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DEUXIÈME PARTIE
Esquisse des fonctions constituantes
La systématisation, septième fonction constituante de la théologie, cherche à offrir une compréhension des réalités déjà déterminées dans le cadre des doctrines. Nos considérations se répartiront en cinq étapes. Il convient d'abord d'élucider le rôle de la systématisation, puis de rappeler les options déjà exclues au cours de notre démarche. En troisième lieu, nous nous interrogerons sur la pertinence de tout effort de l'esprit humain pour comprendre le mystère transcendant. Nous devons également considérer les situations complexes imputables au fait que la théologie systématique cherche à comprendre des vérités et non pas des données. En dernier lieu, nous dirons brièvement comment une systématisation ultérieure pourra poursuivre, développer et réviser un travail antérieur.
- Le rôle de la systématisation
Kant voyait dans l'entendement (Verstand) la faculté du jugement. Cette idée se fait l'écho de certaines vues de Platon, de Duns Scot et, à un degré moindre, d'Aristote et de Thomas d'Aquin. Ces deux derniers établissent une nette distinction entre deux opérations de l'intellect, l'une assurant une réponse aux questions du genre Quid sit? Cur ita sit? et l'autre aux questions du genre An sit? Utrum ita sit? De cette conception, on peut déduire que la compréhension est la source non seulement de définitions mais aussi d'hypothèses et que c'est par le jugement qu'est connue l'existence de ce qui a été défini, et qu'une hypothèse est vérifiée.
Cette distinction entre la compréhension et le jugement paraît essentielle à une intelligence du précepte augustinien et anselmien Crede ut intelligas, qui ne signifie pas « Crois afin de pouvoir juger », puisque croire c'est déjà juger, ni « Crois afin de pouvoir démontrer », car les vérités de foi ne sauraient être démontrées humainement. Le précepte devient, au contraire, très lumineux si on l'entend au sens de : « Crois afin de pouvoir comprendre » car les vérités de foi ont une signification pour le croyant, alors qu'elles n'en ont pas pour l'incroyant.
En dépit d'un fort courant de conceptualisme1, le premier concile du Vatican récupéra de la tradition augustinienne, anselmienne et thomiste, la notion de compréhension. Ses enseignements proclament que « lorsque la raison, éclairée par la foi, cherche avec soin, piété et modération, elle arrive, par le don de Dieu, à une certaine intelligence très fructueuse des mystères, soit grâce à l'analogie avec les choses qu'elle connaît naturellement, soit grâce aux liens qui relient les mystères entre eux et avec la fin dernière de l'homme » (DS 3016).
Nous considérons la promotion d'une telle intelligence des mystères comme le rôle principal de la systématisation. Cette fonction présuppose l'établissement des doctrines. Elle n'a pas pour but de tenter une démonstration supplémentaire des doctrines, ex ratione theologica ; au contraire, les doctrines doivent être considérées comme établies par la conjonction des fondements et de la dialectique. La systématisation ne vise pas à accroître la certitude, mais à promouvoir la compréhension. Elle ne cherche pas à établir les faits ; elle s'efforce d'entrevoir comment il se peut que les faits soient ce qu'ils sont. Sa tâche est de rassembler les faits, établis dans les doctrines, et d'essayer de les intégrer en un tout assimilable.
Le quatrième volume de la Summa contra Centiles de Thomas d'Aquin représente l'exemple classique de cette distinction entre l'établissement des doctrines et la systématisation. Les chapitres 2 à 9 y traitent de l'existence de Dieu le Fils, les chapitres 15 à 18 de l'existence du Saint Esprit, les chapitres 27 à 39 du fait de l'Incarnation. Mais les chapitres 10 à 14 sont centrés sur la façon dont doit être conçue une génération divine ; dans la même veine, les chapitres 19 à 25 traitent de la façon de concevoir !'Esprit Saint, et les chapitres 40 à 49 présentent une étude systématique de l’Incarnation.
Thomas d'Aquin souligne ailleurs qu'une discussion peut avoir deux fins. Si l'on veut savoir à quoi s'en tenir au sujet d'un fait, on fait principalement appel, en théologie, aux autorités reconnues par l'interlocuteur. Mais quand le débat vise à instruire l'étudiant et à l'amener ainsi à une intelligence de la vérité en question, il faut partir des principes qui éclairent les assises de cette vérité et permettent de savoir comment ce que l'on dit peut être vrai. Autrement, si le maître se contente d'invoquer les autorités, il apportera à son élève une certitude mais, loin de lui transmettre une intelligence ou un savoir quelconque, il le renverra aussi vide qu'avant2.
S'éloignant de la pensée médiévale, les catholiques des derniers siècles ont durci la distinction entre la philosophie et la théologie, jusqu'à séparer ces disciplines. D'où l'établissement de deux théologies : la théologie naturelle, intégrée aux cours de philosophie, et la théologie systématique ou spéculative, consacrée à une présentation méthodique des mystères de la foi. Cette séparation me semble regrettable. D'abord, elle prête à confusion. Que d'étudiants ont tenu pour acquis que la théologie systématique n'est qu'un prolongement de la philosophie et qu'elle n'a donc pas d'importance au plan religieux! Par contre, d'autres ont prétendu qu'une théologie naturelle n'atteint pas le Dieu chrétien et, bien plus, que ce qui n'est pas le Dieu chrétien est un intrus et une idole. En outre, cette séparation a affaibli et la théologie naturelle et la théologie systématique. Elle a affaibli la théologie naturelle parce que des concepts philosophiques pourtant obscurs ne semblent rien perdre de leur validité et peuvent même être beaucoup plus recevables s'ils sont associés à leurs équivalents religieux. Elle a affaibli aussi la théologie systématique, qu'elle empêche de se présenter comme le prolongement chrétien de ce que l'être humain peut commencer à connaître par ses propres moyens. Bien plus, cette séparation semble fondée sur une erreur. Si la démarche de la philosophie est d'une objectivité si sublime qu'elle est entièrement indépendante de l'esprit du philosophe, sans doute faut-il alors se pencher sur la possibilité d'une telle prétention en ce qui concerne les questions préliminaires touchant la foi. Mais en réalité, ce genre de preuve n'a de rigueur que dans un horizon explicité systématiquement ; or l'explicitation d'un horizon est fonction de la présence ou de l'absence d'une conversion intellectuelle, morale et religieuse, conversion qui n'est jamais la suite logique d'une position antérieure mais, au contraire, une révision radicale de cette position.
Fondamentalement, le point en cause souligne la nécessité de passer de la logique abstraite du classicisme au caractère concret de la méthode et de reconnaître non plus la preuve mais la conversion comme point de départ. La preuve fait appel à une abstraction appelée la raison droite ; la conversion, en revanche, transforme l'individu concret pour le rendre apte à saisir non seulement les conclusions mais également les principes.
Le point en cause, une fois de plus, c'est l'idée qu'on a de l'objectivité. Si l'on tient la preuve logique pour fondamentale, l'objectivité visée sera indépendante du sujet concret en recherche. Mais bien que l'objectivité nous permette d'atteindre des objets indépendants du sujet, l'objectivité elle-même n'est pas atteinte par ce qui est indépendant du sujet concret en recherche mais, au contraire, par le dépassement de soi ; et la forme essentielle de ce dépassement est la conversion intellectuelle, morale et religieuse. Tout essai de pensée objective qui méconnaît cette aptitude de l'être humain à se dépasser est illusoire3.
Peut-être objectera-t-on que ce passage de l'abstrait au concret, de la preuve à la conversion, ne s'accorde pas avec l'affirmation du premier concile du Vatican selon laquelle Dieu peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées (DS 3004 et 3026).
En réponse, j'aimerais d'abord souligner que cet énoncé fait implicitement abstraction de l'ordre réel où nous vivons. Le troisième schéma de Dei Filius, préparé par le P. Joseph Kleutgen, affirme, dans le canon : « per ea quae facta sunt, naturali ratione homine lapso certo cognosci et demonstrari posse...4 ». La version finale, toutefois, ne fait aucune mention de l'homme déchu du point de vue du classicisme abstrait qui prévalait alors, peut-être doit-on l'interpréter simplement comme ayant trait à l’état de nature pure5.
À l'égard de l'ordre réel où nous vivons, je dois dire aussi que la conversion religieuse précède normalement l'effort d'élaboration de preuves rigoureuses de l'existence de Dieu. Mais je ne crois pas impossible que de telles preuves puissent constituer un facteur qui facilite la conversion religieuse, de sorte que, par voie d'exception, une certaine connaissance de l'existence de Dieu doive précéder l’accueil de l'amour donné par Dieu.
Si je préconise l'intégration des théologies naturelle et systématique, ce n'est pas pour estomper les distinctions. Une séparation est une chose, une distinction en est une autre. Le corps et l'âme d’un homme peuvent être distingués même si cet homme est encore en vie. De même, ce qui est naturel et ce qui est surnaturel dans les activités d'un théologien sont deux choses distinctes, sans pour autant relever respectivement d'une faculté de philosophie et d'une faculté de théologie. Dans le même ordre d'idées, l'intelligibilité de ce qui ne peut être autrement n'est pas l'intelligibilité de ce qui ne peut être autrement ; les deux sont distinctes bien qu'il arrive qu'une même explication repose à la fois sur l'une et sur l'autre. On discerne enfin l'intelligibilité à la portée de l'esprit humain, l’intelligibilité qui le dépasse et l'intelligibilité intermédiaire, imparfaite et analogique que nous pouvons trouver dans les mystères de la foi. Les trois sont distinctes, encore que nous ne puissions jamais les séparer.
Faut-il souligner que ce que je propose n'est pas nouveau? Il s'agit d'un retour au type de théologie systématique illustré par la Summa contra Centiles et la Summa Theologiae de Thomas d'Aquin. Ces deux œuvres sont des expressions systématiques d'une ample compréhension des vérités concernant Dieu et l'homme. Elles témoignent toutes deux d'une pleine conscience des distinctions susmentionnées, mais sans encourager la séparation établie plus tard.
Si la systématisation vise à une compréhension, elle doit se présenter en un tout unifié et non en deux parties séparées qui tendent à négliger la primauté de la conversion et à exagérer l'importance de la preuve.
- Options écartées
Dès le premier chapitre, nous nous sommes dégagé d'une psychologie des facultés et de ses options entre l'intellectualisme et le volontarisme, pour passer à une analyse de l'intentionnalité qui distingue quatre niveaux successifs d'opérations conscientes et intentionnelles, dont chacun élève les précédents en allant au-delà d'eux, en établissant un principe supérieur, en faisant intervenir de nouvelles opérations et en préservant l'intégrité des niveaux précédents, dont il augmente énormément la portée et l'importance.
Cette transition est grosse de conséquences. Le quatrième niveau – le niveau supérieur – est celui de la délibération, de l'évaluation et de la décision. La priorité de l'intellect ne concerne donc que les trois premiers niveaux, ceux de l'expérience, de la compréhension et du jugement.
Deuxièmement, l'intellect spéculatif de la raison pure n'est plus qu'une abstraction. L'expérience, la compréhension et le jugement scientifiques ou philosophiques ne se produisent pas dans le vide. Ce sont les opérations d'un sujet existentiel qui a décidé de se consacrer à la recherche de l'intelligible et du vrai et qui, avec plus ou moins de succès, reste fidèle à son engagement.
Troisièmement, le vieil adage : nihil amatum nisi prœcognitum souffre peut-être une exception. Il appert, en effet, que le don que Dieu fait de son amour (Rm 5, 5) n'est pas une réalité qui découle ou dépend de la connaissance que l'homme a de Dieu. Il est, semble-t-il, plus probable que ce don puisse précéder notre connaissance de Dieu et même nous pousser à rechercher cette connaissance6. Dans ce cas, le don est en lui-même une orientation vers un inconnu. Et pourtant, le but de cette orientation se révèle dans le caractère absolu de cette orientation qui engage, chez une personne, tout son cœur, toute son âme, toute sa pensée et toute sa force. C'est donc une orientation vers ce qui est transcendant dans la bonté et, lorsque ce but est inconnu, c'est une orientation vers le mystère transcendant.
L’orientation vers le mystère transcendant doit exercer une influence au cœur même de la théologie systématique. Elle fournit au mot Dieu son sens premier et fondamental. Elle peut constituer le lien qui unit les humains par-delà leurs différences culturelles. Elle fournit le point de départ de la recherche de Dieu, du désir assurer de son existence, des efforts visant à une certaine intelligence des mystères de la foi. Elle est en même temps tout à fait conforme à la conviction selon laquelle aucun système érigé par l’être humain ne peut embrasser, sonder ou contenir le mystère qui nous tient. Comme le déclare le quatrième concile du Latran, « … entre le Créateur et la créature on ne peut marquer tellement de ressemblance que la dissemblance entre eux ne soit plus grande encore » (DS 806). Et le premier concile du Vatican ajoute : « Les mystères divins... dépassent tellement l'intellect créé que, même transmis par la révélation et reçus par la foi, ils demeurent encore recouverts du voile de la foi. » (DS 3019.)
Cette orientation vers le mystère transcendant illumine la théologie négative ou apophatique, qui se borne à dire ce que Dieu n'est pas. Cette théologie vise en effet à parler d'un inconnu transcendant, d'un mystère transcendant. Elle s'alimente à une source positive : le don que Dieu fait de son amour.
Toutefois, l'existence d'une autre théologie, celle-là affirmative ou cataphatique, soulève une question : Dieu est-il un objet ? Dieu n’est certes pas un objet au sens réaliste naïf de ce qui est : déjà, dehors, là, maintenant, ou bien : déjà, en haut, là, maintenant, ou encore : déjà, au-dedans, ici, maintenant. Il n'est pas non plus un objet selon un point de vue empiriste, naturaliste, positiviste ou idéaliste. Mais si par objet, on entend ce qui est visé par des questions et connu dans des réponses correctes, c'est-à-dire tout ce qui existe dans un monde médiatisé par la signification, alors il faut établir une distinction.
Selon ce que j'ai appelé la signification première et fondamentale du mot Dieu, Celui-ci n'est pas un objet. Car cette signification est le terme d'une orientation vers le mystère transcendant. Tout en constituant le sommet de ce dépassement de soi qu'est le questionnement, cette orientation ne se réduit cependant pas à poser et à résoudre des questions. Loin de se situer dans le monde médiatisé par la signification, elle est au contraire le principe qui peut tirer les humains hors de ce monde et les faire pénétrer dans le nuage de l'inconnaissance7.
Ce retrait vise pourtant un retour. La prière peut consister à abandonner toutes ses images et ses pensées pour se laisser absorber dans l'amour donné par Dieu ; mais ceux qui prient d'une façon si exigeante peuvent s'arrêter et réfléchir à leur prière. Ils peuvent objectiver en images, en concepts et en mots à la fois leur expérience de prière et ce Dieu auquel ils étaient attentifs.
Dieu se présente toutefois dans le monde médiatisé par la signification suivant des voies beaucoup plus communes. La recherche fondamentale d'une personne a sa source dans l'amour donné par Dieu, mais ses questions ont pour point de départ le monde et l'être humain. Le monde pourrait-il être médiatisé par des questions visant à une compréhension s'il n'avait pas un fondement intelligent? La contingence du monde et son intelligibilité pourraient-elles s'harmoniser si le monde n'avait pas un fondement nécessaire? Est-ce avec l'être humain que la morale émerge dans l'univers – ce qui voudrait dire que l'univers serait amoral et étranger à l'être humain – ou bien le fondement de l'univers relève-t-il d'un être moral? Ces questions demandent des réponses, et ce que visent les questions, les réponses peuvent le révéler, à savoir un fondement de l'univers qui soit intelligent, moral et nécessaire.
D'abord et avant tout, dans une religion qui compte de nombreux adhérents, qui pénètre et transforme les cultures et qui remonte à un passé lointain, on prêtera un nom à Dieu, on se posera des questions à son égard et des réponses surgiront. D'une autre façon encore, Dieu devient un objet au sens très précis de ce qui est visé par des questions et connu par des réponses correctes. Ce sens n'est pas non plus infirmé par le fait que le réalisme naïf, l'empirisme, le positivisme, l'idéalisme et la phénoménologie ne peuvent faire porter leur réflexion sur Dieu et conséquemment peuvent le considérer comme un objet.
Le passage d'une psychologie des facultés à l'analyse de l'intentionnalité entraîne une autre conséquence. Les termes fondamentaux et les relations fondamentales de la théologie systématique ne seront plus métaphysiques, comme dans la théologie médiévale, mais psychologiques. Nous avons développé, dans nos chapitres sur la méthode, la religion et les fondements, les rapports suivants : les termes généraux de base représentent les opérations conscientes et intentionnelles ; les relations générales de base représentent les éléments de la structure dynamique qui relient les opérations et engendrent les états affectifs ; le don que Dieu fait de son amour et la sagesse chrétienne sont les termes spéciaux de base ; les termes et relations qui en dérivent correspondent aux objets connus par les opérations et reliés aux états affectifs.
Le fait que les termes et les relations métaphysiques soient dérivés, et non fondamentaux, entraine l'existence d'une métaphysique critique. À chaque terme et relation correspond un élément de la conscience intentionnelle. On peut donc éliminer les termes et les relations vides ou trompeurs et clarifier, à la lumière de l'intention consciente dont ils dérivent, les termes et les relations valables. Un tel contrôle critique est d'une importance évidente aux yeux de quiconque s'est déjà familiarisé avec les vastes et inutiles déserts de la controverse théologique.
Une métaphysique critique remplit une double fonction positive. Elle assure une structure heuristique de base, un horizon donné, à l'intérieur duquel les questions se posent. Et elle fournit un critère permettant d'établir la différence entre les significations littérale et métaphorique, ainsi qu'entre les distinctions notionnelle et réelle8.
La connaissance de la conscience intentionnelle peut se développer ; il s'ensuit que toute la structure dont nous avons traité peut se développer et échapper ainsi à la rigidité. Cette structure assure également une continuité, puisque la possibilité de développement s'identifie à la possibilité de réviser les conceptions antérieures, ce qui permet à la structure déjà déterminée de continuer à exister. Enfin, cette approche élimine de la méthode tout recours à l'autorité. Chacun peut trouver pour lui-même et en lui-même ce que sont au juste ses opérations conscientes et intentionnelles, et comment elles sont reliées entre elles. Chacun peut découvrir pour lui-même et en lui-même pourquoi le fait d'accomplir telle ou telle opération de telle ou telle façon constitue une connaissance humaine. Une fois parvenu à ce stade, on ne dépend plus de qui que ce soit pour le choix et la mise en œuvre de sa méthode. On est devenu autonome.
- Mystère et problème
L'adoration est la réponse que l'on donne à l'appel du mystère transcendant. Mais l'adoration ne s'exprime pas uniquement dans le silence. Surtout lorsqu'elle rassemble les humains autour d'un culte. Or les mots utilisés tirent leur sens d'un contexte culturel quelconque. Les contextes peuvent être évolutifs. L'un peut dériver de l'autre et deux contextes évolutifs peuvent entrer en interaction. Ainsi, même si le mystère est une réalité très différente des problèmes du sens commun, de la science, de l'érudition et d'une grande partie de la philosophie, le culte de Dieu et, plus généralement, les religions de l'humanité existent au sein d'un contexte social, culturel et historique ; et cette insertion engendre les problèmes que tentent d'affronter les théologiens.
Nos réflexions sur la différenciation de la conscience humaine ont mis en lumière quelques types de contextes où prend forme le langage religieux et théologique. L'appréhension que l'on peut avoir de Dieu s'exprime d'abord d'une façon largement symbolique ; les inexactitudes de l'expression sont alors corrigées par des réinterprétations, par des modifications du symbole visant à exclure les significations non souhaitées et à clarifier les significations voulues. Puis, dans le monde présocratique d'un Xénophane ou dans le monde postsystématique d'un Clément d'Alexandrie, le discours anthropomorphique sur Dieu sera discrédité. On se dégage alors du sens littéral des images bibliques représentant un Dieu qui se tient debout ou assis, qui a une droite et une gauche, qui oublie sa colère et se repent. Dieu est conçu suivant les notions transcendantales d'intelligibilité, de vérité, de réalité, de bonté. Une telle révision de la conception de Dieu le Père entraîne une révision semblable à l'égard de son Fils, et la nouvelle conception du Fils entre en conflit avec l'image qu'en présente le Nouveau Testament. Viennent ensuite les crises provoquées par Arius, Nestorius, Eutychès, et les déclarations postsystématiques de Nicée, Éphèse et Chalcédoine. L'usage minime d'expressions techniques dans les conciles grecs et l'intérêt tardif de la pensée byzantine et syrienne pour la théologie prise comme un tout préparent la voie à une refonte globale de la doctrine chrétienne en termes systématiques, refonte accomplie par les théologiens médiévaux. Ceux-ci ont laissé un héritage qui est resté en interaction avec le contexte évolutif des doctrines de l'Église jusqu'au deuxième concile du Vatican. Depuis le moyen âge, la science moderne a rendu désuète une grande partie de la conception biblique de l'être humain et de l'univers. L'érudition moderne s'est engagée dans une révision continue de l'interprétation des sources bibliques, patristiques, médiévales et subséquentes. Et la philosophie moderne a provoqué un tournant radical dans la pensée systématique.
Conséquemment, même s'il ne faut pas confondre mystère et problème, les contextes évolutifs où le mystère est objet d'adoration et l'adoration objet d'explication, ne sont pas du tout exempts de problèmes. Moins que toute autre l'époque actuelle permet-elle d'ignorer l'existence des problèmes. Les problèmes sont en effet si nombreux maintenant que plusieurs ne savent plus que croire. Ils ne refusent pas de croire et ils savent ce que sont les doctrines de l'Église. Mais ils désirent connaître ce que ces doctrines peuvent bien signifier. Ce genre de question est celui qui concerne la théologie systématique.
La réponse à cette question est un accroissement progressif de la compréhension. La découverte d'un indice jette quelque lumière sur l'objet de la recherche. Cet éclairage partiel engendre de nouvelles questions et de nouvelles réponses. La zone éclairée continue à s'étendre jusqu'au moment où l'arrivée des questions produit de moins en moins de réponses. Le filon semble épuisé. Mais d'autres esprits peuvent se pencher sur l'ensemble du sujet. Chacun d'eux peut fournir un apport notable. Parmi eux, peut s'imposer un maître capable d'envisager tous les éléments en cause et de les traiter dans leur ordre propre.
Cet ordre n'est pas celui de la découverte des solutions. Car le chemin de la découverte est tortueux. Les questions secondaires sont souvent les premières à se prêter à une solution et les points décisifs sont généralement négligés tant qu'un travail considérable n'a pas été accompli. Mais l'ordre suivi dans l'enseignement est très différent de celui de la découverte. Le professeur, en effet, diffère les solutions qui en présupposent d'autres et il commence par les questions qui peuvent être résolues sans faire appel à la solution d'autres questions.
Tel est l'ordo disciplinae, que Thomas d'Aquin veut respecter dans ses livres de théologie qui s'adressent aux débutants9. Pour prendre un court exemple, dans le premier livre du Scriptum super Sententias, il traite encore sans démarcation de Dieu Un et de Dieu Trine ; les questions sur l'un ou l'autre sujet se présentent en vrac. Dans la Summa contra Gentiles, par contre, une séparation systématique est établie : le premier livre traite uniquement de Dieu Un et les chapitres 2 à 26 du quatrième livre traitent uniquement de Dieu Trine. Dans la première partie de la Summa theologiae, les questions 2 à 26 ont trait à Dieu Un, alors que les questions 27 à 43 portent sur la Trinité. Ce qui, dans la Summa Contra Gentiles, a été traité dans des livres très séparés est présenté en continu dans la Summa theologiae. En effet, les questions 27 à 29 sont encore centrées sur Dieu, alors que les éléments de la théorie trinitaire sont établis graduellement. La question 27 ne demande pas si le Fils procède du Père, mais s'il y a des processions en Dieu. La question 28 demande si ces processions engendrent des relations en Dieu. La question 29, si ces relations sont des personnes10.
Non seulement l'ordre de l'enseignement ou de l'exposition diffère-t-il de celui de la découverte, mais les termes et les relations de la pensée systématique expriment également une poussée de la compréhension qui va au-delà de l'intelligence obtenue par un simple examen ou par une exégèse savante des sources doctrinales originelles. Dans la doctrine trinitaire thomiste, des termes comme procession, relation et personne ont un sens hautement technique. Le rapport entre ce sens technique et le sens de ces termes dans les contextes scripturaires ou patristiques est assez semblable à la relation qui existe entre, d'une part, les termes de masse et de température dans la physique moderne et, d'autre part, les adjectifs pesant et froid.
et écart entre les sources religieuses et les systèmes théologiques découle nécessairement du principe exprimé au premier concile du Vatican et selon lequel le même dogme, le même sens et la même position peuvent être compris à différentes époques, alors que cette compréhension croît et progresse à travers les âges (DS 3020). Dans notre chapitre sur les doctrines, nous avons voulu souligner la permanence des dogmes à travers le mouvement historique des contextes où les dogmes sont compris et exprimés. Dans le présent chapitre sur la systématisation, nous devons regarder l'autre côté de la médaille et, tout en soutenant la permanence des dogmes, nous devons prêter attention principalement aux développements systématiques.
Ceux-ci se produisent dans des contextes très divers. Leurs origines remontent à l’antiquité gréco-romaine et byzantine. Ils ont atteint une haute perfection dans les systèmes, conçus de façon statique, de la pensée médiévale. Et c’est désormais le contexte évolutif de la science, de l'érudition et de la philosophie modernes qui appelle l'émergence de tels développements.
Malheureusement – et ceci est très humain – tous les développements se font sous le signe de la contradiction. L'incompréhension, tout comme la compréhension, peut s'exprimer de façon systématique. De plus, alors que l'authentique compréhension tend à être unique, l'incompréhension a tendance à être multiple. II y a des interprétations, des exposés historiques, des fondements et des doctrines opposés : on doit donc envisager un éventail de systèmes opposés.
Pour faire face à cette multiplicité, il faut recourir à la dialectique. Il faut rassembler les éléments multiples, établir les différences, réduire ces différences à leurs enracinements ; ces enracinements peuvent se trouver dans quelque contexte social, culturel ou historique, dans le talent ou la formation d'auteurs particuliers, dans la présence ou l'absence de conversion intellectuelle, morale ou religieuse, dans la façon dont on a conçu la méthode et la tâche de la théologie systématique. À partir d'une telle analyse et à la lumière de ses propres fondements et de sa propre méthode, l'esprit critique déterminera quels systèmes sont porteurs de positions ou de contrepositions.
- Compréhension et vérité
Nous avons déjà eu l'occasion de distinguer les données des faits. Les données sont présentes aux sens ou à la conscience. Elles constituent le donné en tant que tel. C'est à peine si on les remarque, bien sûr, à moins qu'elles ne collent à la compréhension de quelqu'un et qu'elles n'aient un nom dans son langage. Un développement approprié de la compréhension et du langage les met donc en relief : qui les juge importantes voudra qu'elles retiennent l'attention.
Alors que les données représentent une première composante de la connaissance humaine, les faits résultent de la conjonction de trois niveaux distincts : ils ont à la fois le caractère immédiat du donné, la précision de ce qui est, dans une certaine mesure, compris, conçu et nommé, et la ténacité de ce qui est affirmé après avoir été reconnu comme un inconditionné de fait.
L'intelligence peut comprendre les données tout comme les faits. La compréhension des données s'exprime en hypothèses et la vérification des hypothèses, en assertions probables. La compréhension des faits est chose plus complexe, car elle suppose l'existence de deux types ou ordres de connaissance, où les faits du premier ordre deviennent les données du second. Ainsi, en histoire critique, avonsnous distingué deux types de recherche : l'un vise à déceler les sources d'information, le mode de vérification et la compétence que manifestent les témoins ; puis un second type de recherche, partant des renseignements évalués, s'efforce de présenter ce qui se préparait dans tel milieu, en un lieu et à une époque donnés. Le processus est semblable en science de la nature : on peut tabler sur des faits connus du sens commun et les utiliser comme données pour la construction de théories scientifiques ; on peut inversement partir de la théorie scientifique, en passant par la science appliquée, l’ingénierie et la technologie, pour apporter des transformations au monde du sens commun.
Une telle compréhension des faits a ceci de particulier que deux ordres ou genres de connaissance appellent deux applications de la notion de vérité. On distingue la vérité des faits du premier ordre ou genre et la vérité de la présentation ou de l'explication offerte dans le second genre ou ordre. Or ce dernier, au début, dépend du premier ; mais en fin de compte, il s'établit entre eux une interdépendance, car le second peut mener à une correction du premier. Par la découverte de ce qui se préparait à une époque donnée, l'historien critique peut être amené à réviser l'évaluation qu'il porte sur ses témoins, tout comme le compte rendu scientifique de la réalité matérielle peut contredire les vues du sens commun.
Le cas des huit fonctions constituantes de la théologie, qui sont directement ou indirectement interdépendantes, est beaucoup plus complexe. Chacune des huit est le produit des quatre niveaux de la conscience intentionnelle. Chacune se base sur l'expérience et dépend d'un certain nombre d’insights, de jugements de réalité et de jugements de valeur. Et chacune constitue une spécialité qui se consacre à l'une des huit tâches fixées. Ainsi la recherche s'occupe de présenter les données. L'interprétation en découvre la signification. L'histoire s'appuie sur cette signification pour retracer ce qui se préparait à telle ou telle époque. La dialectique va à la racine des exposés historiques, des interprétations et des recherches qui entrent en conflit. L'explicitation des fondements permet de distinguer les positions des contrepositions. Dans l'établissement des doctrines, on utilise les fondements comme critère pour opter face aux possibilités offertes par la dialectique. Et la systématisation recherche une compréhension des réalités affirmées dans les doctrines.
Nous nous intéressons présentement surtout à l'établissement des doctrines et à la systématisation. Ces deux fonctions s'efforcent de comprendre la vérité, mais de façon différente. L'établissement des doctrines vise à une affirmation claire et nette des réalités religieuses ; cette fonction se consacre donc principalement à établir la vérité de ce qu'elle affirme et son souci de compréhension se limite à affirmer les choses avec clarté et netteté. D'autre part, la systématisation a pour but une compréhension des réalités religieuses affirmées dans les doctrines. Elle désire une compréhension qui soit vraie, car elle n'est pas une recherche d'incompréhension. Elle reste cependant consciente du fait que son intelligence des réalités religieuses est forcément imparfaite, analogique et, le plus souvent, probable.
L'établissement des doctrines et la systématisation présentent donc deux cas de vérité et deux cas de compréhension. L'établissement des doctrines a pour fin d'établir de façon claire et nette en quoi consiste la confession, par la communauté des croyants, des mystères tellement cachés en Dieu que l'être humain ne pourrait les connaître s'ils n'avaient été révélés par Dieu11. L'assentiment à ces doctrines est celui de la foi, que l'être humain religieux considère comme l'adhésion la plus ferme qui soit. D'autre part, la tradition envisage comme très variable le degré de compréhension qui accompagne l'assentiment de la foi. Irénée, par exemple, reconnaît qu'un croyant peut être beaucoup plus développé intellectuellement qu'un autre, mais nie que le premier soit plus croyant que le second12.
Par contre, les énoncés d'une théologie systématique sont communément considérés comme probables tout au plus, mais la compréhension à atteindre doit être à la hauteur de chaque époque. Au moyen âge, un système statique prévalait. Aujourd'hui l'intelligence doit être à l'aise dans la science, l'érudition et la philosophie modernes.
Peut-être y a-t-il lieu ici de répondre brièvement aux accusations fréquentes portées contre la théologie systématique, jugée spéculative, irréligieuse, stérile, élitiste ou insignifiante.
Il est vrai qu'une théologie systématique peut être spéculative, comme l'idéalisme allemand le montre bien. La théologie systématique dont nous parlons est, au contraire, une affaire très simple ; elle vise à une compréhension des vérités de foi – un Glaubensverständnis – et les vérités de foi envisagées sont celles que confessent les églises.
Une théologie systématique peut également devenir irréligieuse, en particulier lorsque l'accent n'est pas mis sur la conversion mais sur la preuve, ou lorsque des positions sont prises et soutenues par orgueil personnel ou collectif. Pourtant si la conversion est à la base de toute la théologie, si la conversion religieuse est l'événement qui donne au mot Dieu son sens premier et fondamental, si la théologie systématique ne se croit pas en mesure d'épuiser ce sens ni même de lui rendre justice, alors un pas important sera fait pour maintenir la théologie systématique en harmonie avec ses origines et ses buts religieux.
Troisièmement, la théologie systématique peut s'avérer stérile par certains côtés, car l'incompréhension, tout comme la compréhension, peut être systématisée. De même que la systématisation de la compréhension attire ceux qui comprennent, la systématisation de l'incompréhension séduit également le nombre ordinairement considérable de ceux qui ne comprennent pas. La dialectique ne peut être simplement exorcisée. Mais il est possible de n'être plus totalement à la merci d'une telle dialectique si l'on en découvre méthodiquement l'existence, si l'on établit les critères permettant de distinguer les positions des contrepositions et si l'on invite chacun à mettre en lumière la justesse ou l'inexactitude de ses jugements en développant ce qu'il pense être des positions et en renversant ce qu'il pense être des contrepositions.
Quatrièmement, la théologie systématique est effectivement réservée à une élite : comme les mathématiques, la science, l'érudition et la philosophie, la théologie systématique est difficile. Mais l'accès en vaut la peine. Si l'on n'atteint pas à une 5.bonnement à la remorque des psychologues, des sociologues ou des philosophes, qui n'hésiteront pas à dire aux croyants ce qu'il en est réellement du contenu de leur foi.
Enfin, la théologie systématique est insignifiante si elle ne sert pas de base à la huitième fonction, la communication. Or pour communiquer, il faut comprendre ce qu'on a à communiquer. Aucune répétition de formules ne peut tenir lieu de compréhension. Car seule la compréhension peut s'exprimer de toutes les façons exigées par la série presque indéfinie des auditoires éventuels.
- Continuité, développement et révision
Quatre facteurs contribuent à la continuité en théologie. D'abord, la structure normative de nos actes conscients et intentionnels. En la qualifiant de normative, je veux évidemment dire que cette structure peut être mal utilisée. Les actes en cause, en effet, peuvent être accomplis, non en vue de ce qui est vraiment bien, mais pour favoriser les intérêts d'un individu ou d'un groupe. Ils peuvent également s'inscrire dans une recherche qui ne viserait pas à atteindre la vérité affirmée par la saisie d'un inconditionné de fait, mais l'une des fausses conceptions de la vérité systématisées par diverses philosophies : réalisme naïf, empirisme, rationalisme, idéalisme, positivisme, pragmatisme, phénoménologie ou existentialisme. Ils peuvent enfin viser, non pas à accroître la compréhension humaine, mais à satisfaire aux normes « objectives », « scientifiques » ou « signifiantes » établies par quelque logique ou méthode qui trouve son intérêt à mettre de côté la compréhension humaine.
La structure de nos opérations conscientes et intentionnelles peut donc être mal utilisée de diverses façons. D'où la dialectique des positions et des contrepositions. Mais la réalité de cette dialectique ne fait qu'objectiver et manifester l'exigence d'authenticité qui existe chez l'être humain. Elle l'invite sans détour à une conversion au plan moral et au plan intellectuel, et elle lui indique la faillite sociale et culturelle des peuples qui ont prétendu pouvoir très bien se passer de ces conversions.
Le deuxième facteur de continuité, c'est le don que Dieu fait de son amour. Il s'agit d'un don : non pas quelque chose d'attribuable à notre nature, mais quelque chose que Dieu octroie gratuitement. Cet amour est accordé dans une mesure variable, mais c'est toujours le même amour, qui tend toujours vers la même direction, constituant ainsi un autre facteur de continuité.
Le troisième facteur de continuité, c'est la permanence des dogmes. Les mystères que Dieu seul connaît, qu'il a révélés et que l'Église a définis, peuvent avec le temps être mieux compris. Mais l'objet à comprendre n'est pas à la portée de la connaissance humaine. Au contraire, c'est précisément ce que Dieu a révélé ; voilà pourquoi le dogme, en ce sens, est permanent. La connaissance que l'homme en possède doit toujours être « in eodem dogmate, eodem sensu eademque sententia » (DS 3020).
En quatrième lieu, une authentique réalisation antérieure assure aussi une continuité. J'ai publié deux études sur les écrits de saint Thomas d'Aquin : Grace and Freedom et Verbum. Si j'écrivais sur ces sujets aujourd'hui, la méthode que je propose me mènerait à plusieurs écarts importants par rapport à la présentation de Thomas d'Aquin. Mais ce ne serait pas sans affinités profondes. Car la pensée de Thomas d'Aquin sur la grâce et la liberté, sur la théorie de la connaissance et sur la Trinité, constitue un véritable sommet atteint par l'esprit humain. De telles réalisations possèdent une permanence propre. On peut y apporter des améliorations, ou encore les insérer dans des contextes plus vastes et plus riches. Mais si leur substance n'est pas incorporée dans le travail postérieur, ce travail marquera un net appauvrissement de la pensée.
En plus de la continuité, il y a le développement. Celui-ci peut appartenir au genre moins apparent représenté par la prédication de l'Évangile à une culture différente ou à une couche différente de la même culture, ou au type plus manifeste issu des diverses différenciations de la conscience humaine. Il faut tenir compte ici des fruits aussi bien que des avatars de la dialectique. Il arrive que la vérité soit mise en lumière non parce qu'elle a été recherchée, mais à la suite de l'affirmation et de la réfutation d'une erreur contraire.
La continuité et le développement ne vont pas non plus sans révision. Tout développement implique une révision. Et puisqu'une théologie est le produit, non simplement d'une religion, mais d'une religion vécue dans un contexte culturel donné, les révisions théologiques peuvent avoir pour origine, non pas d'abord le développement théologique, mais le développement culturel. Ainsi, le développement qui se fait actuellement est fondamentalement une réponse très tardive au développement de la science, de l'érudition et de la philosophie modernes.
Le tableau n'est toutefois pas complet. Il nous reste une autre question. Même si fondamentalement la révision théologique actuelle n'est qu'une adaptation au changement culturel, il demeure possible que ces ajustements entraînent à leur tour d'autres révisions. Ainsi le passage d'un point de vue principalement logique à un point de vue fondamentalement méthodique peut entraîner une révision du principe selon lequel les développements doctrinaux ont été déjà « implicitement » révélés13. De plus, tout comme l'école d'Alexandrie refusa de prendre à la lettre les anthropomorphismes bibliques, effectuant ainsi une démythologisation à caractère philosophique, on peut se demander si l'érudition moderne ne mènera pas à bien d'autres démythologisations en s'appuyant sur l'exégèse ou l'histoire. De telles questions ont en fait une portée considérable. Elles sont indéniablement théologiques. Elles ne relèvent donc pas de notre présent travail sur la méthode.
1 A propos du conceptualisme, voir mon livre : La notion de verbe dans les écrits de Saint Thomas d'Aquin, Paris, 1966. Le point central est au fond le suivant : les concepts sont-ils issus de la compréhension ou est-ce la compréhension qui provient des concepts?
2 Quodl ., IV, q. 9, a. 3 (18).
3 Le rapport est étudié en profondeur par J. H. NEWMAN, An Essay in Aid of a Grammar of Assent (1870), New York, Londres et Toronto, 1947, ch. 8 et 9. Newman y cite un texte qu'il avait lui-même écrit en 1841 et dont voici une phrase remarquable : « Pour la masse, la logique n'est qu'une piètre rhétorique. Essayez tout d'abord à la ronde aux quatre coins, et peut-être ne désespérerez-vous pas de convertir les gens avec un syllogisme. » (71).
4 J. D. MANSI, Sacrorum Conciliorum Nova et Amplissima Collectio 53, p. 168.
5 Voir mon article « Natural Knowledge of God », A Second Collection, Londres 1974, p. 117-133 (La connaissance naturelle de Dieu, sur ce site) ; H. POTTMEYER, Der Glaube vor dem Anspruch der Wissenschaft, Fribourg-en-Brisgau, 1968, p. 168-204 ; D. COFFEY, « Natural Knowledge of God: Reflection on Romans 1, 18-32 », Theological Studies, 31 (1970) p. 674-691.
6 « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé. » (PASCAL, Pensées, éd. Brunschwicg, VII, 553.)
7 À ce sujet, il m'a été extrêmement utile de lire W. JOHNSTON, The Mysticism of the Cloud of Unknowing, New York, Rome, Tournai et Paris, 1967 (en français : La mystique du nuage de l’inconnaissance, Éditions du Carmel, 2009) : Les lecteurs désireux d'étoffer leurs réflexions trouveront dans ce livre une position très proche de la mienne.
8 À propos de la structure heuristique, de la réalité ainsi que des distinctions notionnelles et réelles, voir L’insight, ch. 2, 14 et 16.
9 THOMAS D'AQUIN, Summa theologiae, Prologue.
10 J'ai traité de cette question plus en détail dans La notion de verbe dans les écrits de Saint Thomas d'Aquin, p. 217 s.
11 Concernant les confessions de foi dans le Nouveau Testament, voir V. H. NEUFELD, The Earliest Christian Confessions, Leiden, 1963.
12 Voir Adv. haer., I, 10, 3 ; Harvey I, p. 84-96.
13 Voir J. R. GEISELMANN, « Dogma », Handbuch theologischer Grundbegrif]e, édité par H. Fries, Munich, 1962, I, p. 235.
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