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Les oeuvres de Bernard Lonergan |
PREMIÈRE PARTIE L’insight en tant qu’activité
5 L'espace et le temps Pour diverses raisons, nous devons maintenant examiner les notions de l’espace et du temps. Ces notions sont fort curieuses, ce qui fait leur intérêt; de plus, elles éclairent de façon significative la nature précise de l’abstraction, elles offrent un contexte concret et familier pour nos précédentes analyses de la science empirique et elles établissent un pont naturel entre notre étude de la science et celle du sens commun. Le présent chapitre est divisé en cinq sections. La première est consacrée à un problème que seule présente la physique, par opposition à d’autres sciences naturelles telles que la chimie et la biologie. La deuxième se veut un exposé descriptif de l'espace et du temps. La troisième présente un essai de formulation de l'intelligibilité abstraite de l'espace et du temps. La quatrième traite des règles de mesure et des horloges. Et la cinquième pose l'intelligibilité concrète de l'espace et du temps. 1 Le problème propre à la physique 1.1 Expressions invariantes et expressions relatives Pour formuler ce problème, il nous faut distinguer 1) les propositions des expressions et 2) les expressions invariantes des expressions relatives. Il suffira pour le moment de considérer les énoncés suivants pour cerner la distinction entre propositions et expressions : « Il fait froid » et « It is cold » sont deux expressions de la même proposition. De même, « 2 + 2 = 4 » et « 10 + 10 = 100 » sont les expressions décimale et binaire d'une même proposition. Comme il est possible de représenter une même proposition par des expressions différentes, une même expression peut, dans des circonstances différentes, représenter des propositions différentes. Ce fait entraîne une distinction entre expressions invariantes et expressions relatives. Une expression sera dite invariante si elle représente en tous temps en tous lieux la même proposition. Une expression sera dite relative si, utilisée en des temps ou des lieux différents, elle exprime des propositions différentes. Ainsi, « 2 + 2 = 4 » représente la même proposition, en tous temps et en tous lieux. C'est une expression invariante. Par contre, la phrase « Jean est ici actuellement » représente, à chaque endroit et à chaque moment où elle est prononcée, une proposition nouvelle. Il s'agit donc d'une expression relative. 1.2 Le fondement de ces expressions dans l'abstraction Il n'est pas difficile de discerner pourquoi certaines expressions sont invariantes et d'autres, relatives. Une expression qui traduit une proposition abstraite ne contient en effet aucune référence à un lieu ou à un moment particulier. Si elle ne contient aucune référence à un lieu ou à un moment particulier, elle ne comporte aucun élément susceptible de varier en fonction des changements de situation spatiale ou temporelle du locuteur. Si, au contraire, une expression représente une proposition concrète, elle contiendra une référence à un lieu ou à un moment particulier et comportera donc un élément susceptible de varier en fonction des changements de situation spatio-temporelle du locuteur. Nous pouvons illustrer cette distinction en opposant deux usages de la copule « est », dans les expressions « Jean est ici » et « le symbole chimique de l'eau pure est H2O ». Dans la première expression, qui traduit une proposition concrète, la copule est relative au moment de l'énonciation. Le présent grammatical du verbe « être » marque l'énoncé de sa force propre. Et le fait de dire que Jean est ici ne signifie aucunement que Jean était ou n'était pas ici auparavant, ni que Jean sera ou ne sera pas ici dans l'avenir. Par contre, l'énoncé « le symbole chimique de l'eau pure est H2O » est l'expression d'une loi abstraite de la nature. La copule se trouve au présent grammatical, mais ne vise pas à restreindre au présent la force de l'expression. S'il est bien vrai que le symbole chimique de l'eau pure est H2O, cela l’était tout autant même avant la découverte de l'oxygène, et cela continuerait d'être vrai même si l'explosion d'une bombe atomique éliminait tous ceux et toutes celles que la chimie intéresse. Bref, la copule « est » dans les expressions abstraites ne se trouve pas au présent ordinaire, mais plutôt à un temps (tense) invariant qui fait abstraction des temps (times) particuliersa. 1.3 L'abstraction en physique Si l'invariance ou la relativité des expressions est fonction du caractère abstrait ou concret des propositions qu'elles expriment, alors, comme tous les principes mathématiques et toutes les lois naturelles du type classique sont abstraits, leur expression appropriée doit donc être invariante. En fait, une telle invariance de l'expression est assurée automatiquement en mathématiques, en chimie et en biologie. On n'a jamais eu tendance à écrire différemment la table des multiplications ou à formuler différemment le théorème binomial en Allemagne et en France, au dix-neuvième et au vingtième siècles. De même, il serait impossible de trouver des expressions relatives pour les centaines de milliers de formules des composés chimiques. Car ces énoncés ne contiennent tout simplement aucune référence spatiale ou temporelle et ne peuvent donc pas varier en fonction des changements de position ou d'époque du locuteur. La physique ne jouit toutefois pas de la même immunité. Ses travaux portent sur les mouvements locaux, dont elle ne peut énoncer les lois sans faire quelque référence à des lieux et à des époques donnés. Et comme ces lois contiennent une référence à des lieux et des époques donnés, elles comportent un élément susceptible de varier en fonction des changements de position et d'époque du locuteur. La physique présente donc un problème particulier. Comme le langage ordinaire établit une copule invariante pour exprimer des vérités générales, de même le physicien doit-il trouver des invariants spatio-temporels pour pouvoir employer les expressions invariantes appropriées dans l'énoncé des lois du mouvement 2 La description de l'Espace et du Temps Avant d'affronter le problème propre à la physique, il convient d'examiner les données ou les matériaux en question. Un tel examen représente un travail de description. Or, comme nous l'avons vu, les descriptions sont exprimées en des conjugats expérientiels. Nous allons donc partir des expériences élémentaires, élaborer les notions résultantes d'espace et de temps, puis montrer comment ces notions impliquent nécessairement un recours aux référentiels et aux transformations. 2.1 Étendues et durées Certaines expériences élémentaires, telles que : voir, aller et venir, saisir, nous sont familières. Ces expériences en soi ont une durée. Elles ne se produisent pas tout d'un coup, mais se déroulent dans le temps. De plus, ce que nous gardons a une durée, qui est corrélative à la durée de l'acte de regarder. De même, il y a la durée de ce à travers ou sur quoi nous nous déplaçons, qui est corrélative à la durée du déplacement lui-même. Et il y a la durée de ce qui est saisi, corrélative à la durée de l'acte de saisir. La durée est donc, sur le plan descriptif, soit une qualité immanente ou un aspect immanent d'une expérience, soit une qualité corrélative ou un aspect corrélatif de ce qui est expérimenté. Si la durée est communément attribuée à la fois à l'expérience et à l'expérimenté, l'étendue n'est attribuée qu'à l'expérimenté. Les couleurs que je vois, les surfaces que je saisis, les volumes à travers lesquels je me déplace ont tous une étendue. Il serait par contre paradoxal de parler de l'étendue de mes expériences de vision, de saisie ou de déplacement. Sur le plan descriptif, les étendues sont donc corrélatives à certaines expériences élémentaires et familières, mais elles se situent dans l'expérimenté et non dans l'expérience elle-même. 2.2 Définitions descriptives Nous allons définir l'Espace comme la totalité ordonnée des étendues concrètes et le Temps comme la totalité ordonnée des durées concrètes. Dorénavant, lorsque nous emploierons le mot Espace ou le mot Temps avec la majuscule, nous désignerons le contenu de ces définitions. Au-delà de la totalité des étendues concrètes et de la totalité des durées concrètes, il existe en effet des totalités purement imaginaires. Ce que nous expérimentons, nous pouvons également l'imaginer. Nous expérimentons l'étendue, mais nous pouvons aussi l'imaginer. Nous expérimentons la durée, mais nous pouvons aussi l'imaginer. Et ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les étendues imaginaires ou les durées imaginaires, mais les étendues concrètes et les durées concrètes en corrélation avec l'expérience. Une difficulté évidente apparaît cependant. Car ni l'expérience globale de la race humaine, ni à plus forte raison celle d'un individu ne peut contenir la totalité des étendues concrètes ou la totalité des durées concrètes. C'est pourquoi nos définitions renvoient non pas à des totalités quelconques, mais à des totalités ordonnées. Manifestement, l'expérience humaine n'intègre qu’un fragment d'étendue concrète et de durée concrète. Il n'en reste pas moins que nous pouvons utiliser ce fragment comme point de départ. Il y a une autre étendue que celle qui est et expérimentée. Et comme cette autre étendue marque une continuité avec celle de l'expérience, elle n'est pas purement imaginée. Aussi y a-t-il, à part la durée de l'expérience, une autre duréeb, en continuité par rapport à la première et par conséquent non purement imaginée. Il en résulte un critère simple permettant de distinguer entre la notion de l'Espace ou du Temps concret et la notion de l'espace ou du temps purement imaginaire. L'Espace concret contient une étendue en corrélation avec l'expérience; toute autre étendue dans l’Espace est reliée à cette étendue concrète. Et en vertu de cette relation, toute autre étendue dans l'Espace est concrète. De même, une notion du Temps concret est construite autour d'un noyau de durée expérimentée. Par ailleurs, le temps ou l'espace purement imaginaire ne contient aucune portion qui soit en corrélation avec l'expérience effective. Un corollaire découle de ce critère : l'espace ou le temps imaginaire peut être ou ne pas être structuré en fonction d'une origine. Les notions de l’Espace ou du Temps concret doivent toutefois être structurées en fonction d'une origine. Car l'expérience humaine n'intègre que des fragments d'Espace ou de Temps concret, alors que les totalités des étendues ou des durées ne peuvent être concrètes que grâce à une structure relationnelle s'articulant autour d'étendues ou de durées données. Il s'ensuit que les référentiels sont essentiels aux notions de l'Espace et du Temps. 2.3 Les référentiels Les référentiels sont des structures relationnelles servant à ordonner les totalités des étendues et/ou des durées. On distingue trois catégories de différentiels : les référentiels personnels, publics et spéciaux. Chacun d'entre nous possède son référentiel personnel. Mon référentiel se déplace quand je me déplace, il tourne quand je me tourne; il rend aussi son « maintenant » et mon présent psychologique synchrones. La corrélation entre, d'une part, le lieu et le moment où je me trouve et, d'autre part, le sens de mots tels que ici, là, près, loin, droite, gauche, au-dessus, au-dessous, devant, derrière, maintenant, alors, bientôt, récemment, il y a longtemps, ainsi de suite, témoigne de l'existence de ce référentiel personnel. Il existe ensuite des référentiels publics. Les gens se familiarisent avec le plan des édifices, le réseau des rues où ils ont à se déplacer, la carte de leur ville, de leur pays, de leur continent. Ils se familiarisent également avec l'alternance du jour et de la nuit, avec la succession des semaines et des mois, avec l'utilisation des horloges et des calendriers. Or ces schèmes relationnels intègrent à la fois des étendues et des durées. Il ne s'agit toutefois pas de référentiels personnels qui changent en fonction des mouvements d'une personne. Ce sont plutôt des schèmes publics, communs à de nombreuses personnes, et qui servent à traduire les ici et les maintenant des référentiels personnels en des lieux et des dates le plus souvent intelligibles. L'occurrence de questions telles que « Où suis-je? », « Quelle heure est-il? », « Quel jour sommes-nous aujourd'hui? » manifeste clairement ce qui distingue les référentiels publics des référentiels personnels. Chacun sait désigner constamment comme « ici maintenant » l'endroit et le moment où il se trouve. Il lui faut toutefois plus de données pour établir une corrélation entre son ici et un point sur une carte, et entre son maintenant et les coordonnées du présent sur une horloge ou un calendrier. Il y a enfin les référentiels spéciaux. Une position, une direction et un instant de base sont choisis. Des axes de coordonnées sont tracés. Sur ces axes sont établies des divisions, permettant de noter de façon univoque tout point donné à tout moment donné, comme un (x, y, z, t). Les référentiels spéciaux peuvent être mathématiques ou physiques. Ils sont mathématiques s'ils ordonnent un espace et un temps imaginaires. Ils sont physiques s'ils ordonnent l'Espace et le Temps concrets. Le fait de choisir un (x, y, z, t) quelconque, et de se poser des questions sur le lieu et le temps indiqués par ces coordonnées, met en lumière la distinction établie. Car si le référentiel est physique, la réponse aux questions posées coïncidera avec un point précis dans l'Espace et un instant précis dans le Temps. Si par contre le référentiel est mathématique, la réponse sera que n'importe quel point-instant peut correspondre aux coordonnées choisies. 2.4 Les transformations Il peut y avoir autant de référentiels distincts de chaque type qu'il existe d'origines et d'orientations possibles. D'une telle multiplicité découle le problème de la transposition d'énoncés relatifs à un référentiel en des énoncés relatifs à un autre référentiel. Ce problème peut être résolu de façon particulière; la solution passe alors par l'inspection et l'insight. Lorsque deux personnes sont en face l'une de l'autre, par exemple, on peut constater que la région de l'Espace à la droite de l'une se trouve à la gauche de l'autre, et donc établir que dans les circonstances ce qui est la « droite » de l'une est la « gauche » de l'autre. De même, il est possible de corréler les cartes géographiques de deux pays en se reportant à la carte du continent auquel ils appartiennent, tout comme de synchroniser des horloges qui se trouvent à différentes positions en tenant compte de la rotation de la terre. Le problème des référentiels spéciaux admet également une solution plus générale. Supposons une identité entre le point (x, y, z) dans le référentiel K et le point désigné (x', y', z') dans le référentiel K'. Des considérations géométriques nous permettront de trouver trois équations qui établissent des relations respectives entre x, y et z et x', y' et z', et de montrer que ces équations valent pour tout point (x, y, z). C'est ainsi qu’on obtient des équations de transformation; le simple procédé de substitution rend possible la transformation de tout énoncé renfermant les termes x, y, z, en un énoncé faisant appel aux termes x', y', z'. Par exemple, le front d'onde d’un signal lumineux émis depuis l'origine d'un référentiel K pourrait être la sphère X2 + y2 + z2 = c2 t2. Les équations de la transformation depuis le référentiel K jusqu'à un référentiel K’ pourraient être x = x' - vt'; y = y'; z = z'; t = t'. Par substitution, on pourrait obtenir l'équation du front d'onde dans le référentiel K, qui serait : (x’ – vt’)2 + y’2 + z’2 = c2t’2 2.5 La géométrie généralisée Dans la précédente étude des transformations, le procédé employé dans le cas spécial se fondait sur des considérations géométriques. Il convient de noter que le procédé inverse est aussi possible, c'est-à-dire que l'on peut élaborer une théorie générale des géométries à partir d'une étude des transformations. Considérons une fonction quelconque de n variables telle que
Il faut noter que la possibilité d'obtenir l'équation (1) ou l'équation (2) implique la possibilité d'obtenir les deux équations. De plus, la transformation inverse, soit de K1 à K, permet d'obtenir deux équations semblables aux équations (1) et (2). L'application de ces équations peut se faire à la fois sur le plan spatial et sur le plan temporel, et pour chaque application trois interprétations sont possibles. L'application spatiale consiste à supposer que P et Q sont les positions terminales simultanées d'une règle de mesure standard d'une longueur unitaire en K, de façon que
d'où, suivant les équations (1) et (2)
L'application temporelle consiste à supposer que P et Q représentent l’heure indiquée à des secondes successives sur une horloge standard stationnaire dans un référentiel K, de façon que
d'où, suivant les équations (1) et (2)
En conséquence, étant donné que les unités standard de distance et de temps sont censées se transformer de façon invariante, un problème d'interprétation se pose. Trois réponses sont possibles. Une première interprétation semble découler de la contraction de Fitzgerald. Comme H est supérieur à l'unité, on conclut des équations (3) et (5) que la règle standard dans le référentiel K1 est plus courte que la règle standard dans le référentiel K. De même on conclut des équations (8) et (10) que l'unité de temps dans le référentiel K1 est plus courte que l'unité de temps dans le référentiel K. De plus, il est possible d'obtenir les conclusions opposées à partir des équations établies par la transformation de K1 en K. Mais, mis à part son caractère paradoxal, cette interprétation a le défaut de passer presque sous silence les équations (4) et (6), (7) et (9). Une deuxième interprétation porte d'abord que dans la relativité restreinte l'on synchronise les horloges dans chaque référentiel en supposant non pas que la simultanéité est identique, mais que la vitesse de la lumière est la même constante dans tous les référentiels. Selon cette interprétation, les équations (5) et (6) sont considérées conjointement et il appert immédiatement qu'une distance entre des positions simultanées dans le référentiel K a été transformée en une distance entre des positions qui ne sont pas simultanées dans le référentiel K1. Or le pied de Cendrillon paraîtrait grand si l'on mesurait la distance entre l'endroit où se trouve le bout de ses orteils à un moment donné et l'endroit où se trouve l'arrière de sa cheville à un autre moment; c'est ainsi qu'est perçue dans le référentiel K1 l'unité de longueur standard dans le référentiel K. De même, les équations (9) et (10) sont prises ensemble et révèlent que ce qui, selon le référentiel K, est un intervalle de temps sur une même horloge stationnaire, constitue, selon le référentiel K1, une différence de temps entre des horloges se trouvant dans des positions différentes. La différence de temps exprimée par l'équation (10) résulte donc non seulement de la différence de temps exprimée par l'équation (8) mais également du fait, sous-jacent aux équations de transformation, que dans chaque référentiel on synchronise les horloges se trouvant dans différentes positions en supposant que la vitesse de la lumière est une même constante dans tous les référentiels. Certes, on peut trouver étrange cette méthode de synchronisation, voire l'existence même d'un problème de synchronisation. Mais, une fois admise la singularité initiale, ni les équations (3) à (10), ni des équations semblables obtenues par la transformation du référentiel K1 en référentiel K ne paraissent plus étranges. Une troisième interprétation se fonde sur l'espace de Minkowski. Elle consiste à soutenir que dans le contexte de la relativité restreinte il est erroné de supposer qu'une différence de position représente simplement une entité spatiale ou qu'une différence de temps représente simplement une entité temporelle. Une règle standard est donc spatio-temporelle : il ne s'agit pas seulement d'une distance entre deux positions, mais également d'une distance entre une position x1 à un moment t1 et une position x2 à un moment t2. De même, une horloge standard est spatio-temporelle : elle n'établit pas de simples écarts temporels, mais bien une différence entre un temps t1 à une position x1 et un temps t2 à une position x2. De plus, une unité sur une règle standard quelconque détermine un seul intervalle spatio-temporel invariant pour tous les référentiels, c'est-à-dire l'unité; une unité sur une horloge standard, un seul intervalle spatio-temporel invariant pour tous les référentiels, c'est-à-dire ic . Toutefois, si les règles et les horloges standard déterminent les mêmes intervalles spatio-temporels pour tous les référentiels, ces intervalles invariants se répartissent différemment en composantes spatiales et temporelles dans différents référentiels. Les définitions suivantes permettent de distinguer les référentiels normaux et anormaux : Un référentiel est normal, pour ce qui est des mesures, si les écarts de position comportent un élément temporel qui est zéro et les écarts de temps, un élément spatial qui est zéro. Un référentiel est anormal, pour ce qui est des mesures, si les écarts de position comportent un élément temporel qui n'est pas zéro et les écarts de temps, un élément spatial qui n'est pas zéro. On pourra noter, enfin, que si la première interprétation diffère des deux autres, la deuxième et la troisième sont compatibles et complémentaires. La deuxième explique en effet les différences qu'entraîne la transformation des unités de distance et de temps, en soulignant que, lorsque la vitesse relative n'est pas zéro, les équations de transformation recouvrent une technique particulière dans la synchronisation, alors que la troisième interprétation systématise l'ensemble de la question en faisant porter l'attention sur les invariants spatio-temporels et en soulignant que ces invariants se répartissent différemment en éléments spatiaux et temporels dans des référentiels différents. Quelques précisions s'imposent au sujet de la notion générale de mesure que présupposent la deuxième et Ia troisième interprétations. 4.2 La notion générique de mesure La recherche empirique a été conçue comme un processus menant de la description à l'explication. Nous abordons d'abord les choses dans leurs rapports avec nos sens. À la fin du processus nous considérons les choses dans leurs relations réciproques. Les classifications initiales sont fondées sur les ressemblances sensibles, mais elles subissent une révision à mesure que sont élaborés les corrélations, les lois, les théories et les systèmes. Les ressemblances sensibles ont cessé d'être significatives et les définitions consistent en une terminologie technique créée dans la foulée du progrès scientifique. C'est ainsi que les classifications biologiques ont été marquées par la théorie de l'évolution. Que les définitions des composés chimiques font appel aux éléments chimiques. Que les définitions des éléments chimiques sont fonction de leurs relations réciproques dans une table périodique ouverte aux éléments qui n'ont pas encore été découverts ou synthétisés. Que la masse, distincte du poids, la température, distincte de l'intensité de la sensation de chaleur, et les champs vectoriels électromagnétiques constituent les notions fondamentales de la physique. Or la principale technique utilisée pour réaliser ce passage de la description à l'explication est la mesure. Il s'agit de déterminer les nombres représentant des mesures qui remplacent l'impression visuelle de la couleur, l'impression auditive du son et la perception sensible de la chaleur et de la pression. Cette substitution nous permet de passer des relations entre les termes sensibles et nos sens aux relations réciproques des nombres eux-mêmes. Voilà pour l'importance et la fonction fondamentales de la mesure. La construction de ces relations numériques entre les choses fait intervenir une simplification d'arrangement quasi nécessaire. Même si elle était théoriquement possible, une entreprise visant à établir les relations réciproques des choses en précisant de façon distincte les relations de chacune d'entre elles avec toutes les autres ne serait pas praticable Plus simple et plus systématique, un autre procédé consiste à choisir un type de choses ou d'étendues, à établir une relation directe entre tous les autres types et celui-là, et à faire appel à l'inférence déductive pour établir les relations existant entre les autres types. Ainsi, au lieu de souligner que la taille de Pierre est dans une proportion de 1/10 supérieure à celle de Jacques, que Jacques est plus petit que Jean dans une proportion de 1/20, et donc que Jean est plus petit que Pierre dans une proportion de 9/209, on choisira une grandeur arbitraire comme unité standard et on mesurera Pierre, Jacques et Jean, non plus l'un par rapport à l'autre, mais en fonction des unités de mesure que sont les pieds ou les centimètres. Une unité standard est donc une grandeur physique parmi d'autres grandeurs physiques semblables. Sa position privilégiée tient à la simplicité systématique d'une démarche qui implique les relations entre chaque grandeur et toutes les autres, en établissant simplement les relations entre toutes les grandeurs et une grandeur particulière. La sélection et la détermination des unités standard font appel à un élément conventionnel, arbitraire, ainsi qu'à un élément théorique beaucoup plus vaste. Que le mètre standard soit la longueur de la distance entre des coches sur une tige, à une certaine température, à un endroit donné, tient d'une convention. Que le mètre ait telle ou telle longueur relève de l'arbitraire. Par ailleurs, le fondement des autres aspects de l'unité standard réside dans des connaissances théoriques présumées ou acquises. Qu'est-ce que la longueur? La longueur varie-t-elle en fonction de la température? selon les changements de lieu et de temps? en fonction des changements de référentiel? De telles questions sont pertinents. Si elles dépendent des résultats de la recherche empirique, les réponses peuvent faire l'objet d'une révision en même temps que ces résultats. Par contre, si les réponses ne peuvent être obtenues que par le recours au champ des présuppositions et des présomptions de base, alors elles seront d'ordre méthodologique et pourront faire l'objet de révisions méthodologiques. Il a déjà été question du point fondamental à saisir ici. L'absolu ne se situe pas sur le plan des présentations sensibles, mais réside dans le champ des propositions abstraites et des expressions invariantes. La comparaison de deux mesures d'un étalon de métal, effectuées à deux jours d'intervalle, ne permet pas de vérifier la constance de la longueur de cet étalon. Le champ des éléments observables se limite au lieu et au moment présents. Certes, vous pouvez observer la longueur de l'étalon aujourd’hui, si aujourd'hui vous vous trouvez au bon endroit. La longueur que l’étalon avait hier ne fait toutefois plus partie du champ des éléments observables, et celle qu'il aura demain, pas encore. Le fait est que la constance de la longueur de l'étalon dans le temps est une conclusion fondée sur des connaissances générales. Cette démarche consiste pour le chercheur à noter toutes les façons possibles dont la longueur d'une tige de métal peut changer, à prendre des précautions pour empêcher tout changement de longueur de l'étalon et à conclure qu'à sa connaissance aucun changement ne s'est produit. Autrement dit, la constance de l'étalon est une conclusion fondée sur l'invariance des lois, et une révision des lois entraîne nécessairement une nouvelle détermination des spécifications de l’étalon. Cette possibilité d'une révision des étalons bute sur un problème d’ordre logique. En effet, comment peut-on établir de nouvelles lois si ce n’est grâce à des mesures fondées sur d'anciens étalons? Comment les nouvelles lois pourraient-elles être correctes, si les anciens étalons ne le sont pas? Comment des lois incorrectes peuvent-elles servir à corriger d'anciens étalons? Ces questions cachent une présupposition erronée. La science ne progresse pas en tirant de nouvelles conclusions de prémisses anciennes. La déduction est une opération qui n'intervient que dans le champ des concepts et des propositions. Or le progrès de la science représente, comme nous l'avons vu, un circuit qui va des données à la recherche, de la recherche à l'insight, de l'insight à la formulation des prémisses et à la déduction de leurs conséquences, de cette formulation aux opérations matérielles qui font surgir de nouvelles données et à la limite forment le nouvel ensemble d'insights appelé point de vue supérieur. Procéder à une révision fondamentale, c'est donc faire un saut. Il s'agit d'une saisie soudaine de l'insuffisance des anciennes lois et des anciens étalons. Une telle révision produit d'un seul coup les nouvelles lois et les nouveaux étalons. Enfin, la même vérification permet d'établir que les nouvelles lois et les nouveaux étalons satisfont aux données. Il en est de même pour l'emploi des étalons. Il faut définir aussi exactement que possible le type précis de grandeur à mesurer. Il faut définir le procédé précis qui mène de la grandeur mesurable et de l'unité standard à la détermination du nombre appelé mesure. À chaque étape du développement d'une science, ces définitions seront établies à la lumière des connaissances acquises ou présumées. Or chaque nouvelle étape peut déboucher sur de nouvelles acquisitions et de nouvelles présomptions : d'où révision possible des définitions. Et une telle révision suppose, non pas la déduction de nouvelles conclusions à partir des anciennes prémisses, mais un saut pour déboucher sur de nouvelles prémisses. Voilà pour la notion générique de mesure. Chose sûre, elle implique intrinsèquement la possibilité que des différenciations successives résultent des révisions qui se produisent dans le champ abstrait des définitions, des principes et des lois. Il nous faut maintenant prêter attention à la révision qu'impose aux notions de mesures spatiales et temporelles la théorie de la relativité restreinte. 4.3 Différenciations de la notion générique de mesure Tout d'abord, distinguons 1) la grandeur, 2) la longueur et 3) la mesure. La grandeur désignera ici l'étendue, à l'exclusion de toute conception géométrique. Il s'agit d'un conjugat expérientiel élémentaire, devant être caractérisé par des expériences simples. Ainsi, pour indiquer la grandeur spatiale, il suffira de dire qu'elle varie de deux façons. D'une façon externe, en ce sens qu'elle semble grossir en proportion de sa proximité. D'une façon interne, en ce sens qu'elle s'étend ou se contracte. La grandeur temporelle varie également de deux façons. La variation externe, nous l'appelons le temps psychologique, qui fuit pendant une activité intéressante, et traîne en longueur pendant une corvée. Les grandeurs des durées présentent également des différences internes : vingt ans, c'est long, même à l'extérieur d'une prison, et une seconde c'est court, même pour un prisonnier. La longueur désignera ici la grandeur appliquée à une construction géométrique. Au premier abord, la longueur spatiale semble être simplement la grandeur dans une seule direction ou dimension. Il n'est toutefois pas nécessaire d'utiliser des mots comme « direction » ou « dimension ». Ce fait dénote non seulement l'analyse de la grandeur dans ses éléments de longueur, de largeur et de profondeur, mais également la nécessité de saisir la longueur sur une ligne droite ou une géodésique. De plus, les extrémités d'une ligne droite ou d'une géodésique sont des points, alors que les extrémités d'une grandeur peuvent difficilement n'être que des points; d'où la nécessité de soumettre la grandeur d’un objet matériel à une analyse géométrique approfondie pour établir une correspondance particulière entre les limites de la grandeur et des points sur une ligne droite. Enfin, les objets matériels peuvent présenter des variations internes de grandeur et se déplacer localement. Un objet qui grossit ou se contracte offre à l'observation une série de longueurs en une série d'instants. Un objet qui se déplace se situe successivement entre deux séries de positions limitrophes. Sa longueur n'est pas la distance entre des positions limitrophes présentes et passées. La longueur d'un objet est donc fonction non seulement d'une géométrie de l'espace, mais également des déterminations de l'instant et de la simultanéité. Pour déterminer la longueur d'une durée, il est nécessaire d'ajouter l’analyse mécanique à l'analyse géométrique. Il faut découvrir une vitesse constante ou une périodicité régulière. La grandeur spatiale traversée à la vitesse établie doit être conçue comme une longueur et divisée en parties égales. Enfin, s'il est possible de déterminer la longueur d'une durée en faisant le compte des parties traversées ou des périodes notées plusieurs fois, il existe néanmoins de nombreuses durées. Il faut établir d'une façon ou d'une autre des relations entre ces durées, et ainsi élaborer une détermination générale de la simultanéité ou de la synchronisation. Les grandeurs — nous l'avons noté — présentent deux types de différences. Elles différent sur le plan interne, en fonction des expansions et des contractions, des prolongements et des raccourcissements. Et elles diffèrent sur le plan externe, en fonction de la position relative de nos sens et de la qualité de nos états subjectifs. La notion de longueur a un avantage manifeste : elle élimine les différences de grandeur purement externes. Gardons-nous cependant de conclure que la longueur sera en conséquence invariante. Les déterminations de la longueur, comme nous l’avons vu, sont fonction des déterminations de la simultanéité. Or il se peut que la simultanéité ne soit pas invariante. En outre, les déterminations de la longueur dépendent de la supposition de quelque géométrie spécifique. Mais il se peut que la géométrie spécifique, vérifiée dans l'Espace et le Temps, ne considère pas la longueur comme étant invariante. Reste la mesure. Selon les suppositions de Newton, une mesure est un nombre qui est à l'unité ce que la longueur de l'étendue mesurée est à la longueur d'une unité standard. Dire qu'une pièce a une longueur de cinq mètres, c'est affirmer que la longueur de la pièce est à la longueur d'une règle de un mètre ce que le nombre « cinq » est à l'unité. De même, dire qu'un processus dure cinq secondes, c'est affirmer que la longueur du processus est à la longueur d'une seconde standard ce que le nombre « cinq » est à l'unité. Enfin, les longueurs sont invariantes à l'intérieur de transformations admissibles, ce qui signifie que les mesures valables à l’intérieur d'un référentiel sont valables dans tous les référentiels admissibles. Passer des suppositions de Newton à celles de la relativité restreinte est tout ce qu'il y a de plus simple; il suffit de noter une méprise dans l'explication de la mesure que nous venons de présenter. Deux règles de mesure, AP et BQ, seront de longueur égale si et seulement si A coïncide avec B en même temps que P coïncide avec Q. Si en particulier A coïncide avec B à un moment et que P coïncide avec Q à un autre moment, il pourrait se produire un mouvement relatif au cours de l'intervalle, ce qui rendrait impossible une affirmation d'égalité. De même, deux horloges R et S sont synchrones si et seulement si elles indiquent exactement la même heure au même moment. Il sera impossible d'affirmer par exemple la synchronisation des deux horloges si on a relevé des temps identiques sur l'horloge R et sur l'horloge S, mais à des séries de moments différents. Non seulement la mesure des différences spatiales et temporelles exige-t-elle comme condition essentielle une détermination exacte de la signification de la simultanéité, mais, comme nous l'avons vu, il ne peut être présumé que cette signification soit identique pour tous les points de vue spatio-temporels. Comme la simultanéité est une relation entre des événements particuliers se produisant à des moments particuliers dans des lieux particuliers, on peut prévoir l'existence d'une analogie entre cette notion et d'autres notions telles que « maintenant » et « ici ». Pour échapper à la relativité de la simultanéité, il faut faire appel à quelque absolu. Or l'absolu, en ce qui a trait à la mesure, comme l'absolu en ce qui a trait à l'espace et au temps, réside dans le domaine des principes et des lois. Car les principes et les lois ne peuvent varier en fonction des variations de lieux et de temps, puisqu'ils font abstraction des lieux particuliers et des temps particuliers. La supposition fondamentale touchant la mesure dans la relativité restreinte coïncidera donc avec son postulat de base : l'expression mathématique des principes et des lois physiques est invariante à l'intérieur de transformations inertielles. En conséquence, la géométrie qui convient pour intégrer les grandeurs et en faire des longueurs sera l'espace de Minkowski. En conséquence également, la notion correcte de la simultanéité sera la notion implicite 1) sur le plan théorique, dans la transformation de Lorentz-Einstein et 2) sur le plan opérationnel, dans le fait que dans tous les référentiels les horloges sont synchronisées par des signaux lumineux et que la vitesse de la lumière est toujours une même constante. Dans la relativité restreinte, la mesure de toute différence spatiale om temporelle détermine donc un intervalle spatio-temporel 1) qui est invariant pour tous les référentiels, mais 2) qui se résout en différents éléments spatiaux et temporels dans différents référentiels en mouvement relatif. De plus, une distinction peut être établie entre référentiels normaux et anormaux. En effet, si elle est purement spatiale, une étendue mesurée aura une composante temporelle zéro dans un référentiel normal, mais dans un référentiel anormal cette composante temporelle ne sera pas égale à zéro. De même, si elle est purement temporelle, une étendue mesurée aura dans un référentiel normal une composante spatiale zéro, mais dans un référentiel anormal cette composante spatiale ne sera pas égale à zéro. On ne devrait donc faire appel qu'à des référentiels normaux dans les opérations de mesure, pour éviter d'avoir à découvrir la composante temporelle dans une différence spatiale et la composante spatiale dans une différence temporelle. Il ressort de la présente analyse que la division apparemment arbitraire de l'univers en deux parties — les règles de mesure et les horloges d'une part, et tout le reste d'autre part7 — semble s'évanouir. La question fondamentale est en effet celle de la relativité de la simultanéité, relativité qui est partie intégrante de la notion même de mesure déterminée. Ainsi donc, même si les mesures sont des relations entre d'une part les règles de mesure et les horloges et d'autre part toutes les autres étendues spatiales et temporelles, il n'existe aucune particularité des règles de mesure qui ne se trouve dans les autres étendues spatiales, comme il n'y a aucune particularité des horloges qui ne se trouve dans les autres étendues temporelles. Finalement, il est peut-être superflu de noter que notre exposé de la mesure ne comporte aucun essai de traitement de la notion de mesure implicite dans la théorie de la relativité générale, ni des problèmes qui se posent lorsque l'activité de mesure introduit un élément fortuit ou non systématique dans les objets sur lesquels porte la recherche. Certes, ces éléments figureraient sans aucun doute dans une étude générale de la question. Mais notre objectif était d'insister sur le fait que les absolus ne résident pas dans le champ des éléments sensibles particuliers et de dissocier notre exposé de l'intelligibilité abstraite de l'Espace et du Temps des paradoxes que l'on s'est trop empressé de considérer comme inhérents à la théorie de la relativité restreinte. 4 L'intelligibilité concrète de l’Espace et du Temps L’Espace et le Temps ont été définis comme des totalités ordonnées étendues concrètes et de durées concrètes. L'Espace et le Temps se distinguent de l'espace imaginaire et du temps imaginaire, qui sont des totalités d'étendues et de durées simplement imaginées. De plus, cette distinction révèle que les notions de l’Espace et du Temps remontent à des étendues et des durées expérimentées, et font appel à des référentiels pour prendre en compte la totalité des autres étendues et durées concrètes. L'ordre intelligible des référentiels ne peut être que descriptif, puisqu'il existe une multiplicité illimitée de référentiels. Pour comprendre, non pas les notions de l'Espace et du Temps que conçoivent les humains, mais l'intelligibilité immanente à l’Espace et au Temps, il faut passer des référentiels aux principes et aux lois géométriques dont l’expression est invariante à l'intérieur des transformations. De plus, la géométrie à trouver coïncidera avec la géométrie que les physiciens déterminent lorsqu'ils établissent une expression invariante pour les principes et les lois physiques. Une telle géométrie est toutefois abstraite, non pas au sens où elle n'est pas vérifiée (car nous recherchons une géométrie vérifiée par les physiciens). Elle est abstraite au sens où elle consiste en un ensemble de propositions abstraites et d'expressions invariantes, et au sens où, même si elle peut être appliquée à des étendues et à des durées concrètes, elle est effectivement appliquée différemment suivant différents points de vue spatio-temporels. Ainsi donc, tant qu'ils en restent au niveau des expressions invariantes, les humains n'envisagent aucune étendue ni aucune durée concrète; par contre, dès que les humains envisagent les étendues et les durées concrètes, chacun d'entre eux les perçoit différemment. La multiplicité illimitée des différents points de vue spatio-temporels et des différents référentiels, loin d'être dépassée, réapparaît à chaque retour de l'abstrait au concret. Une observation parallèle s'impose. L'intelligibilité abstraite de l'Espace et du Temps coïncide avec la solution d'un problème en physique. Il s'agit de l'intelligibilité non pas tant de l'Espace et du Temps que des objets physiques dans leurs relations spatio-temporelles. Ne peut-on pas compter trouver une intelligibilité propre à l'Espace et propre au Temps? Telle était la question traitée dans cette section consacrée à l'intelligibilité concrète de l'Espace et du Temps. L'objet visé est une intelligibilité saisie dans la totalité des étendues et des durées concrètes et, de fait, identique pour tous les points de vue spatio-temporels. Trouver la réponse est chose facile. Il suffit de passer du type de recherche classique, dont nous avons traité, au type complémentaire, celui de la recherche statistique. Il a été posé qu'une théorie de la probabilité émergente présente de façon générique l'intelligibilité immanente au processus universel. La probabilité émergente est la réalisation successive des possibilités des situations concrètes en accord avec leurs probabilités. L'intelligibilité concrète de l'Espace réside dans le fait qu'elle fonde la possibilité de ces multiplicités simultanées appelées situations. L'intelligibilité concrète du Temps réside dans le fait qu'elle fonde la possibilité des réalisations successives en accord avec les probabilités. Autrement dit, les étendues concrètes et les durées concrètes constituent le champ, la matière, la puissance, où la probabilité émergente est la forme, l'intelligibilité immanentec. a un temps (tense) invariant qui fait abstraction des temps (times) particuliers : ce raisonnement est développé dans les travaux théologiques que Lonergan rédige en latin au moment même où il travaille à Insight. À propos du simul esse de Dieu et des choses, Lonergan écrit : « "est" duo significat; primo et semper significat ens et verum, et ita non differt ab "erat" vel "erit"; deinde connotat comparationem inter tempus rei et tempus iudicantis, et ita differt ab "erat" et "erit" ». Il conclut un peu plus loin : « "simul esse" sequitur ipsam rationem entis nisi prædicamentum "quando" impedit ». (De scientia atque voluntate Dei : Supplementum schematicum. Notes à l'intention des étudiants, Regis College [à cette époque : Christ the King Seminary], 1950, § 3, De comparatione entis æterni et temporalis.) Voir également la section 3.4 (La simultanéité). b une autre étendue ... une autre durée : une autre idée liée aux travaux théologiques latins de cette époque, et touchant le rôle de l'imagination qui nous relie au Christ à travers l'espace et le temps — « non tamen ad ... Iesum ... acceditur nisi hic locus hocque tempus sensibus innotescunt et per imaginationem continuantur donec ad Palestinam ... ante duo millia annorum perveniatur » (De constitutione Christi ontologica et psychologica, Rome, Presses de l'Université Grégorienne, 1956). c la probabilité émergente est la forme, l'intelligibilité immanente : dans ses leçons intitulées Intelligence and Reality Lonergan présentait neuf éléments métaphysiques. Il ajoutait aux six éléments familiers (puissances, formes et actes centraux et conjugués) les trois suivants : la puissance collective, la forme collective, l'acte collectif. Les relations entre ces trois éléments et les six précédents pourront être examinées en détail au chapitre 15; il en est brièvement question dans l'épilogue — « Si je fais mienne la pensée de saint Thomas au sujet des éléments de base, cela ne m'empêche pas de développer sa pensée pour établir une analyse métaphysique des genres et des espèces explicatifs, ainsi que du développement lui-même » — toutefois, c'est cette dernière phrase du chapitre 5 qui évoque pour la première fois dans le présent ouvrage l'intéressante énigme du choix entre l'adoption de six ou de neuf éléments. (Voir également les notes a et e du chapitre 15, les notes c et d du chapitre 16, et la note c de l'épilogue.) 1 Voir à titre d'exemple le résumé que présente Victor F. LENZEN dans The Nature of Physical Theory, p. 59-62. 3 Edwin Arthur BURTT, The Metaphysical Foundations of Modern Science, Atlantic Highlands, NJ, Humanitas Press, 1980. 4 Saint Thomas d'AQUIN, In Aristotelis libros Physicorum, IV, lect. 17, § 3 et 4. 5 Au sujet de la dérivation conséquente de la transformation de Einstein Lorentz et de l'espace de Minkowski, voir LINDSAY et MARGENAU, Foundations of Physics, p. 333-355. 6 Pour un exposé sur cette question voir ibidem, p. 339-342. 7 Les équations suivantes permettent d'obtenir l'intervalle invariant s :
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