Les oeuvres de Bernard Lonergan
Pour une méthode en théologie: ch. 10 - La dialectique

 

DEUXIÈME PARTIE

Esquisse des fonctions constituantes

 

10

La dialectique

La quatrième fonction constituante de la théologie, que nous appelons la dialectique, s'occupe des conflits. Ceux-ci sont évidents ou latents. Ils se rencontrent dans les sources religieuses, dans la tradition religieuse, dans les déclarations des autorités ou dans les écrits des théologiens. Ils portent sur des orientations de la recherche des données, sur des interprétations, des exposés historiques, des modes d'évaluation, des horizons, des doctrines, des systèmes ou des politiques qui sont opposés entre eux.

Toute opposition n'est pas dialectique. Il y a, en effet, des différences qui seront éliminées avec la découverte de données fraîches. Il y a aussi des différences que nous avons appelées différences de perspectives, car elles témoignent simplement de la complexité de la réalité historique. Mais par-dessus tout, il existe des conflits fondamentaux issus d'une théorie de la connaissance explicite ou implicite, d'une option éthique ou d'une approche religieuse. Ces conflits modifient profondément la mentalité d'une personne et on ne peut en venir à bout qu'en passant par une conversion intellectuelle, morale et religieuse. Ce sera le rôle de la dialectique de mettre en lumière ces conflits et de fournir une technique qui objectivera ces différences subjectives et favorisera la conversion.

1. Les horizons

Au sens littéral, le mot horizon désigne le cercle frontière, la ligne où ciel et terre semblent se rejoindre. Cette ligne constitue la limite du champ de vision d'un être humain. Quand celui-ci s'avance, elle recule devant lui et se referme en arrière, de telle sorte que selon les différents lieux où il se trouve (standpoints), différents horizons se présentent. De plus, à chaque lieu et horizon correspond une division particulière de la totalité des objets visibles. Au-delà de l'horizon se trouvent les objets qui, du moins pour le moment, ne peuvent être aperçus, et à l'intérieur de l'horizon se trouvent les objets qui peuvent actuellement être vus.

Tout comme notre champ de vision, l'étendue de nos connaissances et de nos intérêts est limitée. De même que le champ de vision d'une personne varie selon le lieu où elle se tient, ainsi l'étendue de ses connaissances et de ses intérêts varie selon la période dans laquelle elle vit, son enracinement social et son milieu, son éducation et son développement personnel. Il existe donc un sens métaphorique ou peut-être analogique au mot horizon. En ce sens, ce qui se trouve au-delà de l'horizon de quelqu'un n'appartient tout simplement pas au champ de ses connaissances et de ses intérêts : il l'ignore et ne s'en préoccupe pas. Mais ce qui se trouve à l'intérieur de son horizon devient un objet de connaissance et d'intérêt plus ou moins grands.

Ces différences quant à l'horizon sont complémentaires, génétiques ou dialectiques. Les travailleurs, les contremaîtres, les directeurs, les techniciens, les ingénieurs, les gérants, les médecins, les hommes de loi, les professeurs ont des intérêts différents et vivent, en un sens, dans des mondes différents. Chacun est parfaitement familier avec le monde qui lui est propre tout en sachant que les autres mondes existent et en reconnaissant l’utilité. Ainsi ces horizons divers s'incluent jusqu'à un certain point les uns dans les autres et, quant au reste, se complètent entre eux. Seuls, ils ne sont pas autosuffisants, mais ensemble ils représentent les motivations et le savoir requis pour le fonctionnement d'un monde collectif. De tels horizons sont donc complémentaires.

Les horizons peuvent également différer génétiquement. Ils sont alors reliés comme les étapes successives d'un processus de développement. Chaque étape subséquente présuppose les étapes antérieures, en partie pour les inclure et en partie pour les transformer. Étant donné précisément que les étapes sont antérieures et subséquentes, il n'y en pas deux qui soient simultanées. Ce ne sont pas là des parties d'un unique monde collectif, mais bien celles d'une unique biographie ou d'une unique histoire.

En troisième lieu, les horizons peuvent s'opposer de façon dialectique. Ce qui est intelligible chez l'un est inintelligible chez l'autre. Ce qui est vrai pour l'un est faux pour l'autre. Ce qui est bien pour l'un est mal pour l'autre. Chacun peut prêter une certaine attention à l'autre et ainsi chacun peut, d'une certaine manière, inclure l'autre. Mais cette inclusion s'avère aussi bien négation et rejet. Car la différence d'horizon est considérée, du moins en partie, comme due au fait que l'autre prend ses désirs pour la réalité, qu'il est victime du mythe, qu'il cède à l'ignorance ou à l'erreur, à l'aveuglement ou à l'illusion, à la régression ou à l'immaturité, à l'infidélité, à la mauvaise volonté ou au refus de la grâce de Dieu. Un tel rejet de l'autre peut être passionné ; dans ce cas, l'idée que plus d'ouverture serait désirable rendra quelqu'un furieux. Ou encore, le rejet peut adopter la fermeté de la glace, sans aucune trace de passion ni même apparence de sentiment, si ce n'est peut-être un sourire à peine esquissé. L'astrologie et le génocide sont tous deux au ban de la société, mais la première est ridiculisée tandis que le second est exécré.

Les horizons sont enfin, sous un mode structuré, la résultante des acquisitions passées et la condition aussi bien que la limitation du développement ultérieur. Ils sont d'abord structurés. L'apprentissage est plus qu'une simple addition par rapport à un savoir antérieur ; c'est une croissance organique à partir de celui-ci. Aussi toutes nos intentions, toutes nos affirmations et tous nos actes se situent dans des contextes. C'est à de tels contextes que nous faisons appel quand nous soulignons les raisons qui motivent nos objectifs, quand nous clarifions, amplifions ou nuançons nos affirmations, ou encore quand nous expliquons nos gestes. C'est à l'un ou l'autre de ces contextes que doit s'ajouter tout nouvel élément de connaissance et tout nouveau facteur dans nos attitudes. Ce qui ne cadre pas ne sera pas remarqué ou, s'il s'impose à notre attention, paraîtra dépourvu d'à-propos ou d'importance. Les horizons s'identifient donc à la portée de nos intérêts et de notre savoir ; ils constituent la source féconde d'un progrès dans la connaissance et l'attention ; mais ils tracent aussi la frontière qui limite notre capacité d'assimiler plus que ce que nous n'avons fait jusqu'ici.

2. Conversion et désintégration

Joseph de Finance a établi une distinction entre l'exercice horizontal et l'exercice vertical de la liberté. L'exercice horizontal est la décision ou le choix qui se fait à l'intérieur d'un horizon déterminé ; l'exercice vertical est l'ensemble des jugements et des décisions grâce auxquels nous passons d'un horizon à l'autre. Ces exercices verticaux de la liberté peuvent former une séquence telle que, dans chaque cas, le nouvel horizon, quoique notablement plus profond, plus large et plus riche, restera néanmoins en continuité avec l'ancien et s'avérera un développement à partir des potentialités de ce dernier. Mais il arrive également que le passage d'un horizon à l'autre entraîne une volte-face ; le nouvel horizon surgit de l'ancien, mais en répudiant certains de ses traits caractéristiques ; il inaugure une nouvelle séquence qui peut révéler une profondeur, une largeur et une richesse de plus en plus grandes. Cette volte-face et ce nouveau commencement constituent ce que l'on entend par la conversion.

La conversion peut être intellectuelle, morale ou religieuse. Bien que chacune des trois soit reliée aux deux autres, elle s'avère néanmoins un type particulier d'événement qui doit être considéré pour lui-même, avant d'être mis en rapport avec les autres.

La conversion intellectuelle consiste en une clarification radicale et, conséquemment, en une élimination d'un mythe extrêmement tenace et fallacieux concernant la réalité, l'objectivité et la connaissance humaine. Le mythe veut que l'acte de connaître soit comme l'acte de regarder, que l'objectivité soit le fait de voir ce qui est là et de ne pas voir ce qui n'est pas là, et que le réel soit ce qui est dehors, là, maintenant et qu'il s'agit de regarder. Or ce mythe présuppose l'oubli de la distinction entre le monde de l'immédiateté – disons le monde de l'enfant – et le monde médiatisé par la signification. Le monde de l'immédiateté est la somme de ce qui est vu, entendu, touché, goûté, senti, ressenti. Il se conforme assez bien à la vision mythique de la réalité, de l'objectivité et de la connaissance. Mais ce n'est là qu’un mince fragment du monde médiatisé par la signification. Car celui-ci est un monde connu non par l'expérience sensible d'un individu, mais par l'expérience externe et interne d'une communauté culturelle et par les jugements continuellement vérifiés et revérifiés de la communauté. C'est pourquoi l'acte de connaître ne se réduit pas simplement à voir, mais il consiste à expérimenter, à comprendre, à juger et à croire. Les critères de l'objectivité ne se ramènent pas simplement aux critères de la vision oculaire ; ils combinent les critères de l'expérience, de la compréhension, du jugement et de la croyance. La réalité connue n'est pas simplement ce qu'on regarde ; elle est donnée dans l'expérience, organisée et généralisée par la compréhension et affirmée par le jugement et la croyance.

Les conséquences de ce mythe sont variées. Le réaliste naïf connaît le monde médiatisé par la signification, mais il pense qu'il le connaît en le regardant. L'empiriste réduit la connaissance objective à l'expérience sensible ; pour lui, comprendre et concevoir, juger et croire sont simplement des activités subjectives. L'idéaliste insiste sur le fait que la connaissance humaine inclut toujours aussi bien la compréhension que la perception sensible ; mais il maintient la notion empirique de la réalité et il considère ainsi le monde médiatisé par la signification non comme réel, mais comme idéal. Seul le réaliste critique peut reconnaître tous les éléments de la connaissance humaine et déclarer que le monde médiatisé par la signification constitue le monde réel ; il ne peut le faire que dans la mesure où il montre comment le processus de l'expérience, de la compréhension et du jugement est un processus de dépassement de soi.

Ce n'est pas un simple point technique de la philosophie que nous discutons présentement. L'empirisme, l'idéalisme et le réalisme supposent trois horizons complètement différents et sans objets identiques communs. Un idéaliste ne veut jamais dire ce qu'un empiriste veut dire, et un réaliste ne veut jamais dire ce que les deux autres veulent dire. Un empiriste, par exemple, affirmera que la théorie des quanta ne peut atteindre la réalité physique elle­ même, parce qu'elle traite seulement des relations entre les phénomènes. Un idéaliste sera d'accord, mais il ajoutera que, bien sûr, cela vaut pour toutes les sciences et, à vrai dire, pour l'ensemble de la connaissance humaine. Le réaliste critique sera en désaccord avec les deux : une hypothèse vérifiée est probablement vraie et ce qui est probablement vrai renvoie à ce qui, dans la réalité, est probablement tel. Changeons d'exemple. Qu'est-ce qu'un fait historique ? Pour l'empiriste, c'est ce qui était dehors, là et qu'on pouvait regarder. Pour l'idéaliste, c'est une construction mentale soigneusement basée sur les données rapportées par les documents. Pour le réaliste, c'est un événement qui se passe dans un monde médiatisé par des actes de signification vrais. Prenons un troisième exemple. Qu'est-ce qu'un mythe ? On trouve des réponses psychologiques, anthropologiques, historiques et philosophiques à la question. Mais on trouve aussi des réponses réductionnistes : un mythe est alors considéré comme un récit portant sur des entités qui n'ont pas droit de cité à l'intérieur d'un horizon empiriste, idéaliste, historiciste ou existentialiste.

Trève d'illustration. Les exemples peuvent être multipliés indéfiniment, car les questions philosophiques ont une portée universelle, tandis qu'une certaine forme de réalisme naïf apparaît tout à fait incontestable à plusieurs. Aussitôt qu'ils commencent à parler de connaissance, d'objectivité et de réalité, surgit la supposition que toute connaissance doit être quelque chose comme un regard. Se libérer de cette méprise et découvrir le dépassement de soi propre au processus humain qui parvient à la connaissance, cela exige que l'on rompe avec des habitudes de penser et de parler profondément ancrées. Il faut devenir le maître de sa propre maison, ce qui n'est possible que lorsqu'on sait précisément ce qu'on fait quand on connaît. Il s'agit alors d'une conversion, d'un recommencement, d'un nouveau départ, qui ouvre la voie à de nouvelles clarifications et à de nouveaux développements.

La conversion morale amène une personne à changer le critère de ses décisions et de ses choix en substituant l'adhésion aux valeurs à la recherche des satisfactions. Tant que nous sommes enfants ou mineurs, on nous persuade, on nous cajole, on nous commande, on nous force même à faire ce qui est bien. À mesure que notre connaissance de la réalité humaine s'accroît et que nos réponses aux valeurs humaines s'affermissent et s'affinent, nos guides nous laissent de plus en plus à nous-mêmes de telle sorte que notre liberté peut continuer son incessante marche en avant vers l'authenticité. Nous arrivons ainsi à ce moment existentiel où nous découvrons pour nous-mêmes que nos choix nous affectent autant que les objets choisis ou rejetés et qu'il revient à chacun de décider par lui-même ce qu'il fera de lui-même. C'est le temps d'exercer sa liberté verticale, et la conversion morale consiste alors à opter pour le vrai bien et même pour la valeur contre la satisfaction quand valeur et satisfaction entrent en conflit. Une telle conversion, bien sûr, reste loin de la perfection morale. Décider est une chose, agir en est une autre. On doit encore démasquer et corriger ses déviations aux plans individuel, collectif et général1. On doit continuer à développer sa connaissance de la réalité et du potentiel humains tels qu'ils existent dans la situation présente. On doit maintenir une distinction entre les éléments de progrès et les éléments de déclin que comporte cette situation. On doit scruter sans répit ses réponses intentionnelles aux valeurs et leurs échelles implicites de préférence. On doit prêter attention aux critiques et aux protestations, et on doit rester disposé à apprendre des autres. Car la connaissance morale appartient en propre uniquement aux êtres humains moralement bons et, jusqu'à ce qu'on ait mérité ce titre, il faut savoir toujours progresser et apprendre.

La conversion religieuse est le fait d'être saisi par la préoccupation ultime. Elle consiste à se mettre à aimer d'un amour transmondain (other-worldly falling in love), à s'abandonner de manière totale et permanente, sans condition, sans restriction et sans réserve. Cet abandon n'est pas, à proprement parler, un acte, mais plutôt un état dynamique qui est antécédent et principe par rapport à des actes subséquents. La conversion se révèle, après coup, comme un courant de fond de la conscience existentielle, comme l'acceptation inévitable d'une vocation à la sainteté, comme, peut-être, une simplicité et une passivité croissantes dans la prière. On l'interprète différemment selon les divers contextes des traditions religieuses. Pour les chrétiens, c'est l'amour de Dieu répandu dans nos cœurs par !'Esprit Saint qui nous a été donné. C'est un don de la grâce. Et depuis le temps d'Augustin, on fait une distinction entre grâce opérante et grâce coopérante. La grâce opérante a pour effet de remplacer notre cœur de pierre par un cœur de chair et ce remplacement dépasse l'horizon de notre cœur de pierre. La grâce coopérante, c'est notre cœur de chair qui devient fécond en bonnes œuvres moyennant l'exercice de la liberté humaine. La grâce opérante, c'est la conversion religieuse ; la grâce coopérante, c'est la conversion qui se traduit en actes, c'est­ à-dire le mouvement graduel vers une pleine et complète transformation de toute notre façon de vivre et de sentir, de toutes nos pensées, paroles, actions et omissions2.

Comme les conversions intellectuelle et morale, la conversion religieuse est une manière de se dépasser. La conversion intellectuelle se vit à l'égard de la vérité atteinte quand le sujet se dépasse dans l'ordre de la connaissance. La conversion morale se vit à l'égard des valeurs perçues, affirmées et réalisées quand le sujet se dépasse dans la réalité. La conversion religieuse se vit à l'égard du fait d'être en amour sans réserve, fondement efficace de tout dépassement de soi, que ce soit dans la poursuite de la vérité, dans la réalisation des valeurs humaines ou dans l'orientation que l'être humain adopte par rapport à l'univers, à son fondement et à son but.

Parce que les conversions intellectuelle, morale et religieuse correspondent toutes au dépassement de soi, il est possible, quand toutes les trois surviennent à l'intérieur d'une même conscience, de concevoir leurs relations en terme d'élévation (sublation). J'utiliserai cette notion dans le sens de Karl Rahner3 plutôt que dans celui de Hegel, pour signifier que ce qui élève et intègre va au-delà de ce qui est élevé et intégré, introduit quelque chose de nouveau et de distinct , met tout sur une nouvelle base et, loin de gêner ou de détruire ce qui est élevé, en a au contraire besoin, l'inclut, en préserve tous les traits et les propriétés et les entraîne vers une réalisation plus complète dans un contexte plus riche.

Ainsi la conversion morale va-t-elle, par delà la valeur vérité, aux valeurs en général. Grâce à elle, le sujet se dépasse non plus seulement dans l'ordre de la connaissance, mais également dans l'ordre moral. Il accède à un niveau de conscience différent – le niveau existentiel – et il devient une valeur originaire. Mais cela ne gêne ni n'affaiblit son respect de la vérité. Il a encore besoin de vérité, car il doit appréhender la réalité et les possibilités qu'elle recèle avant de pouvoir répondre délibérément à la valeur. La vérité dont il a besoin est toujours celle qu'il atteint en conformité avec les exigences de la conscience rationnelle. Mais sa quête de vérité est désormais d'autant plus assurée qu'il s'est armé contre les distorsions cognitives, et d'autant plus signifiante et importante qu'elle s'intègre et joue un rôle essentiel dans le contexte beaucoup plus riche de la quête de toutes les valeurs.

De même, la conversion religieuse va au-delà de la conversion morale. Les questions relevant de la compréhension, de la réflexion et de la délibération trahissent l'éros de l'esprit humain avec sa capacité et son désir de se dépasser. Mais cette capacité atteint sa plénitude et ce désir tourne à la joie quand la conversion religieuse transforme le sujet existentiel pour en faire un sujet en amour, un sujet saisi, captivé, envoûté et possédé par un amour total et donc transmondain. On trouve alors une nouvelle base pour évaluer et faire le bien. Les fruits de la conversion intellectuelle ou morale n'en sont aucunement diminués ou niés. Au contraire, toute quête humaine du vrai et du bien se voit incluse et favorisée dans un contexte et un dessein cosmiques, tandis que s'accroît chez l'être humain la puissance de l'amour qui le rend capable d'accepter la souffrance que comporte l'effort entrepris pour éliminer les effets du déclin.

Il ne faut pas penser toutefois que la conversion religieuse ne représente rien de plus qu'un fondement nouveau et plus efficace pour la poursuite de fins intellectuelles et morales. L'amour religieux est sans condition, sans restriction et sans réserve ; il se vit avec tout son cœur, toute son âme, toute sa pensée et toute sa force. Cette absence de limites, bien qu'elle corresponde au caractère sans restriction du questionnement humain, n'appartient pas à ce monde. La sainteté abonde en vérité et en bonté, mais elle a une dimension qui lui est propre. Elle est plénitude, joie, paix, béatitude transmondaines. Dans l'expérience chrétienne, ces sentiments proviennent du fait que nous sommes en amour avec un Dieu mystérieux et insaisissable. Le fait d'être pécheur est pareillement distinct du mal moral ; il consiste en une privation d'amour total et il constitue une dimension radicale du non-amour (lovelessness). On peut se dissimuler cette dimension en restant constamment superficiel, en évitant les questions ultimes, en se laissant absorber dans tout ce que le monde offre à l'être humain pour mettre au défi ses ressources, pour détendre son corps et pour distraire son esprit. Mais cette fuite peut n'être que temporaire et l'absence de plénitude se manifeste alors dans l'insatisfaction, l'absence de joie, dans la poursuite du plaisir, l'absence de paix, dans le dégoût – dégoût dépressif de soi-même ou dégoût maniaque, hostile, voire violent de l'humanité.

Bien que la conversion morale élève la conversion intellectuelle, on ne doit pas inférer pour autant que celle-ci vient en premier, suivie de la conversion morale et enfin de la conversion religieuse. Au contraire, d'un point de vue causal, on pourrait dire que Dieu fait d'abord le don de son amour. Cet amour rend possible un regard neuf qui découvre les valeurs dans toute leur splendeur, tandis que la force de cet amour provoque leur réalisation, et c'est en cela que consiste la conversion morale. Enfin, parmi les valeurs discernées par le regard de l'amour, se range la valeur de la croyance dans les vérités enseignées par la tradition religieuse et c'est dans cette tradition et cette croyance que se trouvent les germes de la conversion intellectuelle. Car la parole, tout en étant le produit des quatre niveaux de la conscience intentionnelle, les pénètre tous les quatre, une fois qu'elle est proclamée et entendue. Son contenu n'est pas simplement un contenu d'expérience, mais un contenu fait à la fois d'expérience, de compréhension, de jugement et de décision. Alors que l'analogie de la vue fait dévier la connaissance vers le mythe, la fidélité à la parole, au contraire, engage tout l'être humain.

À l'opposé de la conversion, se trouve la désintégration. Ce qui a été bâti si lentement et si laborieusement par l'individu, la société et la culture peut s'écrouler. Le dépassement de soi dans l'ordre de la connaissance n'est ni une notion facile à saisir ni une donnée de conscience aisément accessible à la vérification. Le caractère impérieux des valeurs, qui reste assez ésotérique, est-il capable de contrebalancer l'attrait du plaisir charnel, de la richesse et du pouvoir ? C'est un fait que la religion a eu son heure, mais cette heure ne serait-elle pas révolue ? La religion ne serait-elle pas un réconfort illusoire pour les âmes faibles, un opium distribué par les riches pour endormir les pauvres, une projection mythique, dans le ciel, de valeurs qui appartiendraient en propre à l’être humain ?

Au début du processus, ce n'est pas toute forme de religion mais uniquement l'une ou l'autre qu'on déclare illusoire, non pas tous les préceptes mais uniquement l'un ou l'autre qu'on rejette comme inefficace et inutile, non pas toute la vérité mais uniquement l'un ou l'autre type de métaphysique qu'on écarte comme pur bavardage. Quand les négations sont vraies, elles représentent une tentative pour contrer le déclin. Mais elles peuvent aussi être fausses et c'est alors le commencement du déclin. Dans ce dernier cas, ce qu'on est en train de détruire, c'est une part de l'héritage culturel. Cette part de l'héritage cessera d'être une composante familière de l'expérience culturelle. Elle tombera dans un passé oublié, que les historiens redécouvriront et reconstitueront peut­être. Du reste, cette élimination d'une part authentique de la culture signifie qu'un tout préalable a été mutilé, qu'un certain équilibre a été bouleversé, que le reste deviendra distordu dans l'effort qu'on fera pour compenser. De plus, cette élimination, cette mutilation et ce gauchissement seront, bien sûr, admirés et considérés comme la marche du progrès, alors qu'on voudra remédier aux maux évidents qu'elles auront produits, non par un retour à un passé présumé malencontreux, mais par encore plus d'élimination, de mutilation et de gauchissement. Une fois le processus de dissolution mis en branle, on le dissimulera en se trompant soi­ même et en restant logique avec soi-même. Mais cela ne veut pas dire que le processus se limitera à un mouvement uniforme et unique. Différentes nations, différentes classes de la société et différents groupes d'âge choisiront, dans l'héritage du passé, différents aspects à éliminer, différentes mutilations à effectuer, différents gauchissements à provoquer. La dissolution croissante sera alors assortie d'une augmentation de division, d'incompréhension, de suspicion, de méfiance, d'hostilité, de haine et de violence. Le corps social sera alors déchiré de différentes façons, jusqu'à ce que son âme culturelle devienne incapable de convictions raisonnables et d'engagements responsables.

Car les convictions et les engagements reposent sur des jugements de réalité et des jugements de valeur. De tels jugements, en retour, reposent largement sur des croyances. Peu nombreux, en effet, sont les gens qui, soumis à des pressions sur à peu près n'importe quel point, n'ont pas besoin de recourir assez vite à ce qu'ils croient. Dans de telles circonstances, pareil recours ne saurait être efficace que lorsque les croyants présentent un front solide, que lorsque les sceptiques vis-à-vis de l'intelligence, de la morale et de la religion constituent une minorité restreinte et encore sans influence. Mais leur nombre peut s'accroître, leur influence grandir, leur voix prendre le contrôle du marché du livre, du système d'éducation et des mass-média. La croyance commence alors à travailler non pas en faveur, mais au détriment du dépassement de soi dans l'ordre intellectuel, moral ou religieux. Ce qui avait été jusque-là une manière de faire exigeante mais universellement respectée s'effondre et devient le propre d'une minorité anachronique.

3. Le point en cause

Le défi que doit relever la dialectique est double, car les fonctions constituantes de la théologie que sont l'histoire, l'interprétation et la recherche spéciale s'avèrent incomplètes de deux manières.

Friedrich Meinecke a déjà dit que toute œuvre historique porte à la fois sur les rapports de cause à effet et sur les valeurs, mais que la plupart des historiens tendent à s'occuper principalement soit des rapports de cause à effet, soit des valeurs. Il prétend aussi que l'histoire, dans la mesure où elle concerne les valeurs, « ...nous donne la substance, la sagesse et le tracé de notre vie4 ». Carl Becker va encore plus loin lorsqu'il écrit : « La valeur de l'histoire n'est pas [...] d'ordre scientifique, mais d'ordre moral : en libérant l'esprit, en intensifiant les affinités, en renforçant la volonté, elle nous permet d'arriver non pas à un contrôle de la société, mais bien à une maîtrise de nous-mêmes – chose beaucoup plus importante ; elle nous dispose à vivre le présent avec plus d'humanité et à préparer le futur plutôt qu'à le prédire5. » En revanche, l'histoire comme fonction constituante de la théologie s'intéresse aux mouvements, à ce qui se préparait en fait, et elle se spécialise ainsi dans le but du troisième niveau de la conscience intentionnelle, à savoir la détermination de ce qui est arrivé. Elle n'a rien à dire sur l'histoire qui se préoccupe avant tout des valeurs et cela est bien, car cette dernière met en œuvre une spécialisation qui ne relève pas du troisième mais du quatrième niveau.

De même, l'interprétation consiste, d'après nous, à comprendre l'objet auquel renvoient le texte, les mots, l'auteur ainsi que soi­même, à poser un jugement sur l'exactitude de sa compréhension et à trouver une manière d'exprimer ce qu'on a compris. Mais en plus d'une herméneutique d'ordre intellectuel, il existe aussi une herméneutique évaluative, tout comme en plus des actes de signification potentiel, formel et complet, on trouve aussi les actes de signification constitutif et efficient. Or la perception des valeurs et des antivaleurs n'est pas la tâche de la compréhension, mais de la réponse intentionnelle, et une telle réponse sera d'autant plus complète et imprégnée de discernement qu'on sera soi-même une bonne personne, que sa sensibilité sera affinée et que ses sentiments seront délicats. C'est pourquoi l'interprétation évaluative relève d'une spécialisation dont l'objectif ne se situe pas au deuxième niveau, mais au quatrième niveau de la conscience intentionnelle.

Voilà donc la première tâche de la dialectique. Elle complète l'interprétation qui cherche à comprendre, en proposant une interprétation qui s'efforce de donner une appréciation. Elle complète également l'histoire qui saisit ce qui se préparait, en proposant une histoire qui évalue les réalisations et qui y discerne l'imbrication du bien et du mal. Elle oriente enfin la recherche spéciale requise pour mener à bien une interprétation et une histoire de ce genre.

La dialectique comporte, en outre, une seconde tâche. En effet, dans notre exposé sur l'histoire critique, nous avons envisagé des résultats univoques pour le cas seulement où les historiens effectuent leurs recherches à partir d'une même optique. Mais les optiques se révèlent multiples et cette multiplicité prend différentes formes. Notons d'abord la coloration qui provient de la personnalité de l'historien et qui engendre le perspectivisme ; ensuite, l'inexactitude qui se révèle quand on découvre de nouvelles données et qu'on parvient à une meilleure compréhension ; enfin, les différences de fond qui viennent de ce que des historiens aux horizons opposés essaient de comprendre, en fonction de ces horizons opposés, une même séquence d'événements.

La dialectique concerne ces différences de fond. Celles-ci ne se ramènent pas simplement à une question de perspective – puisque le perspectivisme ne tient qu'à la personnalité de l'historien – mais elles se manifestent entre des groupes opposés et même hostiles d'historiens. En général, on ne peut les éliminer avec la découverte de nouvelles données, car ces dernières seront fort probablement à leur tour l'objet d'interprétations opposées, tout comme c'est le cas des données présentement disponibles. La cause de ces différences de fond s'avère donc une divergence au niveau de l'horizon, à laquelle on ne saurait remédier si l'on exclut l'idée d'une conversion.

Comme l'histoire, l'interprétation n'engendre pas des résultats univoques. L'interprète peut comprendre l'objet, les mots, l'auteur ainsi que lui-même. Mais s'il passe par une conversion, il aura un moi différent à comprendre et cette nouvelle compréhension de lui-même pourra modifier sa compréhension de l'objet, des mots et de l'auteur.

La recherche spéciale, enfin, se fait en vue de tâches exégétiques ou historiques particulières. Or les horizons qui guident l'exécution des tâches guident également l'établissement des données. De là vient qu'on trouve aisément ce qui cadre avec son horizon et qu'on a très peu d'aptitude pour remarquer ce qu'on n'a jamais réussi à comprendre ou à concevoir. Ainsi la recherche spéciale préliminaire, tout autant que l'interprétation et l'histoire, peut être le lieu où se révèlent des divergences d'horizons.

En somme, la première phase de la théologie reste incomplète si elle se restreint à la recherche des données, à l'interprétation et à l'histoire. Telles que nous les concevons, ces fonctions constituantes de la théologie favorisent une rencontre du passé sans pourtant parvenir à la réaliser effectivement. Elles rendent disponibles les données, elles clarifient ce qu'on a voulu dire et elles racontent ce qui s'est passé. Mais une rencontre, c'est plus que cela. Une rencontre exige que l'on entre en relation avec des personnes, que l'on apprécie les valeurs qu'elles représentent, que l'on critique leurs manquements et que l'on consente à voir sa propre vie radicalement remise en question par leurs paroles et leurs actes. Une telle rencontre n'est donc pas simplement un ajout facultatif à l'interprétation et à l'histoire. L'interprétation dépend de la compréhension qu'on a de soi ; l'histoire qu'on écrit dépend de son horizon ; la rencontre se révèle la voie unique où cette compréhension de soi et cet horizon peuvent être mis à l'épreuve.

4. Le problème

La présence ou l'absence de conversion intellectuelle, morale ou religieuse engendre des horizons dialectiquement opposés. Alors que les différences complémentaires ou génétiques peuvent se dissiper, les différences dialectiques suscitent une répudiation mutuelle. Chacun tient le rejet des horizons opposés comme la seule et unique attitude intelligente, rationnelle et responsable, et quand on atteint un degré suffisant de raffinement intellectuel, on cherche une philosophie ou une méthode qui puisse étayer ce que l'on considère comme des vues adéquates sur ce qui est intelligent, rationnel et responsable.

Il en résulte une tour de Babel. Si les trois types de conversion peuvent faire défaut en même temps, il arrive aussi qu'un seul, ou deux d'entre eux, ou même tous les trois se réalisent. En faisant abstraction des degrés de perfection dans la conversion, on peut dire qu'il existe huit situations radicalement différentes en regard de la conversion. Il demeure vrai que toute recherche se fait à l'intérieur d'un horizon, même si l'on ignore qu'on travaille à l'intérieur d'un horizon ou même si l'on suppose qu'on n'a aucun présupposé. Qu'ils soient explicitement reconnus ou non, les horizons dialectiquement opposés conduisent néanmoins à des jugements de valeur opposés, à des reconstitutions opposées de mouvements historiques, à des interprétations opposées portant sur les mêmes auteurs et à des sélections différentes dans les données pertinentes que la recherche spéciale s'efforce d'établir.

Dans une large mesure, les sciences de la nature peuvent éviter ce piège. Elles se limitent, en effet, aux questions qui peuvent se régler en faisant appel à l'observation et à l'expérimentation, elles tirent leurs modèles théoriques des mathématiques et elles visent à une connaissance empirique où les jugements de valeur ne jouent aucun rôle constitutif. Ces avantages ne leur garantissent cependant pas une immunité complète. Tout exposé de la méthode scientifique se situe, vis-à-vis d'une théorie de la connaissance, dans le même rapport que le moins général vis-à-vis du plus général, si bien qu'aucune barrière ferme ne sépare science, méthode scientifique et théorie générale de la connaissance. C'est ainsi que le déterminisme mécaniste, qui faisait autrefois partie de la science, est maintenant considéré comme une opinion philosophique qu'on ne soutient plus. Mais la doctrine de complémentarité de Niels Bohr, qui a pris sa place, renferme, elle aussi, des vues philosophiques sur la connaissance humaine et la réalité, et si l'on veut critiquer la position de Bohr, on doit faire appel encore davantage à la philosophie6. En outre, même si la physique et la biologie ne posent pas de jugements de valeur, le passage de régimes politiques libéraux à des régimes totalitaires a cependant amené les scientifiques à réfléchir sur la valeur de la science et sur leurs droits comme scientifiques, tandis que les utilisations – militaires et autres – des découvertes scientifiques les ont rendus attentifs à leurs devoirs.

Dans les sciences humaines, en revanche, les problèmes se révèlent plus aigus. Les réductionnistes, par exemple, étendent les méthodes des sciences de la nature à l'étude de l'être humain. Leurs résultats, en conséquence, sont valables dans la mesure seulement où l'être humain ressemble à un robot ou à un rat et, bien qu'une telle ressemblance existe, une attention exclusive à celle-ci donne une vision de l'être humain grossièrement mutilée et déformée7. La théorie générale des systèmes, pour sa part, rejette le réductionnisme sous toutes ses formes tout en se montrant consciente des problèmes qui restent non résolus ; l'ingénierie des systèmes, en effet, entraîne une mécanisation progressive qui tend à réduire le rôle de l'être humain dans le système à celui d'un robot, tandis que les systèmes peuvent être généralement utilisés à des fins aussi bien destructives que constructives8. Dans ses Elements for a Social Ethic9, Gibson Winter a mis en contraste les sociologies divergentes de Talcott Parsons et de C. Wright Mills. Après avoir noté qu'une différence d'approche mène à des jugements différents sur la société existante, il s'est demandé si l'opposition était d'ordre scientifique ou simplement idéologique – question, bien sûr, qui fait passer la discussion de l'histoire de la pensée sociologique contemporaine à la philosophie et à l'éthique. Le professeur Winter a brossé un portrait général de la réalité sociale, en distinguant les approches mécaniste, fonctionnaliste, volontariste et intentionnaliste en sociologie et en reconnaissant à chacune sa sphère de pertinence et d'efficacité. Là où Max Weber distinguait sciences sociales et politique sociale, le professeur Winter, quant à lui, distingue, d'une part, des styles philosophiquement fondés et ordonnés en sciences sociales et, d'autre part, une politique sociale fondée non seulement sur les sciences sociales, mais aussi sur des jugements de valeur d'ordre éthique.

Les sciences de la nature aussi bien que les sciences humaines soulèvent donc des points que les méthodes empiriques ne parviendront pas à résoudre toutes seules. Ces points peuvent être contournés ou évités plus facilement dans les sciences de la nature et moins facilement dans les sciences humaines. Mais une théologie ne peut se dire méthodique que si elle les aborde de plein front, et les aborder de plein front revient à notre quatrième fonction constituante : la dialectique.

5. La structure

La structure de la dialectique comprend deux niveaux : le niveau supérieur, celui des opérateurs, et le niveau inférieur, où l'on rassemble les matériaux sur lesquels on va opérer.

Les opérateurs sont les deux préceptes suivants : développer les positions et renverser les contrepositions. Les positions s'identifient aux affirmations en accord avec les conversions intellectuelle, morale et religieuse ; on les développe en y intégrant des données fraîches et de nouvelles découvertes. Les contrepositions, elles, comportent des affirmations incompatibles avec les conversions intellectuelle, morale et religieuse ; on les renverse quand on élimine ces éléments incompatibles.

Avant d'opérer sur les matériaux, on doit les rassembler, les compléter, les comparer, les réduire, les classer et les sélectionner. Le rassemblement des matériaux consiste à recueillir les données établies, les interprétations proposées, les exposés historiques ainsi que les événements, les déclarations et les mouvements auxquels elles renvoient. Pour compléter, on ajoute une interprétation et une histoire évaluative ; on relève les mille et un éléments positifs et leurs contraires ; c'est l'histoire selon le style de Burckhardt plutôt que celui de Ranke10. Puis on compare en examinant le rassemblement qui a été complété, afin de repérer les affinités et les oppositions. La réduction consiste à trouver une même affinité ou une même opposition manifestée de façons diverses ; à partir de ces manifestations multiples, on va à la racine sous-jacente. Vient ensuite le classement où l'on détermine lesquelles de ces sources d'affinité ou d'opposition résultent d'horizons opposés dialectiquement et lesquelles possèdent d'autres fondements. On sélectionne enfin les affinités et les oppositions qui s'avèrent fondées sur des horizons dialectiquement opposés et on écarte le reste.

Ce travail qui consiste à rassembler, compléter, comparer, réduire, classer et sélectionner les matériaux sera toutefois exécuté par différents chercheurs, qui opéreront à l'intérieur d'horizons différents. Les résultats, en conséquence, ne seront pas uniformes. Néanmoins, chaque chercheur produira au grand jour ce manque d'uniformité lorsqu'il s'efforcera de distinguer les positions, qui se révèlent en accord avec les conversions intellectuelle, morale et religieuse, et, d'autre part, les contrepositions, qui se révèlent incompatibles avec la conversion soit intellectuelle, soit morale, soit religieuse. On obtiendra une seconde objectivation au moment où chaque chercheur opérera sur les mêmes matériaux en indiquant les vues qui résulteraient si l'on développait ce qu'il considère comme des positions et si l'on renversait cc qu'il considère comme des contrepositions. Une dernière objectivation d'horizon se réalisera quand les résultats du processus précédent d'objectivation seront eux-mêmes considérés comme des matériaux, c'est-à­dire quand ils seront rassemblés, complétés, comparés, réduits, classés et sélectionnés, quand positions et contrepositions seront distinguées et quand les positions seront développées et les contre­ positions renversées.

6. La dialectique comme méthode

Nous venons d'esquisser la structure de la dialectique. II importe maintenant de nous demander si notre définition de la méthode peut lui être appliquée. Il est clair que cette structure présente un schème d'opérations reliées entre elles et susceptibles d'être reproduites. Mais il faut également voir si les résultats qu'elle donne sont à la fois progressifs et cumulatifs. Examinons donc ce qui arrive, d'abord quand la dialectique est mise en œuvre par un individu qui est passé par les conversions intellectuelle, morale et religieuse, et ensuite quand elle est mise en œuvre par un autre qui n'est pas encore passé par une conversion intellectuelle, morale ou religieuse.

Dans le premier cas, le chercheur connaît par expérience personnelle ce que sont exactement les conversions intellectuelle, morale et religieuse et, partant, il n'a pas grand-peine à distinguer les positions des contrepositions. Ensuite, en développant les positions et en renversant les contrepositions, il présente une version idéalisée du passé, quelque chose de mieux que ce qu'était la réalité. De plus, il arrive que tous les chercheurs qui se trouvent dans ce cas tendent à être d'accord et sont partiellement appuyés par d'autres chercheurs qui, eux, se sont convertis sous un ou deux des trois aspects possibles.

Dans le second cas, le chercheur peut avoir seulement ce que Newman appellerait une appréhension notionnelle de la conversion et il peut se plaindre de ce que la dialectique est une procédure embrouillée. Mais il reconnaît au moins la présence d'affirmations radicalement opposées. Toutefois, dans le ou les secteurs où il a encore besoin de conversion, il prend les contrepositions pour des positions et les positions pour des contrepositions. Dès lors, quand il se met à développer ce qu'il pense être des positions et à renverser ce qu'il pense être des contrepositions, en réalité il développe des contrepositions et renverse des positions. Alors que l'utilisation de la dialectique, dans le premier cas, conduit à une version idéalisée du passé, son utilisation, dans le second cas, fait juste le contraire ; elle présente le passé pire qu'il ne l'est réellement. Cela peut enfin se réaliser de sept manières différentes, puisque le second cas comprend : 1) ceux qui ne possèdent aucune expérience de conversion, 2) ceux qui possèdent une expérience de conversion uniquement intellectuelle ou morale ou religieuse, et 3) ceux à qui il manque une conversion uniquement intellectuelle ou morale ou religieuse.

Rendons le contraste légèrement plus concret. Notre quatrième fonction constituante de la théologie dépasse le domaine de la science empirique ordinaire. Elle entre, en effet, en relation avec des personnes. Elle reconnaît les valeurs qu'elles représentent tout comme elle désapprouve leurs manquements. De même, elle scrute leurs présupposés d'ordre intellectuel, moral et religieux, pour ensuite repérer les figures importantes, comparer leurs conceptions de base, discerner les processus de développement ou de déformation. À mesure que l'investigation prend ainsi de l'ampleur, elle met en lumière les origines et les moments décisifs, l'essor et la décadence de la philosophie religieuse, de l'éthique et de la spiritualité. Enfin, même si tous les points de vue peuvent bien ne pas être représentés, il existe une possibilité théorique que cette quatrième fonction soit entreprise de huit manières tout à fait différentes.

Une telle divergence, toutefois, ne concerne pas uniquement les chercheurs de demain. Les positions et les contrepositions ne se résument pas simplement à des abstractions contradictoires. Au contraire, elles doivent être comprises concrètement comme des moments opposés dans un processus évolutif et elles doivent ainsi être appréhendées dans leur caractère dialectique propre. L'authenticité humaine ne se définit pas comme une qualité pure, comme une sereine immunité en fait d'absence d’insight, d'incompréhension, d'erreur et de péché. Elle consiste plutôt dans un abandon de l'inauthenticité, abandon qui ne se révèle pas une réussite permanente. Aussi est-elle sans cesse précaire, elle demande continuellement à être reprise et elle consiste toujours, pour une bonne part, à dévoiler davantage d'absences d’insight, à reconnaître de nouvelles failles dans sa compréhension, à corriger un plus grand nombre d'erreurs et à se repentir de plus en plus sincèrement de ses péchés secrets. Bref, le développement humain se fait largement par une résolution de conflits et, dans le monde de la conscience intentionnelle, les conflits de base se définissent par l'incompatibilité des positions et des contrepositions.

Or ce n'est qu'à travers le mouvement vers un dépassement de soi dans l'ordre de la connaissance et de la morale, grâce auquel le théologien surmonte ses propres conflits, que celui-ci peut espérer discerner l'ambivalence à l'œuvre chez les autres et dans quelle mesure ces derniers parviennent à résoudre leurs problèmes. Ce n'est que moyennant un tel discernement qu'il peut espérer pouvoir apprécier tout ce qui s'avère intelligent, vrai et bon dans le passé, y compris dans la vie et la pensée de ses adversaires. Et c'est le même discernement, d'autre part, qui l'aide à reconnaître tout ce qui se révèle mauvaise information, incompréhension, erreur et mal même chez ceux qu'iI considère comme ses alliés. Par contre, cette action est réciproque. Car de même que c'est en se dépassant soi-même qu'on devient capable de connaître les autres avec justesse et de les juger impartialement, c'est aussi grâce à la connaissance et à l'appréciation des autres qu'on arrive à se connaître soi-même ainsi qu'à compléter et à affiner sa perception des valeurs.

C'est pourquoi, à mesure que les chercheurs travaillent à rassembler, compléter, comparer, réduire, classer et sélectionner les matériaux, ils mettent en lumière les oppositions dialectiques qui existaient dans le passé. Puis à mesure qu'ils déclarent que les vues de quelqu'un constituent une position et leurs contraires une contreposition, et qu'ils se mettent à développer les positions et à renverser les contrepositions, ils se fournissent les uns aux autres les éléments de preuve nécessaires pour que chacun puisse poser un jugement sur sa réussite personnelle en matière de dépassement de soi et pour que se révèle le moi qui a établi les données, proposé les interprétations, étudié l'histoire et posé les jugements de valeur.

Une telle objectivation de la subjectivité s'apparente à l'expérience décisive en sciences de la nature. Bien qu'elle n'ait pas une efficacité automatique, elle offre néanmoins aux esprits ouverts, sérieux et sincères l'occasion de se poser quelques questions fondamentales, d'abord sur les autres, mais aussi éventuellement sur eux-mêmes. En outre, en faisant de la conversion un sujet de discussion, elle en favorise la réalisation. Quant aux résultats, ils n'apparaîtront ni soudains ni saisissants, car la conversion s'avère ordinairement un lent processus de maturation et elle consiste à découvrir pour soi-même et en soi-même ce que signifie être intelligent, être rationnel, être responsable et aimer. Mais la dialectique contribue à atteindre cette fin en signalant les différences ultimes, en soulignant l'exemple des autres qui diffèrent radicalement de soi-même et en fournissant l'occasion de réfléchir et de s'examiner attentivement, ce qui peut conduire à une nouvelle compréhension de soi et de sa destinée.

7. La dialectique des méthodes (première partie)

Nous avons déjà signalé que la présence ou l'absence de conversion intellectuelle, morale ou religieuse engendre non seulement des horizons opposés mais aussi, lorsque la culture favorise les développements conceptuels, qu'elle donne naissance à des philosophies, des théologies et des méthodes opposées qui s'efforcent de justifier et de défendre les divers horizons.

Or la tâche de s'occuper de ces conflits ne revient pas aux méthodologues, mais aux théologiens qui travaillent au niveau de la quatrième fonction. La stratégie du théologien ne consistera ni à prouver sa propre position ni à réfuter les contrepositions, mais plutôt à montrer la diversité qui existe et à signaler les éléments de preuve qui permettront de mettre au jour les racines de cette diversité. De cette manière, il attirera ceux qui apprécient l'authenticité humaine intégrale et il gagnera à sa cause ceux qui réussissent à l'atteindre. En effet, l'idée de base de la méthode que nous essayons de développer s'appuie sur la découverte de ce qu'est l'authenticité humaine et sur une manière adéquate d'y faire appel. Ce n'est pas une méthode infaillible, car les hommes demeurent facilement dans l'inauthenticité, mais c'est une méthode efficace, car l'authenticité est à la fois le besoin le plus profond de l'homme et la réussite qu'on estime le plus chez lui.

Il reste que le méthodologue ne peut pas ignorer totalement le conflit des philosophies ou des méthodes. Cela importe surtout au moment où sont largement répandues des vues qui laissent entendre que les procédés mêmes du méthodologue sont erronés et mal orientés. Je commenterai donc brièvement d'abord certaines thèses de l'analyse linguistique et ensuite certaines conclusions qui découlent de prémisses idéalistes.

Dans une communication de qualité, présentée au vingt-troisième congrès annuel de la Catholic Theological Society of America, le professeur Edward MacKinnon déclarait :

Depuis la publication des Investigations philosophiques de Wittgenstein, il s'est peu à peu formé un consensus sur le fait que le langage possède une signification essentiellement publique, de laquelle une signification privée ne fait que dériver. S'il n'en était pas ainsi, le langage ne pourrait pas servir de véhicule à la communication intersubjective. En conséquence, on explique le sens d'un terme avant tout en clarifiant son usage ou la famille d'usages à laquelle on l'associe. Cela demande une analyse qui porte à la fois sur la manière dont les termes fonctionnent dans la structure interne du langage – étude de la syntaxe – et sur les contextes extra-linguistiques où l'emploi de ces termes s'avère approprié – étude de questions sémantiques et pragmatiques.

La conséquence de cette position... est que le sens d'un mot ne s'explique pas par une référence ou une réduction à des actes mentaux de caractère privé. La doctrine scolastique courante enseigne, en revanche, que les mots ont un sens parce qu'ils expriment des concepts. D'après cette doctrine, le sens se trouve d'abord dans les concepts, qui sont des actes ou des états mentaux à caractère privé, et ensuite, de façon dérivée, dans le langage qui exprime ces concepts. Selon cette conception du langage, la question de la transcendance ne représente pas un problème linguistique trop redoutable. Ainsi, un mot comme Dieu peut signifier l'être transcendant, si c'est bien ce qu'on veut dire quand on utilise ce mot. Aussi réconfortant que puisse paraître une solution si simple, elle s'avère malheureusement inadéquate11.

Je pense que ce texte constitue une base de discussion claire et utile, et je désirerais clarifier ma propre position en le commentant.

En premier lieu, je ne crois pas que les actes mentaux se produisent sans le soutien d'un courant parallèle d'expression, que celle-ci soit ou non d'ordre linguistique, qu'elle se révèle adéquate ou non et qu'elle soit présentée ou non à l'attention des autres. D'une manière ou d'une autre, cette expression concomitante est bel et bien nécessaire. Ernst Cassirer rapporte, en effet, que des études portant sur l'aphasie, l'agnosie et l'apraxie ont révélé une relation entre les troubles du langage, de la connaissance et de l'action12.

En deuxième lieu, je ne doute pas que la signification habituelle du langage ordinaire soit essentiellement publique, et privée seulement de façon dérivée. Ce langage est ordinaire s'il sert à l'usage courant, et il sert à l'usage courant non parce qu'un individu isolé décide un bon jour de ce que ce langage va signifier, mais parce que tous les membres d'un groupe social comprennent ce qu'il signifie. De même, c'est en reproduisant et en exprimant des actes mentaux que les enfants ou les étrangers réussissent à apprendre une langue. Mais ils apprennent cette langue en découvrant comment on la parle ordinairement, de telle sorte que leur connaissance privée de l'usage ordinaire dérive de l'usage courant, qui est essentiellement public.

En troisième lieu, ce qui se vérifie dans le cas de la signification habituelle du langage ordinaire ne vaut pas pour la signification originale du langage, qu'il soit ordinaire, littéraire ou technique. Car le langage est une réalité en développement qui, à chaque étape, se forme grâce à la sédimentation des développements qui se sont produits et qui ne sont pas devenus désuets. Ces développements consistent soit à découvrir de nouvelles acceptions pour des vocables déjà existants, soit à inventer de nouveaux mots, puis à diffuser ces découvertes et ces inventions. Or ces trois sortes de développement se ramènent à une question d'actes mentaux exprimés. La découverte d'une nouvelle acception constitue, en effet, un acte mental qui s'exprime dans cette nouvelle acception. De même, l'invention d'un nouveau mot est un acte mental qui s'exprime dans ce nouveau mot. Quant à la communication de ces découvertes et de ces inventions, elle peut se faire de façon technique en introduisant des définitions, ou de façon spontanée comme dans la séquence suivante : A émet une nouvelle constellation verbale, B répond, A saisit, à travers la réponse de B, dans quelle mesure il a réussi à communiquer une signification et, dans la mesure où il a échoué, il cherche et essaie de nouvelles découvertes et inventions. Ainsi, grâce à un processus de tâtonnement, un nouvel usage prend forme et, si on lui donne une diffusion suffisamment large, un nouvel usage ordinaire s'établit. À la différence de la signification ordinaire, une signification encore indéterminée prend forme dans les actes mentaux exprimés, se communique et se perfectionne à travers ces actes mentaux exprimés et devient courante quand une communication adéquate atteint un assez grand nombre d'individus.

En quatrième lieu, derrière cette confusion de la signification ordinaire et de la signification originale, une autre confusion semble se cacher. Car on peut donner deux sens tout à fait différents à l'affirmation voulant que tous les problèmes philosophiques se ramènent à des problèmes linguistiques. En effet, si quelqu'un conçoit le langage comme l'expression d'actes mentaux, il conclura que les problèmes philosophiques ont leur source non seulement dans l'expression linguistique, mais aussi dans les actes mentaux et, dès lors, il se pourrait qu'il accorde plus d'attention aux actes mentaux qu'à l'expression linguistique. Mais un autre aura l'impression que les actes mentaux ne sont que des entités occultes ou bien, s'ils existent pour vrai, que les philosophes vont continuer à patauger indéfiniment s'ils leur prêtent attention et surtout s'ils en font la base de leur méthode. Ainsi, à partir de vues réductionnistes ou d'une option méthodologique plus ou moins tranchée, on peut décider de limiter le discours philosophique, ou du moins le discours philosophique fondamental, à l'usage du langage ordinaire tel qu'éclairé, peut-être, par les métalangages de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique.

Toutefois, si l'on adopte cette approche, on ne peut rendre compte de la signification du langage en faisant appel aux actes mentaux dont elle tire son origine. Cela s'avérerait pourtant une solution simple, ainsi qu'une vraie solution. Mais cela n'apparaît pas une solution admissible, car on mettrait ainsi les actes mentaux à la base de la signification du langage et, de cette façon, on ferait précisément ce qu'on s'est interdit par option philosophique ou méthodologique. De plus, à l'intérieur de cet horizon, il n'est pas difficile de méconnaître la distinction entre la signification d'un langage qui est devenu ordinaire et la signification créatrice qu'il possède lorsqu'il est en train de devenir ordinaire. Ainsi, moyennant cette omission, on peut continuer d'affirmer que la signification du langage est essentiellement publique et qu'elle n'est privée que de façon dérivée.

8. La dialectique des méthodes (deuxième partie)

Après avoir parlé jusqu'à présent des actes mentaux, nous devons maintenant signaler qu'on peut le faire dans des horizons génétiquement distincts. Or dans n'importe lequel de ceux-ci, de tels propos peuvent se révéler corrects ou incorrects, mais plus un horizon sera différencié, plus ces propos auront de chance d'être complets, exacts et explicatifs.

Nous avons indiqué quels sont les principaux horizons génétiquement distincts, dans les sections portant sur Les domaines de la signification et Les phases de la signification, qui terminent notre troisième chapitre, intitulé La signification. Ainsi, une conscience complètement différenciée distingue quatre domaines de signification. On trouve d'abord, dans le domaine du sens commun, des significations exprimées dans un langage quotidien ou ordinaire. Dans le domaine de la théorie, le langage devient technique, absolument objectif dans ses références, et il envisage le sujet et ses opérations comme de purs objets. Apparaît ensuite le domaine de l'intériorité, où le langage parle vraiment du sujet et de ses opérations en termes objectifs tout en s'appuyant sur une appropriation de soi qui a vérifié, dans l'expérience personnelle, quels sont l'agent, les opérations et les processus auxquels renvoient les termes fondamentaux et les relations fondamentales du langage employé. S'ajoute enfin le domaine de la transcendance, où le sujet est mis en relation avec la divinité grâce au langage de la prière et du silence.

La conscience complètement différenciée est le fruit d'un développement extrêmement long. C'est pourquoi, pour une conscience primitive indifférenciée, le deuxième et le troisième domaines n'existent pas, tandis que le premier et le quatrième se compénètrent. Car le langage évoque, en un premier temps, ce qui est spatial, spécifique, extérieur et humain, et c'est uniquement grâce à des techniques spéciales qu'en un second temps, on peut l'appliquer à ce qui est temporel, générique, intérieur et divin. Mais l'avènement de la civilisation signifie une différenciation croissante des rôles à exercer et des tâches à exécuter, une organisation et une réglementation toujours plus minutieuses pour assurer l'exercice de ces rôles et l'exécution de ces tâches, une population toujours plus dense et une abondance de plus en plus grande. Avec ces changements, les rôles communicatif, cognitif, efficient et constitutif du langage prennent de l'ampleur, tandis que la littérature, telle une grâce de surcroît, se développe et se différencie tant pour célébrer la réussite de l'homme que pour dénoncer le mal qu'il cause, tant pour l'exhorter à l'effort élevé que pour le divertir dans ses heures de loisir.

Tout cela peut se produire même si la pensée, le discours et l'action se cantonnent dans le monde du sens commun, celui des personnes et des choses dans leurs relations au sujet, celui du langage courant. Mais si le penchant pratique de l'homme se libère de la magie et s'oriente vers le développement de la science, si son penchant critique se libère du mythe et s'oriente vers le développement de la philosophie, et si son intérêt religieux renonce aux déformations et consent à une purification, ces trois aspirations profiteront d'une différenciation de la conscience et d'une découverte du monde de la théorie. Dans ce monde, en effet, on conçoit et on comprend les choses non pas dans leurs relations à notre appareil sensoriel ou à nos besoins et désirs, mais dans les relations constituées par l'interaction uniforme des choses les unes avec les autres. De plus, parler de choses ainsi conçues requiert le développement d'un langage technique spécifique, un langage tout à fait distinct de celui du sens commun. Sans doute doit-on partir de l'appréhension et du discours propres au sens commun. Sans doute doit-on aussi avoir fréquemment recours à cette appréhension et à ce discours. Il ne fait cependant pas de doute non plus que le fait de sortir du sens commun et d'y revenir assure la constitution graduelle d'un mode d'appréhension et d'expression absolument différent.

Cette différenciation de la conscience trouve une illustration dans le contraste platonicien des mondes phénoménal et nouménal, dans la distinction et la corrélation, chez Aristote, entre ce qui est premier pour nous et ce qui est premier absolument, dans les hymnes et la théologie systématique de Thomas d'Aquin, dans les qualités premières et secondes de Galilée et dans les deux tables d'Eddington.

À l'étape de cette différenciation, qui n'embrasse que deux domaines, le langage technique de la science, de la philosophie et de la théologie nous indique qu'il faut les ranger toutes les trois dans le domaine de la théorie. Car toutes les trois se servent principalement de concepts et de jugements, de termes et de relations, et visent à une certaine approximation de l'idéal logique de clarté, de cohérence et de rigueur. Toutes les trois, enfin, s'occupent avant tout des objets et, bien qu'elles puissent s'intéresser au sujet et à ses opérations, elles les traitent cependant de manière systématique, c'est-à-dire, comme chez Aristote et chez Thomas d'Aquin, en les objectivant et, à vrai dire, en les concevant en termes métaphysiques tels que la matière et la forme, la puissance, l'habitus et l'acte, les causes finale et efficiente13.

À mesure toutefois que la science se développe, la philosophie se voit forcée d'émigrer du monde de la théorie et de se trouver un nouveau point d'appui dans le monde de l'intériorité. La science abandonne, d'une part, toute prétention à la nécessité et à la vérité, et elle opte pour des possibilités vérifiables qui offrent des approximations toujours meilleures de la vérité ; d'autre part, son succès favorise une ambition totalitaire et elle conçoit alors son objectif comme l'explication totale de tous les phénomènes.

Dans ce cas, la philosophie se retrouve avec des problèmes tels que la vérité et le relativisme, la signification du mot réalité, les fondements de la théorie et du sens commun ainsi que les relations entre les deux, et les fondements des sciences spécifiquement humaines. Elle se voit confrontée également avec le fait que toute connaissance humaine s'appuie sur des données d'expérience et, puisque la science semble avoir acquis des droits de possession sur les données des sens, la philosophie découvre qu'elle doit s'appuyer sur les données de la conscience.

Or, de même que le monde de la théorie se révèle absolument distinct du monde du sens commun, bien qu'il ne se construise qu'en mettant à profit les connaissances du sens commun et les ressources du langage ordinaire, ainsi le monde de l'intériorité se révèle également absolument distinct des mondes de la théorie et du sens commun, bien qu'il ne se construise qu'en utilisant le savoir mathématique, le savoir scientifique et celui du sens commun, ainsi que le langage ordinaire et technique. Et de même que le monde du sens commun, avec son langage, fournit l'échafaudage requis pour édifier le monde de la théorie, ainsi les mondes du sens commun et de la théorie, avec leurs langages, fournissent l'échafaudage requis pour édifier le monde de l'intériorité. Mais alors que le passage du sens commun à la théorie nous ouvre à des entités dont nous n'avons pas une expérience directe, le passage du sens commun et de la théorie à l'intériorité nous fait aller de la conscience de soi à la connaissance de soi. Ainsi, le sens commun et la théorie nous médiatisent ce qui est immédiatement donné dans la conscience et, grâce à eux, nous passons des opérations, des processus et des ensembles simplement donnés, à un système fondamental de termes et de relations qui différencient, mettent en rapport et nomment ces opérations, ces processus et ces ensembles, nous rendant ainsi capables de les identifier avec clarté, avec précision et de manière explicative.

Cependant, seuls ceux qui ont accompli leur apprentissage trouvent qu'un tel discours est vraiment clair, précis et explicatif. Il ne suffit pas, en effet, de s'être approprié le sens commun d'un groupe et de parler son langage ordinaire ; on doit aussi devenir familier avec la théorie et son langage technique. C'est pourquoi il faut examiner les mathématiques et découvrir ce qui se passe chez ceux qui les ont inventées et développées. À cette réflexion sur les mathématiques, doit succéder une réflexion portant cette fois sur les sciences de la nature, qui s'efforcera de discerner leurs procédés, les relations entre les étapes successives de leur élaboration, les différences et les rapports qui existent entre les méthodes classique et statistique, et l'esquisse du monde que ces méthodes sont susceptibles de révéler ; tout au long de cette enquête, on ne portera pas attention uniquement aux objets, mais aussi, autant que faire se peut, aux opérations conscientes grâce auxquelles on vise les objets. Enfin, après avoir examiné la précision de la compréhension et de la pensée mathématique, ainsi que la progression incessante et cumulative des sciences de la nature, on doit se tourner vers les procédés du sens commun, saisir en quoi celui-ci diffère des mathématiques et des sciences de la nature, discerner les procédés qui lui sont propres, mesurer son exacte portée et découvrir le danger permanent qu'il aille se fusionner avec le non-sens commun. Pour tout dire avec la plus grande brièveté possible : on ne lira pas simplement lnsight, mais on s'efforcera également de se découvrir soi-même à l'intérieur de soi.

Revenons maintenant aux relations qui existent entre le langage et les actes mentaux. En premier lieu, on développera un langage qui renvoie aux actes mentaux. Comme nous l'avons noté antérieurement, le héros homérique n'est pas dépeint comme quelqu'un qui pense, mais comme quelqu'un qui converse avec un dieu ou une déesse, avec son cheval ou une rivière, avec son cœur ou son humeur. Dans son livre intitulé The Discovery of the Mind, Bruno Snell raconte précisément comment les Grecs développèrent graduellement leur appréhension de l'homme et se virent par la suite confrontés aux problèmes soulevés par la théorie de la connaissance. C'est ainsi que chez Aristote, il existe un exposé systématique de l'âme, de ses puissances, de ses habitus, de ses opérations et de leurs objets, et sous certains rapports cet exposé s'avère d'une exactitude étonnante ; mais il reste incomplet et présuppose tout le temps une métaphysique. Il ne se situe pas dans le monde du sens commun ou de l'intériorité, mais dans celui de la théorie, et il faut le compléter par la théorie plus vaste de Thomas d'Aquin.

Cependant, une fois que la conscience s'est différenciée et que se sont développés une pensée et un discours systématiques portant sur les actes mentaux, les ressources du langage ordinaire s'en trouvent décuplées. Par exemple, si les réflexions pénétrantes d'Augustin sur la connaissance et la conscience, les Regulae ad directionem ingenii de Descartes, les Pensées de Pascal, la Grammar of Assent de Newman demeurent toutes à l'intérieur du monde de l'appréhension et du discours propres au sens commun, elles peuvent néanmoins contribuer énormément à notre compréhension de nous-mêmes. Du reste, elles révèlent qu'il est possible d'arriver à connaître le sujet conscient et ses opérations conscientes sans présupposer une structure métaphysique antérieure. C'est cette possibilité qui se réalise lorsqu'une étude des opérations mathématiques, scientifiques et de celles du sens commun porte fruit en favorisant une expérience, une compréhension et une affirmation du schème normatif des opérations – reliées et susceptibles d'être reproduites – grâce auxquelles nous progressons dans la connaissance. Une fois réussie une telle explicitation de la connaissance, on peut passer de la question gnoséologique (Que faisons-nous quand nous connaissons ?) à la question épistémologique (En quoi cette activité est-elle une connaissance ?) et de ces deux questions, passer à la question métaphysique (Qu'est-ce que nous connaissons quand nous accomplissons cette activité ?).

Du point de vue de ce monde de l'intériorité, les actes mentaux, en tant qu'expérimentés et conçus systématiquement, se révèlent une priorité logique. De là, on peut passer à l'épistémologie et à la métaphysique. Et à partir de ces trois élucidations fondamentales, on peut s'efforcer, comme nous l'avons tenté au chapitre troisième, de présenter un exposé systématique de la signification, telle qu'elle se réalise dans ses supports, ses éléments, ses rôles, ses domaines et ses phases.

Cependant, cette priorité n'est que relative. Car à côté de la priorité qui ressort quand on constitue un nouveau domaine de signification, il faut noter aussi la priorité de ce qui s'avère nécessaire pour entreprendre ce processus de constitution. Il a fallu, par exemple, chez les Grecs, un développement artistique, rhétorique et éristique du langage avant que l'un d'eux pût élaborer un exposé métaphysique sur l'esprit. En outre, l'apport grec s'avérait nécessaire pour intensifier les ressources de la connaissance et du langage du sens commun avant qu'un Augustin, un Descartes, un Pascal et un Newman puissent apporter leurs contributions, de l'ordre du sens commun, à notre connaissance de nous-mêmes. De même, l'histoire des mathématiques, des sciences de la nature et de la philosophie ainsi que l'engagement réflexif personnel de l'être humain dans ces trois domaines s'imposent si l'on veut que le sens commun et la théorie construisent l'échafaudage qui donne accès au monde de l'intériorité.

Ainsi, les conditions permettant de se servir des actes mentaux comme d'une priorité logique se révèlent nombreuses. C'est pourquoi, si l'on s'obstine à rester dans le monde du sens commun et du langage ordinaire ou si l'on refuse d'aller au-delà des mondes du sens commun et de la théorie, ces décisions rendront impossible l’accès au monde de l'intériorité. Il est difficile, heureusement, de faire en sorte que ces décisions, qui viennent d'un individu ou d'un groupe quelconque, s'appliquent au reste de l'humanité.

9. La dialectique des méthodes (troisième partie)

Un rejet a priori de notre approche peut provenir aussi bien du milieu idéaliste que de celui de l'analyse linguistique. Et l'expression la plus claire de ce point de vue idéaliste se trouve peut-être dans les écrits de Karl Jaspers, qui affirme que notre appropriation de nous-mêmes est vraiment une Existenzerhellung, c'est-à-dire une élucidation de la réalité propre du sujet, sans toutefois équivaloir à une connaissance objective.

Il est clair que l'appropriation de soi se réalise moyennant une élévation de notre degré de conscience et que cette élévation ne révèle pas le sujet comme objet, mais comme sujet. Je soutiendrais pourtant que cette élévation de notre degré de conscience nous conduit à une objectivation du sujet, à une affirmation intelligente et raisonnable du sujet, et qu'elle nous permet ainsi de passer du sujet comme sujet au sujet comme objet. Ce passage rend possible, en effet, une connaissance du sujet aussi objective que l'est celle qui passe des données des sens – à travers le questionnement et la compréhension – à la réflexion et au jugement. Mais cette façon de voir, qui est la mienne, ne correspond pas à celle de la tradition idéaliste, dont hérite Jaspers.

Comprendre cette tradition dans son infinie complexité dépasse notre propos. Nous devons cependant tenter une clarification élémentaire, quitte à reprendre des points déjà acquis. Commençons donc par noter que le terme objet renferme deux sens tout à fait différents. Il renvoie d'abord à l'objet que l'on trouve dans le monde médiatisé par la signification ; c'est ce que vise une question et c'est ce que l'on comprend, affirme et décide dans une réponse. Nos questions nous mettent en rapport immédiat avec cette catégorie d'objets, alors que nos opérations conduisant à des réponses nous mettent en rapport médiat avec eux, car ces réponses renvoient aux objets uniquement parce qu'elles constituent des réponses aux questions.

Le mot objet comporte également un second sens, tout à fait différent du premier. Car en plus du monde médiatisé par la signification, existe aussi le monde de l'immédiateté. C'est un monde tout à fait étranger aux questions et réponses, celui dans lequel nous vivions avant de pouvoir parler ainsi qu'au moment où nous apprenions à parler, celui auquel nous retournons quand nous voulons oublier le monde médiatisé par la signification, quand nous nous détendons, quand nous jouons ou quand nous nous reposons. Dans ce monde, l'objet n'est ni nommé ni décrit. Mais dans le monde médiatisé par la signification, on peut se rappeler et reconstituer l'objet du monde de l'immédiateté. Il est déjà, dehors, là, maintenant, réel (already, out, there, now, real). II est déjà, car il est donné avant toute question à son sujet. Il est dehors, car il constitue l'objet de la conscience extravertie. Il est : comme les organes des sens, les objets perçus appartiennent à l'ordre spatial. Il est maintenant, car le temps de la perception correspond au temps de ce qui est perçu. Il est réel : lié à la vie et à l'agir du sujet, il doit être tout aussi réel qu'eux.

De même qu'il existe deux sens au mot objet, ainsi existe-t-il également deux sens au mot objectivité. Dans le monde de l'immédiateté, il suffit d'être un animal qui fonctionne bien pour satisfaire aux conditions de l'objectivité. Mais dans le monde médiatisé par la signification, l'objectivité possède trois composantes : d'abord l'objectivité expérientielle, constituée par la présence (givenness) des données des sens ou des données de la conscience ; ensuite l'objectivité normative, constituée par les exigences de l'intelligence et de la rationalité ; et enfin l'objectivité absolue qui résulte de la combinaison des résultats de l'objectivité expérientielle et de l'objectivité normative, de telle manière que l' objectivité expérientielle garantit que les conditions sont remplies et que l'objectivité normative garantit que les conditions sont liées à ce qu'elles conditionnent. De cette combinaison, émerge un conditionné dont les conditions sont remplies, ce qui, au point de vue de la connaissance, s'avère un fait et ce qui constitue, dans la réalité, un être contingent ou un événement.

Nous avons donc distingué deux mondes, deux sens au mot objet et deux critères tout à fait différents concernant l'objectivité. Mais lorsqu'on ne reconnaît pas ces distinctions, il en résulte un certain nombre de confusions typiques. Ainsi, le réaliste naïf connaît le monde médiatisé par la signification, mais il s'imagine qu'il le connaît en regardant bien ce qui se passe dehors, là, maintenant. Par ailleurs, un idéaliste naïf comme Berkeley finit par croire que esse est percipi : mais esse désigne la réalité affirmée dans le monde médiatisé par la signification, tandis que percipi désigne la présence d'un objet dans le monde de l'immédiateté. Pour sa part, un empiriste rigoureux comme Hume élimine du monde médiatisé par la signification tout ce qui n'est pas donné dans le monde de l'immédiateté. Quant à un idéaliste critique comme Kant, il s'aperçoit qu'il est grand temps de faire une révolution copernicienne mais, loin d'établir les distinctions nécessaires, il ne trouve qu'une manière plus compliquée de confondre les choses ; il combine, en effet, les opérations de la compréhension et de la raison non avec les données des sens, mais avec les intuitions sensibles des phénomènes, et il considère ceux-ci comme une manifestation, pour ne pas dire de rien, du moins des choses elles-mêmes qui, bien qu'elles soient inconnaissables, s'arrangent pour faire parler d'elles au moyen d'un concept limitatif. Enfin, un idéaliste absolu comme Hegel explore brillamment des domaines entiers de la signification ; s'il accorde peu de points aux réalistes naïfs, il ne parvient cependant pas au stade du réalisme critique, si bien qu'un Kierkegaard peut se plaindre que le logique est en même temps statique, que le mouvement ne peut s'insérer dans une logique et que, dans le système de Hegel, on ne trouve pas de place pour l'existence ( en tant que liberté s'autodéterminant), mais seulement pour l'idée d'existence.

Kierkegaard inaugurait une tendance. Tandis qu'il s'intéressait à la foi, Nietzsche, lui, s'intéressait à la puissance, Dilthey à la vie humaine concrète, Husserl à la constitution de notre intentionnalité, Bergson à son élan vital, Blondel à l'action, les pragmatistes américains aux résultats et les existentialistes européens à la subjectivité authentique. Par ailleurs, au moment où les mathématiciens découvraient que leurs axiomes ne constituaient pas des vérités évidentes en elles-mêmes, au moment où les physiciens découvraient que leurs lois ne constituaient pas des nécessités inévitables mais plutôt des possibilités vérifiables, les philosophes, pour leur part, ont cessé de se considérer comme la voix de la raison pure et ont commencé à se faire les représentants de quelque chose de beaucoup plus concret et humain. Ou bien, s'ils insistaient encore sur l'évidence et la nécessité objectives, comme l'a fait Husserl, ils ont également effectué des réductions qui leur ont permis d'écarter la question de la réalité en la mettant entre parenthèses et de se concentrer sur l'essence pour ignorer la contingence.

Il en est résulté non pas tant une clarification qu'un tournant pour le sens des termes objectif et subjectif. Il existe des domaines, comme ceux des mathématiques et des sciences, où les chercheurs sont habituellement d'accord et où l'on peut atteindre à une connaissance objective. Il existe, par contre, d'autres secteurs, comme ceux de la philosophie, de la morale et de la religion, où l'accord fait généralement défaut et où les désaccords s'expliquent par la subjectivité des philosophes, des moralistes et des croyants. Est-ce à dire que cette subjectivité soit toujours erronée, fausse et mauvaise ? C'est là une autre question, à laquelle les positivistes, les behavioristes et les naturalistes ont tendance à répondre par l'affirmative. D'autres, toutefois, avancent une distinction entre subjectivité authentique et subjectivité inauthentique, et affirment que ce qui résulte de la première n'est ni erroné, ni faux, ni mauvais, mais plutôt quelque chose d'assez différent de la connaissance objective à laquelle les mathématiques et les sciences peuvent atteindre.

Dans un contexte semblable à celui que nous venons de décrire, il faut être d'accord avec les vues de Jaspers voulant qu'une élucidation de notre subjectivité, si authentique que soit cette dernière, n'équivaille pas à une connaissance objective. Toutefois, ce contexte ne survit qu'aussi longtemps que survivent les ambiguïtés sous-jacentes au réalisme naïf, à l'idéalisme naïf, à l'empirisme, à l'idéalisme critique ou à l'idéalisme absolu. Une fois éliminées ces ambiguïtés, une fois réalisée une appropriation de soi adéquate, une fois établie la distinction entre, d'une part, objet et objectivité dans le monde de l'immédiateté et, d'autre part, objet et objectivité dans le monde médiatisé par la signification et animé par la poursuite des valeurs, un contexte totalement différent apparaît. Il devient alors manifeste que, dans le monde médiatisé par la signification et animé par la poursuite des valeurs, l'objectivité s'avère simplement le fruit d'une subjectivité authentique, c'est-à-dire d'une attention, d'une intelligence, d'une rationalité et d'une responsabilité véritables. Bien sûr, les mathématiques, les sciences, la philosophie, la morale et la théologie diffèrent de multiples façons ; mais elles ont un trait commun, à savoir que leur objectivité se révèle le fruit de l'attention, de l'intelligence, de la rationalité et de la responsabilité.

10. Note complémentaire

Nous avons distingué quatre domaines de signification : le sens commun, la théorie, l'intériorité et la transcendance. Nous avons également eu l'occasion de caractériser les différenciations de la conscience : celle du sens commun engendrant le sens commun et la théorie, celle du sens commun et de la théorie engendrant le sens commun, la théorie et l'intériorité. Mais nos considérations sur la transcendance en tant que domaine différencié sont restées fragmentaires.

Ce que j'ai appelé le don de l'amour de Dieu se traduit spontanément en amour, joie, paix, patience, bienveillance, bonté, fidélité, douceur et maîtrise de soi. Une conscience indifférenciée exprime le rapport qui existe entre ce don de l'amour et le domaine de la transcendance au moyen d'objets, de lieux, de temps et d'actions sacrés de même qu'au moyen de fonctions sacrées telles que celles du chaman, du prophète, du législateur, de l'apôtre, du prêtre, du prêcheur, du moine et du maître. Puis, à mesure que la conscience se différencie en ces deux domaines qu'on appelle le sens commun et la théorie, surgissent des questions théoriques particulières concernant la divinité, l'ordre de l'univers, la destinée de l'humanité et le sort de chaque individu. Une fois différenciés ces trois domaines que sont le sens commun, la théorie et l'intériorité, l'appropriation de soi qu'effectuera le sujet conduira ce dernier à une objectivation qui portera non seulement sur l'expérience, la compréhension, le jugement et la décision, mais aussi sur l'expérience religieuse.

Il faut également distinguer, d'une part, ces objectivations du don de l'amour de Dieu qui se réalisent dans les domaines du sens commun, de la théorie ou de l'intériorité et, d'autre part, l'émergence de ce don, qui constitue en lui-même un domaine différencié. On cultive ce don dans une vie de prière et d'abnégation ; et quand on le reçoit, il exerce un double effet, d'abord celui de faire passer le sujet des domaines du sens commun, de la théorie et de la première intériorité dans le domaine de ce qu'on a appelé « le nuage de l'inconnaissance », et ensuite celui d'intensifier, de purifier et de clarifier les objectivations relatives au transcendant, qu'elles soient élaborées dans le domaine du sens commun, de la théorie ou de la première intériorité.

Il faut enfin observer que, pour l'homme séculier du XXe siècle, la différenciation de la conscience la plus familière est celle qui distingue et met en rapport théorie et sens commun, mais que, dans l'histoire de l'humanité, que ce soit en Orient ou dans l'Occident chrétien, la différenciation de la conscience qui prédomine est celle qui affirme à la fois l'opposition et l'interfécondation entre les domaines du sens commun et de la transcendance.


1 Voir L’insight, ch. 7.

2 Concernant la grâce opérante et la grâce coopérante chez saint Thomas, voir B. LONERGAN, Grace and Freedom in Aquinas, Londres et New York, 1971.

3 K. RAHNER, L'homme à l'écoute du Verbe, Tours, 1968, p. 57-58.

4 F. STERN, The Varieties of History, New York, 1956, p. 272.

5 C. SMITH, Carl Becker. On History and the Climate of Opinion, Ithaca, N. Y., 1956, p. 117.

6 P. A. HEELAN, Quantum Mechanics and Objectivity, La Haye, 1965, ch. 3.

7 F. W. MATSON, The Broken Image, Garden City, N. Y., 1966, ch. 2.

8 L. VON BERTALANFFY, General System Theory, New York, 1968, p. 10 et 52.

9 New York, 1968.

10 Sur Burckhardt, voir E. CASSIRER, The Problem of Knowledge Philosophy, Science and History since Hegel, New Haven, 1950, ch. 16 ; G. P. GOOCH, History and Historians in the Nineteenth Century, Londres, 1952, P. 529-533.

11 E. MAcKINNON, « Linguistic Analysis and the Transcendence of God », Proceedings, Catholic Theological Society of America, 23 (1968) p. 30.

12 E. CASSIRER, La Philosophie des formes symboliques, III, p. 249-250.

13 Voir plus haut, ch. 3.

 

 

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