Les oeuvres de Bernard Lonergan
L'insight: ch. 17 - L'aspect dialectique de la métaphysique

 

DEUXIÈME PARTIE

L'insight en tant que connaissance

 

17

L'aspect dialectique de la métaphysique

À l'exigence d'une méthode rigoureuse, imposée au philosophe par Descartes, Hegel ajoute l'obligation, non seulement de rendre compte de son propre point de vue, mais également d'expliquer l'existence de convictions et d'opinions contraires. En conséquence, nous avons fait appel non seulement à l'isomorphisme entre la structure de l'activité cognitive et la structure de l'être proportionné, mais également au polymorphisme de la conscience humaine. Sur la base de l'isomorphisme, nous avons établi les six éléments métaphysiques, leurs distinctions, leurs relations, leur unité, leur portée technique. Sur la base du polymorphisme de la conscience humaine, nous avons posé une série de réfutations brèves mais très percutantes de points de vue contraires. La portée de notre méthode ne s'arrête pas là, cependant. Non seulement il est possible d'affronter individuellement les opinions opposées, mais nous pouvons disposer d’un théorème général portant que toute philosophie, existante ou possible, reposera sur la structure dynamique de l'activité cognitive, que cette structure soit conçue correctement ou qu'elle soit déformée par des méprises (oversights) ou des orientations erronées.

Un tel théorème, tout simple qu'il soit, est exposé à une difficulté considérable. Les conclusions découlent des prémisses, tout le monde en conviendra; de même, comme notre métaphysique découle de notre conception de l'activité cognitive, des conceptions différentes découleront indéniablement d'autres métaphysiques ou des négations de la métaphysique. Mais si nous posions que la démarche déployée a produit des résultats qui coïncident strictement avec les points de vue d'autres philosophes, nous provoquerions manifestement une levée de boucliers. Nous pourrions établir tout au plus une similitude générale de structures et de tendance et règle générale, les philosophes d'hier et d'aujourd'hui présentent bien plus que des structures et des tendances; ils offrent également des réponses moins générales à des problèmes propres à des époques et à des lieux particuliers.

Face à une telle difficulté, il est nécessaire de transposer la question, du domaine de la déduction abstraite à celui du processus historique concret. C'est pourquoi, plutôt que de nous demander si les points de vue de tel philosophe découlent de tel ou tel type d'assomptions, nous nous proposons de poser la question de l'existence d'une base unique d'opérations en fonction de laquelle toute philosophie pourra être interprétée correctement, et nous entendons montrer que notre analyse cognitive fournit une telle base. C'est ainsi que les éléments a priori de l'analyse cognitive s'allient aux éléments a posteriori des données historiques. L'attention se tourne vers le problème de l'établissement d'une structure heuristique pour une herméneutique méthodique. Et comme la métaphysique a été définie comme la structure heuristique intégrale de l'être proportionné, l'aspect dialectique et l'aspect scientifique de la métaphysique s'intègrent mutuellement du simple fait qu'ils satisfont tous deux à une même définition.

Le présent chapitre comprend trois parties principales. Nous déterminerons dans la première partie les relations entre, d'une part, la métaphysique et le mythe et, d'autre part, la métaphysique et le mystère. Dans la deuxième partie, nous explorerons le critère de la vérité, la définition de la vérité, l'aspect ontologique de la vérité, la relation entre la vérité et l’expression, de même que l'appropriation de la vérité. Enfin, dans la troisième partie, nous verrons qu'il est possible de définir le problème de l’interprétation et d'élaborer la structure heuristique d'une herméneutique méthodique.

1. La métaphysique, le mystère et le mythe

L'exploration des mystères et des mythes particuliers relève de l'histoire des religions et des littératures. Une métaphysique contemporaine peut difficilement omettre, cependant, d'offrir une explication génétique de la signification radicale du mystère et du mythe, de leur portée et de leur fonction, des fondements de leur émergence, de leur survie et de leur disparition. Le mythe est une catégorie dominante dans la notion des trois stades du développement humain d'Auguste Comte, dans la philosophie de Schelling dernière manière, dans La philosophie des formes symboliques1 de E. Cassirer, dans les conceptions de la religion et de la théologie de P. Tillich, dans les principes de l'interprétation du Nouveau Testament proposés par R. Bultmann. Le mystère est une notion qui joue un rôle fondamental dans la philosophie de Gabriel Marcel et dans des courants extrêmement divers de réflexion religieuse. Enfin, si nous avons cherché à faire ressortir les caractéristiques de la métaphysique explicite, nous avons également reconnu les stades antérieurs de la métaphysique latente et de la métaphysique problématique, ce qui peut nous amener tout naturellement à nous demander si le mystère et le mythe s'apparentent à ces stades antérieurs et si le dépassement de ces stades entraîne la disparition du mystère et du mythe.

1.1 Le sens de l'inconnu

Premièrement, notre analyse nous force à reconnaître la catégorie paradoxale de l'« inconnu connu ». Car nous avons défini l'être comme l'objectif du pur désir de connaître, comme ce qui doit être connu par la totalité des réponses intelligentes et rationnelles. Or en fait nous avons plus de questions que de réponses. Par nos questions laissées sans réponse, nous nous trouvons donc à connaître l'existence d'un inconnu.

Deuxièmement, l'être concret de la personne comporte 1) une succession de niveaux d'intégration supérieure et 2) un principe de correspondance entre des variétés, autrement fortuites, à chaque niveau inférieur, ainsi que des formes systématisantes à chaque niveau supérieur suivant. De plus, ces intégrations supérieures aux niveaux organique, psychique et intellectuel ne sont pas des systèmes statiques mais plutôt des systèmes dynamiques. Ce sont des systèmes en mouvement. L'intégration supérieure n'est pas seulement un intégrateur mais aussi un opérateur. Et pour qu'il n'y ait pas de conflit entre les développements des différents niveaux, il doit y avoir une correspondance entre leurs opérateurs respectifs.

Troisièmement, au niveau intellectuel l'opérateur est concrètement le désir de connaître détaché et désintéressé. L'opérateur est ce désir, non pas activé dans la contemplation de ce qui est déjà connu, mais mobilisé vers une connaissance non encore acquise, orienté vers l'inconnu connu. Le principe de la correspondance dynamique appelle à une orientation harmonieuse sur le plan psychique et de par sa nature une telle orientation doit consister en une dimension cosmique, en un appel de profondeurs insondées des sentiments et des émotions de l'être humain. Il ne s'agit pas là non plus d'une conclusion théorique. Cette dimension, dans ses incidences concrètes, est abondamment illustrée par R. Otto, dans son étude sur l'élément non rationnel, intitulée Le sacré2.

Quatrièmement, ces sentiments et ces émotions sont intégrés au flot des événements psychiques dans la mesure où ils sont précédés par des présentations sensibles ou des représentations imaginaires distinctives, dans la mesure où ils se traduisent par des exclamations et des mouvements corporels, des rites et des cérémonies, le chant et la parole. Il en résulte, sur le plan pragmatique, une distinction entre deux sphères de contenu variable : d'une part, la sphère de la réalité domestiquée, familière, commune; d'autre part, la sphère de l'inconnu, de l'inexploré et de l’étrange, du surplus non défini de signification et d'importance. Ces deux sphères sont variables, puisque la première croît à chaque progrès réalisé dans la connaissance de l'être proportionné. Les deux sphères peuvent être séparées, tels le dimanche et un jour de semaine, ou elles peuvent s'interpénétrer en un jeu mental qui s'apparente à la symbiose décrite par Wordsworth dans sa jeunesse, où la terre et toute vision ordinaire revêtaient la fraîcheur du rêve. Enfin, si, de par la structure dynamique de son être, chacun est orienté vers la seconde sphère, les expériences les plus intenses, sources de stupéfaction, d'ébahissement, de ravissement, semblent tenir du facteur accidentel extérieur des circonstances ou du facteur accidentel intérieur des dispositions du tempérament3.

Cinquièmement, le domaine premier du mystère et du mythe consiste dans les images et dans les appellations chargées d'affects qui concernent la seconde sphère. Toutefois, comme l'indique l'analyse, le domaine premier n'est pas le seul domaine, car il convient de distinguer l'image comme image, l'image comme symbole et l'image comme signe. C'est I’image comme image qui est le contenu sensible, opérative sur le plan sensible, l'image en tant qu'elle fonctionne dans le syndrome psychique des associations, des affects, des exclamations, ainsi que du discours et de l’action. L'image comme symbole ou comme signe est l'image se tenant en correspondance avec les activités ou les éléments au niveau intellectuel. Mais l'image comme symbole est liée simplement à l'« inconnu connu » paradoxal. L'image comme signe est liée à quelque interprétation qui dénote son importance.

Sixièmement, les interprétations qui transforment l'image en un signe forment une vaste variété. Il suffit de parcourir une histoire des religions pour constater l'énorme diversité des attitudes et des réalisations que recouvre cette simple rubrique. Il n'y a toutefois pas de raison de restreindre les interprétations de l'image comme signe au domaine de la religion. Le domaine premier du mystère et du mythe est à la fois très général et tout à fait permanent. Car la recherche et la réflexion sont à la fois générales et permanentes. De même, le principe de correspondance entre l'intellectuel et le sensible est à la fois général et permanent. Il faut donc considérer comme une caractéristique de la vie humaine, récurrente de façon générale et permanente, une certaine conscience et une certaine réaction sensibles, qui symbolise l'inconnu connu. De plus, précisément à cause de sa relation avec l'inconnu connu, l'image peut être interprétée comme signe de façons aussi nombreuses et diverses que les formes de l'ingéniosité et de l'esprit de contradiction des humains. Ainsi donc, la gamme complète des interprétations inclut non seulement tout l'éventail des religions mais également le phénomène opposé du sentiment et de l'expression antireligieuses, et non seulement les vues antireligieuses mais également l'intense idéalisme humaniste qui a caractérisé l'attitude libérale de détachement de toute préoccupation religieuse, en non seulement l'humanisme élevé mais aussi le nationalisme grossièrement naturaliste qu'a déclenché en Allemagne la fascination exercée par Hitler, et non seulement de telles aberrations sociales mais également les aberrations individuelles qui amènent Jung à déclarer que les troubles très généralement psychonévrotiques sont liés à des problèmes de nature fondamentalement « religieuse ». Bref, il y a une dimension de l'expérience humaine qui amène l'être humain à dépasser la sphère domestique familière, où un chat est simplement un chat. L'ouverture de la recherche et de la réflexion, et l'« inconnu connu » paradoxal des questions sans réponse, correspondent à cette étrange composante dynamique de la vie sensible. C'est ce dynamisme orienté mais indéterminé en un sens que nous avons appelé finalité. Mais la finalité, quelle orientation porte-t-elle? Les réponses à cette question sont innombrables et très diverses : pragmatiques ou conceptuelles, naturalistes, humanistes ou religieuses, positives ou agressivement négatives.

Septièmement, étant restreinte au domaine de l'être proportionné, la métaphysique reconnaîtra le fait de la finalité et en déterminera les caractéristiques générales. Mais elle déborderait les limites de sa compétence si elle ne laissait pas à des recherches distinctes le soin de déterminer l'objectif précis vers lequel la finalité peut tendre. Car on soutient dans certains milieux que ce but est transcendant, qu'il se situe hors du champ de l'être proportionné. Et il n'est pas possible, dans le cadre d’une recherche écartant tout simplement toutes les questions concernant l’être transcendant, de déterminer si de telles affirmations sont fondées ou non.

Huitièmement, il ne s'ensuit pas que la métaphysique n'ait rien à dire au sujet du mystère et du mythe. Car, tel que nous l'entendons du moins, le terme finalité désigne non pas un événement futur mais un fait présent, non pas le résultat ultime d'une tendance mais son déploiement passé et présent. Et un tel déploiement n'est pas simplement un objet possible de considération métaphysique, car il est intégré à la genèse même de la métaphysique, à la démarche par laquelle l'esprit humain passe d'une vision métaphysique latente à une vision métaphysique problématique puis à une vision métaphysique explicite.

1.2 La genèse d'une connaissance de soi adéquate

C'est qu'une métaphysique explicite et adéquate est un corollaire d'une connaissance de soi explicite et adéquate. Elle découle de l'affirmation de soi comme unité de conscience empirique, intelligente et rationnelle, de la définition heuristique de l'être, où l'affirmation intelligente et rationnelle s'avère être la connaissance de la réalité, et de la reconnaissance des quatre formes d'objectivité : expérientielle, normative, absolue et principale, qui dépouille les contrepositions de leur plausibilité apparente. L'être humain ne parvient toutefois à cette connaissance adéquate de soi qu'au terme d'une longue ascension. Car la connaissance de soi comporte une objectivation de soi et, avant de pouvoir contempler sa propre nature dans des concepts précis mais très difficiles, l'être humain doit mettre en lumière les virtualités de cette nature. C'est ce que nous avons fait dans le présent ouvrage quand nous avons étudié l'insight comme activité. Car pour saisir ce que nous entendons par une unité de conscience empirique, intelligente et rationnelle, il faut parcourir notre étude de l'insight dans les mathématiques, dans la science classique et la science statistique, dans le sens commun et ses quatre formes de déviations, dans l'ambiguïté des choses et des corps et dans la compréhension réflexive qui mène au jugement. Une telle étude ne serait pas possible, cependant, sans le développement préalable des sciences et la longue clarification, par les recherches et les débats philosophiques, de questions plus générales. Et les développements scientifiques et philosophiques eux-mêmes n'auraient pas été possibles sans une évolution préalable du langage et de la littérature, et sans la sécurité et les loisirs créés par le progrès technologique, économique et politique.

Ce conditionnement de la métaphysique par la connaissance de soi, et de la connaissance de soi par le développement humain, ne signifie toutefois pas qu'aucun effort de connaissance de soi ou d'élaboration d'une métaphysique n'est tenté avant l'atteinte d'un niveau de développement humain suffisant pour permettre à ces démarches d'aboutir à des résultats précis et adéquats. Au contraire, dès le départ, opère la métaphysique latente contenue dans la structure dynamique de tout connaître humain. S'il est humain, ce connaître est constitué par l'expérience, par la compréhension, et par un oui ou un non réflexif. De même, dès le départ, se présente et opère le sujet empiriquement, intelligemment et rationnellement conscient. Ce qui fait défaut, c'est l'ensemble approprié de définitions conceptuelles et d'expressions linguistiques dans lesquelles le sujet qui possède les trois niveaux de conscience pourrait exprimer à lui-même et aux autres ce que c'est que d'être un sujet connaissant humain et ce qu’un tel connaître implique pour le connu. Ce qui fait défaut, c'est le milieu culturel habitué à l'utilisation de concepts abstraits, et rompu aux techniques qui protègent cette utilisation. Ce qui fait défaut, c'est une conscience critique du polymorphisme de la conscience humaine des formulations des découvertes, soit comme positions soit comme contrepositions, de l'appel des positions au développement et de l'invitation des contrepositions au renversement. Et avant tout, ce qui fait défaut, c'est une connaissance de ce qui fait défaut, connaissance qui ne s'acquiert que graduellement.

Ainsi, chaque nouvelle entreprise, chaque nouveau succès et chaque nouvel échec dans l'histoire humaine produisent une révélation objectivante des capacités et des limites de l'être humain, contribuent à la connaissance que l'être humain a de lui-même et fournissent une prémisse dont on pourra peut-être tirer un élément de portée métaphysique. L'être humain se connaît lui-même dans la collectivité intersubjective dont il n’est qu'une partie, dans le soutien et l'opposition que la collectivité trouve dans son environnement sensible, dans les outils qu'elle fabrique, dans la rites et les cérémonies qui à la fois occupent ses loisirs, pénètrent sa conscience psychique de signifiance cosmique, et expriment sa saisie naissante d'un ordre universel et ses normes d'approbation et de réprobation. Il y a pourtant une tension entre l'individu et la collectivité, entre, d’une part, les initiatives du passé acceptées communément jusqu'à devenir des routines stériles, et, d'autre part, les capacités des individus constituée par les intégrations supérieures successives qui ne sont pas des systèmes statiques, mais des systèmes en mouvement. Et si l'effet prochain de la tension est le changement social, le but vers lequel elle tend progressivement est une conscience d'une formulation de plus en plus distincte de la nature du sujet originant. Ainsi les histoires des dieux cèdent la place aux histoires plus humaines des héros; à l'épopée célébrant un passé collectif succède le jeu dramatique qui dépeint la situation tragique de l'être humain; le chant devient l'expression d'un lyrisme personnel; les techniques pratiques ouvrent la voie à des insights sur la nature; les problèmes sociaux invitent à une réflexion sociale; les rhétoriciens et les sophistes créent la logique; la totalité cosmique appelle la philosophie à s'aventurer sur la voie de la spéculation.

La genèse de la connaissance de soi est donc une longue histoire comme la métaphysique est un corollaire de la connaissance de soi, il y a une histoire parallèle à celle de la genèse de la métaphysique. Et comme la métaphysique ne peut se désintéresser de sa propre genèse, elle ne peut écarter entièrement les phénomènes historiques des mystères et des mythes.

1.3 La conscience mythique

La saisie et la formulation de la structure heuristique intégrale de notre connaître et de son connu proportionné permet d'atteindre une métaphysique explicite et adéquate; de même, l'introduction hypothétique d’angles morts dans la structure entraîne une conséquence intéressante : elle permet de révéler non seulement la catégorie des philosophies inadéquates, mais aussi à la limite celle de la conscience mythique.

Ainsi donc, il n'est pas possible de formuler un critère juste et universellement applicable de la réalité et de la distinction réelle avant d’avoir établi de façon claire et distincte la distinction qu'il faut faire entre les positions et les contrepositions. L'absence d'un critère général n'empêchera pas l'être humain de cerner adéquatement la réalité dans des cas particuliers. Car dans la mesure où il opère intelligemment et rationnellement, l'être humain va parvenir dans chaque cas particulier à déterminer ce qui est réel et ce qui ne l'est pas, et quelles réalités sont distinctes. Mais il n'est pas rare que d'autres désirs entravent le déploiement du désir de connaître détaché et désintéressé. Une telle interférence entraîne une erreur concernant la réalité et la différence réelle. Ainsi, le réel sera tantôt ce qui doit être connu par l'affirmation rationnelle, et tantôt ce qui pour être réellement réel doit appartenir au « déjà, là, dehors, maintenant ».

À cet égard, les philosophies peuvent éviter de se compromettre – c’est le cas du dualisme cartésien – , choisir l'un des éléments de l'alternative – comme le font le rationalisme et l'empirisme – ou encore rejeter les deux éléments à la fois – c'est ce que fait le criticisme kantien. La question elle-même est cependant aussi ancienne que le polymorphisme de la conscience humaine. Si cette question a dominé la philosophie moderne, elle a tourmenté la pensée médiévale qui a eu à affronter les problèmes des universaux et des distinctions et, sous une forme encore moins distincte, elle a été au centre des oppositions entre les philosophes de la nature grecs et les Pythagoriciens, entre Héraclite et les Éléates, entre les platoniciens et les aristotéliciens, entre les atomistes et les stoïciens.

Si l'histoire de la réflexion philosophique a été une longue clarification de cette question, la recherche et la réflexion humaines se sont déployées avant que la philosophie ne devienne une branche distincte de la connaissance humaine. À cette époque reculée pouvaient se produire et de fait se sont produits des éclairs de pénétration philosophique, comme en témoigne la préoccupation d’Ikhnaton au sujet de l'être et de son fondement. Mais ces éclairs n'étaient que des illuminations sporadiques car, si l'être humain a toujours été intelligent et rationnel, il n'en a pas moins toujours été vrai que les insights et les jugements de l'individu ne peuvent être communiqués aux autres de façon effective et permanente que dans la mesure où la collectivité a déjà accumulé les insights présupposés et a élaboré les techniques permettant leur dissémination et leur préservation. Ainsi la mentalité préphilosophique tend-elle inconsciemment et confusément à éviter le problème de la réalité. Le réel est connu par le oui rationnel. Mais le réel doit également être imaginable. En comme l'imagination est toujours fluide, le réel n'atteint la stabilité de la réalité que lorsqu'il reçoit une appellation. De même, c'est par des comparaisons négatives que doit être connue la différence réelle. Mais les simples jugements ne suffisent pas. La différence doit s'appuyer également sur des images différentes et des appellations différentes. Par ailleurs, des différences d'images et d'appellations peuvent entraîner la reconnaissance de réalités différentes.

Ces considérations nous amènent aux confins de la conscience mythique, qui opère sans l'avantage des distinctions engendrées uniquement par le processus réflexif critique qui perçoit la conscience mythique et la dépasse. La conscience mythique expérimente et imagine, comprend et juge, mais elle n'établit pas de distinction entre ces activités, d'où son incapacité de s'orienter en fonction de la règle selon laquelle l'acte impalpable de l'assentiment rationnel est la condition nécessaire et suffisante de la connaissance de la réalité. La conscience mythique tient le réel pour l'objet d'un flot suffisamment intégré et suffisamment intense de représentations sensibles, de sentiments, de mots et d'actions. Les jugements contraires défont cette intégration, mais ils ne possèdent un fondement palpable que dans la sphère de la réalité commune, familière, domestiquée, où le jeu de la découverte par tâtonnements exerce son contrôle pragmatique. Les jugements contraires ne possèdent toutefois aucun fondement palpable lorsque la conscience inanalysée est orientée vers le domaine étrange de l'« inconnu connu ». Dans ce contexte, sans les réserves de Kant, le schème kantien de la catégorie de la réalité devient opératif : l'affirmation du réel est fonction d'un remplissage approprié des formes vides, a priori, de la sensibilité. À l'instar du scientifique non critique qui se construit un univers constitué de parcelles imaginables, ou fait d'un éther formant un vortex-éponge, le fabricant de mythes se bâtit un monde plus vital et plus palpitant. Les mondes respectifs du scientifique non critique et du fabricant de mythes sont « réels ». Les kantiens feront remarquer qu'une telle réalité n'est que phénoménale, mais la possibilité d'une telle correction tient à un fondement plus profond : le critère du réel est l'acte du jugement découlant d'une saisie de l'inconditionné de fait. Et il faut faire appel au même critère pour poser que le fabricant de mythes et le scientifique non critique ne présentaient pas remplissage approprié des formes vides de leur sensibilité.

Une métaphysique adéquate ne doit pas distinguer seulement les positions et les contrepositions, mais également l'explication et la description. De plus, l'adoption du point de vue explicatif exige le rejet des contrepositions et l'acceptation des positions. Car l'explication établit les relations réciproques entre les choses. Par une implication éloignée et générale, l'explication fait entrer toutes les relations entre le sensible et les sens et entre l'imaginable et l'imagination dans la catégorie vaste et comparativement indifférenciée des relations réciproques des choses. Elle ne considère pas le sujet connaissant comme un spectateur du réel et fait de lui un élément effacé du réel qui est affirmé. Or un si beau détachement, un désintéressement si rigoureux représentent un véritable saut dans le vide pour le sujet existentiel. Or ce qui le préoccupe, ce sont les rapports entre les choses et lui. L'explication à laquelle il s'attachera devra être une explication des choses prises par rapport à lui. Le sujet connaissant est très intelligent. Il recherche avidement l'insight. Mais I’insight qu'il cherche n'est pas du tout la saisie d'un système de termes définis par leurs relations intelligibles réciproques, c'est plutôt la saisie d'une intelligibilité dans les présentations concrètes de sa propre expérience.

Je ne conteste aucunement l'existence d'un insight sur les présentations concrètes de l'expérience personnelle. Mais je tiens à souligner que toute l'explication réside dans l'insight. Si une distinction n'est pas établie entre l'insight et les présentations, le sujet s'expose à attribuer à tort une fonction d'explication aux présentations et même aux sentiments et aux émotions qui y sont associés. Il est possible de connaître exactement la part de l'insight en ayant recours aux concepts, aux formulations abstraites, à l'énonciation des termes et des relations où les termes établissent les relations et où les relations définissent implicitement les termes. Mais avoir recours à ce procédé, c'est se situer du point de vue de l'explication. Et quiconque rejette le point de vue de l'explication reste sans défense contre la tendance à considérer comme explicatifs des éléments qu'il s'agit en fait d'expliquer.

Le danger que présente une telle tendance n'est pas un danger éloigné. Qu'est-ce en effet, sinon cette tendance, qui est à la source des projections anthropomorphiques? Nous avons constaté que l'intelligibilité abstraite de l'espace et du temps se trouve dans les éléments invariants de la géométrie employée dans une physique vérifiée. Or les esprits pour qui le dépassement des insights concrets constitue une désertion de la réalité, une fuite vers une chimère métaphysique, ne peuvent s'élever au-dessus de leur propre référentiel spatio-temporel pour distinguer l'intelligibilité immanente à ce référentiel de la simple familiarité sensible avec les directions et avec l'écoulement du temps. Sans une telle distinction, l'espace et le temps objectifs se voient attribuer non seulement l'intelligibilité du référentiel mais aussi nos sentiments. Comme nous avons l'impression que le champ gravitationnel exerce une attraction du haut vers le bas, il semble à nos yeux qu'une personne située aux antipodes marche la tête en bas, telle une mouche au plafond. Comme il nous arrive dans la vie de prendre des décisions puis d'aboutir à des résultats, il apparaît que les causes précèdent les effets et qu'une cause première doit nécessairement et exclusivement être première chronologiquement. La causalité ne peut être simplement une relation intelligible de dépendance. Elle doit être expliquée, et cette explication doit faire appel à la sensation de l'effort musculaire et à l'image de la transmission de l'effort par contact. La causalité universelle est donc un destin cosmique, qui relie toutes choses à la fois, laisse vagabonder les étoiles sur leurs étranges trajectoires et règle du même coup, aux yeux des astrologues, les destinées des humains. Les choses ont des propriétés, et leurs propriétés ne sont pas des conjugats définis implicitement par des lois vérifiées, mais des qualités sensibles qui peuvent être détachées et rassemblées de manière à permettre aux alchimistes de transformer en or les métaux communs. Au-delà des propriétés il y a les choses, mais les choses sont constituées, non pas tant par leur unité intelligible — qu'est-ce que cela pourrait bien vouloir dire? — que par leur capacité d'occuper un espace et de durer dans le temps. Les choses sont des « corps ». Enfin, ce sont les antinomies de la raison pure, rien de moins, qui se posent lorsqu'est soulevée la question : comment l'espace et le temps peuvent-ils être infinis? ou, si l'espace et temps ne sont pas infinis, qu'est-ce qu'il y a alors à l'extérieur de l'espace et qu'est-ce qu'il y a avant le temps?

Une erreur complémentaire se profile. Comme la projection anthropomorphique résulte de l'ajout de nos sentiments au contenu de nos insights sur les choses, nous commettons une projection subjective lorsque nous interprétons les paroles et les gestes des personnes en reconstruisant en nous-mêmes leur expérience et en y ajoutant de façon non critique nos points de vue intellectuels, que ces personnes ne partagent pas. L'erreur de cette manière de faire se manifeste très tôt si nous avons à traiter avec les personnes que nous avons ainsi interprétées. L'étranger devient un être étrange lorsque nous constatons que sa mentalité diffère de la nôtre. Une visite au village voisin, dans le pays voisin ou sur un autre continent peut d'abord être l'occasion d'observations amusantes sur des habitudes qui nous paraissent bizarres, mais la difficulté de comprendre les comportements observés peut bientôt décourager le visiteur. L'ennui c'est que nous ne pouvons pas voyager dans le passé. Chaque génération méconnaît la précédente, chaque siècle méconnaît le précédent. Comme les données assemblées par la recherche historique s'accumulent, les insights sont révisés continuellement en accord avec le processus concret de l'apprentissage. Mais si la cueillette de nouvelles données entraine des révisions, l'arrivée de nouveaux chercheurs provoque également des révisions, car ce n'est pas seulement chaque culture nouvelle qui réécrit l’histoire, mais également chaque stade de progrès ou de déclin à l'intérieur de chaque culture. Il est impossible d'échapper à un tel relativisme tant que prévaut le point de vue descriptif. Le sens commun réussit à comprendre les choses prises par rapport à nous parce qu'il est expérimental. Il s'occupe des choses qui lui sont familières. Ses insights sont des guides de l'activité concrète. Ses erreurs sont rapidement mises en lumière par leurs effets déplaisants. Mais pour sortir du domaine étroit où les manières de faire du sens commun sont efficaces, il faut abandonner le point de vue descriptif et adopter un point de vue qui se pose comme un point de vue résolument explicatif. Bien sûr, pas d'histoire sans données, sans documents, sans monuments ayant survécu aux guerres et à l'œuvre du temps. Mais même si on suppose que les données sont complètes, même si on peut disposer d'une pellicule montrant des gestes passés, d'une bande sonore sur laquelle sont enregistrées des paroles du passé, d'un réactivation intérieure de sentiments et d'émotions du passé, il faudra encore déterminer quelque approximation des insights et des jugements, des croyances et des décisions à l'origine de ces gestes, de ces paroles et de ces sentiments, ainsi que des activités d'un être plus ou moins intelligent et plus ou moins rationnel. L'interprétation du passé est la récupération du point de vue du passé. Et, au contraire d'une simple projection subjective, cette récupération exige une saisie exacte de ce qu'est un point de vue, de la façon dont les points de vue se développent et de quelles lois dialectiques régissent leur déploiement historique.

S'il n'est pas possible de soutenir que le point de vue explicatif est établi dans les sciences humaines, si l'affirmation de sa prévalence dans les sciences de la nature comporte une teinte d'optimisme, alors le caractère incomplet de notre propre victoire sur les projections subjective et anthropomorphique devrait nous faire comprendre à quel point de telles erreurs devaient abonder et à quel point elles étaient inévitables avant que la science et la philosophie n'existent comme des formes distinctes et ne puissent donner une signification concrète au point de vue explicatif. Si à notre époque les contrepositions amènent des gens à refuser d'établir une nette distinction entre l'expérience et l'insight, entre leurs propres insights et ceux des autres, il ne doit pas être très difficile, à tout le moins, d'établir une autre caractéristique de base de la mentalité primitive. S'il manque au primitif des exemples de concrétisation réussie du point de vue explicatif, il lui manque également les techniques de maîtrise et de contrôle que confère à l'usage des mots l'étude de la grammaire, à l'usage de la métaphore l'étude de la rhétorique, à la communication de la pensée l'étude de la logique. Le primitif ne peut entreprendre de distinguer correctement ce qu'il connaît par l'expérience et ce qu'il connaît par la compréhension. Sa compréhension de la nature sera forcément anthropomorphique, et sa compréhension de l'être humain est entravée par son incapacité de concevoir d'autres êtres humains possédant une mentalité différente de la sienne.

Enfin, une métaphysique adéquate, qui exige des distinctions nettes entre les positions et les contrepositions et entre l'explication et la description, exige également une saisie ferme du caractère heuristique et progressif de l'intelligence humaine. Avant de comprendre de fait, l'être humain anticipe et cherche à comprendre. Cette anticipation implique qu'il y a quelque chose que la compréhension va permettre de connaître. L'anticipation est fructueuse dans la mesure où elle finit par mener, grâce à des insights partiels et à des questions nouvelles, à une saisie adéquate du problème spéculatif ou pratique qui se pose. L'anticipation peut toutefois ne pas être fructueuse, elle peut être source d'illusions. Certains peuvent confondre la connaissance de l'existence d'une nature et la connaissance de l'identité de cette nature. L'ignorance de Socrate – sa grande découverte en fait — n'est pas exempte d'ambiguïtés, car il y a une grande différence entre la compréhension concrète du sens commun et la capacité de formuler sa compréhension de façon cohérente en termes généraux. Les victimes du questionnement insistant de Socrate ne réussissent pas à formuler adéquatement ce qu'elles estiment comprendre. Pour que les questions posées les embarrassent, il faut du moins qu'elles aient compris la façon d'employer les mots et les objets sur lesquels porte le questionnement. Mais entre la compréhension d'un usage verbal et la compréhension de ce que désignent les mots utilisés, il y a un énorme fossé, une zone d'obscurité, où l'anticipation heuristique de l'insight peut offrir un terrain propice à l'occurrence de l'insight, et l'insight partiel à la maîtrise de la démarche.

C'est ce fossé que franchissent fièrement le gnostique dans l'ordre spéculatif et le magicien dans la sphère pratique. Ils anticipent une compréhension scientifique de ce que sont les choses et de la façon dont les résultats doivent être obtenus. Ils anticipent la préoccupation des nombres chez le spécialiste des sciences pures et la préoccupation des outils chez le spécialiste des sciences appliquées. Le gnostique et le magicien représentent des facteurs nécessaires dans le développement dialectique de l'intelligence humaine, car sans leur apparition et ultérieurement leur échec les humains n'apprendraient pas la nécessité d'avoir des critères efficaces permettant de déterminer quand un insight adéquat s'est produit de fait. Mais comme leur prestation précède la découverte de critères, comme leur pur désir de connaître n'est pas opposé à tous les autres désirs, comme il est possible de prendre les mots et les anticipations heuristiques pour des insights, comme les insights partiels présentent le même caractère générique que la compréhension complète, comme une apparence de profondeur, un air de suffisance, un pouvoir de commander une attention respectueuse peuvent donner l'impression d'une compréhension satisfaisante, comme l'obtention de l'insight est un événement caché et son contenu un secret incommunicable, comme les autres humains estiment la compréhension mais ne se sentent pas assez assurés dans leur propre compréhension pour contester les prétentions fallacieuses, le magicien, puis le gnostique ont leur heure de gloire.

1.4 Mythe et métaphysique

L’analyse qui précède implique que la conscience mythique est l'absence la connaissance de soi et que le mythe découle de la conscience mythique, tout comme la métaphysique est un corollaire de la connaissance de soi. Il est donc tout naturel que le mythe et la métaphysique s'opposent. Car le mythe recule et la métaphysique avance dans la mesure où les contrepositions sont rejetées, où les efforts de compréhension des choses prises par rapport à nous cèdent le pas à la recherche d'une compréhension des choses dans leurs relations réciproques, et où des critères efficaces sont établis qui permettent de déterminer l'occurrence et la pertinence de la compréhension. S'ils s'opposent, le mythe et la métaphysique sont néanmoins reliés de façon dialectique. Car le mythe est le produit d'un désir non informé de comprendre et de formuler la nature des choses. Un tel désir est à la source de toute la science et de toute la philosophie. C'est pour avoir commis des erreurs dans le déploiement de ce désir que l'être humain a appris à éviter les pièges, à se garder des dangers auxquels ce déploiement est exposé. Ainsi, en vertu d'une relation dialectique dont il n’a pas conscience, le mythe tend vers sa propre négation et vers la métaphysique qui sera d'autant plus consciemment vraie qu'elle constituera un rejet conscient de l'erreur.

Comme le mythe possède un fondement permanent dans le polymorphisme de la conscience humaine, la nécessité d'un renversement du mythe par la métaphysique s'impose de manière permanente, sous deux formes. D'une part, quiconque essaie de défendre philosophiquement une contreposition doit forcément tenir la notion de l'être pour la source du mythe, et donc considérer l'analyse métaphysique de l'être comme un prolongement des techniques scientifiques dans le domaine du mythe. Car si le réel n'est pas l'être ou si l'être n'est pas ce qui est saisi intelligemment et affirmé rationnellement, alors l'être est mythique, la possibilité de la métaphysique est écartée et les conclusions de Paul Tillich4 sont incontournables. D'autre part, hors du domaine de la philosophie, le problème du développement humain se pose à chaque génération. Comme les humains ne se développent pas intellectuellement, sinon en s'engageant dans des contrepositions, il n'est pas possible de traiter avec eux sur la base de l'intelligence et de la raison. Mais il est d'autant plus facile alors de traiter avec eux sur le plan sensible, de captiver leur imagination, de fouetter leur émotivité, de les pousser à l'action. La forme ultime du pouvoir est le pouvoir sur les êtres humains, pouvoir dont dispose le fabricant de mythes efficaces. Si une métaphysique adéquate peut contribuer à démêler les interprétations philosophiques erronées de la notion de mythe, il faudra manifestement qu'elle se prolonge en une philosophie de l'éducation. L'éducation doit être efficace pour conjurer le risque d'une conquête du pouvoir par des aventuriers exploitant habilement le mythe à leurs fins.

1.5 Mythe et allégorie

Nous nous sommes attaché jusqu'ici à la signification péjorative du terme « mythe » et avons identifié la conscience mythique avec les contrepositions, avec l'incapacité ou le refus de passer de la description à l'explication, avec l'absence ou l'ignorance des critères efficaces d'établissement de jugements sur les anticipations et sur les actes de compréhension. Or il ne s'agit là que de certains aspects du mythe. Même au sein d'une culture très développée, il reste vrai, comme le notait Quintilien, que poene omne quod dicimus metaphora est (presque tous les mots que nous employons sont des métaphores). Non seulement les mots eux-mêmes appartiennent à l'ordre sensible, mais leur signification initiale tient également de l'ordre sensible5. Par une série de transformations non perçue cette signification initiale se modifie graduellement, jusqu'à ce que soit engloutie ou oubliée la référence première à des objets et à des actions sensibles, et de cette tige submergée surgissent, souvent en une variété ahurissante, un ensemble d'autres significations qui dépassent à des degrés divers le plan sensible.

Un tel processus est toutefois fonction de certaines conditions. Les mots sont des outils vocaux de communication. Ils sont utilisés lorsqu’un locuteur ou un écrivain véhicule ses pensées, ses jugements ou ses décisions à ses interlocuteurs ou à ses lecteurs. Les mots seront des outils efficaces uniquement dans la mesure où le locuteur ou l'écrivain évaluera correctement le développement culturel des interlocuteurs ou des lecteurs et ne choisira que les mots ayant un sens pour eux. Aussi y a-t-il plusieurs langages : un langage philosophique, un langage scientifique ou mathématique, un langage littéraire et un langage populaire. De telles catégories admettent des subdivisions. Chaque école philosophique possède son langage propre. Les diverses disciplines scientifiques, dans leurs formulations successives, et les divers niveaux des mathématiques présentent des différences de terminologie technique. Le langage littéraire parlé et écrit offre une très riche palette d'allusions et de suggestions, qui manifeste une conscience de la métaphore généralement inconsciente et marque une estime ou un mépris de la signification univoque et du discours linéaire. Et le langage populaire varie d'une localité à l'autre, d'une occupation à l'autre, portant un attachement à la tradition ou une ouverture vitale au changement.

Si un philosophe est invité à prendre la parole devant un groupe littéraire ou qu'un scientifique doit prononcer une allocution devant un auditoire populaire, l'un et l'autre souligneront qu'il s'agit là d'une tâche impossible. Ils déclareront que l'auditoire proposé ne partage pas leurs intérêts, qu'il leur a fallu des années pour acquérir leurs connaissances et que ce processus d'apprentissage ne saurait être télescopé. Ils ajouteront qu'une fois une notion philosophique ou scientifique communiquée effectivement, il semble absurde de continuer d'employer d'énormes circonlocutions littéraires ou populaires au lieu d'introduire un simple terme technique, et que le processus même de l'apprentissage se trouve entravé lorsqu'il faut remplacer des combinaisons de termes techniques par des combinaisons de circonlocutions peu commodes à manier. Or les premiers philosophes et les premiers scientifiques ont dû choisir soit de se taire, soit de communiquer leur savoir aux gens ordinaires, en ayant recours au langage ordinaire. À cette fin ils ont dû susciter l'intérêt de leur auditoire potentiel, capter son attention, lui inspirer confiance, lui communiquer la notion d'un apprentissage et favoriser chez lui un désir d'apprendre. Ils ont dû opérer les changements de signification nécessaire pour faire passer la référence des mots du sensible à l'intelligible et de l'intelligible au rationnel. Ces transformations, ils ont dû les réaliser sans recours à la grammaire et à la philologie, à la rhétorique et à la logique, et même sans la terminologie propre à ces disciplines : ils ne disposaient donc même pas des outils qui leur auraient permis de s'expliquer leur démarche et de l'expliquer à leur auditoire.

Aux oppositions entre le mythe et la métaphysique, entre la conscience mythique et la connaissance de soi, il faut ajouter, semble-t-il, une opposition entre l'expression mythique et l'expression développée. Car s'il est vrai que notre discours tient pour une grande part de la métaphore, il est vrai également que la métaphore est un mythe révisé et contracté et que le mythe est une métaphore anticipée et dilatée. Si le philologue peut se pencher sur les mots que nous utilisons et remonter de la signification que ces mots ont pour nous, en passant par une série d'autres significations, jusqu'à la racine sémantique, c'est qu'une série de découvertes de significations nouvelles a dû se produire. Tant que ces découvertes ne constituent que des prolongements de points de vue existants, les significations nouvelles peuvent être communiquées par l’emploi des mots existants hors de leur contexte habituel. Mais lorsque les découvertes introduisent de nouveaux points de vue, la communication exige une démarche plus complexe. Ainsi les paraboles des Évangiles évoquent des expériences et proposent des images qui mènent à un insight sur la signification du royaume de Dieu. Ainsi Platon dans ses dialogues introduit des mythes pour transmettre des insights, des jugements et des évaluations qui paraissent étranges et nouveaux. La même technique peut toutefois être employée aux mêmes fins sans que la technique elle-même devienne objet de recherche et d'analyse, de réflexion et d'évaluation. Le propos qui fait appel à cette technique ne comporte pas alors une annonce explicite à cet effet, puisqu'il ne peut être accompagné d'une explication du sens de la parabole ou du mythe employé. Le sage parle par énigmes, et l'auditeur attentif doit méditer sur ces paroles énigmatiques.

Le mythe présente donc un aspect allégorique. Cet aspect émerge lorsque le mythe est conçu comme une solution à un problème d'expression. Et cet aspect s'oppose à ceux auxquels nous nous sommes principalement arrêté jusqu'à présent. Car un problème d'expression se pose lorsque le fabricant de mythes cherche à dépasser les contrepositions, lorsqu'il cherche à tourner l'attention du sensible vers l'intelligible, lorsqu'il a atteint un point de vue que les modes d'expression courants ne peuvent traduire. Nous avons présenté le mythe comme un effort non éclairé du désir de connaître et de formuler la nature des choses. Dans la mesure où un tel effort cherche à s'affranchir, le mythe acquiert une portée allégorique.

1.6 La notion de mystère

Du mythe passons au mystère. Les questions restées sans réponse confrontent l'être humain, irréductiblement, à un « inconnu connu ». Le désir de connaître, détaché et désintéressé, est sans restriction. Si nous en restreignons le déploiement en laissant libre cours à d'autres désirs, nous faisons preuve d'obscurantisme. Et le déploiement du pur désir nous permet d'établir que si la connaissance naturellement accessible est restreinte, le désir lui-même ne l'est pas. Au contraire, la question au sujet de la possibilité d'accéder à la connaissance dans tous les cas présuppose que dans tous les cas un tel accès est désiré. De plus, non seulement cette ouverture sans restriction de notre intelligence et de notre rationalité est l'opérateur concret de notre développement intellectuel, mais elle s'accompagne également d'un opérateur correspondant qui maintient profondément, puissamment, nos intégrations sensibles ouvertes aux transformations. L'être humain est par nature orienté vers le mystère, et naturam expellas furca, tamen usque recurret (chassez la nature avec une fourche, elle reviendra toujours en courant) 6.

Même si les progrès de la connaissance font reculer les frontières du mystère, celui-ci ne peut jamais être éliminé de la vie humaine. L'esprit humain est toujours confronté à de nouvelles questions. Certes, la métaphysique peut saisir la structure de la science possible et les contours ultimes de l'être proportionné, mais une telle concentration ne sert qu'à poser plus clairement et plus distinctement la question de l'être transcendant. Et si cette question obtient des réponses, celles-ci ne vont-elles pas donner lieu à de nouvelles questions?

De plus, la science progresse grâce à l'explication anticipée ou réalisée. Mais l'explication ne répond pas aux besoins pratiques de l'être humain. L'explication révèle les choses dans leurs relations réciproques par recours aux symboles complexes des mathématiques, aux termes techniques incommodes de la science, au ballet éthéré des catégories métaphysiques. Même si vous ne vous révoltez pas à l'idée que c'est ainsi que l’être humain doit contempler la réalité expliquée, vous devez tout de même admettre 1) que le monde de la science pure et de la métaphysique est d'une certaine façon très différent du monde de la poésie et du sens commun, 2) qu'il y a une opposition et une tension entre l'appréhension de l'explication et le flot des présentations sensibles, des sentiments et des émotions, de la parole et de l'agir qui forment la partie palpable de notre réseau de relations avec des personnes et avec des choses, 3) que si la démarche de l'explication passe par la description, son application concrète doit emprunter la voie inverse, depuis l'explication jusqu'au monde descriptif des choses-prises-par-rapport-à-nous et, par conséquent, 4) que la connaissance de soi explicative ne peut avoir une portée effective dans la vie concrète de l'être humain que si le contenu des insights systématiques, l'orientation des jugements, le dynamisme des décisions, peuvent s'incarner dans des images donnant libre cours au sentiment et à l'émotion, et se traduisant spontanément aussi bien en des actes qu'en des paroles.

Si l'être humain parvenait à une compréhension complète, voire à la totalité des jugements corrects, il n'en serait pas pour autant libéré de la nécessité des images dynamiques, qui sont en partie des symboles et en partie des signes. Une telle nécessité ne suppose pas et d'ailleurs n'implique pas la signification généralement péjorative du mythe, car elle demeure, en dépit d'un rejet complet et pleinement conscient des contrepositions, de la tentative de confinement de l'explication dans un moule descriptif, du gnosticisme et de la magie. Il s'agit d'une nécessité dont le fondement réside dans la structure même de l'être de l'homme, au sein de laquelle l'activité intellectuelle est une intégration supérieure du flot sensible, et le flot sensible une intégration supérieure de la performance organique. Ces images, nous les appellerons « mystères ». Une appellation assurément ambiguë, qui évoquera pour certains Eleusis et Samothrace et pour d'autres la mémoire des paroles et des gestes de Jésus portée par des siècles de prédication et de vénération contemplative, mais une ambiguïté extrêmement pertinente, en elle-même, pour notre propos.

Le fait est que notre propos a décrit un cercle. Nous avons considéré au départ la catégorie mixte du mystère et du mythe. Nous avons d'abord isolé une signification péjorative identifiant conscience mythique et absence de connaissance de soi, et opposant mythe et métaphysique. Nous avons ensuite noté un problème d'expression qui se pose de façon inévitable dans l'évolution de l'ignorance à la connaissance, et reconnu la possibilité d'un aspect allégorique du mythe. Troisièmement, nous avons constaté que même une connaissance de soi adéquate et une métaphysique explicite peuvent contracter un « inconnu connu » sans pouvoir l'éliminer et qu'elles ne peuvent déboucher sur un contrôle de la vie humaine sans être transposées en des images dynamiques qui rendent sensible à la sensibilité humaine ce que l'intelligence humaine cherche à atteindre ou saisit. Ce qui nous ramène toutefois à la catégorie mixte d’où nous sommes parti. Comme la compréhension et le jugement, la décision et la croyance constituent l'intégration supérieure de contenus et d'activités sensibles, l'origine, l'expression et l'application des directives et des contenus intelligents et rationnels se situent dans le domaine sensible. Comme les activités d'intégration du niveau intellectuel et les activité intégrées du niveau sensible forment une unité dialectique en tension, il s'ensuit 1) que les activités intellectuelles sont soit le déploiement adéquat du désir de connaître détaché et désintéressé, soit un déploiement gauchi par l'interférence d'autres désirs et 2) que les activités sensibles d'où émergent les contenus intellectuels et dans lesquelles ils sont représentés, exprimés et appliqués, soit sont mêlées aux mystères du déploiement adéquat, soit déforment ces mystères pour les transformer en mythes. Comme il se développe dans la connaissance de soi, l'être humain distingue ses activités sensibles et ses activités intellectuelles de façon de plus en plus nette et de plus en plus exacte, et saisit de manière toujours plus précise leurs relations réciproques et leur interdépendance. Une telle progression dans la connaissance de soi implique donc un accroissement de la conscience, de la résolution et de la détermination manifestées dans le choix et l'usage des images dynamiques, des devises et des slogans. Une telle progression implique enfin, non pas une subsomption rationaliste du mystère et du mythe, mais simplement un déplacement de la représentation sensible des questions spirituelles. Puisque les contrepositions mènent à leur propre renversement et que les mythes sont fondés sur des contrepositions, chaque mythe est tôt ou tard discrédité. Puisque l'être humain ne peut renoncer à l'intelligence ni répudier la rationalité, chaque occasion où un mythe est discrédité est également pour lui une occasion de progresser vers une connaissance de soi plus profonde, vers une saisie plus exacte de la science et de la métaphysique et vers une utilisation plus consciente du mystère purifié du mythe. Puisque l'union des activités sensibles et intellectuelles constitue une unité d'éléments opposés en tension, puisque l'emprise du désir détaché et désintéressé est constamment contestée, l'élimination d'un mythe tend à coïncider avec la genèse d'un autre mythe, si bien que la progression de la science et de la philosophie implique tout simplement que les mythes nouveaux seront relayés et défendus par des philosophies appropriées, et concrétisés par les découvertes de la science et les inventions de la technologie.

Nous touchons là à la fibre du désenchantement profond de l’homme moderne. L'humanité avait rêvé de s'assurer par la connaissance un développement soutenu. Or elle découvre l'ambivalence de la progression des connaissances, qui dote l'être humain de pouvoirs prodigieux, mais sans le pourvoir nécessairement d'une sagesse ou d'une vertu correspondantes. L'humanité constate que le progrès des connaissances et l’exercice du pouvoir ne sont pas des garanties de vérité, que le mystère risque à tout moment de basculer dans la conscience mythique et que le mystère représente ce qu'a rejeté son hybris7.

2. La notion de vérité

La vraie question est donc la question de la vérité. Cette question a été au centre de nos considérations depuis le début de cet ouvrage, mais il ne sera pas inutile de regrouper ici les réflexions formulées dans d'autres contextes et dans d'autres chapitres. Nous allons donc distinguer 1) le critère de la vérité, 2) la définition de la vérité, 3) l'ontologie de la vérité, 4) la vérité dans l'expression, 5) l'appropriation de la vérité et 6) la vérité de l'interprétation.

2.1 Le critère de la vérité

Le critère prochain de la vérité est la saisie réflexive de l'inconditionné de fait. Puisqu'il procède par nécessité rationnelle d'une telle saisie, l'acte du jugement est une actuation de la conscience rationnelle et son contenu porte l'empreinte de l'absolu.

Par essence, puisqu'il est inconditionné, le contenu du jugement est indépendant du sujet qui juge. Par essence, la conscience rationnelle est ce qui engendre un produit qui est indépendant d'elle. Telle est la signification de l'objectivité absolue, dont découle un terrain public ou commun où différents sujets peuvent communiquer et s'entendre, et y parviennent effectivement.

Concrètement, toutefois, bien qu'elle saisisse l'inconditionné de fait, la compréhension réflexive est en elle-même conditionnée par l'occurrence d'autres actes cognitifs. Et même s'il est saisi comme inconditionné, le contenu du jugement ou bien exige les contenus d'expériences, d'insights et d'autres jugements, ou bien se fonde sur ces contenus, pour sa pleine clarification. C'est une telle inévitabilité concrète d'un contexte d'autres actes et d'un contexte d'autres contenus qui nécessite l'ajout, au critère prochain, d'un critère lointain de la vérité.

Le critère éloigné est le déploiement approprié du désir de connaître détaché et désintéressé. Exprimé négativement, ce déploiement approprié est l'absence d'interférence d'autres désirs qui inhibent ou renforcent et, dans chaque cas, gauchissent l'orientation offerte par le pur désir. Une clarification des différences existant entre six termes— infaillibilité et assurance, certitude et probabilité, fréquence idéale et fréquence réelle — , permettra peut-être de dégager de façon plus positive l'objet de notre propos.

Une fréquence est le rapport numérique entre des occurrences et des occasions. Nous obtenons une fréquence réelle si nous comptons à la fois les occurrences et les occasions. Une fréquence idéale est un rapport dont les fréquences réelles divergent, mais de façon non systématique. Enfin, les fréquences réelles et les fréquences idéales peuvent être affirmées ou niées. Et cette affirmation ou cette négation peut être certaine ou probable. Par conséquent, même si les jugements sont des occurrences possédant des fréquences effectives, même si en principe il serait possible d'évaluer ou de calculer leurs fréquences idéales, il y a une nette différence entre la fréquence d'un jugement et sa probabilité. Car les jugements certains possèdent, à l'instar des jugements probables, une fréquence idéale. Et si la fréquence idéale du jugement probable était sa probabilité, alors la probabilité de l'affirmation de cette fréquence idéale constituerait une autre fréquence idéale, ce qui ouvrirait la voie à un mouvement de recul infini.

La probabilité d'un jugement, tout comme la certitude d'un jugement, est donc une propriété de son contenu. S'il y a coïncidence entre ce contenu et ce qui est saisi comme inconditionné de fait, alors il y a certitude. Or ce qui est saisi comme inconditionné de fait peut être la tension d'un contenu donné vers l'inconditionné de fait; dans ce cas, le contenu est une probabilité. Selon cette analyse, tout jugement repose sur une saisie de l'inconditionné de fait et la probabilité d'un jugement probable est une certitude. Or il peut y avoir coïncidence entre le contenu saisi comme inconditionné de fait et le contenu d'un jugement, ou encore entre le contenu saisi comme inconditionné de fait et une simple approximation de ce contenu par rapport à un contenu idéal qui serait inconditionné de fait.

La probabilité s'entend dans un troisième sens, auquel nous parvenons si nous mettons en relief l'infaillibilité par rapport à une certitude qui admet des degrés. Un sujet peut saisir l'inconditionné de fait en se demandant tout de même si la satisfaction du critère prochain de la vérité n’a pas été viciée par une déviation subjective. Se pose alors la question du critère éloigné. Le sujet est de plus en plus rassuré ou de plus en plus inquiet au sujet de l'authenticité de sa recherche et de sa réflexion; sa recherche et sa réflexion ultérieures seront également ouvertes à pareil questionnement. Ce qui est mis en doute, c'est le sujet lui-même. Et tous les efforts pour extirper ce doute procéderont de la même source qui est l’objet de soupçons.

Cette situation peut comporter, entre autres éléments, une fuite de l’engagement personnel qu'implique le jugement ou encore un penchant à l’anxiété. Mais sur le plan objectif ce qui est en jeu, c'est le désintéressement et le détachement habituels et actuels du sujet dans ses activités cognitives. La solution de cette question fait intervenir d'autres considérations.

Le sujet peut donc faire appel au soutien du jugement d'autrui. Le désintéressement et le détachement sont indépendants des circonstances, tandis que les déviations, sauf si elles sont générales, tendent à varier en fonction des circonstances. Les certitudes peuvent ainsi être renforcées par l'assentiment d'autrui, et ce renforcement variera selon l'importance numérique des appuis, la diversité des circonstances où ils s'expriment, l’élimination virtuelle conséquente des déviations individuelles ou collectives, ainsi que l'absence de toute raison de soupçonner la présence d'une déviation générale.

Il y a des jugements qui expriment les conditions de la possibilité de la vérité ou de l'erreur, de la certitude et de la probabilité, du détachement ou du gauchissement. Si on met ces jugements en question, on présuppose qu'ils sont valides. Si on suppose qu'ils vont être révisés, on postule l'existence d'un réviseur fictif et on dépouille le terme « révision » de sa signification courante. Dans de tels cas on se trouve confronté aux structures restrictives qui portent leur propre garantie. On peut ne pas parvenir à formuler les structures restrictives les moins évidentes. On peut compter que d'autres esprits plus pénétrants et plus détachés amélioreront la formulation que l'on a pu réaliser. Du moins a-t-on saisi quelque peu le principe des structures restrictives et s'est-on ainsi trouvé un point d'appui solide contre les déviations générales.

Il y a donc des degrés de certitude, dont le fondement repose, derrière le critère prochain de l'inconditionné de fait, dans la région plus obscure du critère éloigné. Pour que la certitude atteigne l'absolu de l’infaillibilité, il faudrait que cette région obscure soit complètement clarifiée de fait ou, plus radicalement, en principe.

2.2 La définition de la vérité

La définition de la vérité a été introduite implicitement dans notre propos sur la notion de l'être. Car nous avons posé que l'être est ce qui doit être connu par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle. Or la seule affirmation rationnelle est l'affirmation vraie. L'être est donc ce qui est connu en vérité. Et, par ailleurs, le connaître est vrai par son rapport à l'être, et la vérité est un rapport du connaître à l'être.

Quel est ce rapport? Dans le cas restrictif, lorsque le connaître est identique au connu, le rapport disparaît et est remplacé par une identité, et la vérité consiste alors en l'absence de quelque différence entre le connaître et l'être connu. Dans le cas général, lorsqu'il y a plus d'un connu et que l'un de ces connus est un sujet connaissant, il est possible de formuler un ensemble de jugements comparatifs positifs et de jugements comparatifs négatifs, et d'employer cet ensemble pour définir des termes comme « sujet », « objet » et « la notion principale de l'objectivité ». Dans ce contexte s'inscrit la définition traditionnelle de la vérité comme la conformité ou la correspondance des affirmations et des négations du sujet à l'égard de ce qui est ou de ce qui n'est pas.

2.3 L'aspect ontologique de la vérité

Si nous identifions l'être avec l'objet possible de la recherche et de la réflexion, nous restreignons ce qu'il est possible que l'être soit. Nous avons vu que de cette restriction découle la prémisse majeure de la méthode métaphysique, c'est-à-dire l'isomorphisme qui se manifeste entre la structure de notre connaître et la structure de son connu proportionné. Nous avons exploré cet isomorphisme au chapitre consacré aux éléments de la métaphysique, et nous l'avons clarifié davantage dans notre propos sur le sens précis de ces éléments, lorsque nous avons conclu à l'intelligibilité intrinsèque de l'être. Ce qui doit être connu par l'intelligence, de fait, est ce que signifie l'« intelligible ». L'être est ce qui doit être connu par l'intelligence. Il doit donc être intelligible. Il ne peut se trouver au-delà de l'intelligible, ni différer de l'intelligible. Nous sommes forcé de nous en tenir à ce point de vue, car tout autre point de vue nous amènerait à partager les contrepositions qui deviennent incohérentes lorsque l'on suppose qu'elles sont saisies intelligemment et affirmées rationnellement.

La vérité ontologique est donc l'intelligibilité intrinsèque de l'être. Elle est la conformité de l'être avec les conditions de la connaissance de l'être par la recherche intelligente et la réflexion critique. La vérité ontologique entraîne également une distinction entre l'être matériel et l’être spirituel, entre l'être intrinsèquement intelligible qui n'est pas intelligent et l'être intrinsèquement intelligible qui est intelligent. Comme il être démontré que la différence entre la matière et l'esprit réside dans l’interdépendance intrinsèque par rapport au résidu purement empirique, que présente le spirituel, contrairement au matériel, nous sommes en mesure de déterminer de façon plus serrée la possibilité de la connaissance en fonction de la matière et de l'immatérialité.

Le théorème général constitue donc l'identification de l'intelligibilité intrinsèque : 1) de l'être, 2) de l'unité, 3) de la vérité dans son aspect ontologique et, comme nous le verrons au prochain chapitre, 4) du bien.

2.4 Vérité et expression

La connaissance se déploie aux trois niveaux que forment l'expérience et l’imagination, la compréhension et la conception, la réflexion et le jugement; l'expression comporte donc trois composantes. Comme énoncé affirmatif ou négatif, l'expression correspond à la réflexion et au jugement. Comme combinaison signifiante de mots, elle correspond à l'insight et à la conception. Comme multiplicité instrumentale, elle correspond à la multiplicité matérielle de l'expérience et de l'imagination.

Il ne faut pas prendre pour une identité l'isomorphisme de la connaissance et de l'expression. L'affirmation et le jugement sont choses bien distinctes, car l'être humain peut mentir. Le fait de tomber sur une combinaison heureuse et efficace d'expressions et de phrases ne témoigne pas forcément d'une compréhension de l'expérience. Il faut bien voir également la différence entre une riche expérience et une facilité d'expression. Au jugement de connaissance l'expression ajoute un acte de volonté de parler vrai ou d'induire en erreur. À l'insight de la connaissance l'expression ajoute un autre insight pratique qui oriente le flot verbal vers sa finalité de communication. Enfin, à la variété des présentations des sens et des représentations de l'imagination succède, dans l'expression, la variété des signes conventionnels.

Nous avons souligné la distinction entre connaissance et expression, mais nous devons également tenir compte de leur interpénétration. Car l'accès à la connaissance est une prestation progressive où la recherche donne lieu aux insights qui soulèvent de nouvelles questions, lesquelles mènent à de nouveaux insights qui entraînent à leur tour de nouvelles questions. À chaque étape de cette progression il est utile de fixer l'acquis et de formuler de quelque façon ce qu'il reste à chercher. L'expression s'intègre donc à la prestation même de l'apprentissage, et l'atteinte de la connaissance tend à coïncider avec l'atteinte de l'aptitude à exprimer la connaissance.

L'interpénétration de la connaissance et de l'expression implique une solidarité — une quasi-fusion – du développement de la connaissance et du développement du langage. La parole est de l'ordre du sensible : elle soutient et élève la résonnance de l'intersubjectivité humaine. La simple présence d'autrui déclenche dans le dynamisme de la conscience sensible une modification du flot des impressions et des émotions, des images et des souvenirs, des attitudes et des sentiments. Or le langage possède son lot de représentations et d'affects associés, et l'ajout de la parole à la présence entraîne une modification spécialisée, orientée de la réaction et de la réponse intersubjectives. Derrière la psychologie du langage se profile toutefois la signification des mots. Les mots sont associés en des configurations typiques. L'apprentissage d'une langue exige d'abord la saisie de ces configurations, puis l'acquisition d'habitudes sensibles relayant les insights où sont saisies les configurations, ce qui permet à l'intelligence de se concentrer sur les contrôles de niveau supérieur. Le pianiste n'a pas à regarder où se trouve le do médian sur son clavier; le locuteur ou l'écrivain n'ont pas à s'arrêter au sens des mots qu'ils emploient. Rem tene et verba sequentur (il s'agit de saisir la réalité : les mots viendront bien ensuite) 8. Mais pour que ces habitudes sensibles ou ces configurations typiques portent le sens des mots, il a fallu au départ que se produisent les insights assurant une relation intelligible non seulement des mots entre eux, mais aussi des mots avec les termes de la significatiom et avec les sources de la signification.

La relation entre les mots est la relation la plus facile à formuler. La lexicographie élémentaire attribue à chaque mot une signification illustrée par une citation d'un auteur reconnu. Le mathématicien, le scientifique, le philosophe ont recours à la technique de la définition implicite (ou à la déclaration par analogie aristotélicienne) pour établir la signification de leurs termes et relations fondamentaux. De même que la connaissance progresse par les accumulations d'insights permettant l'atteinte de points de vue supérieurs, ainsi le langage progresse depuis un niveau de significations élémentaires, en passant par des points de vue supérieurs, jusqu'à des signes vocaux de plus en plus sommaires. Ainsi évoquons-nous le platonisme et l'aristotélisme, le christianisme et l'islam, la Renaissance et la Réforme, les Lumières et la Révolution, la science et la foi; mais pour exposer le sens de ces mots, il nous faudrait des volumes entiers.

Si les mots n'étaient reliés qu’à d'autres mots, ils n'auraient jamais d'autre signification que verbale. Mais le simple fait qu'il puisse se présenter dans une phrase énoncée confère à un mot une référence fondamentale à l'objectif de la conscience intelligente et rationnelle, c'est-à-dire l'être. De plus, cette référence fondamentale, qui est le noyau de toute signification, admet la différenciation et la spécialisation. Il existe une foule de mots; certains ont fonction de substantifs parce qu'ils renvoient à des unités concrètes et intelligibles, d'autres sont des verbes parce qu’ils renvoient à des actes conjugués, d'autres encore sont des adjectifs ou des adverbes parce qu'ils renvoient à la régularité ou à la fréquence de l’occurrence des actes ou encore aux possibilités de telles régularités ou de telles fréquences. Enfin, comme le développement du langage ne fait qu’un avec le développement de la connaissance, la signification des mots dépend non seulement de la matrice métaphysique des termes de la signification, mais également des sources expérientielles de la signification. Les conjugats expérientiels, qui impliquent une triple corrélation d'expériences classifiées, de contenus d'expériences classifiés et de désignations correspondantes, précèdent les conjugats explicatifs, qui sont définis par leurs relations réciproques. L'être, qui doit être connu comme une unité intelligible différenciée par des régularités et des fréquences vérifiables, est d'abord conçu de manière heuristique, puis sa nature inconnue est différenciée par des conjugats expérientiels.

Nous sommes peut-être en mesure maintenant de nous attaquer à notre problème, soit la relation entre vérité et expression. Nous avons d’abord souligné la distinction à établir entre la connaissance et son expression. Nous avons ensuite soutenu avec autant d'insistance l'interpénétration génétique de la connaissance et du langage. En raison de cette interpénétration, il apparaît clair que le connaître et l'énoncer, tout distincts qu'ils soient, sont tellement associés qu'ils sont inséparables. Nous pouvons distinguer le connu, le signifié et l'énoncé; mais une telle distinction fait ressortir simplement différents aspects de ce qui est inévitablement une même chose.

Ainsi, tôt ou tard, et assez tôt en fait, nous mettons fin à nos efforts d’explication en affirmant globalement que ce que nous voulons dire est obvie, ne peut être expliqué et n'a pas besoin de l'être. Il n'est toutefois pas difficile d'introduire une expérience cruciale qui rétablit l'abîme existant entre la connaissance et l'expression. Car, après tout, la disparition de cet abîme tient à une simple coïncidence courante. Il arrive couramment que des conversations se déroulent entre des gens qui partagent le même sens commun, qu'un écrit s'adresse à des lecteurs qui comprennent déjà dans tous ses détails le sujet abordé. Par contre, il y a également des communications entre des personnes qui possèdent différentes accumulations habituelles d'insights, entre des professeurs et des élèves, entre des penseurs et leurs contemporains, entre les grands auteurs du passé et leurs lecteurs. Et plus est important le fossé entre le développement intellectuel de l'auteur et celui du lecteur, plus la distinction entre connaissance et expression peut être énorme.

Supposons à titre d'exemple qu'un écrivain se propose de communiquer un insight A à tel lecteur. L'auteur saisit, par l'insight B, l'accumulation habituelle des insights C chez ses lecteurs. Un autre insight, D, lui permet de saisir les lacunes de l'insight E auxquelles il faut remédier pour que ses lecteurs soient en mesure de saisir l'insight A. Enfin, l'auteur doit parvenir à un ensemble pratique d'insights F qui régissent son flot verbal, la forme à donner à ses phrases, leur groupement en paragraphes, la séquence des paragraphes en des chapitres et des chapitres en des livres. L'insight pratique F diffère manifestement de façon notable de l'insight A que l'auteur veut communiquer. L'insight F est déterminé par l'insight A, qui est son principal objectif. Mais il est aussi déterminé par l'insight B, qui établit à la fois ce que l'auteur n'a pas à expliquer et, au moins tout autant, les ressources du langage auxquelles il peut avoir recours pour assurer l'efficacité de sa communication. L'insight F est également déterminé par l'insight D, qui pose un but subsidiaire dont l'atteinte est essentielle à la réalisation du but principal. Enfin, l'expression échouera si les insights B et D ne cernent pas correctement le développement habituel C et les lacunes pertinentes E du lecteur anticipé.

L'expression n'est donc à proprement parler ni fausse ni vraie. La vérité relève du jugement dans la mesure où elle procède d'une saisie de l'inconditionné de fait, dans la mesure où elle est conforme à l'être qu'affirme le jugement et dans la mesure où elle exige comme condition de la possibilité du connaître une intelligibilité intrinsèque à l'intérieur de l'être. Les expressions sont d'ordre instrumental. Elles sont reliées à la vérité de la connaissance. En outre, elles sont reliées à la vérité morale de la volonté qui communique la connaissance. Mais en elles-mêmes, les expressions sont simplement adéquates ou inadéquates.

De plus, dans le cas général, la justesse de l'expression ne se mesure pas exclusivement à sa correspondance avec la connaissance à communiquer. Cette connaissance établit un but principal; elle définit une signification centrale. Mais il peut y avoir aussi un but subsidiaire, de même qu'une signification plus ou moins périphérique. Car pour être en mesure de transmettre ce qu'il veut dire, le locuteur doit d'abord transmettre d'autres insights qui d'une façon ou d'une autre permettent à ceux qui l'écoutent de saisir le message qu'il veut communiquer.

La justesse de l'expression est une norme variable. Si vous avez beaucoup à dire, vous ne pouvez pas tout dire du même coup. Si vous avez quelque chose de très important à dire, vous ne pourrez probablement pas le dire en entier, sauf à un auditoire plutôt spécialisé. De telles restrictions limitent la justesse d'expression de votre signification principale. La justesse d'expression des significations subordonnées ou périphériques est également soumise à des restrictions, cependant. Car une chose en entraîne une autre. S'il faut communiquer les insights D pour pouvoir transmettre l'insight A, il faudra peut-être d'autres insights, G, pour communiquer les insights D. Par ailleurs, les insights G devront être précédés de insights H, jusqu'à ce que le locuteur ait dit tout ce qu'il sait et ait découvert, peut-être, quelques points qu'il devait lui-même mieux comprendre. Or l'expression humaine n'est jamais une expression complète. Elle porte attention à la signification centrale. Elle expédie les significations subordonnées et périphériques en abaissant les normes d'exactitude jusqu'à une approximation suffisante du but qui l'occupe. Enfin, elle ne peut manifestement pas ouvrir une parenthèse pour ajouter le présent exposé quelque peu compliqué sur la norme variable de la justesse de l'expression.

Ce compte rendu de la relation entre la vérité et l'expression repose toutefois sur la position selon laquelle la vérité réside dans l'acte interne du jugement, de l'assentiment ou de la désapprobation. Or à chaque position correspond une contreposition. On peut soutenir que la vérité et la fausseté résident non pas dans le jugement mais dans l'expression, que la vérité ou la fausseté des jugements tient au fait qu'ils marquent un accord avec des expressions vraies ou fausses, que le champ public ou commun des communications interpersonnelles n'est pas un absolu, indépendant qu'il est de tous les sujets parce qu'atteint par l'inconditionné de fait, mais qu'il est simplement l'atmosphère commune que nous respirons et que nous faisons vibrer de différentes manières par nos paroles.

Au-delà des contrepositions de base se profilent également des oppositions mineures. On pourrait convenir que la vérité et la fausseté résident dans le jugement, mais concevoir tout de même la relation entre la vérité et la fausseté en fonction d'une théorie de la connaissance qui soit erronée. Ainsi, le point de vue scotiste voulant que les mots correspondent aux concepts et que les concepts soient produits en nous par les aspects formels des choses implique une corrélation rigide entre la connaissance et l'expression. L'insuffisance de cette théorie n'apparaît pas dans la communication simple où le locuteur et l'auditeur partagent le même développement intellectuel, mais elle se manifeste dans les débats stériles du quatorzième siècle ou les fleuves de commentaires efférents des plus grandes œuvres de l'humanité.

Enfin, il faut dénoncer une idée reçue. La signification d'une expression est bien souvent simple et obvie, mais pourquoi n'en serait-il pas toujours ainsi? Pourquoi la vérité vraie devrait-elle être enfouie dans les méandres d'un exposé long, difficile et complexe? Nous avons peut-être déjà répondu en quelque sorte à pareille objection. Une fois que l'on a compris, le contenu d'un insight est simple et obvie, même s'il est mal exprimé. Mais tant que l'on n'a pas compris, le contenu d'un insight est aussi inaccessible que la face cachée de la lune. On trouve donc simple et obvie la signification des expressions employées par l'auteur ou le locuteur qui communique un propos que l'on comprend déjà, mais si l'on n'a pas encore appris le contenu transmis, on trouvera obscure et difficile la signification des expressions véhiculées. Dans ce dernier cas, aucune compétence pédagogique ou linguistique ne peut dispenser de l'effort d’apprentissage. C'est pourquoi seule une personne qui comprend déjà tout est en mesure d'exiger que la signification des expressions qui lui sont communiquées soit toujours simple et obvie.

2.5 L'appropriation de la vérité

S'approprier une vérité, c'est la faire sienne. L'appropriation essentielle de la vérité est cognitive. Notre rationalité exige toutefois une conformité de notre agir avec notre savoir. Nous devons donc reconnaître une appropriation volitive de la vérité qui consiste en notre volonté d'accorder notre agir à la vérité, et une appropriation sensible de la vérité qui consiste en une adaptation de notre sensibilité aux exigences de notre connaissance et de nos décisions.

L'appropriation essentielle de la vérité pose un triple problème. Il y a premièrement un problème d'apprentissage, d'acquisition graduelle de l'accumulation des insights habituels qui constituent un point de vue, et par la suite de passage de points de vue inférieurs à des points de vue de plus en plus élevés.

Deuxièmement, il y a un problème d'identification. Les insights permettent de saisir des unités et des corrélations; mais, outre l'unité, il y a les éléments qui doivent être unifiés; outre la corrélation, il y a les éléments qui doivent être distingués et mis en relation. Tant que je n’ai pas obtenu l'insight, je ne dispose d'aucun indice (sauf les indications du professeur) me permettant de choisir correctement les éléments qui doivent être unifiés ou mis en relation. Mais une fois que j'ai eu un insight je suis capable de trouver dans ma propre expérience ce qui au juste sa situe dans la portée de la saisie de l'insight et ce qui se situe en dehors de cette portée. Je suis capable d'opérer cette détermination, mais entre la capacité et la réalisation effective il y a un grand pas à franchir. L'identification relève de la réalisation effective. Elle a pour effet de me faire posséder mes propres insights, de me rendre sûr de la façon de les utiliser, de me familiariser avec l'étendue de leur pertinence. Aristote dit, je pense, que si quelqu'un a compris, il peut enseigner9. Or la compréhension qui permet d'enseigner ajoute l'identification à l'insight. Grâce à cet ajout, la personne qui veut transmettre sa compréhension est en mesure de choisir, d'arranger et d'indiquer à ses interlocuteurs la combinaison des éléments sensibles qui donnera lieu aux mêmes insights chez eux. Elle pourra varier ces éléments en fonction des circonstances. Elle pourra poser les questions qu'exigent les taches aveugles repérées dans le champ visuel de ses interlocuteurs, puis s'attaquer de nouveau à la tâche qui consiste à amener ces interlocuteurs aux insights qu'ils doivent obtenir avant de pouvoir maîtriser la leçon en cours.

Troisièmement, il y a un problème d'orientation. Chaque découverte peut être formulée soit comme une position, soit comme une contreposition. Les contrepositions semblent évidentes, et pourtant elles sont destinées à être renversées en fin de compte. Dans la mesure où nous poursuivons une recherche intelligente et une réflexion critique, nous nous situons dans la mouvance du pur désir de connaître détaché et désintéressé. Mais une fois parvenus à la vérité, nous sommes enclins à la considérer comme irréelle, à quitter le domaine de l'intelligible et de l’inconditionné pour revenir au domaine des sens, à nous détourner de la vérité et de l'être pour nous fixer, tels de bons animaux, dans notre environnement palpable. Dans la mesure où nous manquons de nous orienter vers la vérité, nous gauchissons nos connaissances acquises et limitons du même coup notre connaître potentiel. Nous gauchissons nos connaissances en leur imposant une notion erronée de la réalité, une notion erronée de l'objectivité, une notion erronée de la connaissance. Nous limitons notre connaître potentiel, car pour justifier à nos propres yeux et à ceux d'autrui les efforts qu'a exigés l'apprentissage, nous ne pouvons faire valoir que les avantages tangibles qui en découlent, alors que les exigences satisfaites par ces avantages tangibles n'ont pas la portée illimitée du désir de connaître détaché et désintéressé.

Les trois problèmes de l'appropriation cognitive, le lecteur l'aura noté, correspondent aux trois niveaux de notre connaître. Le problème de l'apprentissage trouve une solution sur le plan de la compréhension et de la formulation. Le problème de l'identification est résolu au niveau de l’expérience (« expérience » désignant ici non seulement l'expérience sensible mais aussi la conscience intellectuelle et rationnelle). La solution du problème d'orientation se trouve au niveau de la réflexion et du jugement où nous saisissons enfin 1) que chaque question à résoudre s'arrête là où nous pouvons dire définitivement « c'est comme cela » ou « ce n'est pas comme cela », 2) que l'objectif du connaître est l'être et 3) que, même si l'être est une notion protéiforme, son contenu est tout de même déterminé par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle et, après l'affirmation, par rien d'autre.

Notre exposé de l'appropriation est axé sur des problèmes plutôt que sur des résultats, ce point de vue purement dynamique ayant quelque importance. Car il exclut tout fétichisme, toute confusion entre les moyens et les fins. Les définitions claires, le langage précis, la disposition ordonnée, les preuves rigoureuses, ainsi que tous les autres dispositifs de l'activité cognitive possèdent leur valeur. Ils servent à marquer clairement les étapes successives de la progression. Ils consolident de façon magistrale ce qui à tout moment semble être atteint de manière solide, et plus ou moins permanente. Ils dotent d'expressions magnifiques la vérité que l'on doit s'approprier. Mais par nature ces éléments sont statiques. Ils n'éclairent ni la tâche qu'accomplit l'élève pour se les approprier, ni la tâche qu’accomplit le chercheur pour s'approprier une autre vérité. Or c'est justement cette double tâche qu’un exposé de l'appropriation doit aborder. Pour faire mien un système bien formulé, je dois le comprendre, en identifier les éléments empiriques dans mon expérience, saisir l'inconditionné ou l'approximation de l'inconditionné permettant de fonder une affirmation rationnelle de ce système et, enfin, adopter une orientation qui me permet de me satisfaire de cette affirmation comme de l'apport ultime à ma connaissance du système, sans chercher dans le « déjà, là, dehors, maintenant » quelque représentation imaginaire de ce que, après tout, signifie le système. Le procédé qui régit les efforts de dépassement du système bien formulé est exactement le même procédé qui engendre les contraintes et les tensions dans la connaissance, lesquelles mèneront à son remplacement par un compte rendu plus adéquat de la réalité.

Il convient également de noter que les trois problèmes de l'appropriation sont solidaires. Certes, la démarche de compréhension ne peut éviter longtemps le problème de l'identification, mais sans la compréhension l'identification est impossible. De même, une orientation erronée donne lieu à des pseudo-problèmes, mais à la limite ces pseudo-problèmes entraînent leur propre renversement et du coup la correction de l'orientation erronée. Ainsi, la physique contemporaine se trouve forcée de dire qu'elle traite des entités qui satisfont à certains types d'équations, même si de telles entités et leurs processus défient notre pouvoir d'imagination. Enfin, à moins de se consacrer à l'effort de compréhension, une personne n'a aucun moyen lui permettant d'identifier dans son expérience la signification précise de l'orientation appropriée du désir détaché et désintéressé d'atteindre l'univers de la vérité et de l'être.

L'appropriation cognitive de la vérité marque une solidarité un peu plus lâche avec l'appropriation volitive et l'appropriation sensible. La mauvaise volonté tient la vérité pour importune, et l'esprit tend à ignorer une vérité importune. Car l'appropriation de la vérité, même dans le champ cognitif, pose des exigences à la personne tout entière. Sa conscience doit passer à la configuration d'expérience intellectuelle et s’y maintenir en se laissant distraire le moins possible. Son subconscient doit livrer les images menant à l'insight. Son désir de connaître doit dominer suffisamment pour assurer l'afflux constant de nouvelles questions qui complètent et corrigent les insights antérieurs. Son activité d'observation et sa mémoire doivent contribuer spontanément à la présentation et au rappel des données pertinentes, où il faut constater l'accomplissement ou le non-accomplissement de l'inconditionné. Si la mauvaise volonté agit, c'est soit pour empêcher l'entreprise de la recherche soit, si la recherche ne peut être évitée, pour entraver la poursuite sérieuse et efficace de cette recherche. À la collaboration de toutes nos facultés en vue de la saisie de la vérité, la mauvaise volonté substitue une conspiration de ces facultés pour susciter des doutes au sujet de la vérité et des éléments de preuve étayant l'erreur. Inversement, si l'atteinte de la vérité exige la bonne volonté, la bonne volonté, pourtant, comme nous le verrons au prochain chapitre, n'est qu'un consentement à l'emprise de l'intelligence et de la vérité. L'être humain se trouve donc enfermé dans un cercle vicieux : sa volonté ne peut être positivement bonne sans l'appropriation de la vérité, et il ne peut, si sa volonté n'est pas bonne, réussir à atteindre la vérité. Nous avons déjà évoqué ce problème fondamental dans l'exposé sur l’authenticité comme fonction opératrice du développement intellectuel; nous y reviendrons dans les prochains chapitres.

L'intelligence et la rationalité humaines font fonction d'intégration supérieure du flot sensible des percepts et des images, des émotions et des impressions, des attitudes et des sentiments, des paroles et des actes. Comme elles sont solidaires l'une de l'autre, l'appropriation cognitive et l’appropriation volitive de la vérité conditionnent les adaptations de la sensibilité humaine et sont conditionnées par elles. Le problème fondamental ici est de découvrir les images dynamiques qui correspondent aux contenus, aux orientations et aux déterminations intellectuelles, tout en possédant dans le champ sensible le pouvoir de susciter non seulement des paroles, mais aussi des actions. Nous avons effleuré ce problème lorsque nous avons affirmé la nécessité soit des mystères, soit des mythes. Nous y reviendrons au moment où nous proposerons une analyse de la structure de l'histoire. Il suffit sans doute pour le moment d'attirer l'attention sur le fait suivant : comme le développement intellectuel se déploie par des insights sur les présentations sensibles et les représentations imaginaires, ainsi le contrôle intelligent et rationnel de la vie humaine ne peut être efficace que dans la mesure où il a à sa disposition les symboles et les signes lui permettant de traduire ses directives à l'intérieur de la sensibilité humaine. Enfin, si une personne ne peut traduire dans un agir ce qu'elle connaît et ce qu'elle veut, son vouloir accuse déjà un échec. De la volonté défaillante à la mauvaise volonté, et de la mauvaise volonté à l'indifférence à l'égard de la vérité, le passage est aisé et, malheureusement, courant.

3. La vérité de l'interprétation

3.1 Le problème

La meilleure façon d'aborder le problème de l'interprétation est de poser la distinction entre l'expression, l'interprétation simple et l'interprétation réflexive.

Une expression, comme nous l'avons vu, est un flot verbal régi par un insight pratique F qui dépend d'un insight principal A devant être communiqué, d'une saisie B du développement intellectuel habituel C d'un auditoire anticipé et d'une saisie D des lacunes de l'insight E dont la résolution est nécessaire à la communication de l'insight A.

Par « interprétation » nous entendons une deuxième expression à l'intention d'un auditoire différent. Comme il s'agit d'une expression, elle sera guidée par un insight pratique F' qui dépend d'un insight principal A' devant être communiqué, d'une saisie B' du développement intellectuel habituel C' de l'auditoire anticipé, et d'une saisie D' des lacunes de l'insight E' dont la résolution est nécessaire à la communication de l'insight A’.

Dans l'interprétation simple, l'insight principal A' devant être communiqué est censé coïncider avec l'insight principal A de l'expression originale. Les différences entre les insights pratiques F et F' dépendent donc directement des différences entre les insights habituels B et B', D et D', et, de façon éloignée, des différences entre les développements habituels C et C', et entre les lacunes E et E'.

Or cette interprétation simple soulève d'autres questions. À un niveau élémentaire, Monsieur ou Madame Dupont se demande pourquoi une interprétation fidèle doit différer de l'expression originale. Nous pouvons répondre à cette question en faisant appel au fait que et l'expression originale et l'interprétation sont relatives à leur auditoire respectif. Mais alors se pose un autre problème : l'établissement des différences entre les auditoires et leur intégration dans l'interprétation.

Une interprétation réflexive est donc guidée par un insight pratique F" qui dépend des insights A", B" et D". Mais dans ce cas-ci l'insight B" est une saisie de la saisie habituelle C" que l'auditoire a de son propre développement intellectuel C', ainsi que de la différence entre ce développement et l'accumulation habituelle des insights C chez l'auditoire initial. De même, l'insight D" est une saisie des défauts E" de saisie, de la part de l'auditoire, des différences entre les développements habituels C'et C, et donc des défauts de compréhension des différences entre les défauts E’ et E et entre les insights pratiques F’ et F. Enfin, l'insight principal A" devant être communiqué sera une saisie de l'identité de l'insight A communiqué dans l'expression originale, et de l'insight A' communiqué dans l'interprétation simple.

L'interprétation réflexive se bute toutefois à deux difficultés évidentes. Tout d'abord, elle est relative à un auditoire anticipé, et il y a une variété d'auditoires, qui changent constamment. Chaque culture, à chaque étape de son progrès ou de son déclin, se divise en diverses écoles, attitudes, orientations, et chacune de ces variétés présente de nombreux degrés d'élévation intellectuelle. Il serait extrêmement difficile d'élaborer une interprétation réflexive convenant à un auditoire particulier. De plus, il resterait une énorme gamme d'autres auditoires à satisfaire. Et l'auditoire particulier auquel conviendrait l'interprétation établie ne serait pas éternel. Deuxièmement, il est certes bien intéressant de parler avec volubilité du développement intellectuel habituel et des déficiences de l'auditoire original et de l'auditoire présent, ainsi que de la détermination des différences dans les insights pratiques régissant l'expression originale et l'interprétation simple. Mais il est autrement difficile d'entreprendre l’exploration de ces objets obscurs, de parvenir à dépasser la simple conjecture à leur égard, et de trouver une façon appropriée et efficace de communiquer les fruits d'une telle recherche. L'interprétation réflexive est une idée brillante, un bel objet de pensée. Mais constitue-t-elle une possibilité pratique? A-t-elle jamais été réalisée?

Ces considérations nous amènent au problème fondamental de l’interprétation. Il peut très bien arriver qu'une interprétation simple soit correcte, qu'elle cible précisément pour un auditoire contemporain l’insight principal communiqué par le document original. Il peut également arriver que l'interprète sache que son interprétation est juste, qu'il saisisse l'inconditionné de fait, ou du moins l'approximation de son interprétation de l'inconditionné de fait. Car il existe un sens historique, analogue au sens commun. Le sens commun nous permet de savoir comment nos contemporains s'exprimeraient ou ne s'exprimeraient pas, agiraient ou n'agiraient pas, dans l'un des éléments d'une série de situations ordinaires et typiques. De même, l'érudit, faisant appel à une longue fréquentation des documents et des monuments d'une époque, ainsi qu'à une accumulation constante d'insights complémentaires, peut en arriver à participer au sens commun de cette période et dire, grâce au sens historique, comment les hommes et les femmes de cette époque s'exprimeraient ou ne s'exprimeraient pas, agiraient ou n'agiraient pas, dans certains types de situations.

Le sens historique, tout comme notre sens commun, est toutefois sujet aux déviations individuelles, collectives et générales. De plus, le sens historique, à l'instar du sens commun, ne peut s'analyser lui-même, ni se critiquer lui-même, ni parvenir à une formulation abstraite de son noyau central. Le sens historique et le sens commun peuvent réussir à rendre un verdict correctement, mais il est beaucoup moins probable qu'ils puissent fournir des raisons exactes et convaincantes d'un tel verdict. Or si une interprétation doit être scientifique, il faut pouvoir en établir les fondements. Si une interprétation doit être scientifique, il ne doit pas exister une gamme d'interprétations différentes due aux déviations individuelles, collectives et générales du sens historique des différents experts. Si une interprétation doit être scientifique, il lui faut découvrir quelque méthode de conception et de détermination du développement habituel de tous les auditoires et inventer quelque technique permettant à son expression d'échapper à la relativité des auditoires particuliers et fortuits.

3.2 La notion d'un point de vue universel

Par « point de vue universel » nous entendons une totalité potentielle de points de vue ordonnés génétiquement et dialectiquement. Nous allons chercher ici à clarifier cette notion. Nous croyons que cette notion est pertinente pour le problème de l'interprétation scientifique, mais cette pertinence constitue une autre question, que nous ne saurions aborder maintenant.

Premièrement, la totalité dont il est question est potentielle. Un point de vue universel ne constitue pas l'histoire universelle. Un point de vue universel ne forme pas une dialectique hégélienne, complète en soi, sans égard aux questions de fait, ni un a priori kantien, déterminé en soi et attendant simplement d'être imposé aux matériaux bruts d'une expérience par procuration. Un point de vue universel est simplement une structure heuristique qui contient virtuellement les diverses gammes des interprétations possibles. Il ne peut dévoiler ces possibilités que sous l'effet déclencheur des documents et des recherches historiques. Il ne peut établir un choix entre ces possibilités et différencier ses généralités qu'en faisant appel aux normes acceptées de l'investigation historique.

Deuxièmement, la totalité est totalité de points de vue. Elle a donc trait aux actes principaux de signification qui sont inscrits dans les insights et les jugements, et elle donne accès à ces actes principaux en centrant l'attention sur l'expérience, la compréhension et la réflexion critique de l'interprète. Elle diffère donc radicalement de disciplines telles que la phonétique, la grammaire comparative, ou encore des principes de la lexicographie ou de la linguistique et de l'analyse stylistique, car même si ces disciplines ont trait en dernier ressort à la signification, leur objet premier est l'expression. Par contre, le point de vue universel a trait à la capacité, chez l'interprète, de saisir des significations. Le point de vue universel ouvrira l'esprit de l'interprète à des idées qui ne se trouvent pas à la surface des choses, de même qu'à des vues qui divergent énormément des siennes. Le point de vue universel lui permettra de trouver des indices qu'il n'aurait pas aperçus autrement. Il le dotera d'une capacité de situer sa pensée au niveau, et dans la texture, d'une autre culture et d'une autre époque. Il y a les sources externes de l'interprétation historique, qui pour l'essentiel consistent en des marques disposées spatialement sur le papier ou sur parchemin, sur papyrus ou dans la pierre. Mais il y a également des sources d'interprétation qui sont immanentes à l'historiographe lui-même, à son aptitude à distinguer et à recombiner des éléments de sa propre expérience, à sa capacité d'effectuer une démarche rétrograde depuis les accumulations d'insights d'une humanité développée jusqu'à des accumulations d'insights d'époques reculées, à sa capacité d'envisager les possibilités protéiformes de la notion de l'être, le noyau de toute signification, dont le contenu varie en fonction de l'expérience, des insights, des jugements et de l'orientation habituelle de chacun.

Troisièmement, le point de vue universel est une totalité ordonnée de points de vue. La base de ce point de vue est constituée par une connaissance de soi adéquate et par la métaphysique conséquente. Il présente une expansion rétrospective dans les diverses séries génétiques de découvertes qui ont permis à l'être humain de parvenir à l'état actuel de ses connaissances. Il présente une expansion dialectique dans les nombreuses formulations des découvertes dues à la conscience polymorphe de l’être humain, à l'invitation à la poursuite du développement que comportent les positions, et à l'exigence de renversement que comportent les contrepositions. Il peut, enfin, parvenir à une présentation concrète de toute formulation de toute découverte grâce à l'identification, dans l'expérience personnelle, des éléments confus, des éléments distingués et mis en relation, et des éléments mis en relation par rapport à telle ou telle orientation de la conscience polymorphe, qui peuvent se combiner pour rendre convaincante la position ou la contreposition soutenue.

L'agencement des points de vue, comme leur totalité, est toutefois potentiel. La totalité est une structure heuristique; son contenu est formé de séquences d'éléments inconnus; les relations entre les éléments inconnus sont déterminées, non pas spécifiquement, mais plutôt de manière générique. Il y a donc des séquences génétiques, mais les mêmes découvertes peuvent être effectuées de différentes façons. Il y a des formulations dialectiquement opposées, qui présentent des invitations à la fois à la poursuite du développement et à un renversement. Les oppositions dialectiques ne sont toutefois pas simplement les identifications très nettes du réel soit avec l'être, soit avec le « déjà, dehors, là, maintenant » de l’objectif, soit avec l'intelligent et le rationnel, soit avec l'extraversion élémentaire de la connaissance, soit avec la recherche et la réflexion critique, soit avec la perception visuelle antérieure à toute question. Au contraire, ces extrêmes tendent à se fondre dans l'ambivalence des configurations d'expérience esthétique, dramatique et pratique, à donner lieu à des questions qui non seulement ne sont pas résolues, mais sont conçues de façon inadéquate, et à se manifester de la manière la plus claire, non pas dans le domaine de la connaissance, mais plutôt dans la tension volitive qui existe entre les aspirations morales et la vie pratique.

Non seulement l'agencement est potentiel, mais, de plus, les éléments agencés évoluent du générique au spécifique, de l'indifférencié au différencié; de maladroits, globaux, spontanés qu'ils étaient initialement, ils deviennent adroits, précis, méthodiques. Nos distinctions entre les mathématiques, la science, le sens commun et la philosophie se fondent sur les différentes manières dont les insights peuvent s'accumuler. Comme la manière dont les insights s'accumulent tient simplement d'une structure dynamique que l'on peut utiliser sans attention consciente, il est à se demander si les primitifs ou les enfants manifestent quelque intérêt à l'égard des questions mathématiques, scientifiques ou philosophiques. Mais si nous attribuons aux primitifs et aux enfants de tels intérêts, nous devrons ajouter d'abord que ces intérêts ne sont pas compliqués par les divisions et les subdivisions établies dans l'histoire de la pensée, qu'ils se confondent avec les questions du sens commun, et qu'ils déforment les procédés du sens commun, tout autant qu'ils sont déformés par ces mêmes procédés.

Quatrièmement, c'est par son intégralité potentielle, et non par son caractère abstrait, que le point de vue universel est universel. Il parvient à sa globalité non pas en dépouillant les objets de leurs particularités, mais par une considération des objets dans leurs nécessités. Il n'y a pas d'interprétations sans interprètes. Il n'y a pas d'interprètes sans unités polymorphes de conscience empirique, intelligente et rationnelle. Il n'y a pas d'expressions à interpréter s'il n'existe pas d'autres unités de conscience semblables. Et la tâche d'interprétation ne comporte rien de plus qu'un déterminant matériel dans les ensembles de marques disposées spatialement sur les documents et les monuments. Si l'interprète attribue quelque signification à ces marques, la composante expérientielle de cette signification sera tirée de son expérience, la composante intellectuelle de son intelligence, la composante rationnelle de sa réflexion rationnelle sur la réflexion rationnelle de quelqu'un d'autre. Voilà les nécessités sous-jacentes dont découle l'intégralité potentielle d'où le point de vue universel tient son universalité.

Nous pouvons aborder le même sujet d'un autre angle, et considérer que le noyau de la signification est la notion de l'être, et que cette notion est protéiforme. L'être est (ou nous pensons qu'il est) tout ce qui est (ou tout ce qui, pensons-nous, est) saisi intelligemment et affirmé rationnellement. Il y a donc un univers de significations comportant quatre dimensions formées par la gamme entière des combinaisons possibles 1) d'expériences et d'absence d'expérience, 2) d'insights et d'absence d'insight, 3) de jugements et de défaut de jugement, et enfin 4) des orientations diverses de la conscience polymorphe de l'être humain. Or, dans la mesure où nous saisissons la structure de cette notion protéiforme de l'être nous possédons la base et le fondement nous permettant d'établir le contenu et le contexte de toute signification. Dans la mesure où nous explorons l'expérience humaine, les insights humains, la réflexion humaine et la conscience humaine polymorphe, nous devenons capables, si l'on nous fournit les données appropriées, de cerner de façon approchante le contenu et le contexte de la signification de toute expression donnée.

Cinquièmement, comme ce que nous avons appelé point de vue universel est tout simplement un corollaire de notre analyse philosophique, on objectera que nous proposons non pas un point de vue universel, mais uniquement le point de vue de notre propre philosophie.

Pour affronter une telle objection, il convient de poser une distinction entre un point de vue universel et un langage universel. Si nous employons des substantifs et des épithètes qui comportent des connotations mélioratives ou péjoratives, telles que « réel » et « illusoire », « position » et « contreposition », « intelligence » et « stupidité », « mystère » et « mythe », nous ne présentons manifestement pas un langage universel. Quiconque sera en désaccord avec nous sur nos points de vue préférera en effet une redistribution des connotations favorables et défavorables, implicites dans nos acceptions. L'établissement d'un langage universel ne présente toutefois pas de difficulté, en principe, car il est toujours possible de remplacer un terme perçu comme choquant par un mot ou un symbole arbitraire libre de toutes les associations de l'imagination humaine et du sentiment humain.

Par ailleurs, nous poserons qu'il existe au moins une philosophie particulière qui peut fonder un point de vue universel. Car il y a une philosophie particulière qui a comme base la structure dynamique de l’activité cognitive humaine, qui distingue les divers éléments que comporte cette structure, qui est capable de construire toute position philosophique en postulant les omissions et les confusions appropriées et plausibles des éléments et qui parviendra à ses propres points de vue en corrigeant toutes ces omissions et confusions. Or une telle philosophie, bien que particulière, assurera la base et le fondement d'un point de vue universel. Car un point de vue universel est la totalité potentielle de tous les points de vue. La totalité potentielle de tous les points de vue est inscrite dans la structure dynamique de l'activité cognitive. Cette structure est la base de la philosophie particulière en question.

Enfin, nous soutiendrons que la philosophie particulière que nous proposons constitue également la philosophie particulière qui peut fonder un point de vue universel. Ce qui ne veut pas dire que nos points de vue ne peuvent pas être grandement améliorés par des exposés plus exacts au sujet de l'expérience, de l'insight et de sa formulation, de la réflexion et du jugement, ainsi que de la conscience polymorphe de l'être humain. Nous entendons simplement que de telles améliorations n'entraîneront aucun changement radical dans la philosophie proposée, car cette philosophie ne tient pas d'un exposé au sujet de l'expérience, de l'insight, du jugement et de la conscience polymorphe, mais de la configuration définissante des relations qui intègre ces quatre éléments dans une même structure dynamique. Et c'est la saisie de cette structure qui fonde le point de vue universel, puisque, quand la structure est atteinte, la totalité potentielle des points de vue est atteinte. Car des exposés plus raffinés au sujet des éléments de la structure modifieront, non pas la totalité potentielle, mais plutôt la justesse et l'intégralité de la démarche de reconstruction des contenus et des contextes particuliers de signification, à partir du point de vue universel.

3.3 Niveaux et séquences de l'expression

En plus de la notion de point de vue universel, nous devons aborder également, croyons-nous, les niveaux et les séquences de l'expression, de façon à poser les bases préliminaires nécessaires au traitement du problème de l'interprétation scientifique. La tâche immédiate qui s'impose sera de classer les modes d'expression non en fonction du langage ou du style, mais en fonction des significations. C'est seulement une fois cette classification établie que nous tenterons d’en montrer la pertinence pour une science de l'herméneutique.

Nous avons déjà distingué 1) les sources, 2) les actes et 3) les termes de la signification. Les sources de la signification se situent aux niveaux expérientiel, intellectuel et rationnel du connaître. Les actes de la signification se répartissent en deux ordres, principaux ou instrumentaux. Les actes principaux sont formels ou entiers suivant qu'ils sont constitués par des actes de définition, de supposition, de considération, ou par des actes d'assentiment ou de désapprobation. Les actes instrumentaux sont des manifestations sensibles de signification par le geste, la parole et l'écrit. Les termes de la signification, enfin, sont tout ce qui se trouve être signifié. Ils forment un univers des significations qui inclut non seulement l'univers de l'être mais également la totalité des termes des suppositions ainsi que des fausses affirmations et des négations.

Or la distinction entre les divers niveaux de l'expression est assurée par la prise en considération des sources de la signification à la fois chez le locuteur ou l'auteur, et chez l'auditeur ou le lecteur. Ainsi, la source de l'expression peut se trouver 1) simplement dans l'expérience du locuteur, par exemple dans une exclamation, 2) dans des éléments expérientiels disposés artistiquement, dans une chanson par exemple, 3) dans un agencement intelligent, vérifié par une démarche réflexive, d'éléments expérientiels tels qu'un énoncé de fait, 4) dans l'ajout d'actes de volonté, tels que des souhaits ou des commandements, à la connaissance intellectuelle et rationnelle. Par ailleurs, l'expression peut viser une réponse de l'auditeur ou du lecteur 1) simplement sur le plan expérientiel, dans une reproduction intersubjective des impressions, de l'humeur, des sentiments, des images, des associations du locuteur, ou 2) à la fois sur le plan de l'expérience et sur le plan de l'insight et de la considération, ou aux trois niveaux de l'expérience, de l'insight et du jugement, ou enfin 4) non seulement aux trois niveaux de l'activité cognitive mais également de la façon pratique qui inclut un acte de la volonté.

La réaction escomptée de l'auditeur ou du lecteur peut être obscure. Mais la spécialisation de l'expression rend les différences de plus en plus manifestes. Les spécialistes de la publicité et les ministères de la propagande cherchent à obtenir un conditionnement psychologique. Leur but n'est ni un insight adéquat, ni une réflexion détachée, ni des choix rationnels, mais simplement l'établissement de types d'accoutumance, de familiarité, d'association, d'automatisme, pour écarter les questions ultérieures. Un texte littéraire, par contre, véhicule des insights et stimule la réflexion, mais en ayant recours à un mode d'opération indirect. Les mots sont des entités sensibles. Ils sont riches d'associations avec des images, des souvenirs et des sentiments. L'écrivain habile cherchera à exploiter les ressources du langage pour capter l'attention du lecteur. S'il n’investit pas l'intelligence du lecteur, il lui suggère toutefois des insights par les images dont il fait émerger subtilement ces insights. S'il n'étale pas méthodiquement les arguments qui soutiennent ou infirment un jugement, il présente, sans presser le pas, de manière détachée, les éléments de preuve voulus, sans même peut-être suggérer une seule question.

Quant à l'auteur d'un texte scientifique, il se préoccupe directement de la compréhension du lecteur. Dans un ouvrage de propédeutique, il cherchera à provoquer chez le non-initié des insights par des illustrations et des diagrammes. À un public de niveau plus avancé, il proposera un traité. Dans un tel ouvrage, tous les termes sont définis implicitement ou explicitement. Toutes les relations de base sont postulées explicitement. Toutes les relations dérivées sont établies par déduction. C'est par une transposition de la logique comme science à la logique comme technique que s'obtient l'insight pratique F qui guide le flot verbal du scientifique. La logique dans son ensemble peut elle-même faire l'objet d'un traité. Et c’est seulement dans une préface indiquant les autres traités dont la maitrise est essentielle, que se manifestera une attention au développement intellectuel habituel du lecteur.

Le philosophe s'intéresse directement aux jugements de ses lecteurs. L’auteur d'une introduction à une science utilisera des images pour favoriser chez les lecteurs l'occurrence des insights pertinents, alors que l’auteur d'une introduction à la philosophie fera appel à des insights quelconques à l'intérieur du paysage intellectuel des lecteurs. Car si le scientifique est indifférent aux images, son seul but étant l'atteinte des insights, le philosophe, lui, est indifférent aux insights, puisqu'il se préoccupe d'amener ses lecteurs sur le plan de la réflexion critique. De plus, alors que l'auteur d'ouvrages scientifiques avancés cherche à établir de façon claire et exacte les termes, les relations et les implications qui procèdent de la compréhension et fournissent les matériaux du jugement, l’auteur de textes philosophiques avancés se préoccupe, non pas de soumettre au jugement de ses lecteurs des matériaux ordonnés, mais plutôt de révéler à ce jugement les contrôles immanents auxquels le jugement est inéluctablement assujetti. C'est pourquoi le philosophe réalise sans cesse, en se situant soit face à la totalité des questions, soit face à des problèmes particuliers, la percée qui met en lumière l'unité empiriquement, intelligemment et rationnellement consciente du sujet connaissant, l'encerclement effectué par la notion protéiforme de l'être, ainsi que l'investissement qui résulte de l'identification de l'être avec ce qui est saisi intelligemment et affirmé rationnellement.

Voilà dans ses grandes lignes la distinction qu'il faut établir entre les différents niveaux de l'expression. Cette distinction définit l'expression comme un flot d'événements sensibles qui se déploient 1) depuis les sources cognitives et volitives de signification chez le locuteur ou l'auteur 2) jusqu'à une reproduction de ces sources chez l'auditeur ou le lecteur. Cette distinction fonde une classification potentielle et non actuelle des expressions, car même si les sources originale et terminale de la signification sont conçues de manière claire et distincte, il est encore tout à fait possible d'introduire d'autres différenciations et d'autres nuances. Étant potentielle et non actuelle, la classification n'oblige aucunement l'interprète à ajuster a priori ses documents à quelque lit de Procuste, mais elle lui laisse toute liberté d'exercer les ressources et la subtilité de son esprit dans sa recherche des sources et du propos d'un auteur. Par contre, puisque les différences entre l'expérience, la compréhension, le jugement et la volonté sont définies systématiquement, la détermination du niveau de l'expression comporte des implications systématiques qui, même lorsqu'il s'agit de simples généralités, empêcheront du moins les interprètes et leurs critiques de commettre les erreurs les plus grossières. L'expression comporte une composante intersubjective qui émerge et est transmise séparément des insights et des jugements. Elle présente une composante intermédiaire de compréhension qui peut être explicite et délibérée à différents degrés. Elle a une composante supérieure de vérité ou de fausseté qui peut émerger au terme d'une série d'insights, tout comme les insights émergent au terme d'une série de représentations imaginaires. Enfin, une composante volitive peut entrer en scène, dont la pertinence constitue une quatrième variable. La reconnaissance de l'existence des niveaux d'expression entraîne l'élimination des suppositions grossières des interprètes, et surtout des suppositions grossières de leurs critiques, qui tiennent pour acquis que toute expression se situe à un même niveau, c'est-à-dire au niveau psychologique, littéraire, scientifique ou philosophique qui de fait leur est le plus familier.

S'il y a des niveaux d'expression, il y a également des séquences d'expressions. Le développement en général est un processus de passage de l'indifférencié au différencié, du générique au spécifique, de ce qui est global et maladroit à ce qui est habile et précis. La tâche de l'interprète serait énormément simplifiée si, dès l'avènement de l'expression orale et écrite chez l'être humain, avait existé et avait été reconnue la gamme entière des modes d'expression spécialisés. Mais le fait est que les spécialisations ont dû être inventées, et que l'utilisation des inventions présuppose un développement ou une éducation correspondants des auditeurs ou des lecteurs prospectifs. Certains des premiers philosophes grecs s’expriment en vers. Platon emploie une forme hautement littéraire, celle du dialogue. Aristote conçoit ses traités comme des exposés de science descriptive. Les auteurs médiévaux, dans leurs quæstiones, élaborent un mode d'exposé qui fait appel au dialogue et constitue un instrument de précision dogmatique. Spinoza et Kant confèrent à l'exposé philosophique la forme d'un traité scientifique. La dialectique hégélienne semble constituer le premier essai de traité philosophique envisageant la totalité des positions possibles. Si cet aperçu rapide de l'évolution de l'expression philosophique possède quelque vérité, l'évolution de l'expression scientifique depuis une période où elle ne présentait pas une différence marquée à l'égard de la philosophie (l'ouvrage principal de Newton s'intitule Principia mathematica philosophia naturalis) présentera une vérité complémentaire. De même, l'expression littéraire connaît des périodes de fusion de confusion avec les propos scientifiques ou philosophiques.

Notre affirmation des séquences de l'expression doit cependant être comprise dans sa généralité propre. Ce que nous voulons surtout souligner, c'est que les modes d'expression spécialisés doivent être élaborés. Si je lis aujourd'hui un récit qui commence par les mots « Il était une fois », je m'attends à ce que la suite soit un conte de fées faisant appel à l'imagination et au sentiment, et à ce que ce texte soit exempt de tout criticisme rationnel tenant de l'intelligence scientifique et de la réflexion philosophique. De même il existe d'autres corrélations entre les champs die signification et les modes d'expression, mais de telles corrélations ne doivent pas être conçues comme des composantes de systèmes statiques, illustrées par les théories chimiques ou physiques, mais plutôt comme des composantes de systèmes dynamiques, illustrées par les théories génétiques de la biologie, de la psychologie et de l'analyse cognitive.

Il s'ensuit que ce n'est pas en établissant une classification statique à valeur prétendument perpétuelle, mais en déterminant les opérateurs qui relient les classifications pertinentes pour un niveau de développement aux classifications pertinentes pour le niveau suivant, que l'on résoudra le problème de l'élaboration des types d'expression (genera litteraria). De plus, l'élément le plus important dans la théorie des types d'expression, ce sont les opérateurs. Car les grandes difficultés de l'interprétation se posent lorsque se manifeste l'impossibilité de verser le vin nouveau de I’avant-garde littéraire, scientifique et philosophique dans les urnes anciennes des modes d'expression établis. Le type d'expression, dans de tels cas, loin de constituer une bonne indication du niveau de signification, a été originellement une entrave dont la pensée de l'auteur a eu du mal à s'affranchir, et peut donc offrir un repère trompeur à l'interprète non prévenu.

3.4 Les limites du traité

Il est dangereux de ne posséder qu’un peu de science; c'est peut-être dans l’application de la logique aux tâches de l’interprétation que ce principe se vérifie le plus souvent. Il suffit de consacrer un effort très modeste et une courte période de temps aux éléments de la logique, pour se familiariser avec eux. Tant que je n'ai pas fait des progrès importants dans la maîtrise de l'analyse cognitive, je suis constamment tenté de prendre à tort les règles de la logique pour les lois de la pensée. Et comme toute lecture comporte une interprétation, j'imposerai automatiquement à des documents des significations et des implications qu'ils doivent « logiquement » posséder, mais qu'ils ne présentent pas de fait.

L'ajout, à nos considérations préliminaires, d'une note sur les limites du traité, permettra 1) de cerner ce point, 2) d'illustrer dans un cas particulier l'importance des niveaux et des séquences d'expressions, et 3) de souligner sa relativité à un auditoire, qui grève ordinairement l'expression. Le traité en fait est légitimement assujetti à l'analyse et à l'extension logiques. Il se veut une entreprise de définition implicite ou explicite de tous ses termes, d'établissement de la preuve de toutes ses conclusions, et d'acceptation de chaque conclusion découlant logiquement de ses prémisses. De plus, il se fonde de façon précise et non ambiguë sur un seul niveau d'expression, car sa fonction est d'abord de présenter clairement, exactement et intégralement le contenu et les implications d'un ensemble d'insights déterminé et cohérent. Enfin, il tend à se libérer de toute relativité à un auditoire, car l'insight pratique régissant son flot verbal est une application de la logique. Cet insight pratique dépend simplement de l'insight principal à communiquer, puisque le traité ne tient aucun compte du développement intellectuel habituel et des absences d'insight de ses lecteurs.

La première limite du traité apparaît dans l'expression de la logique elle-même. Car il semble que c'est dans le langage ordinaire que doivent être exprimées l'introduction et une première approche des définitions et des règles de base de l'auteur. Une fois que l'auteur a entrepris sa démarche en se guidant sur les définitions et les règles, cette démarche va se déployer automatiquement avec une exactitude et une rigueur parfaites Mais il lui faut d'abord pénétrer dans ce monde de la sécurité automatique sans être assuré d'une exactitude et d'une rigueur parfaites, dans une expression relative à un auditoire, expression dont l'efficacité est fonction d'une juste évaluation de l'auditoire.

La deuxième limite du traité se manifeste en mathématiques. La méthode de la formalisation logique permet de couler en un traité tout secteur des mathématiques. Or, comme l'implique le théorème de Gödel, à chaque ensemble de définitions et d'axiomes mathématiques correspond un ensemble de questions nouvelles auxquelles il est impossible de répondre à partir de ces définitions et axiomes. Aucun traité ne peut donc circonscrire à lui seul les mathématiques. Une longue série de traités n’y ferait rien non plus, puisqu'il se présenterait sans cesse des occasions nouvelles de nouvelles découvertes et de l'élaboration de nouveaux traités.

D'autres limites se profilent dans des sciences comme la physique et la chimie. Une logique de termes et de relations, d'éléments universaux et particuliers ne convient pas dans ces disciplines. Il faut poser des distinctions entre les termes spécifiant des conjugats expérientiels, des conjugats explicatifs, des événements et des choses; il faut poser des relations entre des conjugats expérientiels, entre des conjugats explicatifs, entre les choses et de telles relations, et entre les conjugats, les fréquences et les événements. De plus, cette plus grande complexité logique ne représente qu’une difficulté mineure. Car même si le système statique constitue l’intelligibilité de la physique et de la chimie, la connaissance que nous en avons est toutefois en mouvement. Il est possible d'exprimer utilement en un traité les acquis plus ou moins définitifs de ces sciences. Or quiconque s’avise de dresser l'état des lieux d'une science particulière ne saurait s'en tenir à de tels acquis, plus ou moins définitifs. Il devra également faire le point sur les solutions provisoires, les tendances, les problèmes non résolus, qui annoncent un développement à venir et qu'aucun traité ne pourrait présenter adéquatement. En conséquence, même si des séries ouvertes de traités sur la physique, la chimie et les sciences associées peuvent traduire le développement historique en chacune de ces matières, elles ne peuvent toutefois représenter adéquatement les séries des états des connaissances dans ces disciplines.

Les limites du traité s'imposent d'une façon tout à fait évidente, si nous passons des systèmes statiques de la physique et de la chimie, aux systèmes dynamiques de la biologie et de la psychologie. Aux limites déjà cernées, imposées par la logique plus complexe et par le développement de nos connaissances, s'ajoute maintenant une autre difficulté. Car le traité exprime le système. Or chaque espèce biologique et, au niveau humain, chaque psychè individuelle, est un système en mouvement. Malheureusement, un traité ne saurait être en mouvement. Les définitions et les postulats présentent la qualité éternelle des Idées de Platon. Leurs implications sont perpétuellement les mêmes. Tandis que la croissance d’un organisme ou le développement d'une psychè constituent un mouvement depuis un système générique, rudimentaire, indifférencié, jusqu'à un système spécifique, savant, différencié. De plus, la préoccupation propre du scientifique, dans le domaine de la génétique, ce ne sont pas les différentes étapes du système dynamique, mais plutôt les opérateurs qui suscitent les transformations successives assurant le passage de chaque étape à la suivante. Il est inutile de nourrir l'espoir qu'un jour, lorsque ces opérateurs seront bien connus, puisse être élaborée une logique plus complexe permettant de traiter ces opérateurs avec l'exactitude, la rigueur et la sécurité automatique que présente aujourd'hui le traité mathématique. Car ni l'organisme ni la psychè ne se développent de façon exacte, rigoureuse et sûre. Il ou elle avance à tâtons. Il ou elle s'adapte à une variété non systématique de circonstances. L'organisme est ce qu'il est, la psychè est ce qu'elle est, en raison de la non-pertinence de l'exactitude, de la rigueur et de la sécurité face aux problèmes qui appellent une solution vitale et consciente.

D'autres limites du traité vont encore apparaître si nous nous tournons vers l'être humain. Aux complexités de la méthode génétique doivent maintenant s'ajouter les complexités plus marquées de la méthode dialectique. Par souci de simplicité, nous avons élaboré notre position philosophique en faisant appel à des contrastes simples : le réel est soit l'être, soit une subdivision du « déjà, là, dehors, maintenant »; l'objectivité est soit ce que permettent d'atteindre la recherche intelligente et la réflexion critique, soit le fruit d'une perception visuelle du « là, dehors »; le connaître est soit l'assemblage des niveaux de l'expérience, de la compréhension et de la formulation, de la saisie réflexive et du jugement, soit la présence ineffable du connu au sujet connaissant. De tels contrastes se dégagent entre des positions extrêmes. Cependant, la vie des humains ne se déroule pas dans la configuration d'expérience intellectuelle, ni dans la configuration d'expérience élémentaire mais, pour une bonne part, dans une alternance et dans une fusion des configurations d'expérience esthétique, dramatique et pratique. Dans cette zone mitoyenne, l'être humain a tendance à favoriser tantôt l'orientation intellectuelle, tantôt la configuration élémentaire. La majorité des humains ne se cantonnent jamais dans un point de vue unique. Ils maintiennent une ambivalence qui se moque bien de la maïeutique socratique visant à susciter chez eux une définition claire et distincte de ce qu'ils ont en tête. Un traité sur l'être humain ne pourrait pas faire appel à des termes précis, ni même à des relations définissables. Car, comme nous l'avons vu, le sens commun consiste en un noyau d'insights de base qui n'est jamais utilisé sans l'ajout d'au moins un autre insight sur la situation en cours. Ce noyau varie en fonction de l'occupation, du groupe social, de l'endroit et du moment. De plus, un tel noyau est essentiellement incomplet. Son contenu n'est pas formé de relations entre des choses, mais plutôt d'un élément plus ou moins invariant dans des relations variables. À cet élément invariant ne correspondent pas de termes précis qui permettraient de le définir; cet élément est également invérifiable, et par conséquent ne peut être établi en fonction de sa correspondance avec des situations concrètes.

Telles sont les limites du traité, qui révèlent de façon assez convaincante l'importance de la distinction entre la logique comme science et le logique comme technique. La logique comme science peut être déduite de l'analyse cognitive. La métaphysique repose sur la prémisse majeure de l'isomorphisme des structures du connaître et de l'être proportionné; la logique repose sur la prémisse majeure du parallèle entre les conditions du connaître et les conditions des termes de la signification possible. Ainsi, les termes de la signification possible sont soumis aux principes de l'identité et de la non-contradiction, parce que le jugement est un acte intrinsèquement rationnel d'affirmation ou de négation. Les termes de la signification possible sont également assujettis au principe du milieu exclu, dans la mesure où ils sont considérés comme acceptables. Car si l’on doit employer les termes, on doit soit les affirmer, soit les nier. Il n'y a pas de troisième possibilité. Par contre, on peut communément, bien sûr, anticiper l'occurrence de nouveaux insights, une modification conséquente des termes actuels, et donc l'élimination de l'alternative présente et son remplacement par une nouvelle alternative. Bien que les principes d’identité, de non-contradiction et du milieu exclu concernent l'acte du jugement et ses termes entiers de signification, l'acte de pensée, de supposition, de définition, de considération prépare au jugement et se soumet à ses lois par anticipation. Les principes de base de la logique s’appliquent donc tout autant aux termes formels qu'aux termes entiers de la signification. De plus, une étude des divers genres d'insights assure le fondement de la théorie logique des universaux et des éléments particuliers, des conjugats expérientiels et explicatifs, des genres et des espèces descriptifs et explicatifs des choses et du syllogisme explicatif d'Aristote. Enfin, le fondement du jugement dans la saisie réflexive de l'inconditionné de fait révèle la base tout à fait différente de l'inférence valide, qui se présente sous la forme « Si A, alors B; or A, donc B », où A et B sont des propositions ou des ensembles de propositions.

Cependant, même si la logique comme science est très bien établie, elle tient son universalité et sa rigueur du simple fait qu'elle porte sur des concepts et des problèmes non spécifiés. Elle diffère donc fondamentalement de la logique comme technique appliquée, car la logique comme technique appliquée porte non pas sur des actes et des contenus indéterminés de conception et de jugement, mais plutôt sur les contenus, déterminés avec plus ou moins de justesse, de quelque branche de la connaissance humaine à un stade quelconque de son développement. Si l'on suppose que les connaissances de cette branche à ce stade sont à la fois pleinement déterminées et pleinement cohérentes, la logique comme technique peut être appliquée avec succès. Mais en fait les connaissances humaines sont habituellement en voie de développement, tout comme, en grande partie, les objets de connaissance. Tant qu'ils se développent, des objets progressent vers la détermination (determinacy) et la cohérence qui légitimeront l'application de la logique comme technique. Mais tant qu'une telle légitimité n'est pas un fait, l'utilité de la technique consiste simplement en sa capacité d'étayer une opinion passablement partagée, à savoir qu'il reste encore des progrès à accomplir.

3.5 Interprétation et méthode

Nous allons d'abord rappeler la structure de la méthode empirique classique. Cette structure opère à la façon d'une paire de ciseaux. La lame supérieure consiste en une structure heuristique. Ainsi, la nature à connaître sera exprimée par quelque fonction. Cette fonction satisfera à des équations différentielles qui peuvent être établies à partir de considérations très générales. De plus, la fonction satisfera à un canon de l'invariance et, lorsqu'il est fait entièrement abstraction des observateurs, à un canon de l'équivalence également. La lame supérieure est donc un ensemble de généralités exigeant une détermination spécifique. Cette détermination est opérée par la lame inférieure, qui consiste en l'établissement d'hypothèses, de mesures précises, de corrélations empiriques, de déductions de leurs implications, d'expériences visant à vérifier les conclusions déduites, de révisions des hypothèses, et ainsi de suite da capo.

Cette même méthode peut s'appliquer, avec les modifications appropriées, au problème de l'interprétation. Car la possibilité de quelque interprétation implique un ciseau supérieur de généralités; et les techniques existantes des érudits fournissent un ciseau inférieur permettant de déterminer les généralités de façon de plus en plus juste. De plus, l'introduction d'une telle méthode résout le problème du relativisme. Car le relativisme qui a affligé l'herméneutique n'était pas dû à la négligence, chez les érudits, du ciseau inférieur consistant dans le dispositif extraordinaire de techniques permettant de traiter les documents et les monuments du passé, mais plutôt à l'absence d'un ciseau supérieur approprié. Par conséquent, les érudits ont soit travaillé avec l'illusion que leurs recherches étaient voraussetzungslos, soit opéré en se fondant sur des supposition qui ne cadraient pas avec l'unique supposition légitime : en principe, et sous réserve des restrictions appropriées, une interprétation exacte est possible.

Quelle est donc la lame supérieure? Elle a deux composantes, qui concernent respectivement la signification et l'expression. Ces deux composantes sont concrètement universelles, car elles couvrent la totalité potentielle des significations et la totalité potentielle des modes d'expression. Pour ce qui est de la totalité des significations, la lame supérieure est l'affirmation que la notion protéiforme de l'être est différenciée par une série d'inconnus, reliés génétiquement et dialectiquement. Pour ce qui est de la totalité des modes d'expression, la lame supérieure est l'affirmation qu'il y a un processus génétique dans lequel les modes d'expression se dirigent vers leur spécialisation et leur différenciation à des niveaux nettement distinguables.

Nous avons indiqué de façon générale la signification et les fondements de ces deux affirmations dans les sections portant sur le point vue universel et sur les niveaux et séquences de l'expression. Mais les lecteurs se demanderont peut-être s'il est possible de déduire le contenu de ces sections de la supposition nécessaire susmentionnée, soit qu’en principe, et sous réserve des restrictions appropriées, une interprétation exacte est possible. Une réponse affirmative à cette question pourra s’appuyer sur l'argument que voici. Puisque les marques ordonnées spatialement dans les documents ne fournissent à l'interprétation qu’un déterminant matériel, les composantes expérientielle, intellectuelle et rationnelle de l'interprétation trouvent leur source prochaine dans l'expérience, la compréhension et le jugement de l'interprète. Donc, si une interprétation exacte est possible, il doit être possible pour les interprètes 1) de partir de leur propre expérience, de leur propre compréhension et de leur propre jugement pour établir la gamme des significations possibles des documents, et 2) de déterminer laquelle des significations possibles doit être attribuée à chacun des documents. À moins de pouvoir envisager la gamme des significations possibles, ils vont exclure a priori certaines significations possibles. Or une telle exclusion va à l'encontre de la possibilité d'une interprétation correcte. De même, s'ils ne peuvent établir le lien entre les significations possibles et les documents réels, l'interprétation devient impossible. Or la possibilité d'envisager la gamme complète des significations possibles tient au point de vue universel, et la possibilité d’établir des liens entre des significations possibles et des documents particuliers, à la séquence génétique qui extrapole, à partir des corrélations présentes, les corrélations passées entre la signification et le mode d’expression.

On conviendra volontiers, cependant, que les significations forment une séquence d'inconnues, reliées génétiquement et dialectiquement, et que les expressions accusent un développement, depuis les expressions indifférenciées jusqu'aux expressions spécialisées. Certes, les deux affirmations de base sont valables, mais où mènent-elles? La mise en pratique effective de la méthode ne peut s'inscrire dans un chapitre traitant d'un sujet plus général, mais il est non moins souhaitable d'en offrir une esquisse. Pour satisfaire à cette exigence raisonnable, nous allons d'abord envisager de façon sommaire les résultats ultimes qui peuvent être anticipés, puis nous allons affronter les contrepositions qui déforment l'interprétation et, troisièmement, nous allons nous efforcer d'indiquer les canons d'une herméneutique méthodique à partir de l'analogie des canons de la méthode empirique dans une science telle que la physique.

3.6 L'esquisse

La physique trouve dans la science des mathématiques un champ nettement défini de séquences et de relations qui lui permet d'anticiper la nature générale de toute théorie physique. La présente esquisse vise à offrir un service analogue, non pas pour la tâche de l'interprétation proprement dite, mais en prévision de l'application de la méthode devant conduire à la réalisation de la tâche.

Tout d'abord, il faut envisager les matériaux, qui consistent en la totalité des documents et des monuments. Les documents peuvent être répartis en trois classes : primaires, secondaires et tertiaires. Les communications originales sont du type primaire, les interprétations des documents primaires constituent la classe secondaire, et les études critiques des interprétations forment le groupe tertiaire. Il faut ajouter que tous les monuments et une partie des documents sont artistiques; ils fournissent des matériaux ou des occasions nous permettant d'obtenir des insights, mais ils ne visent pas à la formulation d'insights au même titre que les traités scientifiques. Enfin, nos considérations sur les limites du traité nous amènent à discerner diverses gradations de formes de documents, depuis ceux qui traduisent un propos purement artistique jusqu'à ceux qui expriment des efforts de plus en plus conscients et délibérés en vue d'assurer la communication exacte d'un point de vue particulier ou universel.

Deuxièmement, il y a des sources immanentes de signification. Elles consistent 1) en une expérience humaine qui peut être reproduite de façon approximative en tous ses niveaux, 2) qui est orientée en fonction de mélanges, pouvant être reproduits de façon approximative, des configurations d'expérience élémentaire, esthétique, dramatique, pratique, intellectuelle et mystique, 3) qui est éclairée par les unités, les distinctions et les relations saisies par les accumulations d'insights et 4) qui est actualisée par des ensembles d'actes certains et d'actes probables d'assentiment et de désapprobation.

Troisièmement, il y a les formulations pures, qui assurent, à partir des sources immanentes de la signification, l'établissement de différenciations déterminées de la notion protéiforme de l'être. De telles différenciations peuvent être soit les contenus de jugements particuliers, soit les contextes constitués par des agrégats de jugements plus ou moins cohérents. Dans un cas ou dans l'autre, ce sont des formulations pures si elles sont le fait d'un interprète qui saisit le point de vue universel et si elles visent un auditoire qui saisit de même le point de vue universel.

Quatrièmement, il y a les expressions hypothétiques. Supposons que P interprète Q. P va élaborer, à partir de ses sources immanentes de signification, une formulation hypothétique pure du contexte de Q et du contenu du message de Q. Or la formulation pure du contenu du message de Q procède d'un point de vue universel. Elle doit être transposée en un contenu équivalent qui procéderait du point de vue particulier de Q. Ce point de vue particulier est attribué dans la formulation pure du contexte de Q. Enfin, dans la mesure où la réalisation de cette transposition doit se plier aux limites des ressources du langage et des canaux de communication disponibles pour Q, cette transposition produit l'expression hypothétique.

Cinquièmement, il y a le contrôle, qui comporte trois volets. Il doit exister une correspondance unitaire entre les éléments de la totalité des expressions hypothétiques et les éléments de la totalité des documents. La totalité des formulations pures des contextes doit présenter la séquence des insights humains en développement, la tendance des positions à une survie sans modification, et la pression s'exerçant sur les contrepositions pour qu'elles admettent une modification de leur fondement ou acceptent d'être renversées. Enfin, la totalité des suppositions sur les ressources du langage et les canaux de communication disponibles doit présenter la séquence génétique des modes d'expression, depuis les modes indifférenciés jusqu'aux modes spécialisés.

Cette esquisse ne prétend pas être plus éclairante que l'affirmation selon laquelle la physique est une mathématisation des données sensibles, mais elle servira à mettre en relief l'importance de la lame supérieure de la méthode. Car cette lame supérieure fait ressortir le fait que les sources prochaines de la signification résident dans l'expérience, dans la compréhension et dans le jugement mêmes de l'interprète. Elle comporte une reconnaissance explicite des dangers d'une interprétation purement relative et un procédé systématique permettant d'éviter une telle relativité par accession au point de vue universel. Elle exige une distinction claire entre l’explication par l'interprète du contexte de Q, son explication du connu de Q, ses suppositions concernant les ressources d'expression de Q, l’explication qu'il déduit de la façon dont Q exprimerait son contenu à la lumière de son contexte, grâce à ses ressources d'expression et, enfin, l’expression même de Q. Cette lame supérieure introduit une vérification multiple : non seulement l'expression hypothétique doit cadrer avec l'expression effective, mais la totalité des suppositions concernant les ressources de l'expression doit satisfaire à la séquence génétique, et la totalité des formulations pures des contextes doit satisfaire à un déploiement génétique et dialectique de l'intelligence humaine.

3.7 Les contrepositions

L'esquisse qui précède va susciter une résistance assez énergique. Il importe donc de distinguer différentes sources d'opposition. L'introduction en physique des champs tensoriels et des fonctions propres a entraîné une scission entre les théoriciens qui comprenaient les mathématiques mais n'étaient pas très habiles dans le maniement de l'équipement de laboratoire, et les expérimentateurs experts pour qui le monde obscur des mathématiques tenait du pur mystère. De même, on peut s'attendre à ce que les auteurs sérieux de monographies hautement spécialisées soient quelque peu consternés et désorientés lorsqu'ils découvrent qu'au lieu de suivre simplement les dispositions de leur génie, de leurs aptitudes et de leurs habiletés acquises, ils doivent inscrire leur travail dans une collaboration régie par des principes communs mais abstrus, et soumettre les résultats de leurs travaux individuels aux exigences générales d’une vérification en fonction d'une saisie simultanée de la totalité des résultats. Il s'agit là pourtant d'une résistance mineure, qui ne devrait pas poser dans le domaine de l'interprétation plus de difficultés que la résistance analogue existant en physique.

Une résistance majeure se profilera, qui tiendra des contrepositions, de la conviction que le réel est une subdivision du « déjà, là, dehors, maintenant », que l'objectivité est affaire d’extraversion élémentaire, et que pour connaître la connaissance d'autrui il faut la reconstituer.

L'une de nos affirmations de base voulait que les interprétations visent à différencier la notion protéiforme de l'être par un ensemble de déterminations reliées génétiquement et dialectiquement. Or si la position exige des déterminations de l'être réalisées grâce à un ensemble de termes reliés de façon explicative, les contrepositions exigent exactement le contraire. Si le réel est le « là, dehors », et que le connaître consiste en un regard, alors l'idéal de l'interprétation doit être l'approximation la meilleure possible d'une reconstitution du film des actions du passé, de la bande sonore des paroles du passé, et même du « feelie » huxléen des émotions et des sentiments des participants du jeu dramatique du passé. Heureusement, les contrepositions entraînent leur propre renversement. À l'instar des vortex de Descartes violant la canon de la parcimonie, lequel oblige le scientifique à n'ajouter aux données rien d'autre que le contenu d'insights vérifiables, l'idéal du film et de la bande sonore est l'idéal de la fiction historique, et non celui de la science historique. Il n'existe pas de film du passé qui soit vérifiable, pas plus qu'il n'existe de bande sonore vérifiable des paroles du passé. Les éléments de preuve dont nous disposons se trouvent dans des marques ordonnées spatialement dans des documents et sur des monuments, et le travail de l'interprète ne doit pas consister à créer des éléments de preuve non existants, mais à comprendre les éléments de preuve existants. Enfin, si sa compréhension est adéquate, elle va assurer une différenciation de la notion protéiforme de l'être, et rien de plus. L'artiste et le professeur vont s'efforcer, bien sûr, de reconstituer les paysages visuels et sonores, les climats émotifs, nous permettant d'embrasser le passé. Mais une telle appréhension a une portée éducative. Elle rend possible une accession au point de vue universel. Elle nous prépare à une compréhension, à une appréciation, à une exécution de l'interprétation scientifique. Mais en elle-même elle n'a rien de scientifique.

Deuxièmement, tout comme elles entraînent une fausse conception du but de l'interprétation, les contrepositions sont source d'erreurs en qui a trait aux procédés des interprètes. Si l'objectivité est affaire d'extraversion élémentaire, alors le regard de l'interprète objectif doit pouvoir porter sur autre chose que des marques disposées spatialement sur du papier. Il faut que les significations, tout comme les marques, soient « là, dehors ». La différence entre un interprète objectif et un interprète purement subjectif tient au fait que l'interprète objectif observe simplement les significations qui se trouvent manifestement « là, dehors », tandis que l'interprète purement subjectif « lit » ses propres idées dans des énoncés possédant manifestement une signification tout à fait différente. Or le fait est qu'il n'y a rien « là, dehors » sauf des marques disposées spatialement. Si l'interprète fait appel à des dictionnaires et à des grammaires, à des études linguistiques et stylistiques, il fait appel à d'autres marques. La source prochaine de toute la composante expérientielle de la signification, chez l'interprète objectif comme chez l'interprète subjectif, réside dans leur propre expérience. La source prochaine de toute la composante intellectuelle réside dans leurs insights. La source prochaine de toute la composante réflexive réside dans leur propre réflexion critique. Si le critère de l'objectivité est le fait d'être « manifestement là, dehors », alors il n’y a aucune interprétation objective. Il y a un interprète qui fixe des marques disposées sur le papier, et la seule disposition est une disposition spatiale. Mais si le critère de l'objectivité réside dans la recherche intelligente, la réflexion critique, et la saisie de l'inconditionné de fait, alors toute la mystification au sujet du « là, dehors », et l'indignation simulée de l’interprète au sujet de la lecture de ses idées dans les énoncés qu'il trouve révèlent, de façon plutôt convaincante, la pauvreté de sa notion de l'objectivité.

Troisièmement, l'introduction d'un point de vue universel sera dénoncée, du point de vue des contrepositions, comme un appel prétentieux à une vaine théorisation. Et même si l'on accorde quelque utilité à ce procédé abstrus, on affirmera d'emblée que ce procédé a une valeur très hypothétique et des implications auxquelles on ne peut absolument pas se fier, à moins bien sûr qu'elles puissent être confirmées de manière indépendante. Ce point de vue est assurément tout à fait raisonnable si les significations se trouvent « manifestement là, dehors ». Mais si les sources prochaines de toutes les significations sont immanentes, alors ou bien ces sources rendent ou ne rendent pas possible le point de vue universel, ou bien cette possibilité est ou n'est pas exploitée. Si les sources ne rendent pas possible le point de vue universel, alors l'interprétation objective du point de vue d'autrui est impossible. Car s'il n'y a pas de point de vue universel possible, il n'y a pas de possibilité générale pour une personne de dépasser ses propres points de vue et de parvenir sans déviation aux points de vue personnels de quelqu'un d'autre. Et si la possibilité du point de vue universel existe mais n'est pas exploitée, alors l'interprétation objective est possible mais elle ne se concrétise pas. Enfin, puisque seul le point de vue universel permet d'atteindre l'objectivité scientifique, une confirmation qui soit indépendante du point de vue universel, ça n'existe pas.

Quatrièmement, on soutient généralement qu'il faut interpréter un auteur en fonction de la pensée même de celui-ci. On interprétera Platon selon la pensée de Platon, saint Thomas d'Aquin selon saint Thomas d'Aquin, Kant selon Kant. Cette assertion courante possède un triple mérite indiscutable. Tout d'abord, elle traduit une mise en pratique du principe lexicographique selon lequel les significations des mots émergent des phrases où ces mots sont employés, de sorte que le sens des mots utilisés par un auteur doit être déterminé par référence, au moins approximative, à l'usage que l'auteur lui-même en fait. Deuxièmement, elle manifeste une concrétisation du principe épistémologique selon lequel une explication forme un système fermé. Si je comprends, le contenu de ma compréhension ne peut être formulé que par un ensemble de termes et de relations qui se déterminent mutuellement. Si par conséquent je comprends Platon ou saint Thomas d'Aquin ou Kant ou un autre penseur, la formulation de ma compréhension sera quelque système fermé. Les éléments du système et les relations entre ces éléments se retrouvent dans les énoncés mêmes de l'auteur en question. Troisièmement, la règle qui veut qu'il faille donner la parole à l'auteur lui-même tend à exclure l'intrusion de la mentalité d'autrui dans la signification du propos de cet auteur. Dans la mesure où l'usage des mots chez un auteur en détermine la signification, d'autres significations sont exclues. Et dans la mesure où le système d'un auteur détermine les relations entre ses significations, d'autres systèmes sont exclus.

Néanmoins, lorsque différents interprètes proposent « Platon par la même », « Saint Thomas d'Aquin par lui-même » ou « Kant par lui-même », ils offrent de la pensée de ces auteurs des expressions qui varient énormément. Cela n'a rien de surprenant : ces auteurs sont disparus depuis très longtemps, et l'interprète ne leur donne pas vraiment la parole. La règle susmentionnée, aussi valable soit-elle, contient un élément manifeste de mystification, dont la racine tient de la contreposition. Un avatar platonicien, une répétition des dialogues peuvent permettre de résoudre certaines problèmes au niveau des textes, mais ils n'apporteront absolument rien de nouveau à la compréhension de Platon. Les sources prochaines de toute interprétation se trouvent, immanentes, chez l'interprète, et il n'y a rien à gagner à voiler ce fait ou à obscurcir la question. Au contraire, une herméneutique méthodique exige une reconnaissance ouverte, par l’interprète, de ses sources d'interprétation immanentes, de la formulation, partir d'un point de vue universel, de son hypothèse au sujet du contexte et du contenu de la signification véhiculée par un autre esprit, du processus d'établissement de son expression hypothétique à partir de cette formulation pure, et de l'introduction de contrôles multiples permettant de vérifier les interprétations, non seulement de façon individuelle, par rapport aux documents, mais aussi comme éléments d'une totalité, où retrouvent des suppositions communes ou interreliées.

Cinquièmement, non seulement les contrepositions entraînent de fausses conceptions du but poursuivi dans l'interprétation et des moyens permettant aux interprètes d'atteindre ce but, mais elles amènent les interprètes à gauchir systématiquement le propos des auteurs à interpréter. L'identification du réel avec l'être permet la reconnaissance de la réalité des divers mélanges de configurations d'expérience humaine, et la saisie de la façon dont ces mélanges suscitent la confusion et l'erreur au sujet des notions de réalité, d'objectivité et de connaissance. Une telle saisie permet d'atteindre la notion protéiforme de l'être : comme l'être est ce qui est saisi intelligemment et affirmé rationnellement, ainsi ce que chacun pense être saisi intelligemment et affirmé rationnellement coïncidera avec ce qu'il pense être l'être. Et comme l'énoncé humain, distinct du charabia, procède de l'intelligence et de la rationalité, une saisie de la notion protéiforme de l'être donne accès à l'univers des significations possibles.

Mais de toute évidence, les contrepositions empêchent l'identification du réel avec l'être, de l'être avec ce qui est saisi intelligemment et affirmé rationnellement, et de la notion protéiforme de l'être avec les objets de la saisie intelligente et de l'affirmation rationnelle. En conséquence, les contrepositions entravent la voie menant au point de vue universel et à l'interprétation non gauchie d'un auteur, auxquels elles opposent les points de vue différents de ceux de l'interprète.

Ainsi, si l'on convient, avec les positivistes logiques, que la signification renvoie à des données sensibles ou à des signes qui renvoient à des données sensibles, on doit en conclure que le propos de la majorité des philosophes est dénué de sens. L'histoire de la philosophie sera donc un catalogage et une comparaison de différents types de non-sens. Et on pourra déterminer en un tournemain la part et le type de non-sens que traduit le propos de tel ou tel philosophe.

Quiconque adopte le parti existentialiste doit forcément souscrire au programme de R. Bultmann visant à cerner les éléments existentiels à l'intérieur du Nouveau Testament, et à poser que tout le reste relève du mythe.

Quiconque prend position au sujet de l'ambivalence du sens commun moyen qui accuse un mélange des configurations d'expérience esthétique, dramatique et pratique, avec des incursions occasionnelles dans les configurations d'expérience biologique et intellectuelle, obtient une base d'opérations lui permettant de pénétrer dans la mentalité d'une autre époque et d'en interpréter les documents par le seul recours à quelque reconstitution en lui-même de son mélange ambivalent des configurations d'expérience esthétique, dramatique et pratique, avec des incursions occasionnelles dans les configurations d'expérience biologique et intellectuelle. Ainsi se posent les problèmes de la détermination, non pas des différenciations de la notion protéiforme de l'être, mais des reconstitutions imaginaires et émotives des religions de la nature, des mystères grecs, de l'eschatologie et de l'apocalyptique, du judaïsme traditionnel et hellénisant, de l'Urgemeinde chrétienne et du paulinisme. Ainsi les nombreuses solutions apportées à ces problèmes donnent-elles lieu à des problèmes d’un tout nouvel ordre. Car, au sein de la notion protéiforme de l’être, la transition d'une différenciation à une autre est le processus tout à fait déterminé et déterminable de la modification des configurations d'expérience, des accumulations d'insights et des ensembles de jugements. Mais la transition d'une reconstitution imaginaire et émotive à une autre est condamnée, par sa nature même, à être tout simplement une métamorphose. Les perceptions et les sentiments se modifient, d'un pôle à l'autre de la transition. Aucun percept ne peut être imaginé, aucun revirement de sentiments ne peut être reproduit, qui puisse relier deux pôles de façon vérifiable.

Enfin, si l'on convient avec Scot que les mots correspondent à des concepts et que les concepts sont le contenu d'actes spirituels fictifs de perception visuelle des aspects formellement distincts des choses, alors les variations des significations des mots doivent s'accompagner de variations correspondantes des concepts, et les variations des concepts doivent s’accompagner de variations correspondantes des choses. En conséquence, les problèmes fondamentaux de l'interprétation ne peuvent tout simplement pas exister. Il suffit de définir clairement et exactement un nombre assez élevé de mots pour obtenir la signification exacte des mots de tout le monde. L'uniformité de nature garantit l'uniformité des concepts. L'uniformité des concepts garantit l'uniformité des significations verbales. Tout ce qu'il faut, c'est une bonne dose de controverse, et puis tous les esprits honnêtes tiendront ensuite des opinions exactement semblables.

3.8 Quelques canons pour une herméneutique méthodique

Une interprétation est l'expression de la signification d'une autre expression. Une interprétation peut être littéraire ou scientifique. L'interprétation littéraire offre les images et les associations à partir desquelles le lecteur peut parvenir aux insights, et former les jugements qui, selon l'interprète, correspondent au contenu de l'expression originale. Une interprétation scientifique cherche à formuler les insights et les jugements pertinents, et à le faire d'une façon conforme à la collaboration scientifique et au contrôle scientifique.

Une herméneutique méthodique se limite nécessairement à des interprétations scientifiques, si bien que les canons à proposer n'intéresseront pas les interprètes qui expriment en une forme littéraire les résultats de leurs recherches. Par contre, ceux-ci ne peuvent s'opposer à juste titre à de tels canons sous prétexte qu'ils ne sont pas compatibles avec les procédés littéraires, avec les attentes du lecteur moyen, avec les exigences commerciales du monde de l'édition, ainsi de suite.

Il faut reconnaître une autre limite à la portée des canons. Notre problème était la relativité des interprétations. La solution que nous avons proposée consistait à faire appel à la lame supérieure, c'est-à-dire à une méthode empirique. C'est pourquoi les canons ne viseront qu'à résumer les conclusions déjà établies. Il est manifestement impossible d'exposer une méthode complète dans une section consacrée à un tout autre sujet. Nous ne chercherons donc pas à préciser les techniques nombreuses et complexes de la lame inférieure, c'est-à-dire d'une herméneutique méthodique.

Premièrement, il y a un canon de la pertinence, qui exige que l'interprète parte du point de vue universel, et que son interprétation véhicule quelque différenciation de la notion protéiforme de l'être. Le fait de partir d'un point de vue universel élimine non seulement la relativité de l’interprète à l'égard de son auditoire à venir, mais également la relativité de l'interprète et de l'auditoire à la fois, à l'égard des lieux et des moments, des écoles et des sectes. Le fait de situer la signification de l'interprétation dans la notion protéiforme de l'être assure 1) un champ commun pour toutes les interprétations possibles, 2) la possibilité d'un énoncé exact des différences entre des interprétations opposées, et 3) un espoir raisonnable que soient éliminées ces différences par d'autres appels aux données disponibles.

Deuxièmement, il y a un canon de l'explication. La différenciation de la notion protéiforme de l'être, qu'établit l'interprète, doit être explicative, et non descriptive. Elle doit viser à établir les relations réciproques des contenus et des contextes de la totalité des documents et des interprétations, et non la relation entre ces contenus et contextes et nous. Tant que l'interprétation en reste à un niveau descriptif, il se peut qu'elle soit exacte, mais elle ne saurait éviter la relativité d'une variété d'interprétations à l'égard d'une variété d'auditoires. Cette relativité exclut cependant la possibilité d'une collaboration scientifique, d'un contrôle scientifique, et d'une progression scientifique vers l'établissement de résultats communément acceptés.

La différenciation explicative de la notion protéiforme de l'être comporte trois éléments. Tout d'abord, la séquence génétique dans laquelle l'être humain accumule graduellement les insights. Deuxièmement, l’alternative dialectique qu'offre la formulation des insights accumulés, entre, d'une part, des positions invitant à une poursuite du développement et, d'autre part, des contrepositions qui modifient leur fondement pour éviter le renversement qu'elles exigent. Troisièmement, les progrès de la culture et de l'éducation rendent possible la différenciation et la spécialisation des modes d'expression. Et comme ce développement conditionne non seulement la communication exacte des insights mais également la saisie, par le découvreur, de sa propre découverte, comme une telle saisie et sa communication exacte sont intimement liées à la progression des positions et au renversement des contrepositions, les trois éléments de la différenciation explicative de la notion protéiforme de l'être se fondent en une même explication.

Pour éviter toute confusion et toute méprise, il convient d'attirer l'attention sur la possibilité d'une interprétation explicative d'une signification non explicative. La source de la signification exprimée par l'auteur original peut consister en des insights sur les choses prises par rapport à lui. Selon toute probabilité, cet auteur n'aura pas une notion claire de ce que signifie l'insight, et il ne prêtera pas attention distinctement à l'occurrence de ses propres insights. Pourtant, il faut reconnaître ex hypothesi qu'il a eu ces insights, et que ceux-ci ont constitué la source de la signification qu'il exprime. De plus, les insights de cet auteur ont été ou n'ont pas été différents des insights d'autres auteurs, qu'ils soient antérieurs, contemporains ou postérieurs. Si les insights de cet auteur ont été différents de ceux des autres, il y a eu certaines relations génétiques et dialectiques entre ces insights et les ensembles d'insights des autres auteurs. C'est de ces relations génétiques et dialectiques que l'interprétation tient son caractère explicatif. C'est en faisant appel à ces relations génétiques et dialectiques que l'interprétation explicative conçoit, définit, saisit les insights d'un auteur donné. Une telle interprétation ne comporte donc aucunement l'attribution d'une connaissance explicative à un esprit qui ne possédait qu'une connaissance descriptive. Cette interprétation cherche à cerner, le plus exactement possible, la connaissance descriptive des auteurs P, Q, R, ..., et elle vise ce but, non pas en proposant un inventaire invérifiable des insights qu’ont eus respectivement P, Q, R, ..., mais en établissant les différences vérifiables entre P, Q, R, ... Comme elle cerne les termes en faisant appel aux différences, et vu que les différences peuvent être expliquées de manières génétique et dialectique, l'interprétation d'une signification non explicative est elle-même explicative.

Troisièmement, il y a un canon des approximations successives. Un interprète particulier ou même une génération particulière d'interprètes ne peut interpréter scientifiquement la totalité des documents. Une telle entreprise ne peut être réalisée que par une division et une cumulation du travail. Par conséquent, le besoin fondamental est un besoin de principes critiques fiables permettant une sélection de ce qui est satisfaisant et une correction de ce qui est insatisfaisant, dans toutes les contributions. À partir de tels principes, il est possible d'entrevoir déjà le terme des travaux à accomplir, aussi énormes soient-ils. Alors qu'en l'absence de tels principes, les équipes d'interprètes seront menacées de tourner en rond, quelle que soit la somme de travail consacrée à leurs projets.

Un premier principe critique provient de l'exigence d'un point de vue universel. Cette exigence possède le caractère dynamique requis. Car même si l'un des participants ne présente pas les résultats de ses travaux au point de vue de la notion protéiforme de l'être, un critique peut, à partir de cette notion, établir le point de vue particulier de ce participant, indiquer comment ce particularisme ne viciera pas les travaux de ce participant et souligner à d'autres participants qui oeuvrent dans le même domaine les points où les travaux en question peuvent exiger une révision.

Un deuxième principe critique découle des conditions d'extrapolation de la signification. Les sources prochaines de la signification sont immanentes à l'interprète, qui doit, à partir de ces sources, cerner la signification exprimée par un auteur. La première condition de cette extrapolation est une connaissance de soi adéquate. L'interprète a-t-il suffisamment conscience des divers éléments de l'expérience humaine, des différentes façons dont les insights s'accumulent, de la nature de la réflexion et du jugement, des diverses configurations de l'expérience humaine et des variétés conséquentes des points de vue philosophiques et des orientations préphilosophiques? L'extrapolation présente également une deuxième condition : la signification à cerner sera celle d'un être humain à un stade différent de développement humain. Comme cette signification sera une signification portée par un être humain, il faudra reconnaître une orientation générale du vécu, une mesure de réflexion critique, un insight, un flot d'expérience. Et comme cette signification se situe à un stade différent du développement humain, on pourra s'attendre à ce que le clair et le distinct se fondent dans l'obscur et l'indifférencié. Comme tous les stades du développement sont liés de façon génétique et dialectique, il devrait être possible de retracer, au moyen des documents intermédiaires, la série des développements et des renversements qui établissent un rapprochement entre le passé et le point de vue universel.

Un troisième principe de critique découle de la séquence génétique des modes d'expression et du fossé récurrent entre la signification et l’expression. L'expression est en effet un acte instrumental de signification. Elle résulte des actes principaux de la conception et du jugement. Les actes principaux, eux, découlent des sources immanentes de la signification. Une fois que l'on a commencé de puiser aux sources, il suffit d’une dose normale d'ingéniosité pour élaborer des modes d'expression appropriés. Par conséquent, une fois qu'un stade particulier de développement de la signification s'est propagé et s'est établi dans un milieu culturel, il en résultera un mode d'expression approprié, témoignant de son existence. Il en résultera aussi que les nouvelles significations ne pourront être exprimées que par une transformation des anciens modes d'expression; plus la nouveauté sera grande, moins l'auditoire sera préparé, moins le mode d'expression antérieur sera malléable, et plus grand sera le fossé entre la signification et l'expression, plus longue la période d'expérimentation où les idées nouvelles forgeront les outils de leur propre extériorisation.

Un quatrième principe de critique doit être tiré du but. Il s'agit de la vérité, dont le critère est l'inconditionné de fait. Comme les sources prochaines de l'interprétation sont immanentes à l'interprète, chaque interprétation n'est tout d'abord qu'une simple hypothèse. Et comme elle n'est tout d'abord qu'une simple hypothèse, l'interprétation ne peut devenir probable que si elle s'approche de l'inconditionné de fait, et elle ne peut devenir certaine que si elle atteint l'inconditionné de fait. La question n'est donc pas de savoir combien de personnes estiment une interprétation évidente, ni de quelle autorité, de quel renom elle jouit, mais simplement quels sont les éléments de preuve à son sujet. Les éléments forçant la conviction doivent être autre chose qu’un lustre, une fascination. Les éléments de preuve supposent un rapport de cohérence entre l'hypothèse et le point de vue universel, entre l'hypothèse et les relations génétiques et dialectiques des stades de signification successifs, entre l'hypothèse et les séquences génétiques des modes d'expression et les fossés qui séparent sans cesse la signification et l'expression. Ces éléments de preuve consistent en l'accomplissement, rendu possible grâce aux données des documents et des monuments, de cette vaste cohérence créée par des emboîtements multiples.

Quatrièmement, il y a un canon de la parcimonie, qui présente deux aspects. Sur le plan négatif, ce canon exclut toute considération de ce qui est invérifiable. Le film des actions du passé et la bande sonore des paroles du passé peuvent être imaginés, mais non vérifiés. Ils tiennent de la fiction, et non de la science. Sur le plan positif, le canon de la parcimonie fait appel aux ressources de la réflexion critique. Comme il n'établit pas de distinction entre l'inconditionné formel et l'inconditionné de fait, le relativiste exige une explication complète de tout avant de pouvoir porter un jugement sur quoi que ce soit. Par ailleurs, précisément parce qui faut distinguer l'inconditionné formel et l'inconditionné de fait, il est à la fois possible et salutaire d'éclairer de certitudes intermédiaires le long chemin menant à l'explication complète. S'il n'est pas possible de disposer des éléments de preuve suffisants pour une interprétation plus détaillée, peut-être pourra-t-on étayer des affirmations moins ambitieuses. S'il n'est pas de fondements permettant d'asseoir une conclusion positive peut-être sera-t-il possible de poser un certain nombre de conclusions négatives, pour baliser une recherche fructueuse ultérieure. De plus, dans la mesure où le point de vue universel est atteint, les surprises radicales sont exclues. Dans la mesure où l'extrapolation vise des significations passées, et non des significations futures, les insights pertinents ne seront pas le fait des découvertes de génie, mais plutôt d'une analyse assidue et intelligente. Dans la mesure où pourra être comblé le fossé ayant déjà existé entre la signification originale et les ressources disponibles de l’expression, il est possible d’établir, à partir des expressions ultérieures plus adéquates, l'origine des idées dans les évolutions laborieuses initiales des usages linguistiques.

Cinquièmement, il y a un canon des résidus. Tout comme le domaine de la physique, les domaines de la signification, de l'expression reliée à la signification, de l'expression fondée sur les constellations dynamiques de la psychè d'un auteur, ainsi que des documents dans leur origine, leur production et leur survie, accusent une composante non systématique. À l'instar du physicien, l'interprète doit traiter le non-systématique en combinant des insights à rebours et des insights directs. Enfin, tout comme les fréquences réelles des événements physiques doivent être connues uniquement par l'observation et le comptage, ainsi l'interprète doit reconnaître un résidu formé de simples questions de fait.

Sur le plan de la signification, il importe de ne pas confondre le génétique et le dialectique. Un auteur intelligent a de nouveaux insights au fil de la rédaction de son œuvre. Parfois, les nouveaux insights auront une portée tellement fondamentale que l'auteur sera forcé de détruire l’œuvre entreprise et de tout reprendre. Ainsi, des paragraphes, des sections, des chapitres, des séries de chapitres, des ouvrages en entier sont-ils réécrits dans certains cas. Or l'endurance humaine a ses limites, et parfois l'auteur se refuse de refondre son texte; parfois aussi il ne remarque pas que son point de vue a changé, ou bien il le remarque mais apporte à son texte des corrections inadéquates. Le lecteur intelligent a également de nouveaux insights au fil de sa lecture, et l'auteur peut avoir anticipé une telle progression. Ainsi, le présent ouvrage a été rédigé selon un point de vue progressif : les sections et les chapitres précédents ne supposent pas ce qui ne peut être traité que plus tard, tandis que les sections et les chapitres à venir présupposent ce qui a été présenté aux étapes antérieures successives du propos de l'ouvrage, dont la portée va croissant.

Un tel procédé est illégitime du point de vue que reflète une calculatrice électronique, et qui coïncide avec le point de vue de la logique comme technique. Le système doit être un système statique. Il faut proscrire le système en mouvement. Le dynamisme de la vie et le dynamisme de l'intelligence sont des faits sans doute, mais ces faits ne sauraient être reconnus. S'il est indiscutable qu’un auteur a produit une œuvre en se fondant sur une accumulation progressive d'insights, il doit être taxé d'incohérence, et non tenu pour un esprit intelligent. Si par contre l'identité de l'auteur n'est pas incontestable, alors il faut, en faisant appel à la logique comme technique, supprimer les incohérences relevées, et reconnaître l'œuvre de plusieurs personnes derrière le profil de cet auteur. Nous ne serons certes pas d'accord avec de telles conclusions. Comme nous l'avons posé dans la section consacrée aux limites du traité, la logique comme technique a une pertinence extrêmement limitée. Ce que l’interprète doit saisir, c'est la signification exprimée par un être humain, et dans la mesure où les êtres humains sont intelligents, nous pouvons nous attendre, jusqu'à preuve du contraire, à ce qu'ils écrivent à la lumière d'une accumulation croissante d'insights, et à ce qu'ils s'adressent à des lecteurs intelligents.

La signification humaine, en plus de tenir sa source d'un système en mouvement, est sujette aux pressions et aux déformations des contrepositions et, à la limite, de la conscience mythique. C'est ici que l'interprète doit affronter le dialectique, l'intrusion du non-systématique dans le système en mouvement, et la tendance ambivalente de la contreposition et du mythique, soit à susciter leur propre renversement, soit à tenter de se préserver en modifiant sans cesse leurs fondements. Mais nous nous sommes déjà suffisamment penché sur ce problème lorsque nous avons insisté sur le point de vue universel et avons défini le travail d'interprétation comme une différenciation de la notion protéiforme de l'être.

Des problèmes semblables se posent si nous passons de la signification à l'expression de la signification. Il y a une absence génétique de système statique dans l'expression, lorsque des idées nouvelles doivent être extériorisées par une transformation graduelle des modes d'expression antérieurs. Ainsi, la tension entre la signification et l'expression culminera au début du mouvement : les images et les mots qui portaient jusque-là un sens établi apparaissent dans d'étranges collocations; ils cherchent, sans y parvenir, à véhiculer une masse de signification qui les écrase; ils deviennent surannés, de façon tout à fait soudaine, et font place à de nouveaux efforts, qui à leur tour peuvent céder la place à une troisième génération, pour ainsi dire, de mots et d'images; enfin, si ce mouvement se poursuit, le langage continue de se transformer jusqu'à ce que soit établi un vocabulaire technique sur une base explicative. L'ambivalence de l'allégorie présente un profil bien distinct de ce processus génétique : l'intelligible est communiqué par l'intermédiaire du sensible; le connu inconnu de l'intellect est manifesté par l'intermédiaire d'images et de sentiments associés à l'opérateur sur le plan sensible. Mais, de par sa nature, ce processus entrave la réflexion critique. Par conséquent, même si le contenu fondamental de l'allégorie peut tenir du mystère, il intégrera très facilement des aspects mythiques. Ainsi, le contraste entre la lumière et les ténèbres, dans la pensée iranienne, correspond au contraste que nous faisons ressortir entre le désir de connaître détaché et désintéressé et l'interférence des autres désirs; mais alors que l'allégorie iranienne se prolonge en une personnification d'un dualisme cosmique, en un panthéon, et en une théorie extrinsèque de l'histoire, le contraste correspondant, chez nous, a mené à un conflit immanent à la trame de la vie personnelle, se prolongeant dans une dialectique de la vie sociales et culturelle. Aussi pouvons-nous dire que la pensée iranienne part du mystère pour aboutir au mythe.

L'expression est non seulement un instrument des actes principaux de signification qui résident dans la conception et le jugement, mais aussi un prolongement du flot psychique, depuis les percepts, les souvenirs, les images et les sentiments, jusqu'à l'acquisition de la contenance, aux mouvements des mains et à l'énonciation des mots. Tout enfants nous avons appris à parler; au collège, nous sommes passés par les classes de lettres; mais ni l'un ni l'autre de ces apprentissages ne nous a permis de saisir d'où proviennent nos mots, au juste, ni pourquoi ils sont ce qu'ils sont. En somme, notre maîtrise du langage parlé et écrit relève fondamentalement de l'automatisme, et nos contrôles conscients interviennent simplement pour assurer des fonctions d'ordonnancement, de sélection, de révision ou de rejet. En conséquence, l'expression porte la marque non seulement de la signification qui en assure le contrôle, mais aussi du flot psychique sous-jacent, et cette étude laborieuse révélera dans la partie automatique de la composition la récurrence de configurations caractéristiques auxquelles leur auteur n'a vraisemblablement jamais prêté attention.

Un tel fait a son importance, mais pour bien saisir une telle importance il faut y distinguer des aspects systématique, génétique et fortuit. Le fait a une composante systématique dans la mesure où l'expression découle automatiquement des structures dynamiques de la psychè. Il présente un volet génétique dans la mesure où les structures dynamiques de la psychè satisfont non pas à un système statique, mais plutôt à un système en mouvement. Enfin, il manifeste un élément fortuit dans la mesure où l’automatisme sensible peut être interrompu à tout moment par l'intervention des actes de signification principaux, et, pour des raisons qu'il est impossible de reconstituer et encore moins de vérifier, peut donner lieu à un usage différent ou à un tour de phrase inattendu. À titre d'illustration, il suffit de prendre l'étude bien connue de Lutoslawski sur Platon10 et de remarquer que la composante systématique fonde la possibilité de la recherche, que la composante génétique fonde la chronologie relative des dialogues, qui est établie dans cette étude, et que la composante fortuite exige que le raisonnement soit fondé sur des fréquences réelles relatives, et non sur des critères rigides.

Enfin, il y a des résidus non systématiques sur le plan des documents eux-mêmes. Une multitude d'accidents non vérifiables peuvent intervenir dans les décisions qui ont entraîné la production de ces documents, dans les circonstances qui ont entouré leur composition, dans l'arbitraire qui préside à leur survie. Une bonne part de ce qui est obscur, ambigu, inexpliqué, serait éclairé, si le temps n'accomplissait pas son œuvre destructrice, si les modes de compilation et de composition du passé nous étaient plus familiers, si nous disposions d'informations plus complètes sur les auteurs et les origines. Une bonne part de ce qui nous est inconnu peut encore être découvert. Il ne sera peut-être pas inutile cependant de rappeler qu'une différence profonde existe entre l'hypothèse générale et l'hypothèse particulière. Car l'hypothèse générale comporte des implications et des présupposés généraux et peut donc être vérifiée de diverses façons. L'hypothèse particulière, par contre, est une construction ad hoc. Elle peut être vraie, mais elle peut aussi être purement fictive. Et malheureusement les éléments de preuve permettant de déterminer lequel des deux éléments de l'alternative est correct ne sont pas disponibles. À cause du canon de la parcimonie, qui restreint au vérifiable les énoncés scientifiques, les interprètes doivent parfois, en raison des lacunes qu’accusent leurs éléments de preuve, préférer une franche confession d'ignorance à des conjectures plausibles dont la portée dépasse les confins de la science.

3.9 Conclusion

De même que nous avons réalisé notre étude de l'insight à partir d'une analyse des procédés des mathématiques et des sciences naturelles, ainsi le propos du présent chapitre consistait à dégager, à partir des théories conséquentes de l'objectivité et de la signification, la possibilité d'une structure heuristique générale pour une herméneutique méthodique. La portée pratique d'une telle structure peut difficilement se manifester tant que la structure n'est pas complétée par tout l'appareil des techniques concrètes familières à l'historien, mais il bien clair que le présent exposé de l'insight dans les insights d'autrui est particulièrement pertinent, à une époque où des différences théoriques de nature philosophique constituent si fréquemment la principale cause de divergence non seulement dans les conclusions établies, mais également dans les méthodes employées par des chercheurs par ailleurs compétents. Le lecteur sera peut-être plus intéressé à de telles applications possibles de la méthode proposée, mais il ne sera pas inutile d'attirer l'attention une fois de plus sur le fait que notre première intention est quelque peu différente. Nous avons défini la métaphysique comme la structure heuristique intégrale de l'être proportionné. L'existence d'une structure heuristique pour l'interprétation fait donc relever de la métaphysique l'interprétation non seulement d'énoncés moins généraux mais aussi de toute philosophie et de toute métaphysique possibles. Certes, la philosophie hégélienne présente un point de vue semblable. Mais entre le point de vue hégélien et le nôtre il faut établir une différence importante : la position idéaliste, qui fait fond sur ce qu'elle considère comme la nécessité dialectique, doit prétendre être complètement indépendante des questions de fait non systématiques, alors que le réalisme que nous défendons nous permet non seulement de respecter mais même d'intégrer toute conclusion valide de la science humaine empirique.


1 [Ernst CASSIRER, La philosophie des formes symboliques, 3 t., Paris, les éditions de Minuit, 1972.]

2 [Rudolph OTTO, Le sacré, trad. André Jundt, Payot, Paris, 1949.]

3 La conscience mythique peut présenter des aspects infantiles et démoniaques. Pour rendre compte de ces aspects il faut prêter attention à l'existence d'une composante inverse de l'opérateur psychique. Autrement dit, le développement n'est pas seulement un cheminement vers l'inconnu connu, mais également une fuite de l'anxiété et, dans des cas plus accentués, une fuite de sentiments d'étrangeté inquiétante, d'horreur, d'aversion, de terreur. À ce propos je ne peux que renvoyer le lecteur à l'édition posthume des conférences de H.S. SULLIVAN, publiées sous le titre The Interpersonal Theory of Psychiatry. J'ajouterais que l'ouvrage de H.S. Sullivan me semble présenter un intérêt remarquable du point de vue méthodologique. Son application du canon de la parcimonie est récompensée non seulement par la clarté libératrice de son propos mais même par l'établissement d'un ensemble fondamental de concepts génétiques. Sullivan se penche, en résumé, sur des gammes de schèmes de récurrence intersubjectifs (des dynamismes répondant à des besoins), sur leur intégrateur (le système du moi) et leur opérateur (l'évitement de l'anxiété). À partir de ces éléments il est en mesure de construire autant de développements heureux ou malheureux qu'il le veut en faisant appel à une extrapolation plutôt convaincante appliquée à l'expérience infantile, en passant par l'expérience des enfants espiègles, des copains et des bandes, du premier et du dernier stades de l'adolescence, expérience qui mène soit à l'atteinte de la maturité psychique, soit à l'éruption des troubles de fonctionnement névrotiques, soit à l'invasion de la conscience par les horreurs du « pas moi » schizophréne.

4 Paul Tillich, « Mythus, begrifflich und religionpsychologisch », dans Die Religion in Geschichte und Gegenwart: Handwörterbuch für Theologie une Religionswissenschaft, 2e edition, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1930 4, p. 367.

5 Une formulation exacte de la question des significations initiales exigerait un traitement beaucoup plus complexe. Voir Susanne K. LANGER, Feeling and Form, p. 236-257.

6 [HORACE, Epistola, 1, 10, 24.]

7 L'ouvrage de Mircea ELIADE Images et symboles (Paris, Gallimard, 1952) et son grand Traité d'histoire des religions (Paris, Payot, 1948 et 1953) présentent d'intéressants rapports de consonance avec notre propos.

8 [Caius Julius Victor, Ars Rhetorica I : Rem tene; verba sequentur.]

9 [ARISTOTE, Métaphysique, I, 2, 982a 10-19.]

10 [Wincenty LUTOSLAWSKI, The Origin and Growth of Plato's Logic, Londres, Longmans, Green, and Co., 1897.]

 

 

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