la mise en œuvre des solutions auxquelles ils seront arrivés. Restera enfin la tâche générale de coordonner ces efforts, de déterminer dans le détail quels sont les problèmes principaux, à quel niveau les étudier avec le plus de fruit, et comment organiser la collaboration de toutes les personnes qu'un type donné de questions concerne.
J'ai surtout parlé de l'action rédemptrice de l'Église dans le monde moderne. Cependant, son action constructive n'en est pas moins importante. En fait, les deux sont inséparables, car on ne peut réduire le mal sans promouvoir le bien. Par ailleurs, ce serait porter un regard superficiel et plutôt stérile sur l'aspect constructif de l'agir chrétien que de le penser en termes de détermination de politiques, de planification et de réalisation de ces politiques. Il reste la tâche bien plus difficile 1) de progresser en matière de connaissance scientifique, 2) de persuader les personnes éminentes et influentes d'examiner ce progrès de façon complète et impartiale, et 3) de les amener à convaincre ceux qui déterminent les politiques et qui planifient, que le progrès en question existe et qu'il implique telles et telles révisions des politiques et des planifications existantes, révisions qui entraînent telles et telles conséquences.
En conclusion, je dirais que cette intégration des recherches correspond à une exigence profonde de la situation contemporaine. Car nous vivons dans un temps de changement accéléré causé par un développement sans cesse grandissant du savoir. Agir en conformité avec notre temps, c'est appliquer à une action collective coordonnée toute la compétence possible, doublée des techniques les plus efficaces. Cependant, satisfaire à cette exigence contemporaine, c'est placer l'Église dans une situation de continuel renouveau. C'est éliminer l'impression largement répandue de manque d'à-propos et de futilité qui affecte son agir. C'est mettre les théologiens en contact étroit avec des experts appartenant à de nombreux champs de recherche. C'est également mettre les érudits et les scientifiques en contact étroit avec ceux qui déterminent des politiques et qui planifient et, par leur intermédiaire, avec les clercs et laïcs qui s'efforcent d'appliquer les solutions proposées pour faire face aux problèmes et de trouver des façons de satisfaire aux besoins des chrétiens et de toute l'humanité.
- L'Église et les Églises
J'ai parlé de l'Église chrétienne, sans préciser. En fait, l'Église est divisée. Il existe différentes confessions de foi. Les chrétiens soutiennent différentes conceptions de l'Église. Et différents groupes coopèrent de façons diverses.
Malgré ces différences, il existe une unité à la fois réelle et idéale. L'unité réelle est constituée par la réponse au seul Seigneur et au seul Esprit. L'unité idéale est le fruit de la prière du Christ : « Que tous soient un » (Jn 17, 21). L'œcuménisme actuel en est le fruit.
Dans la mesure où l'œcuménisme est un dialogue entre théologiens, nos chapitres sur la dialectique et l'établissement des doctrines présentent les notions méthodologiques que nous croyons pertinentes. Cependant, l'œcuménisme est aussi un dialogue entre Églises. Il opère alors dans le cadre du Conseil œcuménique de Églises et sous les directives des Églises particulières. Le Décret sur l'œcuménisme du second concile du Vatican est un exemple de ces directives.
Si l'on doit déplorer profondément l'existence de la division et la lenteur à refaire l'unité, il ne faut pas oublier que la division porte principalement sur la signification cognitive du message chrétien. Les significations constitutive et efficiente sont l'objet d'un accord généralisé parmi les chrétiens. Cet accord, toutefois, doit trouver à s'exprimer. En attendant un accord au niveau cognitif, on peut exprimer l'accord déjà atteint en travaillant ensemble à l'accomplissement des rôles de rédemption et de construction que l'Église chrétienne doit exercer dans la société humaine.
1 Fribourg-en-Brisgau, Bâle et Vienne, I, 1964, 11-1 et II-2, 1966, III, 1968, IV, 1969, 2652 pages en tout.
2 Voir G. WINTER, Elements for a Social Ethic. New York, 1968, p. 99 s.
3 Voir R. G. COLLINGWOOD, The New Leviathan, Oxford, 1966, p. 181 et passim, à propos de la dialectique platonicienne.
4 À ce sujet, voir L’insight, ch. 6, 7, 18 et 20.
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