Les oeuvres de Bernard Lonergan
L'insight: ch. 13 - La notion de l'objectivité

 

DEUXIÈME PARTIE

L'insight en tant que connaissance

 

13

La notion de l'objectivité

Le connaître humain est cyclique et cumulatif. Cyclique, puisque le processus cognitif mène de l'expérience à la recherche, puis à la réflexion et au jugement, avant de revenir immanquablement à l'expérience et de reprendre sa montée vers un nouveau jugement. Cumulatif, non seulement par la conservation des expériences en mémoire et le groupement des insights dans la compréhension, mais aussi par la fusion des jugements dans le contexte qu'est la connaissance ou la mentalité.

À cette complexité de notre connaître correspond une complexité de notre notion de l'objectivité. Notre notion de l'objectivité est contenue principalement dans un contexte configuré de jugements, lequel sert à définir implicitement les termes « objet » et « sujet ». Mais, outre cette notion principale et complète, il y a des aspects ou des éléments partiels qui émergent du processus cognitif. Ainsi y a-t-il un aspect expérientiel de l'objectivité, propre aux sens et à la conscience empirique. Il y a un aspect normatif, contenu dans le contraste entre, d'une part, le désir de connaître détaché et désintéressé et, d'autre part, les désirs et les craintes purement subjectifs. Il y a enfin un aspect absolu que comportent les jugements particuliers considérés en eux-mêmes, dans la mesure où chaque jugement repose sur une saisie de l'inconditionné et est porté sans réserve.

1. La notion principale

La notion de l'objectivité est principalement contenue dans un contexte configuré de jugements. En effet, je peux définir comme objet tout élément A, B, C, D, ... où, par ailleurs, A, B, C, D, ... sont définis par la justesse de l'ensemble de jugements suivant :

A existe; B existe; C existe; D existe; ...

A n'est ni B ni C ni D ni ...

B n'est ni C ni D ni ...

C n'est ni D ni ...

Et je peux définir comme sujet tout objet, par exemple A, où à la vérité A s'affirme comme connaissant au sens expliqué dans le chapitre sur l'affirmation de soi.

Nous cernons les caractères essentiels de cette notion de l'objectivité si nous ajoutons aux jugements déjà abordés — je suis un sujet connaissant, ceci est une machine à écrire — cet autre jugement : je ne suis pas cette machine à écrire. Nous pouvons ajouter un nombre indéfini d'autres objets en portant d'autres jugements positifs et négatifs appropriés. Enfin, dans la mesure où je peux saisir intelligemment et affirmer rationnellement l'existence d'autres sujets connaissants que moi, je peux ajouter à la liste les objets qui sont aussi des sujets.

Nous devons maintenant souligner les propriétés de la notion principale de l'objectivité. Premièrement, comme nous l'avons déjà noté, la notion réside dans un contexte de jugements; elle n'émerge pas sans une pluralité de jugements qui satisfassent à une configuration définie. Deuxièmement, un corollaire immédiat s'ensuit : la notion principale de l'objectivité, ainsi que nous l'avons définie, n'est contenue dans aucun jugement particulier, encore moins dans un facteur expérientiel ou normatif intervenant dans le processus cognitif avant le jugement. Troisièmement, la validité de la notion principale de l'objectivité est identique à la validité de l'ensemble des jugements qui la contiennent. Si les jugements sont corrects, il est correct de dire qu'il y a des objets et des sujets au sens défini, car le sens défini est simplement la correction de la configuration appropriée de jugements.

Quatrièmement, en ce qui a trait à certains aspects plus globaux de la notion principale, les jugements à l'intérieur de la configuration appropriée sont posés et sont communément considérés comme corrects. Il s'ensuit que les gens connaissent en général les objets et les sujets et s'étonneront que l'on soulève quelque doute en la matière. Par ailleurs, cela ne veut pas dire que les gens seront pour la plupart en mesure d’exposer de façon éclairée leur connaissance des objets et des sujets. Un exposé éclairé fait appel en effet à l'art quelque peu abstrus de la définition implicite; les gens sont portés à conclure tout de suite qu'une affaire aussi évidente que l'existence d'objets et de sujets doit reposer sur quelque chose d'aussi obvie et manifeste que l'aspect expérientiel de l'objectivité. Ils diront donc, d'une part, que la machine à écrire est un objet parce qu’ils la voient ou la touchent; ils admettront, d'autre part, qu'ils ne considéreraient pas la machine à écrire comme un objet, s'il était avéré qu'il n’existe aucune machine à écrire ou que la chose appelée machine à écrire était identique à toute autre chose.

Cinquièmement, la notion principale de l'objectivité est étroitement liée à la notion de l'être. L'être est ce qui doit être connu par la totalité des jugements corrects. L'objectivité, en son sens principal, est ce qui doit être connu par tout ensemble de jugements satisfaisant à une configuration déterminée. En deux mots, il y a objectivité s'il y a des êtres distincts, dont certains se connaissent eux-mêmes et en connaissent d'autres comme autres. De plus, la notion de l'être explique pourquoi seule une configuration de jugements permet d'atteindre l'objectivité en son sens principal. Car la notion de l'être ne devient déterminée que dans la mesure où des jugements sont portés; avant de porter un jugement, on peut penser à l'être mais sans le connaître; et tout jugement n'est qu'un petit apport dans le processus menant à la connaissance de l'être. En outre, l'être est divisé de l'intérieur; à part l'être il n'y a rien; il ne peut donc pas y avoir un sujet qui se tient en dehors de l'être et le regarde; le sujet doit être avant de pouvoir regarder; et une fois qu'il est, le sujet ne se trouve pas à l'extérieur de l'être: il est soit tout l'être, soit une partie de l'être. S'il est tout l'être, il est alors l'unique objet. S'il n'est qu'une partie de l'être, il doit alors commencer par connaître une multiplicité de parties (A existe; B existe; A n'est pas B) et ajouter qu'une partie connaît les autres parties (« Je » suis A).

Sixièmement, la notion principale de l'objectivité résout le problème de la transcendance. Comment le sujet connaissant se dépasse-t-il pour accéder à un connu? La question est trompeuse, pensons-nous. Elle suppose que le sujet connaissant se connaît lui-même et elle revient à se demander comment il peut connaître autre chose. Notre réponse comporte deux éléments. D'une part, nous soutenons que, même si le sujet connaissant peut se percevoir sur le plan de l'expérience ou penser à lui-même sans porter de jugement, il ne se connaît pourtant pas lui-même tant qu'il ne pose pas l'affirmation correcte « Je suis » et, dès lors, il se connaît lui-même comme être et comme objet. D'autre part, nous soutenons que d'autres jugements sont également possibles et rationnels, de sorte que l'expérience, la recherche et la réflexion produisent la connaissance d'autres objets à la fois comme êtres et comme étant autres que le sujet connaissant. Pour nous la transcendance n'est pas le fait du dépassement d'un sujet connaissant connu, mais l'orientation vers l'être, au sein duquel il y a des différences positives et notamment celle existant entre l'objet et le sujet. Puisque de tels jugements se produisent, il y a de fait objectivité et transcendance; quant à savoir si ces jugements sont corrects ou non, voilà qui est une autre question, à laquelle on ne saurait répondre que dans le cadre de l'analyse du jugement.

2. L'objectivité absolue

Nous avons abordé la notion principale de l'objectivité. Il nous faut également cerner les aspects partiels de l'objectivité expérientielle, de l'objectivité normative et de l'objectivité absolue. Il sera plus commode d'examiner d'abord ce dernier élément.

Le fondement de l'objectivité absolue est l'inconditionné de fait qui est saisi par la compréhension réflexive et établi dans le jugement. L'inconditionné formel, sans condition aucune, se situe à l'extérieur du champ où s'enchevêtrent les termes conditionnants et les termes conditionnés; il est intrinsèquement absolu. L'inconditionné de fait se situe à l'intérieur de ce champ; il est soumis à des conditions; il figure parmi les conditions d'autres cas du conditionné; mais ses conditions sont remplies : il est absolu de facto.

Puisque le contenu du jugement est un absolu, il est soustrait à la relativité quant au sujet qui le prononce, à l'endroit où il est prononcé, au moment où il est prononcé. Le franchissement du Rubicon par César constitue un événement contingent, qui se produit à un endroit et à un moment particuliers. Une affirmation vraie de cet événement présente toutefois une validité éternelle, immuable, définitive. Car s'il est vrai que César a franchi le Rubicon, personne, nulle part, jamais, ne pourra vraiment le nier.

Donc, c'est en vertu de cette objectivité absolue que notre connaître acquiert ce qu'on a appelé sa dimension publique. Pour la même raison qu'il est soustrait de la relativité quant à sa source, l'inconditionné est également accessible non seulement au sujet connaissant qui l'énonce, mais aussi à tout autre sujet connaissant.

Et c'est l'objectivité absolue de l'inconditionné qui est formulée dans les principes logiques de l'identité et de la contradiction. Le principe de l'identité consiste dans la validité immuable et définitive du vrai. Le principe de contradiction consiste dans l'exclusivisme de cette validité. Le vrai est, et son contraire n'est pas.

De plus, l'objectivité absolue est de l'ordre des jugements particuliers en tant que particuliers. Comme nous l'avons posé, la notion principale de l'objectivité est constituée uniquement par une constellation appropriée de jugements. Or chaque jugement d'une telle constellation est un absolu, et, qui plus est, c'est un absolu en vertu de sa propre affirmation de l'inconditionné. La validité de la notion principale est une validité dérivée, qui repose sur l'ensemble des absolus qu'elle implique. Mais le fondement de l'aspect absolu de l'objectivité se trouve dans le jugement particulier auquel il appartient. Il est tout à fait compatible avec l’affirmation selon laquelle il y a un seul être et il n'y a pas d'objet en dehors du sujet qui affirme. En conséquence, l'aspect absolu de l'objectivité n’implique aucune relation sujet-objet; elle constitue l'entrée de notre connaître dans le domaine de l'être, mais elle ne suffit pas en elle-même à affirmer, à distinguer les êtres, à les mettre en relation. Cette insuffisance ne découle toutefois pas de quelque défaut de l'objectivité absolue, elle ne tient pas au fait que les êtres affirmés, leur distinction et leur mise en relation ne constituent pas tous des inconditionnés; elle traduit plutôt la nécessité d'un certain nombre de jugements pour affirmer, pour distinguer et pour mettre en relation.

Il importe de ne pas confondre l'objectivité absolue d'un jugement correct et l'invariance propre à l'expression des jugements universels. S’ils sont corrects, le jugement universel et le jugement particulier présentent tous deux une objectivité absolue. Le premier est toutefois exprimé de façon invariante parce que l'expression est indépendante des variations des référentiels spatio-temporels, alors que le second est exprimé de façon relative parce que son expression ne jouit pas d'une telle indépendance Toutefois, la variation de l'expression présuppose et révèle l'objectivité absolue de ce qui est exprimé. Puisque « Je suis ici maintenant » possède une objectivité absolue, il y a une vérité identique que l'on ne peut répéter qu'en employant des mots différents : « Il était là à ce moment-là ».

De même, l'objectivité absolue n'a pas les implications d'un espace absolu ou d'un temps absolu. S'il est vrai que l'espace est, alors l'absolu c'est la vérité, et non l'espace. Quant à savoir si l'espace est absolu ou relatif, c'est là une autre question. S'il est vrai que l'espace consiste en un ensemble infini d'endroits immuables et vides, alors l'espace est absolu. S'il est vrai que l'espace n'est pas un tel ensemble, alors l'espace est relatif. Lequel des éléments de l'alternative est correct? Nous pouvons dire, du moins, que cette question ne peut être résolue par l'évocation du fait qu’un jugement vrai établit un inconditionné.

De plus, comme le soutenait Zénon, affirmer l'existence de telle ou telle chose n'implique pas qu'elle se situe dans l'espace. S'il en était ainsi, on pourrait s'interroger sur l'existence ou la non-existence de l'espace (dans lequel se trouve la chose). Si l'espace n'est pas, il est « rien », et affirmer l'existence d'une chose se trouvant dans « rien » est un non-sens. Si toutefois l'espace est, alors, puisque « être » c'est « être dans l'espace », la question se présente de nouveau; si « X est » signifie « X est dans l'espace », cela veut dire, semble-t-il, que « l'espace est » signifie « l'espace est dans l'espace ». Le second espace ne peut être identique au premier, sinon il ne pourrait pas le contenir. Et s'il est distinct, alors il ne peut être qu'en étant à l'intérieur d'un autre espace, et ainsi de suite, indéfiniment.

Le même raisonnement vaut pour l'être dans le temps. Si « être » signifie « être à un moment particulier », alors ou bien le temps existe, ou bien il n'existe pas. Si le temps n'existe pas, « être à un moment particulier » revient simplement à « être ». Si le temps existe, il doit être à quelque moment particulier, ce moment particulier doit aussi se trouver à quelque moment particulier, et ainsi de suite, indéfiniment.

Les interprétations de l'être ou de l'objectivité absolue faisant appel à l'espace et au temps représentent de simples intrusions de l'imagination. L'objectivité absolue est simplement une propriété de l'inconditionné; et l'inconditionné, comme tel, ne dit rien à propos du temps ou de l'espace. Si votre imagination vous oblige à avoir recours à la préposition « dans », vous pouvez dire que chaque jugement s'inscrit dans un contexte d'autres jugements, et que chaque inconditionné se situe dans un univers de l'être. Dans ce cas, « l'espace est » en étant dans l'univers de l'être, et « le temps est » en étant dans l'univers de l'être; « en étant dans l'univers de l'être » signifie alors « en étant inconditionné comme et avec d'autres cas de l'inconditionné ».

3. L'objectivité normative

Le deuxième aspect partiel de l'objectivité est l'aspect normatif. Ici, l'objectivité s'oppose à la subjectivité des désirs pris pour la réalité, des jugements téméraires ou excessivement prudents, à l'interférence de la joie ou de la tristesse, de l'espoir ou de la crainte, de l'amitié ou de l'inimitié, dans le déroulement approprié du processus cognitif.

L'objectivité normative se fonde sur le déploiement du désir de connaître détaché, désintéressé, sans restriction. Par son absence de restriction, ce désir s'oppose à l'obscurantisme qui dissimule la vérité ou bloque l'accès à la totalité ou à une partie de la vérité. Par son détachement, il s'oppose aux inhibitions du processus cognitif suscitées par d'autres désirs et besoins. Et par son désintéressement, il s'oppose au renforcement bien intentionné mais désastreux, apporté au processus cognitif par les autres désirs, qui en altèrent l'orientation pour la confiner dans leurs perspectives étroites.

Ce qui constitue l'objectivité normative, c'est l'exigence immanente du pur désir, dans la poursuite de son objectif sans restriction. Une orientation dynamique définit son objectif. Elle définit tout autant les moyens permettant d'atteindre cet objectif. Non seulement le pur désir tend vers l’univers de l'être, mais il tend vers cet univers en étant désir de comprendre et de saisir comme inconditionné ce qui aura été compris. Donc, être objectif, au sens normatif du terme, c'est donner libre cours au pur désir, à ses questions relevant de la compréhension et à ses questions relevant de la réflexion. C'est également établir une distinction entre les questions relevant de la compréhension qui admettent des solutions à court terme, et d’autres questions du même type qui ne peuvent être résolues pour le moment. C'est aussi établir une distinction entre des questions valables et es questions insignifiantes, incohérentes ou illégitimes. Le pur désir, en effet, ne désire pas purement et simplement; il désire intelligemment et rationnellement. Parce qu'il est intelligent, il est désir de comprendre; parce qu'il est désir de rationalité, il est désir de saisie de l'inconditionné.

Toutes les logiques et toutes les méthodes tiennent leur validité des exigences normatives du pur désir. Une logique ou une méthode n'est pas le fruit d'un simple concert de louanges dithyrambiques de la Philosophie médiévale ou de la Science moderne, doublé d'un craintif mépris à l’égard de toute autre pensée. Logique et méthode sont intelligentes et rationnelles; elles ne se fondent pas sur la croyance ou la propagande, pas plus d’ailleurs que sur l'utilité de la bombe atomique ou du bas de nylon. Elles se fondent sur l'exigence interne du pur désir de connaître. Elles doivent être acceptées dans la mesure où elles réussissent à formuler cette exigence dynamique, tout comme elles doivent être révisées dans la mesure où elles ne la traduisent pas.

Ce lien de dépendance a déjà été noté de diverses façons. Ainsi, les principes logiques de l'identité et de la contradiction résultent de l'inconditionné et de la contrainte qu'exerce l'inconditionné sur notre rationalité. Le principe du milieu exclu présente une validité fondamentale, mais non immédiate. Il présente une validité fondamentale parce que, si un jugement se produit, il doit consister soit en une affirmation soit en une négation. Il ne présente pas une validité immédiate car, à l'égard de chaque proposition, la conscience rationnelle se trouve devant trois options : l'affirmation, la négation ou enfin la recherche d'une meilleure compréhension et par conséquent d'une formulation plus adéquate du problème. Et nous avons expliqué les procédés de la méthode empirique, dans ses phases classique et statistique, en faisant appel au mouvement du pur désir vers la compréhension, vers une compréhension qui s'étend non seulement aux choses prises dans les rapports que nos sens tissent entre elles et nous, mais également aux choses prises dans leurs relations fonctionnelles réciproques, vers une compréhension présupposant que les données peuvent être systématisées dans la phase classique et qu'à d'autres égards elles sont non systématiques et nécessitent une phase statistique. Enfin, les préceptes touchant le jugement peuvent être tirés de l'exigence générale de l'inconditionné et des circonstances spéciales de différents genres de jugements, qui peuvent être primitifs ou dérivés, théoriques ou concrets, descriptifs ou explicatifs, certains ou probables.

4. L'objectivité expérientielle

Le troisième aspect partiel de l'objectivité est l'aspect expérientiel. Il s'agit du donné en tant que donné. C'est le champ des matériaux sur lesquels porte notre recherche, où l'on trouve l'accomplissement des conditions du conditionné, auquel revient constamment le processus cognitif pour susciter la série de recherches et de réflexions qui produisent la variété contextuelle de jugements.

De plus, le donné ne peut être mis en question ni en doute. Ce qu'on établit en répondant à des questions peut être détruit par d'autres questions. Le donné est toutefois constitué indépendamment du questionnement. Il reste le même, quel que soit le résultat du questionnement. Il ne peut être mis en question en ce sens qu'il se situe en dehors des niveaux cognitifs constitués par le questionnement et la réponse. De même, le donné ne peut être mis en doute. Ce qui peut être mis en doute, c'est la réponse à une question relevant de la réflexion : le oui ou le non. Le donné n'est cependant pas une réponse à une telle question. Il est antérieur au questionnement et indépendant de toute réponse.

En outre, le donné est résiduel et, en lui-même, diffus. Nous pouvons choisir des éléments à l'intérieur du donné et les indiquer de façon claire et précise. La sélection et l'indication sont toutefois l'œuvre de l’insight et de la formulation, et le donné est le résidu, ce qui reste une fois soustraits de ce qui est indiqué 1) l'acte instrumental de signification qui sert à indiquer, 2) les concepts exprimés par cet acte instrumental et 3) les insights sur lesquels les concepts reposent. Par conséquent, puisque le donné n'est que le résidu, puisqu'il ne peut être choisi et indiqué que par des activités intellectuelles, il est, en lui-même, diffus; il y a des différences dans le champ du donné, mais, dans la mesure où elles se situent l'intérieur du champ, elles ne sont pas attribuées.

De plus, le champ du donné est également valide en toutes ses parties, mais ses différentes parties sont différemment significatives.

Il est également valide en toutes ses parties en ce sens qu'il n'y a pas de criblage avant la recherche. Le criblage est le fruit de la recherche. Il se produit une fois la recherche amorcée.

Ses différentes parties sont différemment significatives en ce sens que telles et telles parties sont significatives pour telles et telles sphères de connaissance. Le physicien doit écarter ce qui est le simple fruit de son imagination ou de ses rêves, ce qu'il tire simplement de son équation personnelle. Le psychologue doit expliquer l'imagination, le rêve et les équations personnelles. Une fois amorcée la recherche, la première étape est le criblage par lequel on choisit le champ pertinent du donné.

Nous employons le terme « donné » en un sens extrêmement large. Il s'étend des prestations véridiques des sens externes aux images, aux rêves, aux illusions, aux hallucinations, aux équations personnelles, aux déviations subjectives, ainsi de suite. Il conviendrait sans doute de recourir à une acception plus restreinte de ce terme si nous situions notre propos au point de vue limité de la science naturelle. Or, nous travaillons à l’élaboration d'une théorie générale de l'objectivité, ce qui nous mène à connaître comme donné non seulement les matériaux sur lesquels porte la recherche de la science naturelle, mais également les matériaux sur lesquels portent les recherches du psychologue, du méthodologue ou de l’historien de la culture.

Notre acception du terme « donné » se fonde sur une raison plus profonde. Notre propos au sujet du donné est établi de façon extrinsèque. Il ne comporte aucune description du courant de la conscience sensible. Il ne comporte aucune théorie au sujet de ce courant. Il n'aborde ni la contribution du sujet empiriquement conscient ni la contribution des autres agents « extérieurs ». Il note simplement que la réflexion et le jugement présupposent la compréhension, que la recherche et la compréhension présupposent des matériaux pour la recherche et pour la compréhension. Ces matériaux présupposés ne pourront être mis en question ni en doute, car ils ne sont pas constitués par l'action de répondre à des questions. Ils seront résiduels et diffus, car ils représentent ce qui reste, une fois les fruits de la recherche et de la réflexion soustraits des contenus cognitifs.

Ces matériaux pour la recherche et la réflexion, qui ne peuvent être mis en question ni en doute, qui sont résiduels et diffus, doivent être considérés comme également valables en toutes leurs parties. Si aucune partie de ces matériaux n'était valable, il ne pourrait y avoir ni recherche ni réflexion, et par conséquent il ne pourrait y avoir affirmation rationnelle de leur non-valeur. Si certains étaient valables et d'autres pas, il faudrait un principe de sélection affirmé rationnellement. La saisie et l'affirmation rationnelle d'un tel principe exige au préalable l'amorce de la recherche. Il ne peut y avoir de discrimination intelligente ni de rejet rationnel antérieurement à la recherche.

Nous devons souligner une raison encore plus profonde justifiant notre acception du terme « donné ». Pourquoi faut-il définir le donné de façon extrinsèque? Parce que toute objectivité repose sur le désir de connaître sans restriction, détaché et désintéressé. C'est ce désir qui établit les canons de l'objectivité normative. C'est ce désir qui assure l'objectivité absolue, implicite dans le jugement. C'est ce désir qui entraîne la constellation des jugements qui définissent implicitement la notion principale d'objets distincts dans l'univers de l'être, dont certains connaissent d'autres objets. L'objectivité expérientielle doit reposer sur le même fondement; la définition du donné ne fait donc pas appel au processus sensible, mais au pur désir qui trouve dans le courant de la conscience empirique les matériaux pour son déploiement.

5. Les caractéristiques de la notion

Nous avons exposé la notion principale de l'objectivité et ses trois aspects partiels, soit les aspects expérientiel, normatif et absolu. Toutefois, la subjectivité existe également, et les lecteurs seront peut-être portés à trouver dans la présente section une confirmation nette d'un soupçon qu'ils nourrissaient depuis un certain temps : nous n'aurions pas mis le doigt sur ce qui est réellement objectif, nous confondrions avec l'objectif ce qui en fait, partiellement ou entièrement, est subjectif. Pour affronter ce problème, il nous faudra entreprendre une recherche plus poussée, et assez complexe. Auparavant, nous allons nous pencher sur les caractéristiques plus générales de la notion de l'objectivité qui viennent d'être esquissées.

Tout d'abord, notre notion de l'objectivité, malgré sa complexité, peut être la notion de l'objectivité que le sens commun présuppose et utilise. La notion principale est implicite dans une configuration appropriée de jugements; elle surgit automatiquement lorsque les jugements que l'on porte s'inscrivent dans une telle configuration. L'aspect absolu est implicite dans le jugement car, comme nous l'avons exposé longuement, le jugement affirme l'inconditionné que saisit la compréhension réflexive. L'aspect normatif n'est pas un ensemble quelconque de règles à inventer; il découle de la recherche intelligente et de la rationalité réflexive qui constituent le déploiement du pur désir de connaître. L'aspect expérientiel enfin, s'il semble faire violence aux attentes du sens commun, correspond tout à fait à la pratique scientifique, qui se pose comme un prolongement et un raffinement du sens commun.

Deuxièmement, la notion de l'objectivité que nous avons esquissée est une notion minimale. Se pose la question de la définition de l'objectivité. Si nous répondons que l'objectivité consiste à être intelligent et rationnel, alors il faut respecter le pur désir et ses exigences normatives. De plus, il doit y avoir des matériaux sur lesquels portent la recherche de l'intelligence et la réflexion de la rationalité. Et s'il y a une réponse définitive, nous parviendrons à l'inconditionné et par conséquent à l'absolu. Enfin, si la question et la réponse présentent quelque fondement, il y aura d’autres jugements qui, s'ils s'inscrivent dans une configuration appropriée, donneront lieu à la notion principale.

Troisièmement, notre notion de l'objectivité se passe de questions. Tout comme notre notion de l'être ne tranche pas entre l'empirisme et le rationalisme, entre le positivisme et l'idéalisme, entre l'existentialisme et le réalisme, mais appuie cette décision sur le contenu des jugements corrects, ainsi notre notion de l'objectivité est également ouverte. Si les jugements se produisent dans la configuration appropriée, notre notion implique une pluralité de sujets connaissants et d'objets connus. Si en fait il n’y a qu'un seul jugement vrai, par exemple l'affirmation de l'Idée absolue hégélienne, cela n'entraîne aucune modification formelle de notre notion de l'objectivité. S'il n'y a jamais de jugements vrais qui sont portés, il faut adopter la position relativiste qui ne reconnaît que l'objectivité expérientielle et normative. Seule la supposition que la recherche et la réflexion, l'intelligence et la rationalité n'ont rien à voir avec l'objectivité peut rendre notre notion non valable. Mais dans ce cas il n'y a pas lieu de s’interroger sur ce qu'est l'objectivité.

 

 

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