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Les oeuvres de Bernard Lonergan |
DEUXIÈME PARTIE L'insight en tant que connaissance
19 La connaissance transcendante générale S'il existe ou s'il doit exister une intégration supérieure de la vie humaine, la connaissance d'une telle intégration devra forcément dépasser les divers types de connaissance auxquels nous nous sommes intéressé jusqu'ici. Si elle doit assurer la continuité avec ces autres types de connaissance, la connaissance nouvelle va toutefois se conformer aux caractéristiques de base qui nous sont déjà familières. La distinction établie entre une structure heuristique et sa détermination fait apparaître la plus fondamentale, peut-être, de ces caractéristiques. Du simple fait qu'il connaît par la recherche intelligente et la réflexion rationnelle, l'être humain peut déterminer à l'avance certains attributs généraux de l'objet de sa recherche. Ainsi, les méthodes des sciences empiriques reposent sur l'anticipation de systèmes de lois, de fréquences idéales, d'opérateurs génétiques, de tensions dialectiques. Ainsi, la métaphysique de l'être proportionné a été conçue comme la mise en œuvre des structures heuristiques intégrées de la science empirique. Ainsi, le présent chapitre consacré à la connaissance transcendante générale a pour objet la détermination de ce que nous pouvons connaître et que nous connaissons effectivement au sujet de l'être transcendant, avant de parvenir à un acte de compréhension nous permettant de saisir ce qu’est un être transcendant. Pour employer une terminologie plus familière à bon nombre de lecteurs, le présent chapitre a pour objet la connaissance de Dieu, qui est, selon saint Thomas d'Aquin, connaissance de l'existence de Dieu, et non connaissance de ce qu'est Dieu. La notion de transcendance Une conception courante oppose transcendance et immanence. La façon la plus simple de comprendre une telle opposition est de partir de l'idée reçue selon laquelle connaître consiste à regarder. Car le fait de l'erreur, vu sous cet angle, a quelque chose de déconcertant : l'erreur consiste soit à voir ce qui n'est pas en face de soi, soit à ne pas voir ce qui est en face de soi. Or si le premier regard est erroné, le deuxième, le troisième, le quatrième, ou le nième regard peut être aussi erroné, de la même façon ou d'une façon différente. Auquel de ces regards faut-il se fier? Y en a-t-il un qui est fiable? La certitude n'exige-t-elle pas la possibilité d'un super-regard permettant de comparer l'objet à voir et l'objet vu? Ce super-regard ne serait-il pas exposé exactement à la même difficulté? Il le serait, bien sûr, ce qui nous mène à la conclusion que le connaître est immanent non pas simplement au sens ontologique (le connaître se produit chez le sujet connaissant) mais également au sens épistémologique (rien n'est connu sinon le contenu immanent à l'acte de connaître). Le rejet de la supposition erronée identifiant connaître et regard constitue donc un premier pas vers la transcendance. Après tout, même le raisonnement déployé ci-dessus aux fins d'établir l'immanence n'est pas affaire de regard, mais plutôt de compréhension et de jugement. Quiconque fait appel à ce type de raisonnement pour affirmer une immanence épistémologique ferait mieux de s'arrêter au fait qu'il est en train de raisonner, et être ainsi amené à rejeter la prémisse majeure de ce raisonnement. Les contrepositions invitent à leur propre renversement. En un sens plus général, transcendance signifie « dépassement ». Ainsi, la recherche, l'insight et la formulation ne reproduisent pas simplement le contenu de l'expérience sensible, ils le dépassent. Ainsi, la réflexion, la saisie de l'inconditionné et le jugement ne s'arrêtent pas aux simples objets de la supposition, de la définition, de la considération, ils les dépassent pour accéder à l'univers des faits, de l'être, de ce qui est affirmé de façon vraie et de ce qui est réellement. De plus, ou bien l'être humain peut se satisfaire de connaître les choses prises par rapport à lui, ou bien il peut dépasser une telle connaissance pour chercher avec le scientifique la connaissance des choses dans leurs relations réciproques. Il peut également dépasser à la fois le sens commun et la science actuelle, et saisir la structure dynamique de notre connaître et de notre agir rationnels, puis formuler une métaphysique et une éthique. Enfin, il peut se demander si la connaissance humaine est limitée à l'univers de l'être proportionné ou si elle dépasse cet univers pour pénétrer dans le royaume de l’être transcendant. Ce royaume transcendant, il peut le concevoir soit de façon relative ou de façon absolue, soit comme un domaine qui dépasse l'être humain ou comme le terme ultime de l'ensemble de la démarche de dépassement. Malgré son caractère imposant, le mot « transcendance » désigne la démarche élémentaire du questionnement. Ainsi le présent ouvrage a-t-il été rédigé d'un point de vue progressif. Nous avons d'abord examiné I’insight comme un événement digne d'intérêt qui se produit dans la conscience humaine. Puis nous avons abordé l'insight comme événement central dans la genèse de la connaissance mathématique. Nous sommes allé au-delà des mathématiques pour étudier le rôle de l'insight dans les investigations classiques et les investigations statistiques. Nous sommes allé au-delà des insights reproductibles des scientifiques pour nous pencher sur le fonctionnement plus complexe de l'intelligence dans le monde du sens commun, dans ses relations avec sa base psychoneurale, puis dans son expansion historique sous forme de technologie, d'économies et de systèmes politiques. Nous avons dépassé tous ces insights directs et tous ces insights à rebours pour nous concentrer sur la saisie réflexive qui fonde le jugement. Nous avons dépassé tous les insights pris en tant qu'activités pour les considérer en tant qu'éléments de connaissance. Nous avons dépassé la connaissance effective pour aborder sa structure dynamique permanente, pour construire une métaphysique explicite et pour y ajouter la forme générale d'une éthique. Nous nous sommes penché sur l'être humain qui s'engage dans son développement, qui dépasse son état présent. Enfin, nous avons traité, d'une part, de l'incapacité d'un développement soutenu chez l'être humain et, d'autre part, de son besoin de dépasser les démarches, déjà décrites, de son entreprise de dépassement. À ce stade-ci de notre propos, nous entendons par transcendance un développement humain dans l'ordre de la connaissance, qui touche à un développement humain dans l'ordre de l'être. Nous nous sommes satisfait jusqu'ici de la connaissance de l'être proportionné. Or l'être humain est en développement. Comme il est intelligent et rationnel, libre et responsable, il doit saisir et affirmer, accepter et exécuter son propre développement. Mais en est-il capable? Saisir son propre développement, c'est le comprendre, c'est extrapoler, à partir de son passé et à travers son présent, les gammes de possibilités de l'avenir. C'est extrapoler non seulement horizontalement mais aussi verticalement, non seulement pour établir les récurrences futures d'événements passés mais aussi les intégrations supérieures futures des variétés contemporaines non systématisées. Plus fondamentalement encore, c'est saisir les principes qui régissent les extrapolations possibles. Car si de telles possibilités sont nombreuses et difficiles à déterminer, les principes peuvent être peu nombreux et vérifiables. De plus, puisque la finalité est un dynamisme orienté de façon ascendante mais indéterminée, et puisque l'être humain est libre, l'enjeu réel se situe non pas dans les possibilités multiples, mais dans les quelques principes sur lesquels l'être humain peut s'appuyer pour élaborer sa destinée. 2. La source immanente de la transcendance La source immanente de la transcendance chez l'être humain est son désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint. Comme il s'agit là de l'origine de toutes ses questions, il s'agit aussi de l'origine des questions radicales ultérieures qui l'amènent à dépasser les limites définies de problématiques particulières. Ce n'est pas non plus le seul opérateur de son développement cognitif. Car son détachement et son désintéressement opposent ce désir à sa sensibilité et à son intersubjectivité marquées par l'attachement et l'intérêt. Et la connaissance que suscite ce désir exige de sa volonté un effort de développement d'un vouloir qui assure une cohérence entre son agir et son connaître. Si une telle tension est trop manifeste pour que l'existence du pur désir puisse être mise en doute, le fait de soutenir que ce désir est non restreint paraîtra si extravagant qu'il suscitera de la méfiance même chez ceux qui en acceptent déjà toutes les implications. Il convient donc de clarifier ce point une fois de plus avant d'aller plus loin dans notre recherche. Le désir dont il est question est donc un désir de comprendre d'une manière juste. Affirmer que ce désir est non restreint ne revient pas à affirmer que la compréhension de l'être humain est non restreinte ou que la justesse de sa compréhension est non restreinte. En effet, le désir est antérieur à la compréhension, et il est compatible avec la non-compréhension. Si ce n'était pas le cas, l'effort et le processus de la recherche seraient impossibles, la recherche étant une manifestation d'un désir de comprendre, qui se produit avant qu'il y ait compréhension. Deuxièmement, affirmer que le désir est non restreint ne revient pas à affirmer que l'atteinte de la compréhension sera non restreinte. Car la transition du désir à l'atteinte est assujettie à des conditions, qui sont distinctes du désir. C'est pour favoriser l'accomplissement de ces conditions qu'existent les méthodes scientifiques et philosophiques. Par conséquent, affirmer un désir de comprendre non restreint c'est affirmer la réalisation d'une seule des nombreuses conditions de l'atteinte d'une compréhension sans restriction. Une telle affirmation, loin de signifier que les autres conditions seront remplies, ne traduit aucune tentative de détermination de ce que pourraient être les autres conditions. Troisièmement, affirmer que le désir est non restreint ne revient pas à affirmer que, dans un univers sagement ordonné, l'atteinte de la compréhension doit être également non restreinte. Une telle affirmation découlerait de la prémisse « Dans tout univers sagement ordonné le désir de l'atteinte entraîne l'exigence de l'atteinte ». Or une telle prémisse est évidemment fausse : un désir de commettre un meurtre n'entraîne pas le devoir de le commettre, surtout pas dans un univers sagement ordonné. Quelqu'un pourra prétendre que la prémisse est juste si le désir est bon, naturel, spontané. Or une telle assertion comporte ses propres suppositions. Dans un univers de strates horizontales statiques, tel que celui en envisagé par la physique autonome abstraite, la chimie autonome abstraite, la biologie autonome abstraite, ainsi de suite, les tendances et les désirs naturels et spontanés à un niveau devraient être confinés à ce niveau. Puisqu'ils seraient confinés à leur propre niveau, ils pourraient être et seraient accomplis à leur propre niveau. Et puisqu'ils pourraient être et seraient accomplis à leur propre niveau, on pourrait soutenir avec raison que dans un univers de strates horizontales statiques, sagement régi, le désir de l'atteinte entraînerait l'exigence de l'atteinte. Encore faudrait-il montrer que cet univers correspond à un ensemble de sciences abstraites, non reliées, et consiste donc en un ensemble de strates horizontales statiques. Il semble que de fait cet univers est concret et que les sciences non reliées entre elles sur le plan logique sont reliées sur le plan de l'intelligence par une succession de points de vue supérieurs. En conséquence, au-delà des tendances et des désirs confinés à un niveau donné, il y a les tendances et les désirs qui dépassent tout niveau donné. Ces tendances et ces désirs sont la réalité de la finalité conçue comme un dynamisme orienté de façon ascendante mais indéterminée. Et puisque ce dynamisme de la finalité atteint ses buts successifs de manière statistique, puisque les probabilités décroissent à mesure que croît l'atteinte, l'incidence d'une atteinte non restreinte du désir non restreint n'est pas de l'ordre d'une nécessité, ni d'une exigence, mais, au plus, d'une probabilité négligeable. S'il faut déployer un effort laborieux pour établir ce que n'est pas le désir non restreint, il est relativement simple par contre de découvrir ce qu'est ce désir. L'être humain veut comprendre complètement. Tout comme le désir de comprendre est le contraire de l'obscurantisme total, aussi le désir de comprendre non restreint est le contraire de tout obscurantisme partiel, aussi ténu soit-il. Rejeter un obscurantisme total, c'est exiger qu'à certaines questions à tout le moins on n'oppose pas le refus arbitraire : « oublions ça! ». Rejeter tout obscurantisme partiel, c'est exiger qu'aucune question ne soit traitée de façon arbitraire, que chaque question soit soumise au processus de la saisie intelligente et de la réflexion critique. En son incidence négative, le désir non restreint exclut donc le rejet non intelligent et non critique de toute question et, en son incidence positive, il exige que toute question soit traitée de manière intelligente et critique. L'existence de ce désir non restreint ne fait aucun doute. Le flot des questions émergentes n'a pas tari malgré des siècles de recherche, malgré l'accumulation des réponses dans d'énormes bibliothèques. Les philosophies et les contrephilosophies se sont multipliées. Qu'elles traduisent une perspective intellectualiste ou anti-intellectualiste, qu'elles proclament le règne de la raison ou une démarche viscérale, elles n'excluent aucun domaine de recherche sans poser d'abord qu'un tel effort est inutile, débilitant, trompeur ou illusoire. Nous pouvons être assurés, à cet égard, que l'avenir va ressembler au passé, car à moins de se présenter comme un héraut de la stupidité et de la sottise, personne ne voudra soutenir que certaines questions, spécifiées ou non, doivent être écartées, même sans raison. L'analyse aboutira à la même conclusion. Car à part l'être il n’y a rien. Il s'agit là d'une proposition analytique, puisque sa négation comporterait forcément une contradiction interne. Si à part l'être il y avait quelque chose, ce quelque chose serait; si ce quelque chose était, il serait un autre exemplaire de l'être et ne serait donc pas hors de l'être. De plus, l’être est l'objectif du désir de connaître détaché et désintéressé. Car ce désir fonde la recherche et la réflexion. La recherche mène à la compréhension. La réflexion mène à l'affirmation. Et l'être est tout ce qui peut être saisi intelligemment et affirmé rationnellement. Or l'être est non restreint, car à part l'être il n'y a rien; donc l'objectif du désir détaché et désintéressé est non restreint. Or un désir dont l'objectif est non restreint est un désir non restreint; donc le désir de connaître est non restreint. La réflexion introspective nous ramène à la même affirmation. Quelle que soit la vérité au sujet des aspirations cognitives d'autrui, est-ce que chez moi les aspirations cognitives ne pourraient pas être radicalement limitées? Mon désir de comprendre de manière juste ne pourrait-il pas accuser quelque restriction, quelque déviation immanentes et cachées, de sorte qu'il pourrait y avoir des choses réelles se trouvant bien au-delà de son horizon extrême? Ne pourrait-il pas en être ainsi? Si je pose cette question, pourtant, c'est en vertu de mon désir de connaître. Et comme le révèle la question elle-même, mon désir de connaître concerne ce qui se situe bien au-delà d'un horizon dont je pressens les limites. Mon désir même semble non restreint. 3. La notion de connaissance transcendante L'être humain a un désir de connaître non restreint, mais une capacité limitée d'atteinte de la connaissance. De ce paradoxe découlent à la fois un fait et une exigence. Le fait est que la gamme des questions possibles est plus vaste que celle des réponses possibles. L'exigence est que l'on procède à un examen critique des questions possibles. Car seul un tel examen critique permet à l'être humain de se doter des fondements intelligents et rationnels grâce auxquels il peut écarter les questions ne pouvant trouver de réponse et limiter son attention aux questions auxquelles il lui est possible de répondre. Cette entreprise critique n'est pas aussi simple qu'on l'a prétendu. Car si la question posée est une question de possibilité ou d'impossibilité, elle commande une réponse qui doit être d'ordre factuel. Premièrement, la question de la possibilité est régressive. Si toute recherche moins générale doit être précédée d'une recherche critique sur sa possibilité, alors cette recherche critique doit être précédée d'une recherche précritique sur la possibilité d'une recherche critique, cette recherche précritique exige une recherche préprécritique, ainsi de suite, indéfiniment. Deuxièmement, seul un recours à des jugements de réalité permet de résoudre les questions de possibilité et d'impossibilité. Car même s'il y a des propositions analytiques et même si ces propositions peuvent être établies ad libitum par postulation de règles syntaxiques et par définition des termes soumis à ces règles, il faut, pour obtenir des principes analytiques, que soit satisfaite l'exigence ultérieure, c'est-à-dire que les termes et les relations des propositions analytiques doivent se produire dans des jugements de réalité concrets. La détermination de la possibilité de la connaissance fait toujours appel à un élément essentiel : le fait de la connaissance. Le raisonnement déployé portera toujours que telle connaissance est possible si de fait une connaissance de ce type se produit. Le problème critique ne peut donc être traité que par bribes. Il faut d'abord que les faits soient résolus un à un; la solution du problème critique ne se manifestera que dans la stratégie globale présidant à la sériation des faits. Nous pouvons distinguer, dans notre propre démarche, quatre étapes principales. Premièrement, nous avons porté attention à l'activité cognitive comme activité et nous sommes efforcé de saisir les événement clés qui se produisent dans l'apprentissage des mathématiques, l'avancement de la science, le développement du sens commun et la formation des jugements dans ces domaines. Deuxièmement, nous nous sommes penché sur l'activité cognitive en tant que cognitive et nous sommes parti du cas particulier de l'affirmation de soi pour montrer que l'affirmation de soi se produit, qu'elle est connaissance si connaître c'est connaitre l'être, et qu'elle est objective en certains sens déterminables de l'objectivité. Troisièmement, nous avons prêté attention au cas général de la connaissance de l'être proportionné et, comme l'affirmation de soi constituait un acte clé, nous avons pu établir un théorème dialectique général, lequel répartit en positions et en contrepositions les formulations des découvertes de l'intelligence humaine, et montre que les positions invitent à leur propre développement et les contrepositions, à leur propre renversement. Nous avons montré, à partir de cette base, la possibilité d'établir une métaphysique de l'être proportionné et une éthique conséquente. La quatrième étape de notre propos porte sur la connaissance humaine de l'être transcendant. L'ossature de cette démarche est toute simple. L'être est tout ce qui peut être saisi intelligemment et affirmé rationnellement. L'être est proportionné ou transcendant selon qu'il se situe à l'intérieur ou à l'extérieur du domaine de l'expérience interne et externe de l'être humain. La possibilité de la connaissance transcendante est donc la possibilité d'une saisie intelligente et d'une affirmation rationnelle d’un être transcendant. Et la preuve d'une telle possibilité réside dans le fait qu'une telle saisie intelligente et une telle affirmation rationnelle se produisent. Cependant, comme nous l'avons fait remarquer, un exposé aussi général ne peut révéler si, oui ou non, cette démarche a une portée critique. Car une telle portée ne tient pas à la preuve de la possibilité à partir du fait, mais au choix et à la sériation stratégiques des faits. Donc, tout ce que nous pouvons dire pour le moment, c'est que la quatrième étape de notre raisonnement va contribuer à une détermination de la capacité et des limites de l'esprit humain dans la mesure où la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle de l'être transcendant s’avèrent être l'apogée inévitable de l'ensemble de notre exposé sur la compréhension et le jugement. Enfin, il convient peut-être de noter l'inutilité, dans cette section consacrée à la notion de connaissance transcendante, d'un commentaire sur les points de vue des positivistes et des kantiens. Ces deux groupes nient avec force la possibilité de la connaissance transcendante mais, comme ils ne réussissent pas à rendre compte de façon adéquate de la connaissance proportionnée, nous avons été contraint de marquer nos différences à une étape plus élémentaire de notre démonstration. À moins que l'on considère comme positive la religion mythique de l'humanité d'Auguste Comte, le positivisme n'a rien de positif à ajouter aux contrepositions qu'illustrent le matérialisme, l'empirisme, le sensisme, le phénoménalisme, le solipsisme, le pragmatisme, le modernisme et l'existentialisme. En revanche, la pensée kantienne, dans les problèmes qu'elle soulève, est riche et fertile. Mais son esthétique transcendantale a été battue en brèche par des travaux plus récents en géométrie et en physique, et la logique transcendantale souffre d'une incohérence qui semble irrémédiable. Car la dialectique transcendantale fonde son affirmation d'une illusion transcendantale sur le fait que l'inconditionné n'est pas un facteur constitutif du jugement mais simplement un idéal régulateur de la raison pure. Le schématisme des catégories fournit toutefois le lien entre les sens et les catégories pures de la compréhension; un tel lien précède le jugement, et il est un facteur constitutif du jugement comme jugement concret. Enfin, même si Kant ne remarque pas que le schématisme n'est qu'une application de l'inconditionné de fait (par ex. si la forme vide du Temps se trouve remplie, nous avons un exemplaire du Réel; or la forme se trouve remplie; donc nous avons un exemplaire du Réel), le fait est que selon l'analyse même de Kant, l'inconditionné fonde le schématisme et par conséquent fonde le jugement concret. 4. Notes préliminaires à la conception de l'idée transcendante La connaissance de l'être transcendant fait appel à la fois à la saisie intelligente et à l'affirmation rationnelle. Or l'affirmation rationnelle doit être précédée par la saisie intelligente, et la saisie intelligente de l'être transcendant doit être précédée par une extrapolation opérée à partir de l'être proportionné. C'est à cette extrapolation qu'est consacrée la présente section. On ne peut trouver meilleure illustration de la nature de cette extrapolation qu'une comparaison avec les mathématiques. Car le mathématicien diffère à la fois du logicien et du scientifique. Il diffère du logicien en ce sens qu'il ne peut accepter que tous les termes et toutes les relations qu'il emploie soient de simples objets de pensée. Il diffère du scientifique en ce sens qu'il n'est pas forcé de répudier tout objet de pensée non vérifié. D'une manière quelque peu semblable, le présent effort de conception de l'idée transcendante porte simplement sur les concepts, sur les objets de la supposition, de la définition, de la considération, si bien qu'aucune question d'existence ou d'occurrence ne se pose. Néanmoins. l'extrapolation qui établit le transcendant, toute conceptuelle qu'elle soit. se déploie à partir de la base réelle de l'être proportionné, de sorte que certains éléments dans l'idée transcendante seront vérifiables, tout comme certains des nombres entiers positifs sont vérifiables. La question menant à l'extrapolation a déjà été soulevée, mais nous n'y avons pas répondu. Car nous avions identifié le réel avec l'être, mais sans aller jusqu'à dire ce qu'est au juste l'être. Cette question, nous pouvons maintenant la poser : qu'est-ce donc que l'être? Commençons par nous situer. Nous pouvons distinguera 1) la pure notion de l'être, 2) la notion heuristique de l'être, 3) les actes restreints de la compréhension, de la conception et de l'affirmation de l'être et 4) l'acte non restreint de la compréhension de l'être. La pure notion de l'être est le désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint. Cette notion précède la compréhension et l'affirmation, mais elle est orientée vers la compréhension et l'affirmation, car elle est le fondement de la recherche intelligente et de la réflexion critique. De plus, cette orientation vers le connaître est elle-même une notion, car elle n'est pas inconsciente, comme l'orientation de la semence vers la plante, ni sensible, comme l'orientation de la faim vers la nourriture, mais intelligente et rationnelle, comme l'orientation de la noêsis radicale vers toute noêma, de la pensée pensante fondamentale vers toute pensée pensée, de l'intentio intendens originaire vers toute intentio intenta. Deuxièmement, comme la pure notion de l'être se déploie à travers la compréhension et le jugement, une notion heuristique de l'être peut être formulée, consistant en tout ce qui peut être saisi intelligemment et affirmé rationnellement. Troisièmement, la pure notion est un désir non restreint, mais elle est tout de même un désir intelligent et rationnel. Un désir qui accepte de se restreindre provisoirement, de poser une question à la fois, d'écarter les autres questions pendant qu'il préside à la solution du problème présent. De cette mise à l'écart des autres questions, qui anticipe des jugements négatifs comparatifs, comme la notion de nature ou d'essence ou d’universel anticipe le contenu de la définition intelligente, découlent des recherches restreintes, des actes restreints de compréhension et de conception, une réflexion sur de telles conceptions et des jugements sur des êtres particuliers et des domaines particuliers de l'être. Quatrièmement, aucune des activités susmentionnées ne permet de répondre à la question : « Qu'est-ce que l'être? » La pure notion de l'être soulève toutes les questions mais ne répond à aucune. La notion heuristique envisage toutes les réponses mais n'en détermine aucune. Les recherches particulières résolvent quelques questions seulement. Seul un acte de compréhension non restreint peut résoudre cette problématique. Car l'être est entièrement universel et entièrement concret. A part l'être il n'y a rien. La connaissance de ce qu'est l'être exige absolument un acte de compréhension de tout ce qu'il y a à comprendre au sujet de tout. Nous pouvons poser, en corrélation avec un désir de comprendre non restreint, soit un processus indéfini de développement, soit un acte de compréhension non restreint. Le contenu de la compréhension en développement n'est cependant jamais l'idée de l'être, car tant que la compréhension est en voie de développement, il y a d'autres questions nécessitant une réponse. Seul le contenu d'un acte de compréhension non restreint peut être l'idée de l'être, car la compréhension de tout ce qu'il y a à comprendre au sujet de tout doit se fonder sur la supposition d'un acte non restreint. En conséquence, l'idée de l'être est absolument transcendante, car elle est le contenu d'un acte de compréhension non restreint. Or non seulement un tel acte nous amène à dépasser toute réalisation humaine, mais il établit la limite ultime de tout le processus de dépassement. Nous pouvons dépasser les insights et les points de vue tant que de nouvelles questions peuvent être posées. Mais une fois compris tout ce qu'il y a à comprendre au sujet de tout, plus aucune autre question ne se pose. À partir de la question : « Qu'est-ce que l'être? » nous avons extrapolé l'idée absolument transcendante de l'être. Bien sûr, la question critique se pose. Puisque le désir de connaître de l'être humain est non restreint mais que sa capacité de connaître est limitée, n'importe qui peut, sans forcément être bête, poser une quantité de questions qui dépasse la capacité de réponse du sage. Bien sûr, les humains se demandent : « Qu'est-ce que l'être? ». De fait, depuis que nous avons identifié le réel avec l'être, nous nous sommes efforcé d'écarter cette question tant que nous ne pouvions pas l'aborder de façon appropriée. Cette question se pose tout naturellement, mais cela ne signifie pas que les ressources naturelles de l'être humain suffisent pour y répondre. Il est clair que l'être humain ne peut pas répondre à cette question grâce à la jouissance d’un acte de compréhension non restreint, car alors sa capacité de connaître ne serait pas limitée, et il n'aurait pas à effectuer de recherches critiques. Mais il est tout aussi clair que l'être humain peut répondre à la question en élaborant la conclusion que l'idée de l'être est le contenu d'un acte de compréhension non restreint. Car le fait prouve la possibilité, et nous sommes parvenu à une telle conclusion. De plus, ce que nous avons déjà déterminé d'une façon très générale peut être déterminé d'une manière plus détaillée. D'une part, nous avons élaboré les grandes lignes d'une métaphysique de l'être proportionné, de sorte que nous disposons d'un segment au moins de la gamme entière de l'idée de l'être. D'autre part, nous avons cherché, tout au long du présent ouvrage, à déterminer la nature de la compréhension en mathématiques, dans le sens commun, en sciences et en philosophie. Nous disposons donc d'un ensemble d'éléments de preuve qui apportent certaines déterminations à la notion d'un acte de compréhension non restreint. Ce qui nous amène à conclure que l'être humain, même s'il ne peut pas jouir d'un acte de compréhension non restreint lui permettant de répondre à la question : « Qu'est-ce que l'être? », peut tout de même déterminer un certain nombre de caractéristiques de la réponse en passant, du côté du sujet, de la compréhension restreinte à la compréhension non restreinte et, du côté de l'objet, de la structure de l'être proportionné à l'idée transcendante de l'être. Une telle démarche est non seulement possible, elle est impérative. Car le pur désir exclut non seulement l'obscurantisme total qui écarte arbitrairement toute question intelligente et rationnelle, mais également l'obscurantisme partiel qui écarte arbitrairement telle ou telle partie de la gamme des questions intelligentes et rationnelles admettant des réponses déterminées. De même que le mathématicien accomplit une extrapolation légitime et fructueuse lorsqu'il pose, à partir de l'existant, la série du non-existant, de même que le physicien exploite la connaissance mathématique et y ajoute ses propres extrapolations, telles que le zéro absolu comme degré de température, ainsi une exploration de l'idée de l’être s'impose à qui cherche à mesurer la puissance et les limites de l'esprit humain. 5. L'idée de l'être Une idée est le contenu d'un acte de compréhension. De même qu’une donnée des sens est le contenu d'un acte de perception sensorielle, qu’une image est le contenu d'un acte d'imagination, qu’un percept est le contenu d'un acte de perception, qu'un concept est le contenu d’un acte de conception, de définition, de supposition, de considération, qu’un jugement est le contenu d'un acte de jugement, ainsi une idée est le contenu d'un acte de compréhension. L'être est l'objectif du désir de connaître non restreint. L'idée de l'être est donc le contenu d'un acte de compréhension non restreint Puisque à part l'être il n'y a rien, l'idée de l'être est le contenu d’un acte de compréhension qui embrasse tout ce qu'il y a à comprendre, toutes les questions qui puissent se poser. Il est impossible d'aller au-delà d'un acte de compréhension qui embrasse toutes les questions qui puissent se poser : l'idée de l'être est donc absolument transcendante Puisque l'être est entièrement universel et entièrement concret, l'idée de l'être est le contenu d'un acte de compréhension qui saisit tous les aspects de tout. De plus, comme une telle compréhension embrasse toutes les questions qui puissent se poser, aucune partie de son contenu ne peut être implicite, obscure ou indistincte. Puisque l'être est intrinsèquement intelligible, l'idée de l'être est idée de la gamme totale de l'intelligibilité. Puisqu'il y a identité du bien et de l'intelligible, l'idée de l'être est l’idée du bien. L'acte de compréhension non restreint ne forme qu'un seul acte. Autrement il y aurait un agrégat ou une succession d'actes. Si aucun de ces actes ne constituait la compréhension de tous les aspects de tout, la négation de l'unité serait la négation de la compréhension non restreinte. Et si l'un de ces actes constituait la compréhension de tous les aspects de tout, alors du moins cet acte non restreint serait un acte unique. De même, l'idée de l'être est une. S'il y avait un grand nombre d'idées de l'être, celles-ci seraient soit reliées intelligemment, soit non reliées intelligemment. Dans le cas positif, la multitude posée serait intelligiblement une, et il y aurait une seule idée. Dans le cas négatif, ou il n'y aurait pas un acte unique, ou l'acte unique ne serait pas un acte de compréhension. L'idée de l'être est une idée unique, mais formée à partir de nombreuses idées. De même, cette idée est immatérielle mais formée à partir du matériel, non temporelle mais formée à partir du temporel, non spatiale mais formée à partir du spatial. Nous avons montré que l'idée de l’être est une, mais il faut savoir également qu'elle est le contenu d'un acte de compréhension non restreint qui comprend du moins les nombreux êtres qui existent, dans tous leurs aspects et leurs détails. Cette idée est également le contenu d'un acte de compréhension. Par ailleurs, nous avons montré que la compréhension est intrinsèquement indépendante du résidu empirique. Or ce qui est intrinsèquement indépendant du résidu empirique ne peut être ni matériel, ni temporel, ni spatial, car le matériel, le temporel et le spatial dépendent intrinsèquement du résidu empirique. Enfin, l'acte de compréhension dont il est question est non restreint : il comprend parfaitement tous les êtres existants, et certains d'entre eux, du moins, sont matériels, temporels et spatiaux. Affirmer que l'idée de l'être est une, immatérielle, non temporelle et non spatiale, alors qu'elle est formée à partir du multiple, du matériel, du temporel et du spatial, n'a rien de paradoxal. Car ce qui est possible dans le contenu des actes de compréhension restreints n'est pas hors de portée de la compréhension non restreinte. Or notre compréhension est une, et pourtant formée à partir de la multiplicité, car nous comprenons en un même acte la série entière des entiers positifs. De même, notre compréhension est immatérielle, car elle fait abstraction du résidu empirique, et pourtant elle porte sur le matériel, car elle est compréhension progressive de notre univers. Cette compréhension s'inscrit dans un temps ordinal, puisqu'elle se développe, mais elle ne se déploie pas dans le temps continu du mouvement local, puisque son développement ne marque pas une séquence d'étapes non chiffrables. Enfin, même si elle appartient à un sujet conditionné spatialement, la compréhension est non spatiale, car elle embrasse la multiplicité non chiffrable de l'espace en ayant recours à des invariants qui sont indépendants de points de vue spatiaux particuliers. Il faut distinguer, dans l'idée de l'être, une composante primaire et une composante secondaire. Car l'un n'est pas identique au multiple, ni l'immatériel au matériel, ni le non-temporel au temporel, ni le non-spatial au spatial. Il n'en reste pas moins que, dans l'idée qui est une doivent être saisis une multitude d'êtres et que, dans l'idée immatérielle, non temporelle, non spatiale, doivent être saisis le matériel, le temporel et le spatial. Il doit donc y avoir une composante primaire, qui est saisie du fait qu'il y a un seul acte de compréhension, et une composante secondaire, qui est comprise du fait que la composante primaire est saisie. Car, de même que la série infinie des nombres entiers positifs est comprise du fait qu'est saisi le principe générateur de cette série, la gamme totale des êtres est comprise du fait qu'est saisie l'idée une de l'être. 6. La composante primaire de l'idée de l'être Nous avons défini l'idée de l'être comme le contenu d'un acte de compréhension non restreint. Après quoi, nous avons distingué dans ce contenu une composante primaire et une composante secondaire. Mais quelle est cette composante primaire? La composante primaire est identique à l'acte non restreint. Ainsi donc, comme la composante primaire consiste en la compréhension que l'acte non restreint a de lui-même, la composante secondaire consiste en la compréhension que l'acte non restreint a de tout le reste, puisqu'il se comprend lui-même. Certains éclaircissements s'imposent au préalable. La contreposition suppose entre le sujet connaissant et le connu une dualité fondamentale : l'objectivité est conçue d'après l'analogie de l'extraversion, ce qui veut dire que connaître consiste essentiellement à regarder, à fixer, à intuitionner, à apercevoir, alors que le connu doit être quelque chose d'autre qui est regardé, fixé, intuitionné, aperçu. Quant à la position, elle rejette pareille dualité. En effet, connaître c'est connaître l'être. Dans tout cas qui se présente, le connaître et l'être connu peuvent être identiques ou différents. Mais la question de savoir s'ils sont identiques ou différents est tranchée par des jugements corrects pertinents. De plus, l'adjectif « intelligible » admet deux acceptions très différentes. Ordinairement, il dénote ce qui est compris ou ce qui peut être compris; en ce sens, le contenu de tout acte de conception est intelligible. Plus profondément, l'adjectif « intelligible » désigne la composante primaire d’une idée, ce qui est saisi du fait qu'il y a compréhension, le fondement, la source, la clé intelligible dont découle l'intelligibilité au sens ordinaire, il existe un critère très simple pour distinguer la signification ordinaire et la signification plus profonde du mot « intelligible ». Car pour comprendre l’intelligible au sens ordinaire, il n'est pas nécessaire de comprendre ce que c'est que comprendre. L'intelligible au sens plus profond, par contre, est identique à la compréhension. Pour comprendre ainsi l'intelligible il faut donc comprendre ce qu'est la compréhension. Par exemple, les nombres entiers positifs constituent une série infinie de termes reliés de façon intelligible. Ces termes et ces relations sont toutefois compris par quiconque peut pratiquer l'arithmétique. Or il n'est pas nécessaire de comprendre ce que c'est que comprendre pour pratiquer l'arithmétique. Mais aux termes et à leurs relations s'ajoute le principe générateur de la série. La saisie de ce principe générateur entraîne la saisie du fondement d'une infinité de concepts distincts. Mais quel est ce principe générateur? Il est intelligible, puisqu'il est saisi, compris. Mais pour le concevoir il faut concevoir ce qu'est un insight, car le principe générateur réel de la série c'est l'insight. Et seuls les esprits à qui l'insight est familier peuvent songer et répondre à la question suivante : comment connaît-on le reste infini de la série des nombres entiers positifs, désigné par l'expression « ainsi de suite »? Il y a tout lieu de clarifier la notion du spirituel. Nous avons établi une distinction entre l'intelligible qui est intelligent, et l'intelligible qui n'est pas intelligent. Nous avons également établi une distinction entre ce qui est intrinsèquement indépendant du résidu empirique et ce qui intrinsèquement n'est pas indépendant du résidu empirique. Nous avons identifié le spirituel à la fois avec l'intelligible qui est intelligent, et avec ce qui est intrinsèquement indépendant du résidu empirique. Une difficulté surgit, cependant, lorsqu'il s'agit de savoir si une essence conçue est spirituelle ou non. Car une essence conçue est tirée par abstraction du résidu empirique, mais elle n'est pas intelligente et ne comprend pas. Nous pouvons résoudre cette difficulté en faisant appel aux deux significations du mot « intelligible ». S'il existe un intelligible au sens plus profond, il y a également un acte de compréhension auquel cet intelligible est identique. L'intelligible est donc spirituel à la fois au sens où il est identique à la compréhension et au sens où il est intrinsèquement indépendant du résidu empirique. Par ailleurs, s'il existe un intelligible au sens ordinaire, cet intelligible ne sera pas identique à un acte de compréhension. Toutefois, comme cet intelligible découle d'un acte spirituel, il est possible de le tirer par abstraction du résidu empirique. Les essences, en tant que conçues, sont donc spirituelles au sens où elles sont des produits de l'esprit, mais non au sens où elles sont des intelligibles intelligents. Cela étant dit, nous pouvons revenir au problème qui nous occupe. L'idée de l'être est le contenu d'un acte de compréhension non restreint, contenu qui se divise toujours en une composante primaire, qui est une, immatérielle, non temporelle, non spatiale, et en une composante secondaire, qui est multiple et embrasse le matériel, le temporel et le spatial. Quelle est donc la composante primaire? C'est l'acte de compréhension non restreint. Donc, s'il est non restreint, un acte de compréhension comprend ce que c'est que comprendre. Il comprend non seulement les actes restreints mais aussi l'acte non restreint. S'il comprend l'acte non restreint, il doit en comprendre le contenu, sinon la compréhension de l'acte non restreint serait restreinte. Or le contenu de l'acte non restreint est l'idée de l'être. Si l'acte non restreint se comprend lui-même, il comprend par le fait même tout le reste. C'est pourquoi l'acte de compréhension non restreint est lui-même la composante primaire de l'idée de l'être. Car la composante primaire est l'unité immatérielle, non temporelle, non spatiale, telle que l'esprit qui la saisit saisit du même coup tous les aspects de tout le reste. Or l'acte non restreint satisfait à cette définition. Il est un, il est spirituel, donc immatériel, non temporel et non spatial. Et comme nous venons de le souligner, l'esprit qui saisit cet acte saisit tous les aspects de tout le reste. Plutôt que de parler de composantes primaire et secondaire de l'idée de l'être, nous pouvons donc distinguer un intelligible premier et des intelligibles secondaires. L'intelligible premier est, par identité, l'acte de compréhension non restreint. Il est intelligible au sens plus profond du terme, car il est un intelligible qui est identique à l'intelligence en acte. Il est un intelligible unique, car il est identique à l'acte unique de compréhension non restreint. Quant aux intelligibles seconds, ils sont ce qui est saisi lorsque l'acte de compréhension non restreint se comprend lui-même. Ils sont intelligibles au sens ordinaire du terme, puisqu'ils sont compris. Ils ne sont toutefois pas intelligibles au sens plus profond du terme, car l'acte non restreint est compréhension une d'intelligibles multiples, et seul l'intelligible unique, premier, est identique à l'acte nom restreint. 7. La composante secondaire de l'idée de l'être Puisqu'il se comprend lui-même, l'acte de compréhension non restreint comprend tous les aspects de tout le reste. Mais une telle conséquence est-elle possible? Après tout, nous avons constaté la présence d'une composante non systématique dans l'univers existant. De plus, à chaque instant où se déploie cet univers, se présentent un certain nombre de situation probables et un nombre beaucoup plus grand encore de situations possibles. Il y a donc un énorme agrégat d'univers possibles semblables comportant chacun une semblable composante non systématique. Or le moment systématique est l'absence de règle ou de loi intelligible. Les éléments sont déterminés. Les relations entre les éléments sont déterminées. Mais il n'est pas possible d'établir une formule unique à laquelle satisfasse la séquence des relations déterminées. Il semble donc que la composante non systématique présente dans l'univers réel et dans d'autres univers possibles, ainsi que dans des univers plus probables, exclut la possibilité d'un acte non restreint qui comprenne tous les aspects de tout. Voilà donc le problème des intelligibles seconds dans l'idée de l’être. Ce problème, nous le résoudrons en posant que, du point de vue de la compréhension non restreinte, le non-systématique disparaît. Mais nous devons d'abord nous rappeler comment surgit la notion du non-systématique, sinon nous ne pourrions pas en déterminer les implications exactes. Nous avons reconnu dans notre analyse la possibilité d'une connaissance complète de tous les systèmes de lois, tout en insistant sur le fait que ces systèmes sont abstraits, et qu'ils ne peuvent donc s'appliquer au concret sans déterminations ultérieures. Nous avons établi que ces déterminations ultérieures ne peuvent être reliées systématiquement les unes aux autres, car une connaissance complète de toutes les lois entraînerait une connaissance complète de toutes les relations systématiques. Nous n'avons pas nié cependant qu'il y ait des relations intelligibles entre les déterminations ultérieures. Nous avons reconnu au contraire l'existence de schèmes de récurrence, où une combinaison heureuse de lois abstraites et de circonstances concrètes entraîne la récurrence des déterminations ultérieures typiques et les soumet à l'emprise de l'intelligence. Notre analyse nous a amené également à reconnaître l'intelligibilité des configurations concrètes des séries divergentes de conditions. Si quelqu'un dispose de l'information requise et maîtrise les lois systématiques, il lui est possible en principe d'élaborer, à partir de tout événement physique Z, autant d'étapes préalables de ses conditions divergentes et dispersées qu'il le souhaite. Et c'est cette intelligibilité des configurations concrètes qui suscite chez les déterministes, dont Albert Einstein, la conviction que les lois statistiques n'embrassent pas ce qu'il y a à connaître. En revanche, nous sommes d'accord avec les indéterministes lorsqu'ils nient la possibilité de toute déduction et de toute prédiction dans la situation générale. Car si chaque configuration concrète de conditions divergentes est intelligible, son intelligibilité ne se situe pourtant pas sur le plan de la compréhension abstraite qui saisit des systèmes de lois, mais plutôt sur le plan de la compréhension concrète qui porte sur les situations particulières. De plus, ces configurations concrètes forment une énorme variété que ne peut embrasser l'intelligence abstraite systématisante, pour la bonne raison que leur intelligibilité est dans chaque cas concrète. Cet état de choses donne lieu au type singulier d'impossibilité qui découle d'un conditionnement mutuel. Quelqu'un qui disposerait d'une information complète sur une totalité d'événements pourrait élaborer, à partir de sa connaissance de toutes les lois, la configuration concrète des relations que les lois créent entre les événements au sein de la totalité. Quelqu'un qui connaîtrait cette configuration concrète pourrait s'en servir comme d'un guide pour obtenir de l'information sur une totalité d'événements pertinents. Or la condition du premier énoncé est la conclusion du second, et la condition du second énoncé est la conclusion du premier. Les deux conclusions ne sont donc que des possibilités théoriques. Car les configurations concrètes forment un agrégat non systématique, et pour choisir la configuration correcte il faut donc faire appel à la totalité des événements pertinents. Par ailleurs, l'ensemble des événements pertinents est dispersé. Leur sélection pour l'observation et la mesure exige donc au préalable la connaissance de la configuration pertinente. S'il y a un acte de compréhension non restreint, il sera pourtant compréhension de tous les aspects de tout, sans qu'aucune autre question ne soit requise. Or chaque configuration concrète de séries divergentes de conditions de dispersion est intelligible : un acte non restreint comprendra par conséquent chaque configuration. De plus, la compréhension de chaque configuration concrète entraîne la connaissance de la totalité des événements pertinents pour chaque configuration, car la configuration concrète inclut toutes les déterminations et circonstances de chaque événement. Une telle conclusion ne contredit pas notre conclusion antérieure. Car l'acte de compréhension non restreint procède d'une saisie de lui-même, et non pas d'une saisie des systèmes abstraits de lois. Il n'essaie pas de réaliser la tâche impossible de mettre en relation par le système abstrait les configurations concrètes, mais il saisit l'ensemble de ces configurations en un même point de vue découlant de la compréhension qu'il a de lui-même. L'acte illimité ne cherche pas à déduire ou à prédire des événements, car il n'a que faire de la déduction et de la prédiction, puisqu'il saisit en un même point de vue la totalité des configurations concrètes et dans chaque configuration la totalité des événements pertinents. Pour revenir à notre raisonnement, rappelons que la déduction et la prédiction sont impossibles dans la situation générale. Elles sont impossibles pour la compréhension limitée de l'être humain, puisque cette compréhension limitée ne pourrait maîtriser la variété des configurations concrètes des séries divergentes des conditions de dispersion que s'il était possible de systématiser cette variété, ce qui ne saurait être le cas. Par ailleurs, quoique pour une raison différente, la déduction et la prédiction sont impossibles pour l'acte de compréhension non restreint. Car cet acte n'opérerait une déduction que s'il progressait dans la connaissance, soit en transformant une prémisse abstraite en une autre, soit en combinant des prémisses abstraites avec une information concrète. Or la compréhension non restreinte ne progresse pas dans la connaissance, puisqu'elle connaît déjà tout. De même, la compréhension non restreinte ne pourrait opérer une prédiction que si certains événements lui étaient contemporains et d'autres, postérieurs. Or la compréhension non restreinte est non temporelle. Elle se situe, en quelque sorte, à l'extérieur de la totalité des séquences temporelles, car cette totalité fait partie de tous les aspects de tout le reste que l'acte saisit en se comprenant lui-même. Et comme il saisit en un seul point de vue tous les aspects de tout le reste, il saisit en un seul point de vue la totalité des séquences temporelles. 8. La causalité La question : « Qu'est-ce que l'être? » nous a amené à concevoir un acte de compréhension non restreint. Si nous nous demandons : « Qu'est-ce que la causalité? », nous serons amené à affirmer qu'un tel acte de compréhension non restreint existe. De façon générale, la causalité désigne la contrepartie réelle et objective des questions déjà soulevées et des questions nouvelles suscitées par le désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint. Comme il y a divers genres de questions, aussi faut-il distinguer différents types de causes. La répartition fondamentale se fait entre causes externes et causes internes. Les causes internes sont les puissances, formes et actes centraux et conjugués que nous avons déjà examinés. Les causes externes sont les causes efficiente, finale et exemplaire. Nous pouvons aborder ces causes externes de trois façons : dans des cas concrets, en principe et dans l'intégralité résultant de l'application des principes. Ainsi, dans un cas concret, une collectivité séparée en deux par une rivière pourra considérer qu'un pont résoudrait bon nombre de ses problèmes. Un ingénieur fera une étude du site et établira le plan d'une structure appropriée. Enfin, des entrepreneurs rassembleront ouvriers et matériaux pour la construction du pont. La cause finale dans ce cas sera l'utilisation que la collectivité fera du pont. La cause efficiente sera le travail de construction du pont. La cause exemplaire sera le plan saisi et conçu par l'ingénieur. On ne saurait toutefois supposer que l'univers est simplement analogue à un pont. Pour affirmer les causalités efficiente, finale et exemplaire comme des principes universellement valides, il faut donc remonter à la source de ces notions et déterminer si elles possèdent ou non une validité générale. Enfin, si une telle validité générale est affirmée, puisque les causes efficiente, finale et exemplaire sont des causes externes, il faudra tôt ou tard concevoir et affirmer un premier agent, une fin ultime, un exemplaire premier de l'univers de l'être proportionné. Le principe de causalité acquerra donc une portée et une intégralité qui lui manquaient tant que ses implications concrètes n'avaient pas été établies. Notre tâche première consistera donc à examiner la transition des notions familières et anthropomorphiques de la causalité externe à leur enracinement dans un principe universellement applicable. Nous supposons que la causalité exemplaire est un fait illustré par les inventions, que la causalité efficiente est un fait illustré par l'industrie et enfin que la causalité finale est un fait illustré par l'usage auquel sont soumis les produits de l'invention et de l'industrie. De tels faits incarnent-ils un principe capable de porter la connaissance humaine du domaine de l'être proportionné à celui de l'être transcendant? À cette question nous répondons par l'affirmative, pour les raisons que voici. Premièrement, l'être est intelligible. Il n'est pas au-delà, ni à part, ni différent de l'intelligible. Il est ce qui doit être connu par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle. Il est l'objectif du désir détaché et désintéressé de recherche intelligente et de réflexion critique; et ce désir est non restreint. Par ailleurs, si ce qui est en dehors de l'être n'est rien, ce qui est en dehors de l'intelligibilité n'est rien. Si nous traitons de questions de fait qui n'admettent aucune explication, ce dont nous traitons n'est rien. Si l'existence est une simple question de fait, elle n'est rien. Si l'occurrence est une simple question de fait, elle n'est rien. Si notre connaître et ses objets potentiels, c'est-à-dire les lois classiques et statistiques, les opérateurs génétiques et leurs perturbations dialectiques, les espèces et les genres explicatifs, la probabilité émergente et le dynamisme finaliste ascendant, ne sont que de simples questions de fait, alors le connaître et le connu ne sont rien. Devant un constat aussi brutal, il peut être tentant de se réfugier dans les contrepositions, de refuser d'identifier le réel avec l'être, de confondre objectivité et extraversion, de tenir la simple expérience pour le connaître. Une telle évasion ne peut être que provisoire cependant. Malgré leur foisonnement, leur variété et leur vitalité, les contrepositions suscitent leur propre renversement dès qu'elles prétendent être le fruit d'une saisie intelligente et d'une affirmation rationnelle. Comme le sujet intelligent et rationnel va poser inévitablement que ses contrepositions sont saisies intelligemment et affirmées rationnellement, le renversement de ces contrepositions est inévitable. Et comme le renversement des contrepositions est inévitable, le sujet va tôt ou tard réaffirmer que l'être est intelligible et que ce qui constitue une simple question de fait sans explication se trouve hors de l'être. Deuxièmement, si nous confinons la connaissance humaine au domaine de l'être proportionné, nous la condamnons à ne porter que sur de simples questions de fait dépourvues d'explication et en retranchons non seulement la connaissance de l’être transcendant, mais aussi celle de l'être proportionné. Autrement dit, le positivisme débouche forcément sur des contrepositions. C'est que nous ne connaissons pas tant que nous ne portons pas de jugement. Nos jugements reposent sur une saisie de l'inconditionné fait. Et l'inconditionné de fait est un conditionné dont les conditions se trouvent à être remplies. Ainsi, tout jugement soulève une nouvelle question. Il révèle qu'un conditionné est un inconditionné de fait et, du même coup, il révèle des conditions qui se trouvent à être remplies. Que ces conditions se trouvent remplies tient d'une question de fait, et s'il ne s'agit pas d'une simple question de fait dépourvue d'explication, une nouvelle question surgit. Or l'être proportionné est proportionné à notre connaître. Comme nos jugements reposent sur une saisie de l'inconditionné de fait, chaque être proportionné est à tous égards un inconditionné de fait. Comme il existe également comme question de fait, il est inconditionné. Mais il n'est pas formellement inconditionné au sens où il ne posséderait aucune condition; il est simplement inconditionné de fait au sens où ses conditions se trouvent à être remplies. Si nous considérions cette occurrence comme ultime, nous affirmerions une question de fait dépourvue d'explication. Si nous rendons compte d'une occurrence en faisant appel à une autre occurrence, nous ne faisons que changer de sujet sans affronter la question qui se pose, car si l'autre occurrence est considérée comme une simple question de fait dépourvue d'explication, ou elle ne tient pas de l'être, ou l'être n'est pas l'intelligible. Voilà pour la charpente de notre raisonnement, qui peut trouver autant d'applications distinctes qu'il y a de caractéristiques distinctes de l'être proportionné. Si rien n'existait, il ne se trouverait personne pour poser des questions et rien qui puisse faire l'objet de questions. La plus fondamentale de toutes les questions est donc la question portant sur l'existence, et cependant ni la science empirique, ni une philosophie méthodologiquement restreinte ne peuvent y répondre de façon appropriée. Les lois statistiques déterminent à quelles fréquences les choses existent, et l'explication des lois statistiques rend compte des nombres respectifs de différents genres de choses. Or quand nous traitons du nombre d'existants, nous ne traitons pas de leur existence. Dans des cas particuliers, le scientifique peut déduire un existant des autres existants, mais même dans des cas particuliers il ne peut rendre compte de l'existence des autres auxquels il fait appel dans ses prémisses. Pour la science empirique, l'existence n'est qu'une question de fait. Et la philosophie méthodologiquement restreinte n'a guère une autre optique. Le philosophe, au lieu de rendre compte de l'existence, peut établir qu'il est impossible d'en rendre compte à l'intérieur des limites de l'être proportionné. Car chaque être proportionné qui existe existe conditionnellement. Il existe si les conditions de son existence se trouvent remplies. Or, on ne peut éliminer la contingence de cette occurrence en faisant appel à une autre occurrence également contingente. Ce qui est vrai pour l'existence l'est tout autant pour l'occurrence. Les questions et les réponses adviennent (occur) : sans occurrence, il n'y aurait ni questions ni réponses. Les lois statistiques attribuent à différents genres d'occurrences des nombres respectifs, mais il y a tout un monde entre pareils nombres et l’occurrence elle-même. Le scientifique peut, dans des cas particuliers, déduire certaines occurrences de certaines autres. Mais ces autres occurrences ne sont pas moins conditionnées que les occurrences déduites. Aucune déduction n'est possible sans les prémisses initiales, et il n'y a pas de prémisses initiales sans les conditions qui se trouvent remplies. Pour la science empirique, l'occurrence n'est qu'une question de fait. Tandis qu'une philosophie restreinte sur le plan de la méthode peut reprendre le raisonnement au sujet de l'existence, et montrer que l'occurrence doit également être considérée comme une question de fait tant que l'on se situe dans le domaine de l'être proportionné. De plus, tout ce que la science empirique et la philosophie restreinte doivent permettre de connaître est pénétré par la contingence de l'existence et de l'occurrence. Les lois classiques ne traduisent pas ce qui doit être. Elles sont empiriques et expriment plutôt ce qui de fait est ou n'est pas comme ceci ou comme cela. Les opérateurs génétiques présentent à la fois une flexibilité mineure et une flexibilité majeure et, dans chaque cas concret, l'opérateur est donc ce qui de fait existe. Les genres et les espèces explicatifs ne sont pas les avatars des Idées éternelles de Platon; elles constituent des solutions plus ou moins heureuses de problèmes contingents posés par des situations contingentes. Le cours effectif de la probabilité émergente généralisée n'est qu'un des très nombreux cours probables, lesquels constituent à leur tour une minorité parmi les cours possibles. Le cours effectif est donc ce qui est de fait. Le scientifique n'élimine pas une telle contingence; sa méthode l'oblige plutôt à établir ce que de fait sont les lois classiques et les opérateurs génétiques, ce que de fait sont les genres et les espèces explicatifs, ce que de fait est le cours effectif de la probabilité émergente généralisée. Quant au philosophe, restreint à l'être proportionné, il ne peut offrir rien d'autre qu'un exposé de ce qu'est de fait la structure de notre univers, et il ne peut fonder son exposé sur autre chose que ce qu'est de fait la structure du connaître humain. Nous avons donc procédé par étapes. Premièrement, nous a affirmé l'intelligibilité de l'être et la non-existence de la simple question de fait n'admettant aucune explication. Deuxièmement, nous avons affirmé qu’à l'intérieur des limites de l'être proportionné nous nous trouvions à tout moment confrontés à de simples questions de fait impossibles à expliquer. Une conclusion négative s'ensuit : on ne saurait exclure la connaissance de l'être transcendant si l'être proportionné existe et si l'être est intelligible. Ce qui soulève une autre question : en quoi consiste notre connaissance l'être transcendant? Troisièmement, un être transcendant qui soit pertinent pour notre problématique doit posséder deux attributs fondamentaux. D'une part, il ne doit à aucun égard être contingent, car toute contingence nous imposerait la simple question de fait qu'il nous faut éviter. D'autre part, en plus de s'expliquer par lui-même, l'être transcendant doit pouvoir fonder l'explication de tous les aspects de tout le reste. Sans ce second attribut, en effet, l'être transcendant ne nous fournirait aucune solution à notre problème de la contingence de l'être proportionné. Ces exigences, nous pouvons les formuler autrement. Tout être proportionné est un conditionné dont les conditions se trouvent remplies. Or l’être est intelligible, et il n'y a donc aucune simple occurrence, aucune contingence qui soit ultime. L'être proportionné existe pourtant, et il existe de manière contingente. Il n'est donc pas ultime. Et il y a donc un autre être qui est ultime et qui n'est pas contingent. Par ailleurs, en plus de s'expliquer lui-même, l'être ultime doit pouvoir expliquer tout le reste. Autrement l'être proportionné resterait un conditionné dont les conditions se trouvent simplement remplies. L'être proportionné serait à tous égards une simple question de fait et, comme une simple question de fait n'est rien, il ne serait rien. Nous pourrions exprimer la même idée d'une autre façon en formulant correctement les faits, déjà reconnus, des causalités finale, exemplaire et efficiente. Ce serait se méprendre en effet sur l'objet de la causalité efficiente que de supposer qu'elle consiste simplement en la nécessité de l'accomplissement des conditions pour la transformation du conditionné en un inconditionné de fait. Ainsi formulée, la causalité efficiente se réduirait à un retour en arrière à l'infini, où les conditions de chaque conditionné seraient remplies par un conditionné antérieur ou encore, sur un plan plus réaliste, par un cercle qu'illustre le schème de récurrence. Or l'exigence réelle est tout autre : pour que l'être conditionné existe, il faut qu'il soit intelligible; il ne peut être ou exister ou se produire simplement comme une question de fait dont on ne peut exiger ni attendre aucune explication, car le non-intelligible est hors de l'être. Mais le retour en arrière à l'infini et le cercle sont tout simplement des agrégats de simples questions de fait : ils ne peuvent assurer l'intelligibilité de l'être conditionné; ils ne peuvent donc pas attribuer une cause efficiente à l'être qui est intelligible et pourtant conditionné. Or cette cause efficiente, on ne peut l'attribuer à moins d'affirmer un être qui à la fois est lui-même sans condition et peut fonder l'accomplissement des conditions de tout ce qui peut être à part lui. Après avoir considéré les êtres conditionnés, nous devons aussi nous pencher sur l'accomplissement de leurs conditions. S'il n'y a pas de question de fait qui reste ultimement sans explication, alors l'accomplissement d'une condition n'est jamais aléatoire. Et si l'accomplissement d'une condition n'est jamais aléatoire, cela signifie que toutes les conditions se réalisent toujours en fonction de quelque exemplaire. Il doit donc y avoir une cause exemplaire qui peut fonder l'intelligibilité de la configuration à l'intérieur de laquelle soient remplies ou pourraient être remplies toutes les conditions remplies ou à remplir. Comme il est intelligible, l'être est également bon. En tant qu'il est potentiellement intelligible, il est une variété, variété qui est bonne dans la mesure où elle peut s'inscrire dans le bien formel qu'est l'organisation (formal good of order). Or il y a de multiples organisations possibles; certaines d'entre elles sont incompatibles; elles se développent, mais avec souplesse, de diverses façons, elles peuvent, à toute étape de leur développement, ne pas assurer, d'une façon ou d'une autre, l'accomplissement de leur correction dialectique. Si dans un univers quelconque il existe une organisation effective et que cette organisation effective se situe au sein de l'être et n'est pas une simple question de fait, l'organisation doit être une valeur et sa sélection doit commander un choix rationnel. De même, si dans tout univers possible l'être est intelligible et que l'intelligible est bon, la possibilité de chaque univers est donc la possibilité d'une sélection de cet univers par un choix rationnel ultime. Ce raisonnement peut sembler expéditif, aussi convient-il de s'y arrêter. Premièrement, l'univers de l'être proportionné est marqué au sceau de la contingence. Deuxièmement, la simple contingence ne fait pas partie de l'être : l'univers doit donc posséder un fondement ultime, qui ne saurait être contingent. Troisièmement, le fondement ultime nécessaire ne peut être nécessité comme fondement d'un univers contingent, et il ne peut fonder de façon arbitraire un univers intelligible et bon. Il ne peut être nécessité, car ce qui découle nécessairement du nécessaire est également nécessaire. Il ne peut être arbitraire comme fondement de l'univers, car ce que produit arbitrairement le nécessaire est produit comme une simple question de fait, sans aucune explication possible. Or ce qui n'est ni nécessaire ni arbitraire, tout en étant intelligible et en étant une valeur, est ce qui procède du choix rationnel d'une conscience rationnelle. La cause finale est donc le fondement de la valeur; c'est là la cause ultime des causes, puisqu'elle élimine la contingence à son niveau le plus profond. L'être ne saurait être arbitraire, ni l'être contingent être nécessaire. En somme, l'être contingent doit être une possibilité qui se réalise rationnellement. Cette possibilité se fonde sur la cause exemplaire, sa réalisation, sur la cause efficiente, mais sa rationalité, sur la cause finale. N’était de cette rationalité, l'être contingent serait arbitraire, et se situerait donc hors de l'être. Or ce qui se situe hors de l'être n'est pas possible, et ce qui n'est pas possible ne peut se réaliser. Voilà donc comment s'opère la transition des causes efficiente, exemplaire et finale, en tant que données factuelles du domaine de l'être proportionné, aux principes universels qui font pénétrer notre connaître dans le domaine de l'être transcendant. Le lecteur estimera peut-être que cette transition n'a pas réussi à dégager les notions de causalité de leur qualité anthropomorphique. Ces notions ne sont pas orientées vers une autre direction que celle de l'humain. De fait, elles appellent manifestement l'affirmation d'un intelligent inconditionné et d'une conscience rationnelle qui fonde librement l'univers à peu près de la même façon que l'intelligent conditionné et la conscience rationnelle chez l'être humain fondent librement les propres actions et les propres produits de l'être humain. À cette remarque nous formulerons une double réponse. D'une part, le spécifiquement humain, l’anthropomorphique, n'est pas une pure conscience intelligente et rationnelle mais plutôt une conscience en état de tension entre le pur désir et d'autres désirs. D'autre part, dans la mesure où nous ne considérons chez l'être humain que sa conscience intelligente et rationnelle, nous nous trouvons forcément devant ce qui est intimement relié à l'univers et à son fondement ultime. Or qu'est-ce que l'univers et son fondement ultime, sinon l'objectif du désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint, de l'être humain? 9. La notion de Dieu S’il est un être, Dieu doit être connu par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle. Deux questions se posent donc : « Qu'est-ce que Dieu? » et « Dieu existe-t-il? » Déjà, en nous demandant ce qu'est l'être, nous avons été amené à conclure que l'idée de l'être serait le contenu d'un acte de compréhension non restreint qui se comprend lui-même d'abord, et saisit en conséquence toute autre intelligibilité. Nous verrons que notre concept d'un acte de compréhension non restreint comporte un certain nombre d'implications et qu’une fois ces implications dégagées, il devient manifeste que comprendre ce qu'est l'être et comprendre ce qu'est Dieu, cela revient au même. La présente section portera donc exclusivement sur la formulation de la notion de Dieu. Dans la section suivante, consacrée à l'affirmation de Dieu, nous nous demanderons si cette notion renvoie à une réalité existante. Premièrement, s'il y a un acte de compréhension non restreint, il y a, par identité, un intelligible premier. Car l'acte non restreint se comprend lui-même. Deuxièmement, puisque l'acte est non restreint, il ne saurait être corrigé, révisé ou amélioré, ce qui le rend invulnérable en tant qu'acte de compréhension. Et comme il se connaît lui-même, il sait qu'il est non restreint et par conséquent invulnérable. Donc, par identité, il serait un acte réflexif de compréhension se saisissant lui-même comme inconditionné et, par conséquent, comme juste et vrai. L'intelligible premier serait donc également, par identité, la vérité première. Troisièmement, ce qui est connu par la compréhension juste et vraie, c'est l'être. L'intelligible premier serait donc également l'être premier. Et celui-ci serait spirituel au sens plein de l'identité de l'intelligent et de l'intelligible. Quatrièmement, l'être premier ne présenterait aucun défaut, aucun manque, aucune imperfection. Le fait est que s'il comportait un défaut, un manque ou une imperfection, la compréhension non restreinte saisirait du moins ce qui manque. Mais le conséquent étant impossible, I'antécédent doit donc être faux. Car l'être premier est identique à l'acte non restreint, et une saisie de ce qui manquerait chez l'être premier serait une saisie d'une restriction à l'intérieur de l'acte non restreint. Cinquièmement, le bien est identique à l'être intelligible; par conséquent, l'intelligible premier et l'être premier entièrement parfait sont également le bien premier. Sixièmement, comme elle exige que l'intelligible soit également intelligent, la perfection du spirituel exige aussi que la vérité affirmable soit affirmée et que le bien aimable soit aimé. Or l'intelligible premier est également la vérité première et le bien premier; c'est pourquoi, chez un être spirituel entièrement parfait, l'intelligible premier est identique non seulement à un acte de compréhension non restreint mais également à un acte entièrement parfait d'affirmation de la vérité première et avec un acte entièrement parfait d'amour du bien premier. De plus, l'acte de compréhension n'est pas un deuxième acte distinct de l'acte de compréhension non restreint, ni l'acte d'amour un troisième acte distinct de la compréhension et de l'affirmation. Dans le cas contraire, l'être premier serait incomplet et imparfait, et il nécessiterait donc d'autres actes d'affirmation et d'amour qui le complètent et le parfassent. C'est donc une seule et même réalité que constitue la compréhension non restreinte et l’intelligible premier, la compréhension réflexive et l'inconditionné, l'affirmation parfaite et la vérité première, l'amour parfait et le bien premier. Septièmement, l'intelligible premier s'explique par lui-même. Sinon, son intelligibilité serait incomplète. Or nous avons déjà montré que tout défaut, tout manque, toute imperfection seraient incompatibles avec la compréhension non restreinte. Huitièmement, l'être premier est inconditionné. L'être premier est en effet identique à l'intelligible premier; et l'intelligible premier doit être inconditionné, car s'il dépendait d'autre chose il ne s'expliquerait pas par lui-même. Enfin, il est impossible que l'intelligible premier soit entièrement indépendant, et que l'être premier, identique à la l’intelligible premier, dépende d'autre chose. Neuvièmement, l'être premier est soit nécessaire, soit impossible. Il ne peut pas être contingent en effet, puisque le contingent ne s’explique pas par lui-même. S'il existe, il existe donc par nécessité et sans condition. Et s'il n'existe pas, alors il est impossible, puisqu'il n'y a pas de conditions dont il puisse résulter. Quant à savoir s'il existe ou non, il s'agit là d’une question qui ne tient ni à l'idée de l'être ni à la notion de Dieu. Dixièmement, il n'y a qu'un seul être premier. Car entia non sunt multiplicanda præter necessitatem (il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité), et il n'est pas nécessaire qu'il y en ait plus d'un. De plus, s'il y avait plus d'un être premier, chacun des êtres premiers serait ou ne serait pas identique à un acte de compréhension non restreint. Or des intelligibles identiques à des actes de compréhension restreints ne sauraient être des êtres premiers. De même, l'existence de plusieurs intelligibles identiques à des actes de compréhension non restreints signifierait l’existence de plusieurs êtres premiers similaires à tous égards, car si des actes non restreints saisissaient des objets différents, l'un ou plusieurs de ces actes devraient forcément ne pas saisir ce que saisirait un autre acte, et dès lors ils cesseraient d'être des actes non restreints. Or il ne peut y avoir plusieurs êtres premiers similaires à tous égards, puisque ces actes présenteraient des différences purement empiriques. Le purement empirique ne s'explique pas par lui-même. Il ne saurait donc y avoir qu'un seul être premier. Onzièmement, l'être premier est simple. L'être premier est en effet un acte unique qui est à la fois compréhension non restreinte, affirmation parfaite et amour parfait. Et il est identique à l'intelligible premier, à la vérité première et au bien premier. Il ne saurait être composé de formes centrales et conjuguées. Car il n'existe pas d'autres êtres du même ordre avec lesquels il puisse être conjugué. Et comme il est un acte unique il ne requiert pas la fonction d'unification d'une forme centrale. Il ne saurait être composé d'une puissance et d'une forme. Car il est un être spirituel par-delà tout développement; or nous avons vu que la puissance tient soit à la capacité de développement, soit au résidu empirique et à la matérialité. Enfin, il ne saurait être composé d'une forme distincte et d'un acte distinct. S'il existe, il existe de manière nécessaire. De plus, si l'on appelle forme ou essence l'intelligible premier, l'être premier et le bien premier, et si l'on appelle acte, existence ou occurrence l'acte non restreint de compréhension, d'affirmation, d'amour, les réalités ainsi posées ne sont pas distinctes mais identiques. Douzièmement, l'être premier est intemporel. Chez lui, il n'est pas de temps continu, car il est spirituel, alors que le temps continu présuppose le résidu empirique et la matérialité. Il ne se situe pas non plus dans le temps ordinal, puisqu'il ne se développe pas. Treizièmement, s'il existe, l'être premier est éternel. Car il est intemporel, et l'éternité est l'existence intemporelle. Outre l'intelligible premier, il faut considérer les intelligibles seconds. Car l'acte de compréhension non restreint, puisqu'il se comprend lui-même, comprend également tous les aspects de tout le reste. Quatorzièmement, les intelligibles seconds sont conditionnés. En effet, ils sont ce qui doit être compris si l'intelligible premier est compris. Les intelligibles seconds sont donc distincts de l'intelligible premier, puisqu'ils sont conditionnés, contrairement à l'intelligible premier. Même s'ils sont distincts de l'intelligible premier, les intelligibles seconds ne doivent toutefois pas nécessairement être des réalités distinctes. Connaître, en effet, ce n'est pas poser un regard sur quelque chose. Par conséquent, même s'ils sont connus, les intelligibles seconds ne sont pas forcément quelque chose qui s'offre au regard. De plus, l'intelligible premier ne présente aucun manque, aucun défaut, aucune imperfection. Mais il serait imparfait si d'autres réalités étaient nécessaires pour que son acte de compréhension soit non restreint. Enfin, les intelligibles seconds peuvent être de simples objets de pensée. Si l'intelligible premier les saisit comme objets distincts, il n'est toutefois pas nécessaire qu'ils soient des réalités distinctes. Ainsi, nous saisissons l'infinité des entiers positifs dans l'insight qui est le principe générateur des relations et des termes de la série. Quinzièmement, l'être premier est la cause efficiente toute-puissante. C'est que l'être premier serait imparfait s'il pouvait fonder tous les univers possibles en tant qu'objets de pensée mais non en tant que réalités. De même, le bien premier serait imparfait s'il était bon en soi sans être la source des autres exemplaires du bien. Or l'être premier et bien premier ne comporte aucune imperfection. Il peut donc fonder tout univers se Seizièmement, l'être premier est la cause exemplaire omnisciente Car il est l'idée de l'être, et il saisit en lui-même l'ordre intelligible de tout univers possible d'êtres dans toutes leurs composantes, leurs aspects et leurs détails. Dix-septièmement, l'être premier est libre. Car les intelligibles seconds sont contingents : il n'est pas nécessaire qu'ils soient des réalités distinctes; ils peuvent être de simples objets de pensée; ils ne sont inconditionnés ni sur le plan de l'intelligibilité, ni sur le plan de la bonté et, par conséquent, ils ne sont pas inconditionnés sur le plan de l'être, l'être n'étant pas séparé de l'intelligibilité et de la bonté. Or l'être contingent ne peut être nécessaire en tant que contingent, ni arbitraire en tant qu'être. Il reste que, s'ils existent, les êtres contingents existent du fait de la liberté de la compréhension non restreinte, de l'affirmation parfaite et de l'amour parfait. Dix-huitièmement, puisque l'être humain se développe, chaque élément nouveau de compréhension, d'affirmation et de volition est chez lui un acte nouveau, une réalité nouvelle. Or l'être premier parfait ne se développe pas, puisqu'il ne comporte aucun défaut, aucun manque, aucune imperfection. Par conséquent, l'acte non restreint comprend, affirme et veut l'existence des êtres contingents sans que cela entraine quelque accroissement ou changement dans sa réalité. De ces considérations découlent un certain nombre de conclusions d’une importance considérable. Ces conclusions sont souvent tenues pour extrêmement difficiles à cerner, mais leur seule difficulté réside dans la saisie des différences entre la grammaire, la logique et la métaphysique. La grammaire a pour objet les mots et les phrases; la logique, les concepts et les jugements; la métaphysique, l'énumération des réalités nécessaires et suffisantes, une fois supposée la vérité des jugements. De ces observations nous pouvons tirer un premier corollaire : chaque prédication contingente au sujet de Dieu est également une dénomination extrinsèque. Autrement dit, Dieu est intrinsèquement le même, qu'il comprenne ou non, qu'il affirme ou non, qu'il veuille ou non, qu'il engendre ou non tel ou tel univers. Dans la situation négative, Dieu existe et rien d'autre n'existe. Dans la situation positive, Dieu existe et l'univers en question existe; les deux existences suffisent à fonder la vérité des jugements portant que Dieu comprend, affirme, veut et engendre l'univers; car la perfection de Dieu est illimitée, et qui possède une perfection illimitée doit comprendre, affirmer, vouloir et engendrer tout ce qui existe en dehors de lui. Deuxième corollaire : même si le dénominateur extrinsèque est temporel, la prédication contingente au sujet de Dieu peut être éternelle. Car un acte éternel est intemporel. En lui, tous les instants sont un seul et même instant. Ce qui est vrai à un instant quelconque est donc vrai à tout instant. En conséquence, s'il est vrai à un instant quelconque que Dieu comprend, affirme, veut l'existence de Bucéphale, le cheval d'Alexandre, alors les conditions métaphysiques de la vérité sont l'existence de Dieu et l'existence de Bucéphale. De plus, même si Bucéphale n’existe que pendant une courte période, Dieu comprend, affirme, veut éternellement que Bucéphale existe pendant cette courte période. Le troisième corollaire a trait à l'efficace divine. S'il est vrai que Dieu comprend, affirme, veut et engendre l'existence d'une chose ou l'occurrence d'un événement, il doit forcément être vrai que la chose existe ou que l'événement se produit exactement comme Dieu comprend, affirme et veut cette existence ou cette occurrence. Car la vérité des deux propositions, c'est-à-dire l'existence ou l'occurrence contingente pertinente, requiert une seule et même condition métaphysique. Le quatrième corollaire est l'inverse du troisième : l'efficace divine n'impose pas la nécessité à ses conséquents. Il est tout à fait vrai, à la lumière de l'efficace divine, que si Dieu comprend, affirme, veut ou engendre l'existence d'une chose ou l'occurrence d'un événement, il est impossible que cette chose n'existe pas ou que cet événement ne se produise pas. Cependant, l'existence ou l'occurrence est une condition métaphysique de la vérité de l'antécédent, et la conséquence traduit donc tout simplement le principe d'identité, c'est-à-dire que, s'il y a existence ou occurrence, alors il y a existence ou occurrence. Rappelons-nous l'exemple que saint Thomas d'Aquin utilise maintes fois : Socrates, dum sedet, necessario sedet, necessitate tamen non absoluta sed conditionata (lorsque Socrate s'assoit, il est nécessairement assis; mais cette nécessité est conditionnelle, et non pas absolue). Le cinquième corollaire est celui de la scientia media (connaissance médiane). Puisqu'il est non restreint et vrai, l'acte de compréhension divin saisit non seulement tout ordre universel possible mais également les quatre corollaires précédents. Par conséquent, indépendamment de toute décision libre (in signo antecedente omnem actum voluntatis), Dieu sait que, s'il veut un ordre universel, cet ordre se réalisera dans tous ses aspects et tous ses détails; or chaque ordre universel est une configuration intelligible particulière d'existants et d'événements complètement déterminés; donc, indépendamment de toute décision divine, Dieu sait exactement quel choix poserait chaque volonté libre dans chaque ensemble successif de circonstances que contient tout ordre universel possible. Cette scientia media inclut la notion moliniste d'une sagesse divine saisissant l'ordre de tout univers possible, mais elle n'intègre pas la perspective moliniste voulant que Dieu observe des futuribles conditionnés comme des entités lui permettant de s'orienter. Elle ne se fonde pas non plus sur la super-compréhension moliniste de la volonté humaine, ni sur la vérité objective inexpliquée de Suarez, mais plutôt sur les affirmations familières de saint Thomas d’Aquin concernant l'immuabilité de Dieu et de la nécessité conditionnée de ce que Dieu connaît, veut ou engendre. Enfin, cette scientia media s'oppose radicalement au volontarisme scotiste et aux decreta hypothetice prædeterminantia (décrets qui prédéterminent hypothétiquement) volontaristes. Dix-neuvièmement, le Dieu dont il est question serait le créateur. En effet, si la causalité efficiente de Dieu présupposait l'existence de quelque matière et était limitée au modelage et à l'agencement de cette matière, l'existence de la matière serait en définitive inexpliquée; or ce qui est inexpliqué ne se rapporte pas à l'être; la matière ainsi posée ne serait donc rien. De fait, pourra-t-on dire, notre univers contient un résidu purement empirique qui est inexpliqué. Or le résidu empirique de l'individualité, du continuum, des endroits particuliers et des temps particuliers, ainsi que de la divergence non systématique des fréquences réelles, même s'il ne peut être expliqué par des sciences particulières, est compris partiellement dans la théorie de la connaissance et en métaphysique, et il s'explique ultimement par la décision créatrice de Dieu. La puissante première de l'individualité est en effet la condition de la possibilité de la connaissance universelle des natures communes; la puissance première du continuum espace-temps est la condition de la possibilité des lois abstraites et invariantes, des probabilités concrètes et de leur accumulation, le tout formant un ordre universel de probabilité émergente; enfin, le non-systématique est transcendé par un acte de compréhension non restreint. De plus, le résidu empirique fonde la variété du bien potentiel et, puisqu'il sous-tend l'ordre universel, il possède la valeur qui s'attache au contingent par la rationalité de la liberté d'un être entièrement sage et bon. Vingtièmement, le Dieu dont nous parlons serait le conservateur. Sa causalité efficiente ne produirait pas un univers pour le livrer à lui-même, mais elle opérerait au contraire tant qu'existerait l'univers ou l'une de ses parties. La condition métaphysique de la vérité de la proposition selon laquelle A cause B est en effet la réalité d'une relation de dépendance (ut a quo) en B à l'égard de A. Il ne s'agit pas, contrairement à ce que pourraient avancer les contrepositions, d'une « influence » imaginable occupant l'espace intermédiaire entre A et B. Il ne s'agit pas d'un changement en A, car le feu ne change pas lorsqu'il cesse de servir à cuire les pommes de terre pour servir à cuire le bifteck. Il s'agit plutôt de l'émergence, de l'existence ou de l'occurrence de B en dépendance intelligible par rapport à A. Or aucun être contingent ne s'explique lui-même et, par conséquent, tout être contingent, tant qu'il existe, est en relation de dépendance intelligible par rapport à l'être qui s'explique lui-même. Vingt-et-unièmement, Dieu serait le premier agent de chaque événement, de chaque développement, de chaque émergence. Car chaque occurrence de ce genre est conditionnée, et les conditions, ou bien divergent et se dispersent dans l'ensemble de l'univers, ou bien forment un schème de récurrence qui, cependant, n'émerge et ne survit qu'en fonction de conditions qui divergent et se dispersent dans l'ensemble de l'univers. En conséquence, seule la cause de l'ordre de l'univers peut être le fondement suffisant de l'occurrence d'un événement. De plus, comme tout développement, toute émergence dépendent d'un complexe d'événements, seule la cause de l'ordre de l'univers peut être le fondement suffisant d'un développement ou d'une émergence. Il s'ensuit que Dieu applique tout agent contingent aux opérations de cet agent. L'agent opère en effet selon la configuration de l'ordre universel lorsque les conditions de l'opération sont remplies; or les conditions sont remplies par l'occurrence d'autres événements, et Dieu est le premier agent de chacune de ces occurrences. Il s'ensuit également que tout agent créé est un instrument de l'exécution du plan divin; car son opération constitue l'accomplissement d'une condition d'autres événements; tout agent est donc utilisé par un agent supérieur pour une fin ultérieure. Il s'ensuit enfin que Dieu par son intelligence meut toute chose vers sa fin propre : cause de l'ordre de l'univers, Dieu engendre tout événement et applique tout agent et utilise toute opération. On notera que cette explication du contrôle exercé par Dieu sur les événements diffère de celles et de Bañez et de Molina. Ceux-ci présentent en effet le contrôle divin comme une activité particulière exercée par Dieu pour contrôler chaque événement. Selon notre analyse, Dieu contrôle chaque événement parce qu'il contrôle l'ensemble des événements, et ce contrôle global découle du fait que Dieu seul peut être la cause de l'ordre de l'univers dont dépend chaque événement. De plus, même si notre analyse emprunte à la terminologie contemporaine, il suffirait, à mon avis. d'y remplacer les notions de la physique moderne par celles de la physique d’Aristote pour l'approcher de la pensée et de la terminologie de saint Thomas d'Aquin1. Vingt-deuxièmement, Dieu serait la cause finale ultime de tout univers, le fondement de sa valeur, ainsi que l'objectif ultime de toute visée finaliste. Comme nous l'avons vu, l'intelligible premier serait incomplet si en lui ne devait pas être saisi tout autre intelligible; l'être premier serait imparfait quant à l'être s'il ne pouvait engendrer d'autres êtres; et le bien premier manquerait de bonté s'il était stérile et ne pouvait être la source d'autres exemplaires du bien. Par ailleurs, les intelligibles seconds sont intelligibles à cause de la plénitude de l'intelligible premier; les êtres contingents sont possibles à cause de la perfection de l'être premier; et les autres exemplaires du bien peuvent surgir à cause de l'excellence du bien premier. Or ce qui est possible à cause de la perfection et de l'excellence d'un autre être sera également réel à cause de cette perfection et de cette excellence. La perfection et l'excellence de Dieu doivent par conséquent être la cause finale de tout le reste. De plus, une valeur étant un objet possible de choix rationnel, le fondement d'une valeur est donc le fondement de la possibilité que présentent les objets et de la rationalité que manifestent les choix. Or tout ordre universel possible est saisi dans l'intelligible premier et dérivé de lui; et tout ordre universel réel est choisi par une volition qui non seulement s'accorde avec la compréhension non restreinte, mais qui s'identifie à elle. Par conséquent, Dieu serait le fondement de la valeur de tout ordre universel et, de fait, un fondement qui serait identique à la norme de la vérité d'une valeur. Nous avons vu que l'ordre immanent de notre univers est une série composée conditionnée de choses et de schèmes de récurrence réalisés en accord avec des tables de probabilités successives. Nous avons ajouté que du point de vue de la compréhension non restreinte le non-systématique disparaît pour faire place à un plan et à une intention tout à fait déterminés et absolument efficaces. Il convient donc de concevoir la finalité de manière plus juste. Nous n'avons pas affaire à un dynamisme ascendant et dirigé de manière indéterminée, mais plutôt à l'ordination anticipée de chaque puissance à l'égard de la forme qu'elle reçoit, de chaque forme à l'égard de l'acte qu'elle reçoit, de chaque variété d'actes inférieurs à l'égard d'unités et d'intégrations supérieures sous lesquelles elle est subsumée. Ainsi, toute tendance et toute force, tout mouvement et tout changement, tout désir et tout effort sont modelés de façon à faire advenir l'ordre de l'univers de la manière où ils y contribuent de fait. Et comme nous avons montré que l'ordre de l'univers lui-même existe à cause de la perfection et de l'excellence de l'être premier et bien premier, tout ce qui vise l'ordre de l'univers vise ultimement la perfection et l'excellence qui en est la source et le fondement premiers. Vingt-troisièmement, il en résulte une transformation de la métaphysique telle que nous l'avons conçue. La métaphysique de l'être proportionné devient en effet une partie subordonnée d'une métaphysique plus générale qui s'intéresse à l'idée transcendante de l'être. Vingt-quatrièmement, il en résulte également une transformation de l'éthique qui se fondait jusque-là sur une métaphysique restreinte. Car cette éthique concernait la correspondance du connaître et de l'agir dans la conscience de soi rationnelle. Or il est manifeste, maintenant, que la connaissance vraie ne se limite pas à être vraie, qu'elle est une appréhension de l'ordre de l'univers ordonné par Dieu, et que l'agir cohérent par rapport au connaître est également collaboration avec Dieu dans la réalisation de l'ordre de l'univers. Par contre, l'erreur devient une déviation, non seulement à l'égard de la vérité, mais également à l'égard de Dieu, et toute malfaisance revêt le caractère d'un péché contre Dieu. Vingt-cinquièmement, nous devons nous pencher brièvement sur la question du mal et du péché. Il semble en effet que, s'il est la cause efficace de tout ce qui existe dans l'univers, Dieu doit être aussi l'auteur de tous les maux, qu'il doit être responsable de tous les péchés de l'univers. Avant de sauter à cette conclusion, nous allons distinguer le mal physique, le mal moral et le péché fondamental. Par péché fondamental j'entends ici le fait, pour une volonté libre, de ne pas choisir une ligne de conduite moralement obligée ou de ne pas rejeter une ligne de conduite moralement répréhensible. Le péché fondamental constitue donc la source de l'irrationnel dans la conscience de soi rationnelle de l'être humain. En tant qu'il est intelligemment et rationnellement conscient, l'être humain saisit et affirme ce qu'il doit faire et ce qu'il ne doit pas faire; mais il ne suffit pas de savoir ce qu'il faut faire ou éviter, encore faut-il le faire ou l'éviter. Si l'être humain le veut, il fait ce qu'il doit; s'il le veut, il détourne son attention des propositions l'incitant à faire ce qu'il ne doit pas faire; s'il ne le veut pas, alors la ligne de conduite obligée ne sera pas exécutée. Or s'il ne le veut pas, son attention reste fixée sur des propositions illicites; il ignore le caractère incomplet de leur intelligibilité et l'incohérence de leur rationalité apparente; et dans cette contraction de la conscience, qui est le péché fondamental, se produit l'action mauvaise, qui, pour être plus évidente, n'en est pas moins une conséquence du péché fondamental. Par mal moral, j'entends les conséquences du péché fondamental. Du péché fondamental que constitue le fait de ne pas vouloir ce que l'on doit vouloir découlent le mal moral de l'omission et une intensification, chez soi ou chez les autres, de la tentation de commettre d'autres péchés fondamentaux. Du péché fondamental qu'est le non-rejet des propositions illicites découlent la mise en pratique de celles-ci, de même qu'une intensification plus positive de la tension et de la tentation, au fond de soi-même et dans son milieu social. Par mal physique, enfin, j'entends toutes les lacunes d'un ordre universel qui consiste, pour autant que nous le comprenons, en une probabilité émergente généralisée. C'est que dans un tel ordre la variété non ordonnée est antérieure au bien formel que sont les unités supérieures et les ordres supérieurs; le non-développé est antérieur au développé; il y a de faux départs, des insuccès, des échecs; le progrès passe par la prise de risques; la sécurité va de pair avec la stérilité; la vie de l'être humain est guidée par une intelligence qui doit se développer, et par une volition qui doit être acquise. La distinction de ces trois éléments est manifestement pertinente pour le traitement de notre problème. Un problème est en effet une question relevant de la compréhension, qui définit une intelligibilité à saisir. L'intelligence ne peut manifestement pas considérer en bloc le péché fondamental, le mal moral et le mal physique. Tout d'abord, tout ce que l'intelligence peut saisir en ce qui a trait au péché fondamental, c'est qu'il n'y a aucune intelligibilité à saisir. En quoi consiste le péché fondamental? En l'irrationnel. Pourquoi se produit-il? Si le péché comportait une raison, il ne s'agirait plus d'un péché. On peut invoquer des excuses, des circonstances atténuantes, mais on ne saurait fournir une raison pour le justifier, puisque le péché fondamental consiste, non pas à obéir à des raisons et à une rationalité, mais plutôt à ne pas obtempérer à des raisons et à une rationalité. Le péché ne consiste pas en une omission distraite, mais au fait de ne pas prendre acte rationnellement d'une obligation perçue et reconnue. Or si le péché fondamental est tout simplement irrationnel, si la compréhension de ce péché consiste à saisir qu'il ne comporte aucune intelligibilité, alors ce péché ne peut manifestement présenter une relation de dépendance intelligible à l'égard de quoi que ce soit d'autre. Seulement, ce qui ne peut être en relation de dépendance intelligible à l'égard de quoi que ce soit d'autre ne peut avoir de cause. Car la cause est en corrélation avec l'effet, et l'effet est ce qui est en relation de dépendance intelligible à l'égard de quelque autre chose. Enfin, si le péché fondamental ne peut avoir de cause, il ne peut être causé par Dieu. Cette conclusion ne contredit pas notre affirmation antérieure selon laquelle tout événement est causé par Dieu. En effet, le péché fondamental n’est pas un événement; il n'est pas quelque chose qui se produit positivement; il consiste au contraire en un défaut d'occurrence, en l'absence, dans la volonté, d'une réponse rationnelle à un motif obligé. De plus, lorsqu’un problème contient une part d'irrationnel, il ne peut être traité adéquatement que d'une manière très complexe et critique. Le mathématicien qui attribuerait aux nombres imaginaires les propriétés mêmes qu'il trouve dans les nombres réels s'engagerait dans la voie de l'erreur. Quiconque ignore les distinctions et les règles rendues nécessaires par l'irrationalité du péché fondamental commet une erreur encore plus grave, mais non moins inévitable. Il faut ici remplacer la disjonction familière du principe du milieu exclu (soit A, soit non A) par une trichotomie. Il y a ce qui est positivement, il y a ce qui n'est tout simplement pas, et il y a l'irrationnel constitué par ce qui pourrait et devrait être, mais qui n'est pas. Il y a l'être que Dieu cause, et le non-être que Dieu ne cause pas, et il y a l'irrationnel qui n'est pas causé ni n'est pas non causé par Dieu, mais que Dieu permet aux autres de commettre. Il y a le bien réel que Dieu veut, et il y a le bien non réalisé que Dieu ne veut pas, et il y a les péchés fondamentaux qui ne sont pas voulus par Dieu ni non voulus par Dieu, mais qui sont interdits par Dieu. Il est manifestement bon, et non pas mauvais, de créer un être si excellent qu'il possède une conscience de soi rationnelle d'où découle naturellement la liberté. Il est bon, et non pas mauvais, de respecter cette liberté, d'exiger le bien et d'interdire le mal, mais aussi de s'abstenir en même temps de toute interférence qui réduirait la liberté à une apparence illusoire. Il est donc bon, et non pas mauvais, de concevoir, choisir et réaliser un ordre universel, même si par le fait même le péché fondamental va se produire. En effet, il est tout à fait faux de prétendre que le péché fondamental est soit une entité, soit une non-entité, et qu'il doit, dans le premier cas, être dû à la causalité universelle de Dieu et, dans le deuxième cas, être dû à une absence de volonté, chez Dieu, de causer les entités opposées. Quant au mal physique et au mal moral, ils sont fondamentalement de l'ordre du mal si les critères du bien et du mal sont le plaisir et la douleur sensibles. Or le critère propre du bien est l'intelligibilité, et tout dans notre univers, hormis le péché fondamental, peut être compris et est, par conséquent, bon. L'imperfection de l'inférieur est en effet la possibilité du supérieur; le non-développé vise le développé; même le mal moral, par la tension dialectique qu'il engendre, oriente soit vers sa propre élimination, soit vers un renforcement du bien moral. Aussi nous est-il possible, même avec notre compréhension limitée, de saisir une probabilité émergente généralisée comme un ordre d'une grande intelligibilité immanente embrassant tout ce qui se trouve dans notre univers. Vingt-sixièmement, Dieu est personnel. Même si nous avons amorcé notre interrogation avec une question éminemment impersonnelle – « Qu'est-ce que l'être? » —, même si nous avons fait ressortir les implications d'un acte de compréhension non restreint, en lui-même et dans ses relations avec l'univers, même si nous avons évoqué un objet de pensée qui, s'il existe, sera connu comme l'objet d'une affirmation dans le domaine objectif de l'être, pourtant, la notion à laquelle nous sommes parvenu est la notion d'un être personnel. Dieu, tout comme l'être humain, est une conscience de soi rationnelle, puisque l'être humain a été fait à l'image et à la ressemblance de Dieu. Or ce que l'être humain est par un désir non restreint et une réalisation limitée, Dieu l'est comme acte non restreint. Or un acte non restreint de conscience de soi rationnelle, aussi objectivement, aussi impersonnellement soit-il conçu, satisfait manifestement à tout ce que l'on entend par le sujet, la personne, l'autre doté d'une intelligence, d'une rationalité et d'une volition propres. De plus, comme l'idée de l'être est la notion d'un Dieu personnel, elle entraîne une vision personnaliste de l'ordre de l'univers. Cet ordre ne s'apparente pas à un devis élaboré par un architecte pour la construction d'un édifice, ni à un plan d'ingénierie sociale imposé par un gouvernement, mais à une intelligibilité qui ne peut être saisie que par une conjugaison des méthodes classique et statistique, génétique et dialectique qui inclut les commandements et les interdictions exprimant la volonté de l'un à l'égard de la volonté des autres, qui laisse place à la longanimité qu'exerce même la volonté toute-puissante en refusant d'entraver la volonté d'autres personnes, qui contient l'anomalie apparente de la trichotomie dépassant le principe du milieu exclu pour faire place à l'irrationnel (surd) du péché fondamental. 10. L'affirmation de Dieu Nous connaissons l'être par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle. En nous interrogeant sur la nature de l'être, nous avons été amené à saisir et à concevoir ce qu'est Dieu. Étant donné que l'être, comme nous l'avons vu, est le noyau de toute signification, notre saisie et notre conception de la notion de Dieu est le plus significatif de tous les objets de notre pensée. Tout objet de pensée soulève néanmoins une question ultérieure, car à l'activité de la conscience intellectuelle succède l'activité de la conscience réflexive. Dieu n'est-il donc qu'un objet de pensée? Ou bien est-il réel? Est-il objet d'affirmation rationnelle? Existe-t-il? Ces quatre questions n'en font qu'une. Car le réel est l'être, et à part l'être il n'y a rien. Il n'y a pas de connaissance de l'être sans affirmation rationnelle, et l'existence est l'aspect sous lequel l'être est connu lorsque précisément il est affirmé rationnellement. Par conséquent, dire que Dieu est réel, qu'il est objet d'une affirmation rationnelle ou qu'il existe, c’est poser trois énoncés qui signifient la même chose. Affirmer l'existence de Dieu, ce n'est pas attribuer à Dieu l'Existenz ou la notion subtile du Dasein de la pensée existentialiste. L'existence à laquelle renvoient ces notions est non pas l'existence de l'être humain saisie intelligemment et affirmée rationnellement, mais plutôt l'existence de l'être humain en tant qu'il expérimente, cherche et réfléchit, sans obtenir de réponses définitives aux questions qu'il se pose sur lui-même. De plus, même si la connaissance de l'existence de tout être proportionné et la connaissance de l'existence de Dieu se réalisent dans l'expression d'un oui rationnel, ces deux existences sont pourtant bien différentes. La signification du oui varie en effet en fonction de la question à laquelle répond ce oui. Une réponse affirmative à une question sur l'existence d'un être contingent pose une existence contingente. Une réponse affirmative à une question sur l'existence d'un être qui s'explique lui-même signifie par ailleurs qu'il y a une existence qui s'explique elle-même. Dans sa connaissance de soi, un être qui s'explique lui-même embrasse en une seule et même connaissance la réponse et à la question portant sur sa nature et à la question portant sur son existence. Sa connaissance de ce qu'il est consisterait en une saisie de l'inconditionné informel et, comme cette saisie répond à la question « Qu'est-ce que? », l'inconditionné répond à la question « Est-ce que? » Cela ne veut pas dire pour autant que ces deux questions commandent une même réponse à l'intérieur de notre connaissance. En effet, lorsque nous saisissons ce qu'est Dieu, notre saisie ne constitue pas un acte de compréhension non restreint, mais plutôt un acte de compréhension restreint qui, par extrapolation à partir de lui-même, établit un acte non restreint et qui, en soulevant sans cesse de nouvelles questions, parvient à cerner une liste d'attributs de l'acte non restreint. Ce n'est donc pas l'acte non restreint qui est saisi, mais l'extrapolation des propriétés de l'acte non restreint à partir de celles d'un acte restreint. Une fois accomplie l'extrapolation, une autre question se pose donc : l'acte non restreint est-il une réalité ou simplement un objet de pensée? L'argument ontologique est donc fallacieux sous toutes ses formes. Car il vise à poser l'existence de Dieu à partir de sa conception. Or nos conceptions ne produisent rien de plus que des propositions analytiques. Et, comme nous l'avons vu, nul ne peut effectuer la transition de la proposition analytique au principe analytique que si les termes et les relations de la proposition se présentent (occur) dans des jugements de réalité concrets. C'est pourquoi, s'il est aisé d'élaborer une conception de Dieu telle que la négation de son existence représente une contradiction dans les termes, une telle conception ne débouche cependant que sur une proposition analytique. Cette proposition ne peut devenir principe analytique que si nous affirmons dans un jugement de réalité concret que Dieu existe de fait. Face à l'argument de saint Anselme, il convient donc de distinguer la prémisse Deus est quo maius cogitari nequit (Dieu est plus grand que tout autre être concevable). Il faut convenir que cette prémisse peut être transformée en une proposition analytique grâce aux définitions appropriées et aux règles de la syntaxe. Mais il faut s'assurer que les termes définis se présentent dans des jugements de réalité concrets. L'argument de Descartes semble procéder du concept de l'existence d'un être parfait. Cet argument serait valable si concevoir signifiait regarder, et si regarder signifiait connaître. Seulement, un tel point de vue s'appuie sur les contrepositions; les positions veulent au contraire que les conceptions n'accèdent à l'ordre du connaître que par une saisie réflexive de l'inconditionné. L'argument de Leibniz établit la réalité de Dieu à partir de sa possibilité. Nous avons déjà dit que Dieu est soit nécessaire, soit impossible. Or il n'est pas impossible, puisque la notion de Dieu n'est pas une contradiction dans les termes. Dieu existe donc nécessairement. La majeure, cependant, n'est qu'une proposition analytique et, par conséquent, la conclusion ne peut être rien de plus qu'une proposition analytique. En outre, la raison proposée comme mineure appelle une distinction. S'il a un Dieu tout-puissant, et si la toute-puissance consiste dans le pouvoir de produire tout ce qui ne comporte pas de contradiction interne, l'absence de contradiction interne prouve qu'il y a possibilité. Mais si l'on ne présuppose pas l'existence de la toute-puissance divine, l'absence de contradiction interne ne prouve rien de plus que la cohérence d'un objet de pensée. Si l'on doit considérer l'argument ontologique comme fallacieux, il semblera peut-être impossible d'affirmer rationnellement l'existence de Dieu. C'est que la distinction que nous avons établie entre propositions analytiques et principes analytiques équivaut au principe de vérification des positivistes logiques. Or il ne semble pas qu'il y ait possibilité de vérifier un acte de compréhension non restreint, ni dans notre expérience externe, ni dans notre expérience interne. Et même si elle était possible, il faudrait qu'une telle expérience se produise de fait, avant que puisse être affirmée rationnellement l'existence de Dieu. Cette objection se fonde cependant sur une identification des notions de vérification et d'expérience. Il y a une nette différence entre la vérification et l'expérience de la loi de la chute des corps. L'expérience porte tout simplement sur un vaste agrégat de contenus d'actes d'observation. C'est la compréhension, et non l'expérience, qui unifie l'agrégat en établissant un lien entre ses éléments et une hypothétique loi de la chute des corps. C'est la réflexion critique, et non l'expérience, qui cite les questions : « Les données correspondent-elles à la loi? », et « Cette correspondance suffit-elle à une affirmation de la loi? » C'est la saisie réflexive de l'accomplissement des conditions d'une affirmation probable, et non l'expérience, qui constitue le seul acte de vérification de la loi de la chute des corps; de même, c'est une saisie réflexive de l'inconditionné qui fonde tout autre jugement. De plus, ce qui justifie l'exigence d'un passage des propositions analytiques aux jugements analytiques, c'est d'abord une distinction entre différents types d'inconditionné. Ce fondement ne présente que de façon accessoire une ressemblance par rapport au principe de la vérification. Il y a un inconditionné de fait dont les conditions ne sont remplies que par des actes de définition et de postulation; c'est la proposition analytique. Si ce que l'inconditionné de fait définit et postule se trouve également être un inconditionné de fait, un autre accomplissement est possible; c'est le principe analytique. Cet accomplissement ultérieur se produit dans des jugements de réalité concrets, qui se présentent par exemple dans le processus de la vérification. Notre position ressemble donc à celle des positivistes logiques. Mais qui dit ressemblance ne dit pas forcément identité. En effet, contrairement aux positivistes logiques, nous nous sommes affranchi complètement de l'illusion selon laquelle la connaissance du réel tient à un regard sur ce qui est déjà, là, dehors, maintenant. Contrairement aux positivistes logiques, nous pouvons parler longuement de l'inconditionné et nous situons dans l'inconditionné de fait toute la signification et la force de la vérification. D'une part, nous devons rejeter l'argument ontologique, car la seule conception ne suffit pas à fonder un jugement. D'autre part, ce qu'il nous faut ajouter à la conception c'est non pas une expérience de Dieu, mais une saisie de l'inconditionné. L'affirmation est un acte intrinsèquement rationnel; elle procède d'une saisie de l'inconditionné qui s'obtient en vertu d'une nécessité rationnelle. L'inconditionné à saisir est, non pas l'inconditionné formel qu'est Dieu et que saisit la compréhension non restreinte, mais plutôt l'inconditionné de fait qui consiste en la déduction de l'existence de Dieu à partir de prémisses vraies. Reste une seule observation préliminaire à formuler. Nous avons déjà noté, mais il convient de le répéter, que la preuve n'est pas quelque processus automatique qui débouche sur un jugement, comme la prise d'une aspirine produit un soulagement du mal de tête, ou comme l'allumage d'un circuit lance les opérations infaillibles de l'ordinateur. Tout ce que nous pouvons jeter sur ces pages, c'est un ensemble de signes. Ces signes peuvent représenter un inconditionné de fait pertinent. Or la saisie de cet inconditionné et le jugement conséquent constituent un acte immanent de la conscience rationnelle; chacun doit accomplir cet acte pour lui-même, et personne ne peut l'accomplir pour autrui. La connaissance de l'existence de Dieu est donc la conclusion d'un raisonnement. Les raisonnements qui mènent à une telle connaissance sont multiples. Je crois cependant qu'ils s'inscrivent tous dans la forme générale suivante. Si le réel est complètement intelligible, Dieu existe. Or le réel est complètement intelligible. Donc, Dieu existe. D'abord, la prémisse mineure. On pose que l'être est complètement intelligible, que le réel est l'être et que, par conséquent, le réel est complètement intelligible. Or l'être est complètement intelligible. L'être est en effet l'objectif du désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint. Ce désir consiste en la recherche intelligente et en la réflexion critique. Il produit une connaissance partielle, puisque la recherche intelligente entraîne la compréhension et que la réflexion critique saisit que la compréhension est juste. Mais il n'atteint son objectif, c'est-à-dire l'être, que lorsque chaque question intelligente a reçu une réponse intelligente, et lorsqu'il est avéré que chaque réponse est juste. L'être est donc intelligible, puisqu'il est ce qui doit être connu par la compréhension juste. Et il est complètement intelligible, puisqu'il n'est connu entièrement que lorsque toutes les questions intelligentes reçoivent une réponse juste. De plus, le réel est l'être. Ce que désigne le mot « réel » est soit un simple objet de pensée, soit à la fois un objet de pensée et un objet d'affirmation. Or le réel n'est pas simplement un objet de pensée. Il est donc à la fois un objet de pensée et un objet d'affirmation. Et le réel n'est pas simplement une partie, mais l'ensemble des objets de pensée et d'affirmation. De même, l'être est tout ce qui doit être connu par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle. Si cette coïncidence du réel et de l'être présuppose une acceptation des positions et un rejet des contrepositions, le lecteur ne doit pas s'attendre, à cette étape de notre raisonnement, à ce que nous répétions ici l'argument de base que nous avons développé au fil de ces pages. Accepter les positions, c'est accepter sa propre intelligence et sa propre rationalité, puis agir en conséquence. Rejeter les contrepositions, c'est rejeter l'interférence d'autres désirs dans le juste fonctionnement du désir de connaître détaché, désintéressé et non restreint. Toute contreposition mène donc à son propre renversement. Car dès qu'un esprit qui a adhéré à une contreposition prétend la saisir intelligemment et l'affirmer rationnellement, il fait preuve d'incohérence. Or un sujet intelligent et rationnel ne peut éviter de telles prétentions. Il reste la prémisse majeure : si le réel est complètement intelligible, alors Dieu existe. Ce raisonnement peut être formulé de la façon suivante. Si le réel est complètement intelligible, l'intelligibilité complète existe. Si l'intelligibilité complète existe, l'idée de l'être existe. Si l'idée de l'être existe, Dieu existe. Par conséquent, si le réel est complètement intelligible, Dieu existe. Examinons chacune des prémisses. Premièrement, si le réel est complètement intelligible, l'intelligibilité complète existe. Car de même que le réel ne pourrait pas être intelligible si l'intelligibilité n'existait pas, le réel ne pourrait pas être complètement intelligible si l'intelligibilité complète n'existait pas. Autrement dit, affirmer l'intelligibilité complète du réel revient à affirmer l'intelligibilité complète de tout ce qui doit être affirmé. Or il n'est pas possible d'affirmer l'intelligibilité complète de tout ce qui doit être affirmé sans affirmer une intelligibilité complète. Donc, affirmer une intelligibilité complète c'est en connaître l'existence. Deuxièmement, si l'intelligibilité complète existe, l'idée de l'être existe. En effet, l'intelligibilité est soit matérielle, soit spirituelle, soit abstraite. Elle est matérielle dans les objets de la physique, de la chimie, de la biologie et de la psychologie sensible. Elle est spirituelle lorsqu'elle s'identifie à la compréhension. Enfin, elle est abstraite dans les concepts d'unités, de lois, de fréquences idéales, d'opérateurs génétiques, de tensions dialectiques et de conflits. Or l'intelligibilité abstraite est nécessairement incomplète, puisqu'elle ne se présente que dans l'auto-expression de l'intelligibilité spirituelle. Par ailleurs, l'intelligibilité spirituelle est incomplète tant qu'elle peut se livrer à une recherche. Enfin, l'intelligibilité matérielle est nécessairement incomplète, puisqu'elle est contingente dans son existence et dans ses occurrences, dans ses genres et ses espèces, dans ses lois classiques et ses lois statistiques, dans ses opérateurs génétiques ainsi que dans le cours réel de sa probabilité émergente. De plus, elle inclut un résidu purement empirique d'individualité, d'infinités non chiffrables, de lieux et de temps particuliers, ainsi qu'une divergence non systématique par rapport à la connaissance systématique. Par conséquent, seule une intelligibilité spirituelle qui ne peut se livrer à une recherche, puisqu'elle comprend tous les aspects de toutes choses, offre la possibilité d'une intelligibilité complète. Une telle compréhension non restreinte est l'idée de l'être. Troisièmement, si l'idée de l'être existe, Dieu existe. En effet, si l'idée de l'être existe, sa composante première du moins existe. Or nous avons vu que la composante première possède tous les attributs de Dieu. Donc, si l'idée de l'être existe, Dieu existe. Voilà donc comment se déploie cet argument. Il s'agit au premier abord d'un ensemble de signes imprimés dans un livre et qui en cette qualité ne peut proposer que des matériaux pouvant servir à une saisie réflexive de l'inconditionné de fait. Pour obtenir un tel acte, les lecteurs doivent l'accomplir eux-mêmes. De plus, dans la mesure où ils se sont laissé convaincre par l'idée reçue selon laquelle il n'est pas de preuve possible de l'existence de Dieu, les lecteurs se demanderont tout simplement, devant notre effort qui leur paraîtra futile, où se trouve la fausseté, l'étape non justifiée. Accompagnons-les dans leurs réflexions. Notre argument accuserait certes quelque fausseté s'il ne présupposait une rupture complète à l'égard des divers courants de l'athéisme ou de l’agnosticisme moderne. Or cette rupture complète implique le rejet des contrepositions du fruit à la racine, de même que l'acceptation intégrale des positions. Si on pose que le réel est l'être et que l'être est connu par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle, alors Dieu est une réalité s'il est un être, et il est un être s'il est conçu par la saisie intelligente et si la rationalité affirme ce que l'intelligence conçoit. Rejetant tout obscurantisme, l'intelligence s'engage sur la voie de la conception d'une notion de Dieu. Si le réel est l'être, en effet, il faut affronter la question : « Qu'est-ce que l'être? » La réponse à cette question, comme nous l'avons vu, inclut la réponse à la question : « Qu'est-ce que Dieu? » Or la réponse à une question relevant de la compréhension soulève nécessairement la question relevant de la réflexion correspondante, et l'exclusion de l'obscurantisme nous force encore là à chercher une réponse. Si la réponse est négative, c'est l'athée qui a raison. S'il n'y a pas de réponse possible, c'est l'agnostique qui a raison. Si la réponse est affirmative, par contre, c'est le théiste qui a raison. L'enjeu est la détermination de la réponse juste parmi ces trois réponses possibles qui s'offrent à l'unité de conscience empirique, intelligente et rationnelle que je suis de fait. Enfin, si je me situe dans la configuration d'expérience intellectuelle, si j'accepte vraiment les impératifs du désir détaché, désintéressé, non restreint de recherche intelligente et de réflexion rationnelle, alors il n'est guère surprenant que je me trouve incapable de nier l'existence d'une réalité, l'identité du réel et de l'être, l'intelligibilité complète de l'être, l'identité de cette intelligibilité complète et de la compréhension non restreinte, ou celle de la compréhension non restreinte et de Dieu. Pourtant, une conclusion ne saurait contenir rien de plus que ses prémisses. Si elle n'est pas présente au point de départ, la connaissance de l'existence de Dieu doit du moins émerger au cours du processus, pour être présente à son terme. Où donc, au cours du processus, la connaissance de l'existence de Dieu fait-elle une entrée implicite? Voilà une bonne question, qui exige une distinction entre 1) l'affirmation d'un lien entre une autre existence et celle de Dieu et 2) l'affirmation de l'autre existence liée à l'existence de Dieu. Le second élément se déploie dans l'affirmation de quelque réalité; il s'est présenté dans le chapitre sur l'affirmation de soi, et nous l'avons étendu à l'univers de l'être proportionné dans les chapitres subséquents. Le premier élément est le processus qui identifie le réel avec l'être, puis l'être avec l'intelligibilité complète et, enfin, l'intelligibilité complète avec l'acte de compréhension non restreint qui possède les propriétés de Dieu et qui explique tout le reste. Le premier moment de ce processus est celui de l'expansion : car si le réel est l'être, le réel est l'objectif d'un désir non restreint de comprendre adéquatement; pour être un tel objectif, le réel doit être complètement intelligible, car ce qui n'est pas intelligible n'est pas l'objectif d'un désir de comprendre, et ce qui n'est pas complètement intelligible est l'objectif, non pas d'un désir non restreint de comprendre adéquatement, mais d'un tel désir judicieusement combiné à un refus obscurantiste de la compréhension. Une fois passé ce moment d'expansion, le reste suit. Le réel ne saurait être complètement intelligible si l'intelligibilité complète est irréelle. Et l'intelligibilité complète ne saurait être réelle si l'acte de compréhension non restreint est simplement un objet de pensée. Car l'intelligibilité de ce qui est simplement conçu n'est pas réelle; l'intelligibilité de la réalité matérielle dépend d'un résidu purement empirique et est, par conséquent, incomplète; l'intelligibilité de l'intelligence qui cherche et se développe vise à se compléter et traduit par là son incomplétude; la seule possibilité d'une intelligibilité qui soit à la fois complète et réelle réside donc dans l'acte de compréhension non restreint. Mais qui sommes-nous pour prétendre connaître toutes les possibilités? N'y en a-t-il pas d'autres? L'intelligibilité ne pourrait-elle pas être à la fois réelle et complète d'une manière tout à fait différente qui dépasse les limites étroites de notre compréhension? Une telle perspective est plausible, si nous sommes disposé à nous compromettre dans les contrepositions ou laissons libre cours à nos tendances à l'obscurantisme. Or nous avons présupposé une rupture par rapport aux contrepositions et à l'obscurantisme. Et dans l'optique de cette rupture, le possible est l'être possible, l'être est intrinsèquement intelligible, et l'intelligible est soit identique à la compréhension, soit relié à la compréhension comme une chose susceptible d'être comprise. Or l'intelligibilité du deuxième type est incomplète, puisque son intelligibilité même est conditionnée par sa relation à autre chose. Et la compréhension qui laisse place à la recherche et au développement n'est pas complète non plus. Il ne reste donc que l'acte de compréhension non restreint. Lorsque nous affirmons envisager toutes les possibilités, cela n'a rien de paradoxal, car si nous pouvons savoir que le contenu de notre connaissance est extrêmement limité, c'est que notre connaissance découle d’un désir non restreint de comprendre adéquatement. C'est donc le même désir non restreint qui à la fois nous révèle la gamme immense des possibilités et définit les conditions de base auxquelles doit satisfaire chaque possibilité. Enfin, objectera-t-on, pour autant que nous sachions, un acte de compréhension non restreint peut représenter une contradiction dans les termes. Or, un désir non restreint de compréhension adéquate ne représente pas une contradiction, car il constitue un fait. La contradiction n'a pas d'autre origine que l'existence de différents actes de compréhension visant le même objet. La contradiction n'implique une impossibilité que si la réalité est complètement intelligible. Or l'acte de compréhension non restreint est un acte unique; il ne peut donc engendrer de contradiction. Et il est vrai que la contradiction ne peut exister, puisque tout simplement l'acte non restreint fonde tout ce qui est et fondera tout ce qui pourra être. 11. Comparaisons et mise en relief Nous avons soutenu que notre métaphysique de l'être proportionné fournit un point de vue universel. Or nous avons transformé cette métaphysique pour y intégrer l'être transcendant. Nous devons donc nous demander si le point de vue universel subsiste toujours. Premièrement, notre conception de Dieu comme l'acte de compréhension non restreint coïncide avec la conception aristotélicienne du moteur non mû comme noêsis noêseôs, étant entendu que noêsis a le même sens que noein dans le fameux énoncé du De anima au sujet de l'insight : « La faculté noétique pense donc les formes dans les images2 ». Une telle interprétation n'a rien de fantaisiste. Puisque la métaphysique aristotélicienne de la matière et de la forme correspond à une psychologie des sens et de l'insight, les formes séparées d’Aristote constituent, non pas des Idées platoniciennes existant hors de l'intelligence, mais des cas d'identité de l'intelligibilité en acte et de l'intelligence en acte. Deuxièmement, la série d'attributs que nous avons relevés dans l'acte de compréhension non restreint nous révèle l'identité de notre conception et de la conception thomiste de Dieu comme ipsum intelligere, ipsum esse, summum bonum (la compréhension même, l'être même, le bien suprême), la cause exemplaire, efficiente, le premier agent et la fin dernière de tout ce qui par ailleurs existe ou pourrait exister. Les thomistes ne s'accordent pas cependant sur la question de la primauté logique parmi les attributs divins. Certains accordent ce rang à l'ipsum intelligere, d'autres à l'ipsum esse subsistens (l'être subsistant même). Comme nous l'avons vu dans la section consacrée à la notion de Dieu, tous les autres attributs divins découlent de la notion d'un acte de compréhension non restreint. De plus, puisque nous définissons l'être par sa relation avec l'intelligence, l'élément ultime pour nous, c'est nécessairement l'intelligence, et non pas l'être. Troisièmement, à l'instar de saint Thomas d'Aquin, nous avons rejeté l'argument ontologique et toute autre affirmation de la possibilité d'une connaissance immédiate de Dieu. Cependant, comme nous avons établi de façon médiate la réalité de Dieu à partir de la réalité des créatures, nous avons explicité l'implication d'un tel procédé en distinguant deux niveaux dans la métaphysique. En effet, si nous connaissons les créatures avant de connaître Dieu, notre connaissance comporte une métaphysique de l'être proportionné qui est vraie comme question de fait et qui révèle comme question de fait la structure ontologique de l'univers proportionné. Or l'intelligence ne saurait considérer comme ultimes de simples questions de fait; nous sommes donc amené, à partir de la contingence, et via la causalité, à passer de la métaphysique proportionnée à l’être qui est à la fois idée transcendante et réalité transcendante. Quatrièmement, les cinq voies qu'emprunte saint Thomas d'Aquin pour prouver l'existence de Dieu constituent autant de formulations particulières de l'énoncé général selon lequel l'univers proportionné n'est pas complètement intelligible. Or une intelligibilité complète s'impose. L'un de ces axes de raisonnement concerne le mouvement : la transition de la puissance à l'acte est conditionnée, et un agrégat illimité de transitions conditionnées ne forme pas une intelligibilité complète. Saint Thomas utilise également l'argument de la causalité efficiente : la dépendance intelligible de l'effet par rapport à la cause ne devient complètement intelligible que s'il y a une cause intelligible mais non dépendante. Il exploite l'argument de la contingence : l'existence du contingent est une question de fait, et une question de fait n'est pas complètement intelligible. Il fait appel à l'argument des différents niveaux d'être : le multiple ne saurait être complètement intelligible que s'il est relié à l'un, à l'unique. Enfin, il propose un raisonnement à partir de l'ordre de l'univers : l'intelligibilité d'un ordre est conditionnée par sa relation à une intelligence. Cinquièmement, outre les cinq voies exploitées par saint Thomas d'Aquin, il y a autant de preuves de l'existence de Dieu qu'il y a d'aspects de l'incomplétude de l'intelligibilité que présente l'univers de l'être proportionné. Il convient de prêter attention en particulier au problème épistémologique. Comme rien dans l'univers proportionné n'est une intelligibilité complète, en effet, notre connaître n'est pas non plus une intelligibilité complète. Par contre, il est impossible de déduire l'existence de Dieu sans connaître quelque réalité. Par conséquent, il nous faut d'abord établir que de fait nous connaissons et que de fait il y a une réalité proportionnée à notre connaître. Une fois seulement les faits connus pourrons-nous espérer parvenir à expliquer la possibilité d'une correspondance entre, d'une part, notre recherche et notre compréhension, notre réflexion et notre jugement, et, d'autre part, le réel tel qu'il est réellement. La démarche que semble avoir empruntée Schleiermacher ne nous apparaît donc pas justifiée. Schleiermacher soutient avec raison que notre connaître n'est possible que si, en dernière analyse, le Denken est identique au Sein. Or il ne faut pas en conclure que dans notre connaissance cette identité doit se présenter en premier lieu, génétiquement parlant. Et il ne faut donc pas en conclure non plus que la totalité de notre connaître repose sur la croyance en cette identité ultime, favorisée par le sentiment religieux. Notre propre désir non restreint de connaître, comme nous l'avons vu, définit pour nous ce que nous devons entendre par l'être; nous pouvons établir par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle, à la lumière de cette notion, ce qui existe de fait et ce qui n'existe pas de fait. Ce procédé ne permet pas d'expliquer pourquoi chaque réalité possible et effective doit être intelligible, mais il établit ce dont la vérité est déjà connue de fait, et il suscite du même coup la question ultérieure, exigeant l’explication complète et l'intelligibilité complète. Sixièmement, de même que la métaphysique de l'être proportionné repose sur l'isomorphisme entre le connu proportionné et le connaissant, ainsi on effectue la transition vers le transcendant en passant du désir de connaître non restreint du sujet contingent à l'acte de compréhension non restreint du sujet transcendant. De même que la structure de l'être proportionné peut être déduite de la structure du sujet contingent, ainsi certaines propriétés générales de tout univers possible peuvent être déduites des attributs du sujet transcendant. Cependant, même s'il est possible d'élaborer la métaphysique de l'être proportionné en faisant appel au sens commun et aux sciences empiriques, les propriétés générales de tout univers possible demeureront forcément des généralités à l'intérieur de notre connaissance, car nous n'avons aucune connaissance empirique d'univers autres que celui où se situe notre existence. De ces considérations découle un corollaire d'une grande importance sur le plan théologique : notre connaissance des mondes possibles n'est, de façon générale, rien de plus qu'une inférence établie à partir de notre connaissance de Dieu. Dieu étant tout-puissant, nous pouvons inférer que tout énoncé non contradictoire serait vrai dans quelque monde possible. La sagesse divine et la puissance divine ne faisant qu'un, nous pouvons dire que tout monde possible serait ordonné en accord avec la sagesse divine. La bonté divine étant en harmonie avec la sagesse divine, nous pouvons affirmer que tout monde possible serait un digne reflet de la bonté divine. Or comme notre compréhension n'est pas l'acte non restreint, nous ne sommes pas en mesure d'approfondir davantage. Bref, nous devons faire preuve de la sobriété manifestée par saint Thomas d'Aquin à la vingt-cinquième question de la première partie de la Somme théologique, et rejeter comme inadmissible sur le plan méthodologique la position scotiste selon laquelle une question devient scientifique lorsqu'elle est posée à l'égard de tous les mondes possibles. De fait, une question devient alors indéterminable; la stérilité de la scolastique tardive semble en grande partie tenir à ses conceptions erronées concernant la nature de la connaissance scientifique. Septièmement, s'il nous est possible de le situer dans la tradition aristotélo-thomiste, notre exposé de la notion et de l'affirmation de Dieu satisfait également aux exigences d'une explication de l'existence d'autres points de vue. Nous avons dépassé la métaphysique de l'être proportionné pour atteindre l'idée transcendante et la réalité transcendante de l’être sans pour autant changer de base d'opérations. Nous avons posé la question de la notion de Dieu en nous demandant : « Qu'est-ce que l'être? » a Nous pouvons distinguer : Lonergan écrit, dans La notion de verbe dans les écrits de saint Thomas d'Aquin : « Je distinguerais maintenant : 1) notion, 2) concept implicite, 3) connaissance, 4) idée et 5) théorie de l'être. » Ce passage est suivi d'une explication. La mention « maintenant » dénote une évolution de la pensée de Lonergan. Dans une lettre, il soulignera plus tard (14 septembre 1977, à Timothy Lynch) que nous avons une notion de « l'être », mais une connaissance « des êtres ». La notion est une composante du processus cognitif mais ne constitue pas en elle-même un cas d'accès entier au connaître. 1 Voir mon article « St. Thomas' Theory of Operation », Theological Studies, 1942, p. 387-391 (Grace and Freedom, Collected Works of Lonergan 1, University Toronto Press, p. 76-80) 2 [ARISTOTE, De anima, III, 7, 431b 2 — De l'âme, trad. J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1934. Il s'agit là de la citation reproduite en grec sur la page de titre du présent ouvrage.]
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