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Les oeuvres de Bernard Lonergan |
Épilogue
Au terme de ce long parcours, les lecteurs pourraient s'attendre à une récapitulation de notre propos. Bien des questions ont été abordées isolément, d'autres ont été traitées dans une série de contextes disparates, d'autres encore n'ont été examinées que de manière incomplète. Une telle attente est tout à fait justifiée, j'en conviens. Mais il ne faudrait pas sous-estimer la difficulté qu'elle présente. Comme l'annonçait l'introduction, le présent ouvrage a été rédigé d'un point de vue progressif. Chaque contexte n'a été esquissé qu'aux fins d'établir la base et la nécessité du contexte plus large défini à sa suite. Et, comme le montre notre dernier chapitre, quelques centaines de pages n'auront pas suffi à mener le processus à son terme. Si j'ai écrit cet ouvrage en tant qu'humaniste, en tant qu'esprit dominé par le désir, non seulement de comprendre, mais aussi, grâce à une compréhension de la compréhension, de parvenir à une saisie des grandes lignes de tout ce qu'il y a à comprendre, la configuration même que présentent les choses m'a forcé à poser à la fin une question à la fois trop fondamentale et trop détaillée pour admettre une réponse brève. L'appropriation personnelle de la conscience de soi intellectuelle et rationnelle s'amorce sous la forme d'une théorie de la connaissance, se prolonge jusqu'à devenir une métaphysique et une éthique, atteint à une conception et une affirmation de Dieu, pour se trouver bientôt confrontée à un problème du mal qui exige la transformation d'une intelligence autosuffisante en une intellectus quærens fidem (intelligence en quête de la foi). Ce n'est qu'au terme d'une telle quête de la foi, d'une collaboration nouvelle et supérieure des esprits dont Dieu est l'auteur et le guide, que le sommaire et le couronnement désirés pourraient être amorcés. Ce qui commanderait, à mon avis, non pas un bref appendice, mais la mise en chantier d'un ouvrage beaucoup plus important que celui-ci1. Je me vois donc forcé d'exposer simplement la logique interne du plan initial. D’une succession de contextes inférieurs devait émerger graduellement un contexte supérieur. Les contextes inférieurs devaient recevoir des ajouts et faire l'objet d'une révision indéfinie. Le contexte supérieur devait être constitué 1) par les structures invariantes de l'expérience, de la recherche et de la réflexion, 2) par les structures isomorphes conséquentes de tout ce qu'il y a à connaître de l'univers de l'être proportionné, 3) par la structure invariante plus vaste intégrant à la fois le choix rationnel, l'agir et le connaître intelligent et rationnel, 4) par la structure plus profonde du connaître et du connu que doit permettre d'atteindre la reconnaissance de la pleine portée du désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint et 5) par la structure du processus où la situation existentielle pose à l'intelligence humaine le problème d’un dépassement des ressources innées de l'être humain et de la recherche d'une solution divine à l'incapacité de développement soutenu chez l'être humain. Si la logique interne du présent ouvrage est un processus qui ne se prête pas à un résumé final, il est néanmoins possible de considérer ce processus, non pas en lui-même, mais en sa portée ultérieure, et de se demander quel peut être son apport à la collaboration supérieure dont il a fait ressortir la nécessité, et vers laquelle il mène. Le reste de cet épilogue sera consacré à cette question. Enfin, comme les lecteurs l'auront déjà perçu, ces derniers paragraphes ne seront pas rédigés du point de vue progressif dont je crois avoir jusqu'ici observé honnêtement et sincèrement les exigences; ma conclusion représentera plutôt le point de vue terminal d'un croyant, d'un catholique et d'un professeur de théologie dogmatique. Premièrement, le processus développé constitue un apport à l'introduction à la théologie, que l'on appelle communément l'apologétique. Un catholique ne saurait admettre ni le rationalisme exclusif des Lumières, ni les diverses tendances irrationalistes qui se sont manifestées au Moyen Age, au temps de la Réforme et, plus près de nous, de façon aiguë, dans la réaction de Kierkegaard à l'hégélianisme et dans les tendances dialectiques et existentialistes contemporaines. Ce double refus a comme pendant un engagement positif. Si nous refusons d'affirmer la raison aux dépens de la foi ou la foi aux dépens de la raison, il nous faut produire une synthèse unissant les deux ordres de vérité et faire la preuve d'une symbiose réussie des deux principes de connaissance. Un tel engagement positif va manifestement au-delà de l'affirmation selon laquelle le rationalisme irréligieux et la religiosité irrationaliste ne sont pas des éléments contradictoires excluant une troisième possibilité. Car d'une possibilité logique à une réalisation concrète il y a un saut important, et une affirmation de principe accuserait une ambiguïté déplaisante si elle ne s'accompagnait pas de données factuelles. Or si les catholiques se sont efforcés d'établir la synthèse des objets et la symbiose des principes de la raison et de la foi, il est vrai également que de tels efforts ont buté continuellement contre l'instabilité des énoncés de la raison scientifique. Par la nature même des choses, il a toujours semblé que l'initiative appartenait aux esprits qui en appelaient à la science contre la religion. Et peu importe que l'enjeu se soit déplacé de la physique vers la littérature sémitique, de la littérature sémitique vers la biologie, de la biologie vers l'économie, ou de l'économie vers la psychologie des profondeurs, les défenseurs se retrouvaient toujours dans la position peu enviable d'intervenants qui se pointent sur la scène avec un peu de retard, tout essoufflés. Dans la mesure où la difficulté tient au manque de souplesse et de détail de la théorie de la connaissance, le remède est peut-être à notre portée. Si en effet nous avons marqué au départ un grand respect à l'égard de l'élément positif du rationalisme, nous n'avons eu aucune difficulté à faire tomber l'opposition que le rationalisme établit entre les exigences de l'intelligence et les ambitions de la religion. Si nous avons souligné les limites de facto d’un développement purement humain, nous n'avons aucunement concédé à l'irrationalisme que le dépassement de soi chez l'être humain, exploré au dernier chapitre, présente le même type de structure que la science empirique. De fait, cette structure révèle comment il est possible de couper court aux investigations que Kierkegaard, dans son Post-Scriptum non scientifique et définitif aux Miettes philosophiques, décrit comme étant interminables. Enfin, il faut faire quelque chose pour rétablir l'équilibre de l'initiative dans le prétendu conflit entre la science et la religion. D'après l'esquisse que nous en présentons, la métaphysique est en effet la forme invariante dont les sciences fournissent la matière variable, et notre analyse dialectique fournit une technique assurant une distinction systématique entre les découvertes authentiques que la science ne cesse de produire et les contrepositions dans lesquelles ces découvertes se trouvent formulées. Deuxièmement, le processus élaboré constitue un apport à la méthode de la théologie elle-même, apport éloigné, certes, mais néanmoins fertile. L'opposition que nous avons fait ressortir entre les positions et les contrepositions a, de fait, une triple incidence en théologie. Elle met en lumière les causes de la révolte des piétistes et des modernistes contre le dogme : de même que les contrepositions philosophiques font appel à l'expérience de façon générale contre le oui de la conscience rationnelle, ainsi font-elles appel à l'expérience religieuse contre le oui de la foi raisonnée. Deuxièmement, la technique dialectique même qui permet de mettre fin aux questions disputées des métaphysiciens contribuera au moins indirectement à la suppression systématique de bon nombre de questions disputées chez les théologiens. Enfin, la clarification du rôle de la compréhension dans la connaissance, que nous avons établie, évoque les énoncés frappants du Concile du Vatican concernant le rôle de la compréhension à l'intérieur de la foi. Et une ferme saisie de ce que c'est que comprendre ne peut que promouvoir la compréhension limitée mais extrêmement fertile des mystères chrétiens qui résulte à la fois de l'analogie de nature et de la cohérence interne des mystères eux-mêmes. Sur un plan plus technique, nous avons élaboré ce qui m'apparaît comme une distinction très pertinente entre la métaphysique plus détaillée de l'être proportionné et les généralités qui sont tout ce dont nous disposons, a priori, quant aux autres mondes possibles et aux éléments surnaturels du monde présent. Car, d'une part, cette distinction permet au théologien d'élaborer sa compréhension de ce monde sans avoir à offrir une explication d'autres mondes. D'autre part, elle révèle qu'il n'est pas nécessaire pour le théologien de réduire aux éléments métaphysiques, suffisants pour une explication du monde présent, des réalités surnaturelles telles que l'incarnation, la présence de l’Esprit Saint et la vision béatifique. Nous disposons également d'une réponse raisonnée à la question : Peut-il y avoir plus d'une métaphysique vraie? Dans sa version contemporaine, cette question découle de l'analogie des mathématiques. Pour ne donner qu'un des exemples qui ont foisonné jusqu'à ce que les mathématiciens se lassent de tant de nouveauté, la configuration des relations constituant le contenu théorique de la géométrie euclidienne a été ndes termes « point », « ligne » et « entre », puis par Huntington en fonction des termes « sphère » et « inclusion ». Puisqu'une même géométrie admet des conceptualisations et des expressions différentes et néanmoins équivalentes, pourquoi, s'est-on demandé, la métaphysique vraie ne se prêterait-elle qu'à une seule conceptualisation? De plus, l'appareil conceptuel de la puissance, de la forme et de l'acte n'est-il pas une particularité de la pensée méditerranéenne et occidentale? Si nous dépassions notre provincialisme, ne parviendrions-nous pas à comprendre la mentalité orientale, n'aurions-nous pas à reconnaître une pluralité de métaphysiques différentes, mais vraies et donc équivalentes? Enfin, une métaphysique axée sur l'ontologie propose une explication de tout ce qui existe en fonction d'une causa essendi (cause de l'être) ultime, qui est Dieu; or, selon saint Thomas d'Aquin, nous savons que Dieu existe, et nous savons ce qu'il n'est pas, mais nous ne savons pas positivement ce que Dieu est; donc nous ne savons pas combien de différents aspects positifs de la causa essendi ultime peuvent fournir une explication complète de tout autre existant. Je ne crois pas qu’un recours au principe de la contradiction nous permettrait de répondre à cette question. Ceux qui envisagent la possibilité d'une pluralité de métaphysiques n'ont pas à se soucier de la possibilité de retrouver deux propositions vraies qui soient contradictoires. Ils souligneront au contraire que chacune des métaphysiques possédera son propre ensemble de termes de base, ce qui rendra toute contradiction impossible. Je ne crois pas non plus qu'une réponse à la question soit indépendante de la manière précise dont nous concevons de fait la métaphysique. Je soutiens par contre que la conception de la métaphysique déployée dans le présent ouvrage produit des résultats tout à fait uniques. En effet, nous avons défini la puissance, la forme et l'acte non seulement par les relations qui existent entre ces éléments, mais par les relations qu'ils présentent avec le connaître humain. Notre raisonnement est le suivant : 1) si un être humain se trouve dans la configuration d'expérience intellectuelle, et 2) s'il connaît un objet à l'intérieur du domaine de l'être proportionné, son connaître sera constitué d'expérience, de compréhension et de jugement, et le connu sera un composé de puissance, de forme et d'acte, où la puissance, la forme et l'acte se traduiront en ce qui est expérimenté, ce qui est compris et ce qui est affirmé, et où ces éléments ne posséderont aucune autre signification que celle qui doit être présupposée s'il y a recherche, que celle qui est connue s'il y a compréhension, et que celle qui est connue s'il y a jugement, suite à une saisie de l'inconditionné de fait. Pour modifier ce théorème de base, il faudrait absolument modifier le donné factuel qu'il suppose, c'est-à-dire que le connaître consiste en l'expérience, la compréhension et le jugement. Or nous avons posé que ce donné factuel n'est pas sujet à une révision en quelque sens concret de ce terme. Tout réviseur humain, en effet, devrait, pour réviser, faire appel à l'expérience, à la compréhension et au jugement. Rien ne sert de soutenir que l'être humain pourrait être différent, puisqu'il est vrai également que l'univers pourrait être différent, et que la question qui se pose ne concerne pas la possibilité d'une métaphysique différente dans un univers différent, mais plutôt la possibilité d'une métaphysique différente dans le présent univers. Par conséquent, je n'estime pas que l'analogie avec les mathématiques s'impose. Ce qu'établit cette analogie, c'est que le même champ de relations abstraites peut être déduit d'ensembles initiaux différents de définitions et de postulats. Or la totalité des champs des relations explicatives est comprise dans notre acception du terme « forme ». De plus, la triade « puissance, forme et acte » n'est pas une triade arbitraire. Elle présente l'unité intrinsèque 1) de ce que l'intelligence qui cherche doit présupposer, 2) de ce qu'elle saisit et 3) de ce qu'elle exige de ce qu'elle saisit. Enfin, le théorème de base de la puissance, de la forme et de l'acte ne constitue pas un point de départ se prêtant à une expansion déductive, mais plutôt un noyau devant être enrichi par les récurrences du même procédé de base. Ainsi s'effectue une progression depuis la puissance, la forme et l'acte, jusqu'à la distinction entre formes centrales et formes conjuguées, puis jusqu'aux relations entre des niveaux successifs de conjuguées et, enfin, jusqu'à la théorie du développement. Les différences culturelles entre l’Orient et l'Occident n'affectent pas, semble-t-il, notre position. Ces différences sont profondes et manifestes, bien sûr, mais elles ne se situent pas dans la configuration d'expérience intellectuelle même. Une personne qui déploie son désir détaché, désintéressé, non restreint, de connaître en soulevant des questions se situe dans la configuration d'expérience intellectuelle. Elle pourra réfléchir, pour en arriver à conclure que le questionnement ne produit jamais que des réponses et que son désir intellectuel exige plus que de simples réponses; en conséquence, elle pourra s'efforcer d'entrer dans la configuration d'expérience mystique. Les deux démarches ont la même origine et le même but ultime. Elles offrent des explications de la réalité ultime qui sont différentes et fondamentalement équivalentes. Cependant, elles ne produisent pas toutes les deux une métaphysique au sens où la métaphysique a été conçue dans le présent ouvrage. La métaphysique telle que nous l'avons conçue se constitue dans la configuration d'expérience intellectuelle; or lorsqu'un Oriental cherche et comprend, réfléchit et juge, il accomplit les mêmes opérations qu'un Occidental. Enfin, l'esprit humain ne peut certes sonder la réalité de Dieu, mais cela ne veut pas dire qu'il est possible qu'une pluralité d'aspects de Dieu fonde une pluralité de métaphysiques qui soient différentes et pourtant équivalentes. Car ce n'est pas la métaphysique, mais plutôt une discipline scientifique particulière qui traite de tel ou tel aspect ou de telle ou telle partie de la réalité. La métaphysique a trait à l'ensemble, puisqu'elle est la science de l'être, et qu'à part l'être il n'y a rien. À la question de l'unicité de la métaphysique est étroitement associée celle des concepts immuables. Il s'agit là d'une question énorme, mais nous sommes peut-être en mesure d'affirmer que nous avons fourni une base permettant l'élaboration d'une solution proportionnée à la complexité du problème. Quoi qu'il en soit, nous pouvons noter certains éléments en vue de formuler une première approximation de cette solution. Lorsqu'il se produit des changements dans les choses qui sont conçues, les concepts de ces choses doivent changer entre le début et le terme de ces changements 1) si les concepts sont corrects, et 2) s'ils sont tout à fait précis. Il ne faut pas penser pour autant que tous les concepts se veulent tout à fait précis. Ainsi, une voiture de 1953 présente de grandes différences par rapport à une voiture de 1913, mais ces différences tiennent à la manière dont la même fonction de transport est assurée. Si l'on prête attention à la manière, on affirmera que le concept varie; si l'on prête attention à la fonction, on affirmera que le concept est constant. Il se peut également que les choses ne changent pas, mais que la compréhension qu'en a l'être humain se développe. Or un changement sur le plan de la compréhension entraîne un changement dans la conception explicative, puisque le concept explicatif peut se définir comme une expression du contenu de la compréhension. Toutefois, une distinction importante se profile ici entre concepts heuristiques et concepts explicatifs. Aristote conçoit le feu comme un élément, les prédécesseurs de Lavoisier comme une manifestation du phlogistique, et les chimistes modernes comme un type de combustion. Les explications diffèrent, mais l'objet à expliquer est toujours conçu comme la « nature de » phénomènes familiers. Sans une telle uniformité, il serait incorrect de dire qu'Aristote propose une explication incorrecte de ce qu'il entend et de ce que nous entendons par « le feu ». En outre, si l'identité du concept heuristique forme le principe unificateur d'une série d'explications successives, les concepts heuristiques eux-mêmes peuvent toutefois connaître un développement. Ainsi, suite à la découverte de l'importance de la mesure, le concept vague de la « nature de » a cédé la place au concept précis de la « fonction indéterminée à déterminer ». De plus, la méthode statistique est venue compléter la méthode classique, et ces deux méthodes peuvent être complétées par la méthode génétique et la méthode dialectique. De tels changements ne sont pourtant pas radicaux. Nous avons affaire à des « méthodes », c'est-à-dire non pas à la détermination d'un but nouveau, mais à la détermination de nouveaux procédés ou de nouvelles techniques pour l'atteinte du but que les humains envisageaient déjà, même s'ils avaient du mal à y parvenir, lorsqu'ils parlaient de la « nature de... » pour désigner ce que la compréhension devait leur permettre de connaître. De même qu'il y a un développement dans les structures heuristiques, il y a un développement dans la métaphysique explicite. Ainsi, si je conviens avec Aristote que les relations entre la puissance, la forme et l'acte correspondent à celles entre l'œil, la vue et la vision, je conviens également du bien-fondé de l'ajout, par saint Thomas d'Aquin, de l'acte substantiel de l'esse, ou existence, aux éléments métaphysiques d’Aristote. Par contre, si je fais mienne la pensée de saint Thomas au sujet des éléments de base, cela ne m'empêche pas de la développer pour établir une analyse métaphysique des genres et des espèces explicatifs, ainsi que du développement lui-même. Or il faut reconnaître, sous-jacente à la métaphysique explicite, la métaphysique latente qui est opérative chez tous les esprits humains et leur est immanente, et qui produit des conceptions uniformes non seulement lorsque le processus de la conception n'est pas expliqué, mais même lorsqu'il est expliqué de façon erronée. Je crois par exemple que Parménide et Platon, Aristote et Avicenne, Scot et Hegel se trompent dans leur formulation de la notion de l'être. Mais je ne crois pas que ces formulations erronées aient le pouvoir de changer la structure de l'esprit d'une personne. Et je ne suppose pas qu'il serait bien difficile de montrer de quelle façon les écrits de ces penseurs révèlent une conscience de l'objectif du désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint. De plus, j'ai fondé la notion de chose sur une saisie d'une unité et d'une identité dans les données individuelles, et même si, à ma connaissance, aucun des grands penseurs n'a exprimé cette notion précisément de cette façon, je suis prêt à soutenir que leur usage spontané de la notion de chose satisfait à la présentation que j'en ai faite. Enfin, même s'il existe une métaphysique latente, commune à tous les esprits, il y a également des facteurs variables qui interfèrent avec un déploiement approprié du pur désir de connaître; d'où un gauchissement général de la métaphysique latente. Ainsi, la philosophia perennis est-elle flanquée de contrephilosophies non moins perennes. Or les principes qui interfèrent avec le désir de connaître détaché, désintéressé et non restreint constituent une constante, tout comme ce désir lui-même. Quels que soient les écarts entre les positions et les contrepositions, une analyse dialectique fondée sur une théorie de la connaissance suffisamment juste peut produire un point de vue universel qui embrasse à la fois 1) les positions au stade contemporain de leur développement, 2) les positions à chaque stade antérieur de leur développement et 3) les contrepositions successives du passé et du présent, avec l'incohérence essentielle qu'elles accusent lorsqu'elles se veulent objet de saisie intelligente et d’affirmation rationnelle. Bref, les concepts changent dans la mesure où les choses changent, dans la mesure où la compréhension humaine se développe, dans la mesure où ce développement est formulé de façon cohérente ou incohérente. Or derrière tout changement se profile une unité sous-jacente, et cette unité peut être formulée explicitement sur le plan de l'anticipation heuristique, ou sur le plan de la méthode adoptée consciemment, ou encore sur le plan d'une métaphysique dialectique. Par conséquent, des changements sur le plan de la conceptualisation ne signifient pas qu'il y ait multiplicité, et derrière toute variation conceptuelle se profile une constante conceptuelle qui peut être formulée d'un point de vue universel. Enfin, même si nous avons élaboré la notion du point de vue universel au niveau d'une métaphysique dialectique de l'être proportionné, il ne faut pas oublier que cette notion se voit attribuer de nouvelles déterminations dans nos derniers chapitres portant sur la connaissance transcendante. Car la connaissance transcendante générale a trait à la condition ultime de la possibilité des positions, tandis que la connaissance transcendante particulière a trait à la condition de facto de la possibilité d'une fidélité à l'égard des positions. Il y a un autre angle sous lequel le présent ouvrage peut être tenu pour une contribution éloignée à l'établissement de la méthode de la théologie. Dans des énoncés successifs, en effet, les pères du Concile du Vatican2 affirment 1) que la révélation divine peut être considérée, non comme une invention humaine devant être perfectionnée par les ressources humaines, mais comme un dépôt permanent confié à l'Église et devant être protégé et défendu par l'Église, et 2) que chaque groupe, chaque époque, doit progresser dans la compréhension, la connaissance et la sagesse permettant une appréhension toujours plus complète d'une même doctrine, dont la signification ne change pas. Cette affirmation d'une identité non seulement au sein de la différence, mais également au sein du développement, confère une pertinence à la fois à notre analyse du développement et à notre propos sur la vérité de l'interprétation. Notre propos touchant l'interprétation portait en effet 1) sur les énoncés initiaux visant des auditoires particuliers, 2) sur leurs reformulations successives en fonction d'autres auditoires particuliers, 3) sur la progression vers un point de vue universel permettant l'expression des énoncés initiaux en une forme accessible à tout auditoire suffisamment cultivé et 4) sur l'unification explicative, à partir du point de vue universel, des énoncés initiaux et de leurs ré-expressions successives. Un isomorphisme existe entre ce processus d'interprétation et le donné catholique 1) d'une révélation divine initiale, 2) du travail de communication et d'application du message initial à une succession d'auditoires différents, dans l'enseignement et la prédication, 3) de la recherche, en théologie spéculative, d'une formulation universelle des vérités de la foi et 4) de la détermination, par la théologie historique, de l'identité doctrinale au sein des différences verbales et conceptuelles à l'intérieur des volets 1), 2) et 3). Il ne faut pas étendre ce parallèle a priori, mais il nous permet de réunir dans un même référentiel un grand nombre d'aspects de la position catholique, qui autrement n'auraient aucun lien entre eux. Comme les interprétations vraies, l'enseignement catholique présente une même doctrine et une même signification en ayant recours à diverses conceptualisations et à diverses expressions. Comme l'interprétation vraie doit atteindre au point de vue universel, l'Église s'appuie sur la philosophia perennis et sur son prolongement en une théologie spéculative. Comme il existe une différence entre des interprétations adaptées à des auditoires particuliers ou des époques particulières et l'interprétation établie selon le point de vue universel, l'Église distingue les affirmations faisant autorité, qui commandent une soumission fidèle, et les affirmations définitives qu'elle-même ne peut contredire. Comme les interprétations historiques peuvent se fonder simplement sur un sens historique ou peuvent se déployer à la lumière d'un point de vue universel, ainsi l'interprétation non théologique peut retrouver la mentalité à laquelle étaient destinés les écrits du Nouveau ou de l'Ancien Testament ou l'esprit de l'époque où une hérésie s'est répandue ou a été condamnée. Or l'interprétation théologique doit se déployer à partir de la base plus solide et plus large qui intègre le point de vue universel transformé par les perspectives de la théologie. Ainsi, la décision dogmatique constitue-t-elle, d'une manière prééminente et unique — et la thèse technique du théologien dogmatique peut-elle être —, l'interprétation vraie des Écritures, de la doctrine patristique et des énoncés de la tradition. Ce parallèle avec le processus de l'interprétation fait ressortir les aspects d'identité et de continuité, mais il existe un autre aspect, celui du développement, dont un épilogue ne peut qu'esquisser la complexité. D'une façon générale, le développement se produit dans la mesure où des formes conjuguées supérieures non seulement intègrent leur variété sous-jacente, mais, par des actes conjugués, transforment cette variété de façon à produire les formes supérieures suivantes au sein du processus. Chez l'être humain, il y a trois niveaux de développement : biologique, psychique et intellectuel. On peut donc considérer 1) chacun de ces niveaux en soi, 2) chacun de ces niveaux dans ses relations avec les autres, 3) le processus harmonieux ou discordant du développement aux trois niveaux, chez tout individu et 4) le processus historique cumulatif du développement chez une multiplicité d'individus successifs. De toute évidence, la seule considération vraiment complète est la quatrième. L'avènement de la solution absolument surnaturelle au problème du mal ajoute aux niveaux de développement biologique, psychique et intellectuel de l'être humain un quatrième niveau qui intègre les formes conjuguées de la foi, de l'espérance et de la charité. Nos quatre considérations concernent donc non pas trois, mais quatre niveaux de développement. Considérées en elles-mêmes, la foi, l'espérance et la charité constituent une vie absolument surnaturelle qui progresse vers un but absolument surnaturel sous la mouvance de la grâce divine. Considérées dans leur relation avec d'autres activités intellectuelles et volitives, 1) elles sont anticipées dans la mesure où la conscience de soi rationnelle prête attention au besoin qu'elle a de la solution divine au problème du mal, 2) elles constituent une intégration dialectique supérieure dans la mesure où elles rendent possible le développement soutenu de la conscience de soi rationnelle, par le renversement des contrepositions qu'opère la foi, et par la victoire sur le mal que procurent la fermeté de l'espérance et la générosité de la charité et, enfin, 3) elles produisent leur propre développement dans la mesure où elles entraînent une progression de la compréhension, de la connaissance et de la sagesse permettant à l'être humain d'appréhender et d'apprécier la solution divine, et de l'appliquer à la vie humaine en tous ses aspects. Considérées dans leur relation avec la sensibilité et l'intersubjectivité humaines, 1) elles sont annoncées par les signes qui communiquent l'Évangile, 2) elles constituent une nouvelle intégration psychique dans la contemplation affective du mystère du Christ et de son Église et, enfin, 3) elles produisent leur propre développement dans la mesure où elles intensifient la conscience intersubjective qu'a l'être humain des souffrances et des besoins de l'humanité. Il convient de noter que cette transformation de la sensibilité et de l'intersubjectivité agit jusqu'au niveau physiologique, même si cela ne se manifeste clairement que dans une expérience mystique intense. À ces considérations, il faut ajouter l'alternative harmonie/discordance que présente un développement se déployant à quatre niveaux d'intégration supérieure successifs. Enfin, aux considérations précédentes touchant toute personne ayant ratifié la solution divine, il faut ajouter une considération du processus historique cumulatif, d'abord au sein du peuple choisi puis dans l'Église catholique, à la fois en eux-mêmes et dans le rôle qu'ils assument dans le déploiement de l'ensemble de l'histoire humaine et dans l'ordre de l'univers. Dans quel département de la théologie pourrait-on traiter de l'aspect historique du développement? J'estime pour ma part que cet aspect intéresse tout particulièrement le traité sur le corps mystique du Christ. En effet, dans tout traité théologique peuvent être distingués un élément matériel et un élément formel. L'élément matériel est fourni par les Écritures, l'enseignement patristique et les énoncés dogmatiques. L'élément formel, qui constitue le traité comme tel, consiste en la configuration de termes et de relations qui permettent d'embrasser les matériaux en un même point de vue cohérent. Ainsi, l'élément formel dans le traité sur la grâce consiste en des théorèmes sur le surnaturel, et l'élément formel dans le traité sur la Sainte Trinité consiste en des théorèmes sur les notions de procession, de relation et de personne. Or même si les matériaux scripturaires, patristiques et dogmatiques ont été réunis en vue d'un traité sur le corps mystique, je serais plutôt d'avis que l'élément formel d'un tel traité demeurera incomplet tant qu'il ne fera pas fond sur une théorie de l'histoire. C'est à la plénitude des temps que la Lumière du monde est venue dans le monde. Elle est venue apporter non seulement la lumière qui guide, mais aussi la grâce qui produit la bonne volonté et l'agir con forme à cette bonne volonté. Cette lumière et cette grâce devaient se propager non seulement dans le mystère intérieur de la conversion individuelle, mais aussi par les voies extérieures de la communication humaine. Si la Lumière avait pour fonction principale d'apporter une semence de vie éternelle, cette semence ne pouvait toutefois pas porter fruit sans produire une transfiguration de la vie humaine, transfiguration qui entraîne par ailleurs la solution du problème du mal, non seulement à l'échelle individuelle, mais également à l'échelle sociale. Ainsi, la thèse paulinienne concernant l'impuissance morale commune des Juifs et des Gentils devait être complétée par l'analyse augustinienne de l'histoire distinguant la Cité de Dieu et la cité terrestre. Ainsi, à l'influence profonde et pénétrante des théories libérale, hégélienne, marxiste et romantique de l'histoire, l'Église a-t-elle répondu par une affirmation plus ferme de sa structure et de ses fonctions organiques, par une longue série d'encycliques sociales, par une mobilisation de l'action catholique, par une prise de conscience de la responsabilité collective et par un intérêt profond à l'égard de la doctrine du corps mystique. Ainsi, il se peut également que la crise contemporaine de la vie humaine et des valeurs humaines exige que les théologiens produisent non seulement des traités sur ce qui est unique et sur ce qui est universel et commun dans de nombreuses situations, mais également un traité sur l'universel concret qu'est l'humanité confrontée aux conséquences concrètes et cumulatives de l'acceptation ou du rejet du message de l'Évangile. Et comme la possibilité éloignée d'une pensée concernant l'universel concret se situe dans l'insight qui saisit l'intelligible dans le sensible, sa possibilité prochaine réside dans une théorie du développement qui peut envisager non seulement le progrès naturel et intelligent, mais aussi le déclin marqué au sceau du péché, et non seulement le progrès et le déclin, mais aussi la guérison surnaturelle. Nous nous sommes demandé si le présent ouvrage, qui se veut un instrument d'appropriation de soi de la conscience de soi rationnelle, pouvait avoir quelque portée pour la théologie, et nous avons signalé un certain nombre d'apports potentiels, quoique éloignés, à l'apologétique et à la méthode de la théologie. Il nous reste à aborder un troisième sujet, puisque la théologie est tenue par la tradition pour la regina scientiarum (reine des sciences) et que la relation de la théologie avec les autres sciences n'intéresse pas seulement l'apologétique. Les commentateurs reconnaissent de façon générale que saint Thomas d’Aquin a repris la synthèse aristotélicienne de la philosophie et de la science, pour construire une vision chrétienne, plus vaste, qui intègre la théologie. Ils ne perçoivent peut-être pas tous que le développement des sciences humaines empiriques a créé un problème fondamentalement nouveau. Car c'est l'être humain dans ses actions concrètes qui intéresse ces sciences, et ces actions sont une manifestation non seulement de la nature humaine mais aussi du péché, non seulement de la nature et du péché, mais aussi d'un besoin de facto de la grâce divine, et non seulement d'un besoin de la grâce, mais aussi de son offre et de son acceptation ou de son rejet. Il s'ensuit qu'une science humaine empirique ne peut réussir à analyser les éléments que contient son objet sans faire appel à la théologie. Mais il s'ensuit également que si la théologie doit être de fait et non seulement en droit la reine des sciences, les théologiens doivent marquer un intérêt professionnel à l'égard des sciences humaines et apporter une contribution positive à leur méthodologie. Enfin, dans la mesure où elle devient existentialiste, la philosophie se retrouve dans la même relation avec la théologie que les sciences humaines empiriques. Or c'est ce problème qui a dicté, dans une large mesure, la structure du présent ouvrage. Le penseur catholique doit en effet satisfaire à une double exigence. D'une part, il croit que le Christ est signe de contradiction, et il accepte la parole du Christ. « Qui n'est pas avec moi est contre moi, et qui n'amasse pas avec moi dissipe ». Cette croyance implique une pertinence universelle de la théologie. D'autre part, le penseur catholique doit reconnaître que l'être humain peut, par les lumières naturelles de sa raison, connaître avec certitude l'existence de Dieu. Ce qui signifie que les humains, par leurs propres moyens, peuvent réaliser, et réalisent de fait, des recherches indépendantes, susceptibles d'aboutir à des conclusions valables. C'est pour traduire concrètement le sérieux du propos catholique concernant l'indépendance essentielle des autres disciplines que, dans la rédaction des dix-huit premiers chapitres, nous nous somme guidé uniquement sur les lumières de l'intelligence et de la rationalité humaines, sans présupposer l'existence de Dieu, sans faire appel à l'autorité de l'Église, et sans nous référer explicitement au génie de saint Thomas d'Aquin. Nous avons par ailleurs proposé un dix-neuvième et un vingtième chapitres qui montrent comment une acceptation sincère des présupposés et des préceptes scientifiques aboutissent à une affirmation de Dieu et à la quête de la foi par l'intellect. En somme, c'est le dynamisme interne de la recherche qui assure la réconciliation, à la fois complètement générale et complètement concrète, de l'indépendance des autres disciplines et de la pertinence universelle de la théologie. En principe, les autres disciplines ont seules la compétence voulue pour répondre aux questions qui leur sont propres. En fait, les humains qui sont spécialistes de ces disciplines ne surmontent pas tous les types de distorsion cognitive dont la conscience humaine polymorphe est susceptible, tant qu'ils ne posent pas les questions ultérieures qui relèvent de disciplines toujours nouvelles, et qu'ils ne réussissent pas à répondre à ces questions. C'est ainsi que, à l'encontre de la distorsion cognitive du sujet, peut se déployer le dynamisme expansif de l'objet. C'est ainsi que nous nous sommes efforcé de promouvoir l'interaction féconde du sujet et de l'objet en invitant le sujet à une appropriation personnelle de sa propre conscience de soi rationnelle. Nous avons commencé par prêter attention au contexte minimal de la signification du mot « insight ». Nous avons, avec une incroyable lenteur, progressé vers une métaphysique limitée à l'être proportionné. Mais il ne faut pas oublier que nous ne vivons pas au Moyen Âge, où un penseur pouvait faire fond sur sa foi pour élaborer une théologie, ni au seizième siècle, où il pouvait faire fond sur la validité de la raison humaine pour élaborer une philosophie. Pour reprendre l'expression de Sorokin, nous vivons dans une culture du donné sensoriel, où bien des gens, dans la mesure où ils reconnaissent à la vérité une hégémonie quelconque, prêtent allégeance non pas à une révélation divine, ni à une théologie, ni à une philosophie, ni même à une science intellectualiste, mais plutôt à la science interprétée d'une manière positiviste et pragmatique. De fait, même si cette attitude n'était pas si répandue, même si quatre-vingt-dix-neuf pour cent des lecteurs étaient non seulement des catholiques fervents, mais également des thomistes convaincus, la parabole de la brebis perdue conserverait toute sa portée, toute sa pertinence. Dans le présent épilogue, cependant, où nous avons abandonné le point de vue progressif en marche vers la foi et la théologie pour adopter le point de vue terminal du théologien, nous pouvons peut-être proposer les pistes de réflexion suivantes. Premièrement, la théologie présente, à l'égard de la science humaine empirique, une double pertinence. D'une part, une pertinence touchant le scientifique en tant que scientifique, dans la mesure où le déploiement sans entrave de son désir détaché, désintéressé, non restreint de comprendre correctement son domaine propre est exposé à une variété d'interférences qu'il ne peut surmonter en définitive que s'il accepte les implications ultimes du désir non restreint. D'autre part, une pertinence touchant la possibilité d'une interprétation juste des résultats de la science humaine empirique. Supposons en effet que cette science est tellement développée qu'elle a vérifié les lois classiques qui prévalent aux stades pertinents du développement humain, les opérateurs génétiques qui assurent les relations entre les stades successifs, l'analyse dialectique qui envisage différents ensembles de conséquences découlant respectivement de choix humains rationnels et non rationnels, ainsi que les lois statistiques indiquant les fréquences probables des deux types de choix. Cette science humaine offrirait pourtant non pas une compréhension adéquate de son aspect propre d'activité humaine, mais uniquement le degré de compréhension possible d'un point de vue scientifique. Une compréhension adéquate révèle en effet de quelle façon l'être humain peut remédier au mal dans sa situation. Or nous avons vu que la solution du problème du mal ne tient pas à une initiative de l'être humain, mais à une ratification par l'être humain de la solution fournie par Dieu. Et même si la science humaine empirique peut mener au contexte ultérieur où se présente la solution, le traitement systématique de la solution elle-même relève de la théologie. Autrement dit, la science humaine empirique ne peut devenir pratique que par la théologie, et la dérive incessante de l'homme moderne vers l'ingénierie sociale et la maîtrise totalitaire est le fruit des efforts déployés par l'être humain en vue de rendre la science humaine pratique, tout en écartant Dieu et la solution que Dieu offre au problème du mal. La deuxième piste de réflexion que je propose est l'inverse de la première. La grâce parfait la nature à la fois au sens où elle ajoute une perfection au-delà de la nature et au sens où elle confère à la nature la liberté effective d'atteindre sa propre perfection. Or la grâce n'est pas un substitut de la nature, ni la théologie un substitut de la science humaine empirique. Elle est un point de vue plus complet qui à la fois renforce le désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint du scientifique et révèle la possibilité concrète de solutions intelligentes et rationnelles des problèmes humains. Cette possibilité, révélée par la théologie, est cependant extrinsèque et non intrinsèque. Ce n'est pas le théologien, oeuvrant dans son domaine propre, qui parviendra à l'accumulation d'insights devant être formulés dans les lois classiques et les opérateurs génétiques qui constituent une science théorique de la physiologie ou de la psychologie, de l'économie ou de la sociologie. Ce n'est pas le théologien non plus qui ajoutera à une telle théorie l'énumération des possibilités dialectiques qu'elle offre, ou les fréquences probables auxquelles ces possibilités différentes seront choisies de fait. Et le théologien ne peut pas de toute évidence afficher le savoir-faire du technicien, de l'analyste, du conseiller économique ou du travailleur social. Toutefois, si le théologien ne peut apporter une contribution directe à la théorie abstraite, à la pertinence concrète ou à la conscience des circonstances matérielles de la science humaine empirique, cela ne veut pas dire que son influence n'est pas d'une extrême importance. Car dans la mesure où il sait que le désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint constitue une manifestation fondamentale de la loi universelle selon laquelle omnia Deum appetunt (l'appétence de Dieu est présente en toutes choses), il est en bonne position non seulement pour encourager les scientifiques à être entièrement fidèles à leur vocation mais aussi pour enseigner à des non-scientifiques la haute fonction de l'esprit scientifique. De cette façon, il peut espérer promouvoir dans le monde scientifique la recherche fondamentale, et tempérer les pressions qu'exerce un prétendu esprit pratique cherchant sans cesse à détourner les scientifiques de leurs tâches propres pour orienter leurs énergies vers des projets dont la portée, plus réduite, puisse être facilement comprise. Même s'il ne met pas à exécution les préceptes des méthodes classique, génétique, dialectique et statistique au sein de la science humaine empirique, le théologien peut cependant hâter le jour où l'adhésion aux contrepositions cessera d'entraver chez les scientifiques l'appréhension et la juste estime de ces méthodes. Le spécialiste des sciences humaines doit, tout autant que le physicien, apprendre à déceler le défaut du déterminisme mécaniste. Il doit, tout autant que le biologiste, formuler une méthode génétique fondée sur des principes universellement valides. Surtout, il doit découvrir que les cobayes de ses théories lisent ses théories et exploitent ses connaissances pour se soustraire à ce qu'ils n'aiment pas dans ses conclusions et ses prédictions. Il lui faut donc une méthode dialectique qui prenne en considération la variable du choix plus ou moins éclairé et rationnel. Enfin, une fois qu'une science humaine empirique s'est suffisamment développée pour se prêter à des applications pratiques, se profile le danger suprême que le scientifique désespère de l'intelligence et de la rationalité humaines et ambitionne d'assumer un rôle de consultant auprès des instances de décision d'un État de plus en plus paternaliste. C'est là que le théologien a besoin de s'allier à des scientifiques éclairés. La dérive vers le totalitarisme ne peut être stoppée, en effet, que dans la mesure où les scientifiques élaborent des solutions intelligentes et rationnelles des problèmes humains et où les théologiens réussissent à convaincre les esprits d'orientation résolument pratique, d'une part, qu'avec la grâce de Dieu, les solutions intelligentes et rationnelles peuvent fonctionner et, d'autre part, que l'abandon des solutions intelligentes et rationnelles au profit de politiques « réalistes » constitue le principe opératif du déclin et de la désintégration des civilisations. En conclusion, je tiens à ajouter que le présent ouvrage peut contribuer, à mon avis, à la mise en œuvre du programme annoncé par Sa Sainteté le pape Léon XIII, dans son encyclique Æterni Patris : vetera novis augere et perficere (ajouter aux éléments anciens et les parfaire grâce à l'apport d'éléments nouveaux). Voilà déjà quatre-vingts ans environ que les érudits ont commencé à appliquer aux produits de la pensée médiévale les méthodes de la recherche historique. Ces érudits ont publié. Ils nous ont renseignés sur les sources et les repères chronologiques. Ils ont fait paraître des séries de monographies sur des questions doctrinales. Surtout, ils ont créé un contexte intellectuel où il devient de plus en plus difficile de substituer la rhétorique à l'histoire, l'imagination aux faits, le raisonnement abstrait aux éléments de preuve documentés. Aussi indispensable soit-il, ce travail est inutile sans la réalisation de travaux d'un autre ordre. Pour pénétrer l'esprit d’un penseur médiéval il faut aller au-delà des mots et des expressions qu'il emploie. Il faut accomplir une démarche en profondeur, proportionnée à l'influence grandissante de la recherche historique. Il faut saisir les questions de la manière dont elles ont été saisies à l'époque. Il faut prendre les œuvres complètes d'un auteur comme saint Thomas d'Aquin et suivre, d'un ouvrage à l'autre, les variations et les évolutions de ses positions. Il faut étudier la concomitance de ces variations et de ces évolutions pour arriver à en saisir les motifs et les causes. Il faut découvrir pour soi-même comment l'intellect d'un saint Thomas d'Aquin a atteint, plus rapidement ici, plus lentement là, une position d'équilibre dynamique sans jamais cesser de progresser vers une synthèse de plus en plus complète et de plus en plus nuancée, sans jamais s'arrêter et se complaire devant quelque édifice mental achevé, par quelque tentation de lassitude, par quelque fatigue, par quelque compromis avec l'erreur de ceux qui oublient que l'être humain s'inscrit, au royaume de l'intelligence, dans l'ordre de la puissance. Ce travail de pénétration ne suffit pas : j'en ai fait l'essai. Après avoir cherché pendant des années à me hisser jusqu'à l'esprit de saint Thomas d'Aquin, j'en suis arrivé à une double conclusion. D'une part, cette recherche m'a transformé en profondeur. D'autre part, cette transformation a constitué le profit essentiel de ma recherche. Elle m'a permis en effet, non seulement de bien saisir ce qu'étaient réellement les vetera, à la lumière de mes conclusions, mais elle m'a ouvert des perspectives stimulantes sur ce que pourraient être les nova. C'est ainsi que, suite à mes enquêtes approfondies sur la pensée de saint Thomas d'Aquin concernant les notions de gratia operans et de verbum, j'ai entrepris la rédaction du présent instrument d'appropriation personnelle de la conscience de soi rationnelle. Il serait préférable, sans doute, de pouvoir satisfaire en un même ouvrage à la fois ceux qui souhaitent avoir une abondance de citations de saint Thomas d’Aquin et ceux qui veulent avoir affaire à un système de pensée conçu de manière indépendante. Ceux qui auront l'énergie de lire à la fois mes travaux historiques et le présent ouvrage vont sans doute convenir que chacune des deux entreprises est passablement complexe et difficile. Dans l'introduction j'ai énoncé un programme. « Si vous arrivez à comprendre à fond ce que c'est que comprendre, non seulement comprendrez-vous les grandes lignes de tout ce qu'il y a à comprendre, mais vous allez également posséder une base fixe, une configuration invariante débouchant sur tous les développements ultérieurs de la compréhension ». Pour situer, en conclusion, cette assertion dans le présent contexte, j'ajouterai que seule une appropriation personnelle de la conscience de soi rationnelle peut permettre de se hisser jusqu'à l'esprit de saint Thomas d'Aquin et que, une fois parvenu à cette hauteur, il est bien difficile de ne pas chercher à importer ce génie imposant dans l'arène des problématiques de notre époque. 1 La question des relations interpersonnelles ne saurait être traitée adéquatement qu'à l'intérieur d'un propos à la fois plus vaste et plus concret. La quasi-absence de ce thème dans le présent ouvrage ne doit pas être interprétée comme une négation de l'importance des relations interpersonnelles dans la vie humaine. 2 Il s’agit du Premier Concile du Vatican. Le livre Insight a été écrit et publié dans les années 1950. Ndt.
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