Les oeuvres de Bernard Lonergan
L'insight: ch. 12 - La notion de l'être

 

DEUXIÈME PARTIE

L'insight en tant que connaissance

 

12

La notion de l'être

Nous avons tracé les grandes lignes du processus cognitif. Il nous faut encore clarifier certaines notions fondamentales qui imprègnent tout ce processus. La première de ces notions est la notion de l'être. Elle constitue un sujet peu commode à traiter. La meilleure façon de l'aborder est peut-être de partir d'une définition.

1. Une définition

Posons donc que l'être est l'objectif du pur désir de connaître.

Nous entendons par désir de connaître l'orientation dynamique qui se manifeste dans les questions relevant de la compréhension et dans les questions relevant de la réflexion. Il ne s'agit pas de l'énonciation verbale des questions. Il ne s'agit pas de la formulation conceptuelle des questions. Il ne s'agit pas d'un insight ou d'une pensée. Il ne s'agit pas d'une saisie réflexive ou d'un jugement. Il s'agit du besoin originel et enveloppant qui fait passer le processus cognitif des sens et de l'imagination à la compréhension, de la compréhension au jugement, et du jugement au contexte complet des jugements corrects que l'on appelle connaissance. Le désir de connaître est donc tout simplement l'esprit chercheur et critique de l'être humain. Ce désir pousse l'être humain à chercher à comprendre et, par le fait même, l'empêche de se satisfaire du simple flot de l’expérience interne et externe. Il exige une compréhension adéquate et entraîne donc l'être humain dans le processus autocorrectif de l'apprentissage où des questions nouvelles donnent lieu à des insights complémentaires. Le fait qu'il amène l'être humain à réfléchir, à rechercher l'inconditionné, à n'accorder un assentiment sans réserve qu'à l'inconditionné, l’empêche aussi de se satisfaire du oui-dire et de la légende, des hypothèses non vérifiées et des théories non éprouvées. Enfin, en soulevant encore de nouvelles questions relevant de la compréhension ou de la réflexion, il exclut l'inertie complaisante; car des questions qui ne trouvent pas de réponse interdisent toute attitude complaisante, et la recherche de réponses interdit l'inertie.

Ce désir est qualifié de pur, puisqu'il diffère radicalement des autres désirs. Ce n'est pas l'analogie trompeuse des autres désirs qui permet de le connaître, mais plutôt le libre exercice de la conscience intelligente et rationnelle. Ce désir est de fait impalpable et néanmoins puissant. Il tire l'être humain de la routine bien établie : perception et conation, instinct et habitude, agir et plaisir. Il le tient sous la fascination des problèmes à résoudre. Il l'engage dans la quête des solutions. Il l'amène à garder ses distances par rapport à ce qui n'est pas établi. Il le force à donner son assentiment à l'égard de l'inconditionné. Il représente la perspicacité placide du sens commun, le désintéressement de la science, le détachement de la philosophie. Il revêt la forme de la concentration dans la recherche, de la joie de la découverte, de l'assurance du jugement, de la modestie face aux limites de la connaissance acquise. Il est sérénité inaltérable, patiente détermination, disposition imperturbable à enchainer des questions avec à-propos, dans la genèse de la vérité.

Ce pur désir a un objectif. Il est désir de connaître. En tant que désir, il est désir de satisfaction des actes de connaître, désir de satisfaction de la compréhension, désir de compréhension exhaustive, désir de compréhension juste. En tant que pur désir, toutefois, en tant que désir posé, désintéressé, détaché, il n'est pas désir des actes cognitifs et de la satisfaction qu'ils apportent au sujet qui pose ces actes, mais plutôt désir des contenus cognitifs, désir de ce qu'il y a à connaître. Une compréhension incorrecte peut apporter autant de satisfaction qu'une compréhension correcte, si le sujet ne sait pas qu'il s'est trompé. Pourtant, le pur désir dédaigne la satisfaction de la compréhension incorrecte et il valorise la satisfaction de la compréhension correcte. Il la valorise parce qu'elle ne ressemble pas à l'autre. Il la valorise non pas à cause de la satisfaction qu'elle procure, mais à cause de la justesse de son contenu.

L'objectif du pur désir de connaître est le contenu de la connaissance plutôt que l'acte de connaître. Pourtant, le désir n'est pas en soi un connaître et n'a donc pas la même portée que le connaître. Initialement, chez chacun, le pur désir est une orientation dynamique vers un inconnu total. À mesure que se développe la connaissance, l'objectif devient de moins en moins inconnu, de plus en plus connu. À tout moment l'objectif embrasse à la fois tout ce qui est connu et tout ce qu'il reste à connaître, car il représente le but du dynamisme immanent du processus cognitif, dynamisme qui sous-tend l'acquis tout en visant à le dépasser par un enchaînement incessant de questions.

Quel est cet objectif? Est-il limité ou illimité? Est-il un ou multiple? Est-il matériel ou idéal? Est-il phénoménal ou réel? S'agit-il d'un contenu immanent ou d'un objet transcendant? S'agit-il d'un domaine de l'expérience, ou de la pensée, ou des essences, ou des existants? Les réponses à ces questions comme à toute autre question ne peuvent provenir que d'une seule source. Leur émergence exige le déploiement du pur désir. Non que le pur désir suffise à leur émergence. Mais cette émergence est fonction de la mise en branle et du soutien du processus cognitif par le pur désir. Ainsi, s'il est vrai que A existe, que A est un, et qu'il n'y a rien à part A, alors l'objectif du pur désir est un. Par contre, s'il est vrai que A existe, que B existe, que A n'est pas B, alors l'objectif est multiple. Vous direz : laquelle des deux propositions est vraie? Le fait même que vous posiez cette question découle du pur désir. Mais ce désir ne suffit pas pour l'obtention d'une réponse; les réponses exigent la recherche et la réflexion.

Selon notre définition, l'être est l'objectif du pur désir de connaître. L'être est donc 1) tout ce qui est connu et 2) tout ce qu'il reste à connaître. Et comme un apport intégral de connaissance ne se produit que dans le jugement, l'être est ce qui doit être connu par la totalité des jugements vrais. Quelle est cette totalité? demandera-t-on. C'est l'ensemble complet des réponses à l'ensemble complet des questions. Ce que sont les réponses reste à voir. Ce que sont les questions, nous le saurons lorsqu'elles émergeront. Il est possible que des questions insignifiantes, ou incohérentes, ou illégitimes soient posées, mais la façon de les définir constitue une autre question. L'affirmation dont nous disposons est qu'il existe un pur désir de connaître, un esprit chercheur et critique, qui pose question sur question, et qui s'oriente vers un objectif que nous avons pelé l'être.

Notre définition de l’être appartient donc au second ordre. D'autres définitions déterminent ce qui est signifié. Cette définition-ci, par contre, est plus éloignée car elle établit non ce qui est signifié par l'être, mais comment une telle signification doit être déterminée. Elle pose que si vous connaissez, vous connaissez l'être. Elle pose que si vous souhaitez connaitre, vous souhaitez connaître l'être. Elle n'établit toutefois pas si vous connaissez de fait, ni ce que vous connaissez, ni si votre souhait sera comblé, ni ce que vous allez connaître quand ce souhait sera comblé.

Notre définition appartient au second ordre, mais elle n'est pas simplement indéterminée. Car ni le désir de connaître ni le connaître lui-même ne sont indéterminés. Puisque le connaître est déterminé, nous pourrions dire que l'être est ce qui doit être connu par des jugements vrais. Puisque le désir de connaître dépasse constamment la connaissance effective, nous pourrions dire que l'être est ce qui doit être connu par la totalité des jugements vrais. L'être a donc au moins une caractéristique : il englobe tout. À part l'être il n'y a rien. Et l'être est entièrement concret et entièrement universel. Il est entièrement concret : au-delà de l'être d’une chose, il n'y a rien de cette chose. Il est entièrement universel : en dehors du domaine de l'être, il n'y a tout simplement rien.

2. Une notion sans restriction

Nous pouvons nous interroger sur l'affirmation selon laquelle l'être englobe tout. Cette interrogation, nous pouvons la formuler de diverse façons. Or, quelle que soit cette formulation, quelle que soit sa possibilité, une telle interrogation manifeste simplement que l'être englobe tout. Car l'interrogation est recherche. Elle est le désir de connaître. Tout qu'elle peut découvrir ou inventer est par le fait même inclus dans le notion de l'être. Par conséquent, toute tentative d'affirmation que l'être n'englobe pas tout doit être autodestructrice, car, à l'origine de tout ce qui peut être affirmé, à l'origine de tout ce qui peut être conçu, se trouve le pur désir de connaître; et ce pur désir, qui sous-tend tout jugement et toute formulation, qui sous-tend tout questionnement et tout désir de questionnement, définit son objectif qui englobe tout.

Il n'est peut-être pas inutile, toutefois, d'illustrer ce principe de façon concrète. On dira qu'il y a beaucoup de choses que nous ne connaissons pas. Notre ignorance est grande, bien sûr, mais cela nous le savons lorsque nous posons des questions auxquelles nous ne répondons pas. Et l'être est défini non seulement par les réponses que nous donnons mais aussi par les questions que nous posons. On dira également qu'il a beaucoup de choses qu'il serait futile de vouloir apprendre. Certes, le domaine de la recherche fertile à court terme est restreint, mais cela nous le savons lorsque nous distinguons les questions auxquelles nous pouvons espérer répondre bientôt et celles que nous ne sommes pas encore en mesure d'affronter. Et l'être est défini non seulement par les questions auxquelles nous pouvons espérer répondre, mais aussi par les questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre dans l'immédiat.

Troisièmement, beaucoup diront qu'ils n'ont aucun désir de tout connaître au sujet de tout ce qui existe. Mais comment savent-ils qu'ils ne connaissent pas déjà tout au sujet de tout ce qui existe? Parce qu'il leur est possible de poser tant de questions. Pourquoi ne veulent-ils pas vraiment tout connaître au sujet de tout ce qui existe? Parce que l'obtention de quelques réponses exige tant d'énergie que la perspective de répondre à toutes les questions possibles a de quoi les décourager tout à fait.

Certains attaqueront du flanc opposé. Le problème, soutiendront-ils, c'est que la définition de l'être est trop globale. Les questions posées peuvent être insignifiantes, illusoires, incohérentes, illégitimes. Si vous tentez de répondre à de telles questions, cela ne vous permettra pas de connaître quoi que ce soit. Bien sûr, il y a les questions erronées qui ne mènent nulle part. Or une question erronée est une question formulée. L'être a été défini comme l'objectif, non pas des questions formulées, mais du pur désir de connaître. Tout comme ce désir précède toute réponse et ne constitue pas en soi une réponse, de même il précède toute question formulée et ne constitue pas en soi une formulation. De plus, tout comme le pur désir est la base intelligente et rationnelle nous permettant de discerner les réponses correctes et les réponses incorrectes, de même il constitue la base intelligente et rationnelle nous permettant de discerner les questions valables et les questions erronées. Bref, le pur désir de connaître, dont l'objectif est l'être, est la source non seulement des réponses mais aussi de leurs critères, et non seulement des questions mais aussi des principes de tamisage des questions. Car c'est à la recherche intelligente et à la réflexion rationnelle que nous devons tant les questions justes que les réponses justes.

Des doutes plus fondamentaux peuvent surgir. Vous pouvez, si cela vous convient, définir l'être comme ce qui doit être connu par la totalité les jugements vrais. Mais est-ce bien cela, l'être? L'être ne pourrait-il pas être quelque chose de tout à fait différent? Les questions surgissent. Elles peuvent être valables ou erronées. Si elles sont erronées, il faut les ignorer. Si elles sont valables, alors nos doutes sont sans fondement. Car il se trouve que l'être, qui pourrait être quelque chose de tout à fait différent, est exactement ce dont nous parlons. Se demander s'il se pourrait que l’être soit, c'est poser une question, et l’être, objet de notre propos, est tout ce sur quoi porte notre question.

Se pourrait-il qu'il existe un inconnaissable? Si la question n'est pas valable, il faut l'ignorer. Si elle est valable, nous pouvons y répondre par « oui » ou par « non ». Si nous répondons par l'affirmative, notre réponse sera incohérente, car ce que nous connaîtrons, c'est l'existence de l'inconnaissable; par contre, avec une réponse négative, tout reste connaissable et à l’intérieur du champ de l'être.

D'autres doutes peuvent émerger. Plutôt que de les affronter un à un, il vaut mieux revenir à notre théorème initial. Tout doute que le pur désir soit sans restriction prouve simplement que le pur désir est sans restriction. Si vous demandez : « X ne pourrait-il pas se trouver hors de la portée du pur désir? », le fait même que vous posiez cette question prouve que X se situe à l'intérieur de la portée du pur désir. Si, d'autre part, la question posée est insignifiante, incohérente, illusoire, illégitime, alors X sera le produit d'une aberration du processus cognitif, c'est-à-dire rien du tout.

Par conséquent, non seulement le jugement est absolu, non seulement il repose sur une saisie de l'inconditionné, non seulement la réflexion pose la dichotomie « Existe-t-il ou n'existe-t-il pas? », mais à l'origine du processus cognitif se trouve un désir de connaître posé, détaché, désintéressé, dont la portée ne comporte pas de restriction. L'être est tout ce qui constitue l’objet de ce désir.

3. Une notion spontanée

Nous avons expliqué ce que nous entendons par l'être. Il nous faut maintenant nous demander ce qu'est la notion de l'être.

Une distinction s'impose tout d'abord entre la notion spontanément opérative et des explications théoriques de sa genèse et de son contenu. La notion spontanément opérative est invariante. Elle est commune à tous les êtres humains. Elle fonctionne de la même façon quelle que soit l’explication théorique que l'on peut accepter à son sujet. Par ailleurs, il existe de nombreuses explications théoriques du contenu et de la genèse de cette notion. Ces explications varient en fonction des contextes philosophiques, de l'exhaustivité des observations qu’un penseur peut offrir, de la profondeur de ses analyses. Nous allons présenter notre exposé de la notion spontanément opérative, puis ajouter quelques notes concernant d'autres explications théoriques de cette notion.

Compte tenu de notre analyse du processus cognitif, la conclusion s'impose d'elle-même: la notion spontanément opérative de l’être doit se situer dans le pur désir de connaître. Premièrement, en effet, les humains conviendront volontiers que les choses existent, qu'ils les connaissent ou non, et qu'il y a beaucoup de choses qu'ils ne connaissent que partiellement ou pas du tout. La notion de l'être déborde donc le connu. Deuxièmement, l'être est connu dans le jugement. C'est dans le jugement que nous affirmons ou nions, et tant que nous ne sommes pas prêts à affirmer ou à nier, nous ne savons pas encore si de fait tel ou tel X existe. Or si l'être n'est connu que dans le jugement, la notion de l'être précède toutefois le jugement. Avant tout jugement, en effet, se déploie la réflexion, et la réflexion est formulée dans la question « Existe-t-il? ». Cette question suppose quelque notion de l'être et, fait étrange, cette notion précède chaque cas de notre connaissance de l'être. Non seulement la notion de l'être déborde le connu, mais elle précède la composante finale du connaître où l'être est de fait connu. Troisièmement, il y a les objets de pensée. Je peux penser à un cheval, mais je peux tout autant penser à un centaure. Je peux penser à la meilleure opinion scientifique ayant cours sur un sujet quelconque, mais je peux tout autant penser à toutes les opinions qui à d'autres époques ont été à tour de rôle la meilleure opinion ayant cours sur le même sujet. Dans un certain sens, ces opinions sont toutes équivalentes car dans la mesure où je ne fais que penser, considérer, supposer, j'ai affaire simplement au conditionné et il importe peu que les conditions de ce conditionné soient remplies ou non. La pensée ne tient donc pas compte de l'existence. Mais si elle ne tient pas compte de l'existence, écarte-t-elle aussi l'être? Et si toute pensée ne tient pas compte de l'être, son objet n'est-t-il donc rien? Ce raisonnement présente une difficulté : la pensée ne tient pas compte non plus de la non existence. Si je pense à un centaure ou au phlogistique, je ne tiens pas compte du fait qu'ils n'existent pas. C'est dire que, si ne pas tenir compte de l'existence c'est ne pas tenir compte de l'être, ne pas tenir compte de la non-existence c'est ne pas tenir compte du non-être. Si ne pas tenir compte de l'être signifie ne penser à rien, alors ne pas tenir compte du non-être signifie penser à quelque chose.

C'est ainsi que de nombreux penseurs en sont venus à poser une distinction entre l'être et l'existence, à attribuer l'être également aux chevaux et aux centaures, aux électrons et au phlogistique, mais à n'accorder l'existence qu'aux chevaux et aux électrons, la refusant aux centaures et au phlogistique. Or une telle conclusion ne cadre pas avec les faits, car d'une part elle attribue curieusement l'être au non-existant, et d'autre part elle comporte une méprise (oversight) à propos du dynamisme du processus cognitif. Dans un sens, la pensée ne tient pas compte de l'existence et de la non-existence, car ce n'est pas la pensée mais le jugement qui détermine si quelque chose existe ou non. Dans un autre sens, la pensée tient compte de l'existence et de la non-existence, car la pensée comporte un but. Nous pensons pour clarifier nos concepts. Nous souhaitons clarifier nos concepts afin d'être en mesure de juger. Loin de ne pas tenir compte de l'existence et de la non-existence, la pensée a pour but de déterminer si son objet existe ou n'existe pas.

Il s'ensuit que la notion de l'être déborde le purement pensé, puisque nous nous demandons si ce qui est purement pensé existe ou non. Il s’ensuit également que la notion de l'être est antérieure à la pensée, car si ce n'était pas le cas, la pensée ne pourrait pas avoir pour but le jugement, la détermination de l'existence ou de la non-existence de ce qui est purement pensé. La notion de l'être précède et déborde donc à la fois la conception, tout comme le jugement. Cette notion doit être l'orientation immanente, dynamique du processus cognitif. Elle doit être l'opération du désir de connaître, détaché, sans restriction, au sein du processus cognitif. Désirer connaître c'est désirer connaître l'être; mais il ne s'agit que du désir, et non pas encore de la connaissance. Penser c'est penser l’être. Ce n'est pas penser à rien; mais penser à l'être ce n'est pas encore connaître l'être. Le jugement constitue un apport intégral dans la connaissance. Si le jugement est correct, il est connaissance de l'être. Le jugement correct ne constitue toutefois pas la connaissance de l'être, car la connaissance de l'être exige la totalité des jugements corrects.

Comment peut-on considérer une orientation ou un désir comme une notion? L'œil d’un fœtus est orienté vers la vision, mais il ne voit pas et n'a aucune notion de la vision. Une notion surgit uniquement dans la mesure où la compréhension discerne une fonction future dans la structure présente. La faim est orientée vers la nourriture et le manger. La faim est un désir, un désir qui se profile dans la conscience empirique, mais l’orientation de la faim ne donne lieu à une notion que si elle est comprise. L'action humaine est orientée vers quelque fin, vers quelque produit. Elle est régie et guidée par des éléments cognitifs. Mais ces éléments cognitifs précèdent l'action. Ce n'est pas l'action qui les constitue, mais sa planification.

Pourtant, aucun de ces exemples n'offre une correspondance précise avec la relation entre le désir de connaître et le processus cognitif. Le désir de connaître, en effet, n'est pas inconscient, comme l'œil du fœtus, ni empiriquement conscient, comme la faim; il n'est pas une conséquence de la connaissance intellectuelle, comme la délibération et le choix. Le désir de connaître est intellectuellement et rationnellement conscient. Ce désir, c'est le mouvement de l'intelligence dans la recherche, de la rationalité dans la réflexion. Pris comme désir, simplement, il constitue une orientation et n'implique aucun contenu cognitif, aucune notion. Néanmoins, l'intelligence cherche son envers, l'intelligible. La rationalité cherche son envers, le fondé. De manière plus fondamentale, la poursuite, le désir, la recherche-et-réflexion s'oriente, de façon intelligente et rationnelle, vers ce qui constitue son envers, un objectif non restreint que l'on appelle l'être. Si ce mouvement était inconscient, il y aurait certes une orientation vers l'être, mais il n'y aurait pas de désir de connaître l'être et il n'y aurait pas de notion de l'être. Si ce mouvement était empiriquement conscient, il y aurait une orientation vers l'être, ainsi qu'un désir ressenti de connaître l'être, mais il n'y aurait pas de notion de l'être. En fait, le mouvement est intelligent et rationnel, et par conséquent il y a non seulement une orientation vers l'être, non seulement un pur désir de connaître l'être, mais également une notion de l'être.

Essayons de saisir la dynamique de cette notion, de cette visée de l'être. Nous parlons de l'abstraction, et nous entendons communément par là une direction de l'attention vers certains aspects du donné, qui va de pair avec l'omission d'autres aspects. Le géomètre considère le cercle comme une figure plane obéissant à certaines règles. Il ne tient pas compte de la grandeur, de la couleur, de l'inexactitude, de la figure qu'il dessine ou qu'il imagine. Il tient encore moins compte d'autres éléments qui sont liés au donné, mais de façon moins étroite. Mais ce n'est pas tout. Il ignore toutes les autres questions qui se posent en géométrie, tous les autres départements des mathématiques, toutes les autres disciplines scientifiques, toutes les autres occupations humaines auxquelles il pourrait s'adonner. Il ne considère que le cercle. Il fait abstraction de tout le reste. Il le fait intelligemment, car même si l'objectif de son désir ne comporte pas de restriction, il ne peut laisser se déployer ce dynamisme qu'en se concentrant sur un élément à la fois. Si l'intelligence abstrait, la réflexion exclut. Si je dois juger que ceci est ou n'est pas une machine à écrire, je dois exclure tout ce qui n'est pas pertinent par rapport à ce problème. Je dois connaître tout ce qui est pertinent. Si j'étais relativiste, il me faudrait connaître l'univers pour connaître tout ce qui est pertinent pour ce jugement particulier. Même si je ne suis pas relativiste, même si je trouve que beaucoup de propositions conditionnées deviennent inconditionnées de fait lorsqu'un nombre praticable de conditions sont remplies, cette restriction du pertinent s'accompagne pourtant de la reconnaissance d'un univers de non-pertinences.

Enfin, comme l'intelligence se concentre sur ce qui est significatif et fait abstraction de tout le reste, comme la réflexion se concentre sur ce qui est pertinent et exclut tout le reste, les nouvelles questions et les problèmes nouveaux qui se posent ne constituent ni une surprise ni un nouveau départ. L'abstraction et l'exclusion étaient provisoires; elles n'étaient que des étapes dans un processus plus vaste. Et ce processus plus vaste n'est pas simplement l'objet de l'analyse introspective. Une conscience intelligente et rationnelle déploie le processus, auquel elle est immanente, et vise sans restriction un objectif également sans restriction, que l'on appelle l'être, ou le tout, ou tous les aspects de tout ce qui existe, ou encore l'univers concret. Comme la notion de l'intelligible est inscrite dans le fonctionnement même de l'intelligence, comme la notion du fondé est inscrite dans le fonctionnement même de la rationalité, ainsi la notion de l'être est inscrite dans le dynamisme sans restriction de l'intelligence qui cherche et de la rationalité qui réfléchit.

4. Une notion universelle

En somme, la notion de l'être est universelle: elle sous-tend tous les contenus cognitifs, elle les pénètre tous, et elle leur confère leur caractère cognitif.

Elle sous-tend tous les contenus cognitifs. Sans le pur désir de connaître, la vie sensible en resterait à son cadre routinier de perception et de conation, d'instinct et d'habitude, d'émotion et d'action. C'est l'étonnement qui rompt ce circuit et déclenche l'activité intellectuelle. Pour Aristote, l'étonnement est le commencement de toute science et de toute philosophie. Or l'étonnement est une démarche de recherche intelligente. Une démarche qui opère une sélection de données pour l'insight et, ce faisant, sous-tend même l'élément empirique de notre connaître. Et il est encore plus manifeste que toutes les idées et tous les concepts sont des réponses au désir de comprendre, et tous les jugements, des réponses à l'exigence de l'inconditionné.

Deuxièmement, la notion de l'être pénètre tous les contenus cognitifs. Elle constitue la notion heuristique suprême. Antérieure à chaque contenu, elle est notion de ce-qui-est-à-connaître grâce à ce contenu. À mesure qu'émerge chaque contenu, « ce-qui-est-à-connaître grâce à ce contenu » accède, sans qu'il y ait de résidu, à la qualité de « connu grâce à ce contenu ». Cette démarche comble un vide dans l'anticipation universelle, non seulement pour mettre fin à cet élément d'anticipation, mais aussi pour faire de ce qui remplit le vide une partie de l'anticipé. Donc, antérieure à toutes les réponses, la notion de l'être est la notion de la totalité à connaître par la totalité des réponses. Mais une fois les réponses obtenues, la notion de l'être devient la notion de la totalité connue grâce à la totalité des réponses.

Troisièmement, la notion de l'être confère à tous les contenus leur caractère cognitif. L'expérience n'est que le premier niveau du connaître : elle présente la matière à connaître. La compréhension n'est que le deuxième niveau du connaître : elle définit la matière à connaître. Le connaître ne bénéficie d'un apport intégral qu'avec le jugement, lorsque ce qui a été simplement expérimenté a été pensé, et que ce qui a été simplement pensé a été affirmé. L'apport est cependant toujours complété de quelque façon. L'expérience est un flot kaléidoscopique. Les objets de pensée sont aussi variés que l'intelligence est inventive. Mais la contribution du jugement à notre connaître est toujours un simple « oui » ou « non », un simple « est » ou « n'est pas ». L'expérience a pour fin la recherche concernant l'être. La compréhension a pour fin la pensée concernant l'être. Mais l'être est connu grâce au jugement, et dans le jugement ce qui est connu est connu comme être. Par conséquent, si connaître c'est connaître l'être, le connu n'est jamais l'être tout simplement, tout comme le jugement ne consiste jamais en un simple « oui » séparé de la question dont ce « oui » est la réponse.

5. Le noyau de la signification

La notion de l'être, qui sous-tend tous les contenus, les pénètre et en fait des contenus cognitifs, constitue donc également le noyau de la signification.

Il suffira, aux fins de notre propos actuel, de distinguer 1) les sources de la signification, 2) les actes de la signification, 3) les termes de la signification et 4) le noyau de la signification.

Tout élément de connaissance peut faire fonction de source de signification. Les sources de signification incluent donc les données et les images, les idées et les concepts, la saisie de l'inconditionné et le jugement et, dans une non moindre mesure, le désir de connaître détaché et sans restriction.

Les actes de signification sont de trois types : 1) formels, 2) intégraux et 3) instrumentaux. L'acte formel de la signification est l'acte de la conception, de la pensée, de la considération, de la définition, de la supposition, de la formulation. L'acte intégral de la signification est l'acte du jugement. L'acte instrumental de la signification est la concrétisation d’un acte formel ou d'un acte intégral, par l'utilisation de mots ou de symboles dans un énoncé verbal, écrit ou simplement imaginé.

Les termes de la signification sont ce qui est signifié. Ces termes sont formels ou intégraux. Les termes formels de la signification sont ce qui est conçu, pensé, considéré, défini, supposé, formulé. Les termes intégraux de la signification sont ce qui est affirmé ou nié.

Le terme global de la signification est l'être, car à part l'être il n'y a rien. Par contre, le noyau de tous les actes de signification est la visée de l'être.

Ainsi, tout jugement particulier appartient à un contexte de jugements, et la signification de ce jugement particulier est déterminée à partir de ce contexte. Mais pourquoi la signification d'un jugement particulier est-elle fonction d'un contexte constitué par d'autres jugements? Parce que tout jugement n'est qu'un apport à l'intérieur d'un tout appelé connaissance; parce que la signification de ce jugement n'est qu'un élément de la détermination de la visée universelle de l'être.

Répétons-le, les jugements peuvent être vrais ou faux. Le jugement vrai affirme ce qui est et nie ce qui n'est pas. Le jugement vrai exprime une harmonie entre le visé et le signifié. En revanche, le jugement faux accuse un conflit entre la visée et la signification. Le jugement faux, comme jugement, vise l'être; il vise à affirmer ce qui est et à nier ce qui n'est pas. Mais le jugement faux, dans sa fausseté, ne déploie pas sa visée en tant que jugement. Il affirme ce qui n'est pas, il nie ce qui est. Il ne signifie pas ce qui est, mais seulement ce qui serait, s'il était vrai plutôt que faux. Et dans sa forme négative il signifie, non ce qui n'est pas, mais qui ne serait pas, s'il était vrai plutôt que faux.

Certains, à cause peut-être de ce conflit interne, ont conclu à l'insignifiance du jugement faux. Cependant, une telle conclusion apparaît étonnamment fausse. Si le jugement faux était insignifiant, il n'y aurait rien qui puisse être faux. Le jugement faux est faux précisément parce qu’il signifie un état de choses qui est le contraire de l'état qu'il vise à affirmer, c'est-à-dire l'état qui existe en vérité.

Au niveau de la conception se dessine un contraste semblable mais moins évident entre la signification et son noyau, lequel est la visée de l’être. Chevaux et licornes, électrons et phlogistique peuvent constituer les termes formels de signification tout aussi valables les uns que les autres. Vous pouvez les supposer, ou les considérer, ou encore les définir, et c'est tout ce qu'on exige d’un terme formel de signification. Or, en tant que termes formels, les chevaux et les électrons semblent préférables aux licornes et au phlogistique. Dans l'absolu vous pouvez penser aux deux derniers, mais un tel exercice comportera quelque chose de stérile, de superflu, de futile. La raison en est que la pensée constitue un moment du déploiement du pur désir de connaître. Certes, la pensée, comme pensée, peut bien n'être qu'un terme formel de signification, la licorne peut bien représenter un terme formel aussi valable que le cheval, mais quand je pense, je ne me contente pas de penser dans l'absolu. Je pense dans un but. Quand je pense, j'essaie de déterminer la notion universelle de l’être. Non seulement je pense l'objet de pensée, mais j'anticipe l'objet du jugement. Non seulement ma pensée signifie le terme formel de la signification, mais elle se porte vers le terme intégral de la signification. Comme je sais que la licorne et le phlogistique sont des déterminations ineffectives de l'être, ces deux éléments constituent donc des termes formels dans lesquels le noyau de la signification, la visée de l'être, a perdu son intérêt.

Enfin, étant donné la prédominance des théories empiristes de la signification, il y a peut-être lieu de toucher un mot sur les actes instrumentaux. Les actes instrumentaux ordinaires, tels que les mots ou les symboles exprimés oralement ou par écrit, ne présentent aucun intérêt particulier. Or l'empiriste met l'accent sur des actes ostensibles, tels les pronoms et les adjectifs démonstratifs et, bien sûr, les gestes. Une telle insistance s'explique aisément si l'on distingue la fonction des gestes dans toute théorie de la signification, et la fonction conférée aux gestes par les affirmations empiristes. Dans toute théorie de la signification, un acte ostensible est un acte instrumental de signification. Un tel acte présuppose des actes de signification formels ou intégraux, dans la mesure où son auteur sait ce qu'il veut signifier, et il renvoie à des termes formels ou intégraux de signification, dans la mesure où toute signification renvoie à un signifié. De plus, dans toute théorie de la signification, l'acte ostensible est opératif dans la mesure où il réussit à attirer l'attention d'une personne auquel il s'adresse sur une source sensible de signification, de sorte qu'en puisant à cette source, en comprenant, en réfléchissant, cette personne puisse atteindre le terme formel ou intégral approprié de la signification, qui est signifié. Pour l'empiriste, l'acte ostensible a toutefois une troisième fonction. L'empiriste détermine en effet le champ valable des termes intégraux de signification (c'est-à-dire l'univers de l'être) et la gamme des présentations sensibles; pour l'empiriste, un acte ostensible désigne donc non seulement une source de signification mais également un terme intégral de signification. Cette modification empiriste de la théorie générale de la signification est-elle correcte? La réponse à cette question est fonction de l’affirmation de la vérité ou de la fausseté de l'ensemble des propositions qui expriment l'empirisme.

6. Une notion curieuse

Avant de poursuivre l'examen d'autres exposés de la notion de l'être, il convient d'aborder une série d'énigmes qui semblent avoir une origine commune. La notion de l'être, comme d'autres concepts, est représentée par les actes instrumentaux que sont le substantif et le verbe « être ». De cette correspondance on déduira, à tort, que la notion de l'être ressemble aux concepts sous leurs autres aspects. De fait, la notion de l'être est unique, car elle constitue le noyau de tous les actes de signification; elle sous-tend, pénètre et déborde tous les autres contenus cognitifs. Il est donc futile de caractériser la notion de l'être en faisant appel aux règles ou aux lois ordinaires de la conception. Ce qu'il faut saisir, c'est la divergence entre cette notion et ces règles et lois. Pour entrer dans les détails il nous faut aborder brièvement une série de questions.

Premièrement, la notion de l'être résulte-t-elle de l'expression ou de la formulation d'un acte de compréhension?

D'autres concepts résultent d'un insight sur l'usage de leur désignation, ou sur la chose-prise-par-rapport-à-nous, ou sur la chose-prise-en-elle même. Comme la notion de l'être pénètre tous les autres contenus, elle est donc présente dans la formulation de chaque concept. Elle ne peut être le fruit d'un insight sur l'être, car pareil insight constituerait une compréhension de tous les aspects de tout ce qui existe, compréhension à laquelle nous ne sommes pas parvenus. La notion de l'être est, nous l’avons vu, l'orientation de la conscience intelligente et rationnelle vers un objectif sans restriction.

Deuxièmement, la notion de l'être possède-t-elle une essence, ou est-elle elle-même une essence?

Comme d'autres concepts sont le produit d'actes de compréhension, comme les actes de compréhension consistent en une saisie de ce qui est essentiel de quelque point de vue, ces autres concepts sont des essences. De plus, comme d'autres concepts sont achevés antérieurement à la question relevant de la réflexion portant sur l'existence ou la non-existence de cette essence, ces autres concepts sont simplement des essences et ils ne tiennent pas compte de l'existence ou de la réalité. La notion de l’être n'est toutefois pas le produit d'une compréhension de l'être. Elle ne repose pas sur une saisie de ce qui, de quelque point de vue, est essentiel. La notion de l'être n'est donc pas la notion de quelque essence. De plus, la notion de l'être demeure incomplète sur le plan de la compréhension. Elle fait avancer la conception vers les questions relevant de la réflexion. Elle va au-delà des jugements particuliers, dans une démarche ayant pour fin la totalité des jugements corrects. C'est-à-dire qu'elle tient compte de l'existence et de la réalité.

Troisièmement, la notion de l'être peut-elle être définie?

Elle ne peut être définie de manière ordinaire, car elle sous-tend, pénètre et déborde le contenu de toute définition. Elle possède toutefois certaines caractéristiques précises. Car elle porte sur l'objectif sans restriction de notre connaître, l'univers concret, la totalité de tout ce qui est. De plus, elle est déterminée dans la mesure où la structure de notre connaître est déterminée; on peut donc la définir, à un second plan, en posant qu'elle renvoie à tout ce qui peut être connu par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle. Par contre, une telle définition ne permet pas de déterminer quelles questions sont appropriées à notre connaître ou quelles réponses sont correctes. Elle autorise le matérialiste à affirmer qu’être, c'est être matériel. De plus elle autorise l'empiriste à affirmer qu'être, c'est être expérimenté; l'idéaliste à poser qu'être, c'est être pensé; le phénoménaliste à soutenir qu'être, c'est paraître, ainsi de suite.

Quatrièmement, comment une même notion peut-elle recevoir des significations si diverses?

Parce qu'elle n'est déterminée qu'à un second plan. La notion de l'être est la notion de ce qui doit être déterminé par des jugements corrects. Si les jugements corrects stratégiques sont du type : « La matière existe, et il n'y a que la matière qui existe », alors le matérialiste a raison. Si les jugements corrects stratégiques sont du type : « Il y a l'apparence, et rien d'autre », alors le phénoménaliste a raison. De même, si les propositions qui expriment d'autres positions sont correctes, alors l'être est ce que ces positions en disent. La notion de l'être ne détermine pas quelle position est correcte; elle détermine simplement que l'être est ce qui est saisi intelligemment et affirmé rationnellement.

Cinquièmement, la notion de l'être comporte-t-elle des présuppositions, possède-t-elle des propriétés?

D'autres concepts constituent des essences déterminées, et possèdent par conséquent des présuppositions et des implications : si X n'est pas un animal, alors X n'est pas un être humain; si X est un être humain, alors X est mortel. Or la notion de l'être n'est pas la notion de quelque essence. Elle ne devient déterminée que lorsque sont portés des jugements corrects, de même qu'elle n'atteint sa pleine détermination qu'une fois posée la totalité des jugements corrects. La production des jugements représente toutefois un processus déterminé, et il n'est pas nécessaire de porter tous les jugements pour saisir la nature de ce processus. De ce fait, la théorie de la connaissance constitue une base d'opérations pour la détermination de la structure générale de l'univers concret.

Sixièmement, la notion de l'être est-elle univoque ou analogue?

Les concepts seront dits univoques s'ils ont la même signification dans toutes leurs applications; ils seront dits analogues si leur signification varie systématiquement en fonction des différents champs d'application. La notion de l'être peut être qualifiée d'univoque puisqu'elle sous-tend tous les autres contenus; car sous ce rapport elle est le désir de connaître et elle porte sur un objectif sans restriction qui est l'univers concret. La notion de l'être peut également être qualifiée d'analogue puisqu'elle pénètre tous les autres contenus; ainsi est-il posé que esse viventium est vivere, l'être des choses vivantes consiste à être vivant. Enfin, on peut dire que la notion de l'être n'est ni univoque ni analogue, car une telle distinction porte sur les concepts, tandis que la notion de l'être sous-tend et déborde à la fois les autres contenus. On observera toutefois que l'emploi de l'expression « l'analogie de l'être » correspond bien souvent de façon précise à ce que véhicule notre affirmation selon laquelle la notion de l'être sous-tend, pénètre et déborde les autres contenus.

Septièmement, la notion de l'être est-elle abstraite?

Pour être abstraite, une notion doit posséder un contenu déterminé et faire abstraction des autres contenus. La notion de l'être ne fait abstraction de rien du tout. Elle est universelle. Son contenu est déterminé par la totalité des jugements corrects.

Cependant, la totalité des jugements possibles est plus vaste que celle-là. Cette totalité plus vaste présente des ensembles stratégiques qui servent à définir le caractère général de l'univers concret, en accord avec les points de vue variables de différentes philosophies. Nous avons déjà illustré de tels ensembles stratégiques. Par exemple : il n'y a rien hors la matière; il n'y a rien hors l'apparence; il n'y a rien hors la pensée; la structure de notre connaître est déterminée, si bien que la structure de l’être proportionné à notre connaître est déterminée.

Or de tels ensembles stratégiques de jugements autorisent une distinction entre le caractère général de l'univers concret et, par ailleurs, I’univers concret dans tous ses détails. Une détermination du caractère général de l'univers concret constitue manifestement une vision abstraite de l'être, car elle ne considère pas la totalité de l'être comme un tout mais plutôt la totalité de l'être en tant qu'établie par une partie ou un aspect stratégique.

Cette démarche permet de cerner une signification générale de l'expression « l'être en tant qu'être ». Pour déterminer ce qu'est l'être en tant qu’être dans une philosophie quelconque, il faut cependant scruter les jugements stratégiques de cette philosophie. Et pour déterminer quelle la signification correcte de « l'être en tant qu'être », il faut scruter les jugements stratégiques de la philosophie correcte.

Huitièmement, la notion de l'être constitue-t-elle un genre, une espèce ou une différence?

Comme elle est antérieure à tous les autres contenus cognitifs, la notion de l'être s'apparente à un genre au sein duquel l'ajout de différences débouche sur une division. Comme elle anticipe, pénètre et inclut tous les autres contenus, la notion de l'être diffère toutefois d'un genre, qui, est un contenu déterminé tout à fait distinct du contenu de ses différences. Ainsi pourrions-nous dire qu'il existe des êtres rouges, verts et bleus, comme il y a les couleurs rouge, verte et bleue. Le concept de la rougeur a toutefois un contenu ou un élément de contenu qui est absent dans le concept de la couleur; le concept de la rougeur différencie donc le genre en lui ajoutant quelque chose qui lui est extérieur. Le concept de la rougeur par contre n'a pas de contenu ou d'élément de contenu qui soit absent dans la notion de l'être; il ne peut différencier l'être en lui ajoutant quelque chose qui lui soit extérieur, car sans l'être, hors l'être, il n’y a tout simplement rien. Enfin, non seulement la notion de l'être sous-tend et pénètre tous les autres contenus, mais elle les complète également puisque le « oui » du jugement en fait des contenus effectivement cognitifs et leur confère par conséquent une référence objective effective.

Neuvièmement, si nous pensons, mais n'allons pas pour le moment jusqu'à porter de jugement, ou bien nous pensons à l'être ou bien nous ne pensons à rien. Si nous pensons à l'être, alors nous n'avons pas besoin de porter de jugement pour connaître l'être. Si nous ne pensons à rien alors toute pensée doit être identique, car son objet est toujours le même rien.

Quand nous pensons, quand nous concevons, quand nous considérons, quand nous supposons ou quand nous définissons, nous le faisons en regard de l'être. Nous acceptons donc la première des deux possibilités. Ce à quoi nous pensons, c'est l'être. Penser à l'être ne signifie toutefois pas connaître l'être. L'acte de penser à l'être se situe au deuxième niveau du processus cognitif; il se situe dans une démarche menant à un apport intégral dans le connaître. Or l'acte de penser représente un simple apport partiel que seul le jugement peut compléter.

Dixièmement, la notion de l'être est la notion de l'univers concret Or les propositions universelles sont abstraites, et cependant elles peuvent être affirmées dans le jugement. Alors, ou bien le jugement ne porte pas sur l'être, ou bien l'être n'est pas concret.

La notion de l'être est notion du concret, tout comme elle est notion de l'univers. Notion de l'univers, parce que les questions ne prennent fin que lorsqu'il n'y a plus rien à demander. Notion du concret, parce que de nouvelles questions se posent tant que le concret n'est pas atteint. Ce n'est donc pas à un jugement particulier, mais à la totalité des jugements corrects que correspond l'univers concret qui est l'être.

Pour résoudre le problème de la proposition universelle, une distinction peut être établie entre les aspects formel et matériel de la proposition analytique. Formellement, une proposition analytique est 1) un conditionné, 2) relié à ses conditions par les lois régissant la fusion des significations instrumentales partielles des mots en la signification instrumentale complète de la phrase, et 3) dont les conditions sont remplies par les significations ou les définitions des mots qu'il emploie. Matériellement, les propositions analytiques diffèrent, 1) puisque l'on peut savoir que les termes et les relations employés se présentent dans des jugements de réalité concrets, 2) puisque l'on peut ne pas savoir que les termes et les relations employés se présentent dans des jugements de réalité concrets ou 3) puisque l'on peut savoir que les termes et les relations employés ne se présentent pas dans des jugements de réalité concrets.

Sur le plan formel, chaque proposition analytique traite de l'univers concret puisque les lois syntaxiques sont des aspects factuels de la fusion des significations instrumentales partielles en des significations instrumentales complètes. Sur le plan matériel, certaines propositions analytiques traitent de l'univers concret, soit de fait, comme dans le premier cas, soit à titre expérimental, comme dans le second.

7. Théories de la notion de l'être

Une distinction a été établie entre la notion de l'être spontanément opérative, commune à tous les humains, et les explications théoriques de cette notion, qui diffèrent d'une philosophie à l'autre. Nous avons présenté notre propre explication théorique. Il nous reste encore à clarifier notre propos en le mettant en contraste avec d'autres théories.

Chez Parménide, l'Être est un, sans origine ni fin, homogène et indivisible, immuable et inchangeable, entier et sphérique1.

Cette position découle, semble-t-il, du choix de Parménide d'éliminer la pure négation, qui ne lui laissait qu'une avenue, l'affirmation. Si elle est rationnellement fondée, l'affirmation constitue la Voie de la Vérité; si elle ne présente pas suffisamment de fondements rationnels, elle est la Voie de l’Apparence. Parménide est parvenu à sa notion de l'être en suivant la Voie de la Vérité.

Qu'implique le choix de l'affirmation rationnelle, en ce qui concerne la définition de l'être? Si vous acceptez une affirmation quelconque, vous êtes tenus d'accepter également l'énoncé juste de la signification, des suppositions et des conséquences de cette affirmation. Chaque jugement requiert un contexte, mais l'affirmation du jugement initial, si elle n'est pas affirmation du contexte, perd sa signification. L'affirmation rationnelle doit donc être l'affirmation d'un ensemble de jugements formant un tout; si bien que ce qui est affirmé forme un tout correspondant.

Qu'est-ce que ce tout dont on affirme l'existence? La façon appropriée de répondre à cette question consiste à se mettre à l'œuvre pour chercher et réfléchir au sujet du tout de l'expérience. Le tout à connaître correspond à la totalité des jugements corrects. Parménide emprunte toutefois un chemin plus court. Il ne prête pas attention au fait que l'être n’admet qu'une définition du deuxième ordre. Il traite la notion de l'être comme s'il s'agissait d'un concept de type « homme » ou « cercle ». Il suppose que cette notion est une essence déterminée, possédant des suppositions déterminées et des conséquences déterminées. Puisqu'il est, l'être ne peut être ne-pas-être, ni devenir, ni cesser d'être. Par contre, ni ne-pas-être, ni devenir, ni cesser d'être ne sont être; par conséquent, ces trois états doivent n’être rien. De plus, l'être ne peut être différencié; ce qui diffère de l'être n'est pas être; et ce qui n'est pas être n'est rien. De même, comme il n'y a pas de différences dans l'être, il ne peut y avoir non plus de mouvement ou de changement dans l'être. Enfin, le vide n'est rien; l'être n'est pas rien; l'être ne peut donc être le vide; par conséquent il est plein. Ainsi de suite...

Les Formes de Platon constituent des projections dans un paradis noétique de ce qui dépasse l'expérience sensible ordinaire. Les Formes sont donc les objectifs idéaux 1) de l'expérience esthétique, 2) des insights du mathématicien et du physicien, 3) de l'inconditionné de la compréhension réflexive, 4) de la conscience morale et 5) de la vie comportant des buts intelligents et rationnels. Voilà tout un magma. À partir du Parménide, semble-t-il, s'impose la nécessité de poser des distinctions et d'élaborer une théorie plus globale.

Dans le Sophiste, le philosophe s'achemine à travers un discours rationnel, vers l'Idée de l'Être2. Il est reconnu que l'isolement de chaque Forme par rapport à toutes les autres éliminerait la possibilité du discours qui repose sur la conjonction de Formes ou de catégories distinctes3. Les Formes peuvent donc se mêler les unes aux autres ou participer les unes des autres4, et il y a une Forme du Non-être, tout autant qu'il y a une Forme du Grand ou du Beau5.

Cette position gomme la distinction entre le niveau de la compréhension et le niveau de la réflexion. En l'absence d'une telle distinction, l'inconditionné du jugement est attribué subrepticement à de simples objets de pensée, pour les transformer en des Formes éternelles et, par contre, le « est » et le « n'est pas » par lesquels le jugement pose l'inconditionné ne peuvent avoir une signification que s'ils sont eux aussi supposés être des Formes. Nous nous trouvons donc face à un agrégat de Formes, dont chacune est radicalement et éternellement distincte de toutes les autres. Pourtant, seul le discours rationnel permet d'atteindre ces Formes, et pour que le discours puisse faire référence à ces Formes, il doit y avoir une sorte de mélange du côté des Formes, de façon qu'elles puissent correspondre à l'élément synthétique dans le discours. Mais quel est ce mélange de Formes distinctes? Avant d'essayer de répondre à une question aussi difficile, il semble préférable de déterminer si oui ou non la question se pose réellement. De fait, soutiendrons-nous, elle ne se pose pas. Tant que le jugement n'est pas porté, l'apport cognitif est incomplet. Avant que le jugement soit porté, l'élément synthétique est déjà présent dans le connaître. Tout ce que le jugement ajoute à la question relevant de la réflexion, c'est le « oui » ou le « non », le « est » ou le « n'est pas ». Ce qui est affirmé ou nié peut être une proposition particulière ou l'ensemble des propositions constituant une hypothèse, car l'une ou l'autre peuvent être considérés comme conditionnés, et l'une ou l'autre peuvent être saisis comme inconditionnés de fait. Le jugement n'est donc pas une synthèse de termes, mais plutôt l'établissement inconditionné d'une telle synthèse. Ce qui correspond au jugement, ce n'est pas une synthèse de Formes, mais plutôt l'absolu du fait. Le platonisme promeut de façon magnifique le pur désir de connaître. Mais son incapacité à saisir la nature du jugement entraîne une distorsion cognitive, de l'univers concret du factuel au projet d'un paradis idéal.

Aristote s'en tient à la définition platonicienne du jugement comme synthèse6, mais il pose une distinction nette entre les questions relevant de la compréhension (« Qu'est-ce que? », « Pourquoi est-ce ainsi? ») et les questions relevant de la réflexion (« Est-ce que? » « En est-il bien ainsi? »)7. En conséquence, il nourrit à l'égard du factuel un respect sain et lucide, sans pourtant en dégager les implications exactes. Il n'aurait pas accepté la position de l'empiriste qui situe le factuel, non dans l'inconditionné de fait, mais dans l'accomplissement sur le plan sensible grâce auquel le conditionné vient à être saisi comme inconditionné. Si par contre vous lui aviez demandé si l'inconditionné de fait constituait une troisième composante dans notre connaître, ou bien simplement une estampille d'approbation accompagnant l'unification conceptuelle de ses composantes sensibles et intelligibles, vous lui auriez posé là une question qu'il n'avait pas envisagée adéquatement.

Cette ambiguïté non résolue se manifeste et dans sa méthodologie et dans sa métaphysique. Pour lui la question suprême est la question de l’existence. Cette question trouve pourtant déjà une réponse dans le connaître descriptif; cette réponse doit être présupposée dans la recherche d'explication, laquelle explication a simplement pour fonction de déterminer quelles choses existent et pourquoi elles ont telles ou telles propriétés. Aristote ne reconnaît pas le caractère intrinsèquement hypothétique de l'explication ni la nécessité d'y intégrer un jugement d'existence ayant un rôle de vérification. Il pose la question : « Qu'est-ce que l'être? » Cette question exprime une exigence de compréhension, de connaissance de la cause. Aristote répond tout naturellement que la cause de l'être est sa forme immanente8. Essentiellement, pose-t-il, l'être est ce qui est constitué par une forme substantielle; se ravisant plus tard, il précise que l'être est constitué par la combinaison d'une forme substantielle et de matière. Accessoirement, l'être est ce qui est constitué par des formes accidentelles : la « blancheur », la « chaleur », la « force » ne sont pas rien, même si elles ne sont pas simplement ce que nous entendons par l'être. De même, l'être est l'union des substances existantes et de leurs propriétés et modifications accidentelles; bien que l'être dénote ce qui existe de manière factuelle, l'existence n'est rien de plus que la réalité des formes substantielles, avec leurs suppositions et conséquences en grande partie immanentes9.

Une telle position va manifestement entraîner un problème concernant l'unité de la notion de l'être. Aristote rompt avec les parménidiens et les platoniciens en identifiant l'être avec l'univers concret tel qu’il est connu de fait. Aristote ne rejette toutefois pas la supposition de ses prédécesseurs, qui voulaient que la notion de l'être soit un contenu conceptuel. Il pose la question de la définition de l'être. Autrement dit, il suppose que l'être est un contenu conceptuel, ce qui l'amène à se demander quel acte de compréhension se produit avant la formulation de ce contenu. Or, comme nous l'avons souligné, nous ne pouvons définir l'être que de façon indirecte, si bien qu'Aristote se trouve dans l'impossibilité d'attribuer à un acte particulier de compréhension l'origine du contenu conceptuel de l'être. Toutefois, le type manifeste d’actes de compréhension recherché est l'insight qui saisit la forme intelligible émergeant des données sensibles; Aristote pose donc que le principe ontologique « forme » est le fondement de l'être dans les choses et que l'acte cognitif de la saisie de la forme est l'insight qui engendre le contenu conceptuel « être ».

La scolastique médiévale hérite ainsi d'un problème. La notion de l’être est-elle une ou multiple? Si elle est une, cette unité est-elle l'unité d'un seul contenu ou est-elle l'unité d'une fonction de contenus variable?

Henri de Gand soutient, semble-t-il, que l'unité de l'être est simplement une unité de désignation. Dieu est. Je suis. Dans les deux cas, on affirme l'être. Pourtant les réalités affirmées sont tout à fait disparates.

Duns Scot soutient qu'il existe une unité du contenu, au-delà de l'unité de désignation. Si aucune partie, aucun aspect de vous n'est, par identité, une partie, un aspect de moi, il ne s'ensuit pas que ni l'un ni l'autre d'entre nous n'est rien. Il y a donc un contenu conceptuel minimum qui constitue positivement ce qui est exprimé négativement par la négation de rien. Vous ne pouvez énoncer ce qu'est ce contenu en faisant appel à d'autres contenus positifs, car il s'agit de l'un des atomes de la pensée; ce contenu est de l'ordre de la simplicité absolue. Vous pouvez toutefois vous en approcher si vous notez que Socrate suppose l'être humain, que l'être humain suppose l'animal, que l'animal suppose la substance matérielle vivante, et que la substance suppose un quelque chose qui est encore moins déterminé et moins exclusif. Le concept de l'être est celui qui présente la plus petite connotation et la plus grande dénotation. De plus, il est essentiellement abstrait. Ce qu'il dénote n'est jamais uniquement l'être, mais soit le mode infini soit quelque mode fini de l'être, où le mode doit être perçu non comme quelque nouveau contenu distinct, mais plutôt comme une variation intrinsèque d'un contenu fondamental, indéterminé10.

Thomas de Vio Cajetan n'estime pas plus satisfaisant le point de vue scotiste que Scot lui-même ne trouvait satisfaisant le point de vue de Henri de Gand. Si une désignation unique ne possédant pas une signification unique ne convient pas, il en est de même pour une signification unique, qui dans son unicité semble restreinte à l'ordre de la pensée. Cajetan élabore donc sa théorie de l'unité d'une fonction de contenus variables. Tout comme « le double » dénote indifféremment le rapport entre 2 et 1, 4 et 2, 6 et 3, ..., ainsi « l'être » dénote indifféremment la proportion entre I’essence et l'existence ou, pourrait-on dire, la proportion entre ce qui est formulé par la pensée et ce qui y est ajouté par le jugement. Selon cette position, la notion de l'être inclut toujours quelque contenu conceptuel, mais elle peut inclure n'importe quel contenu. De même, l'être en acte ne sera jamais connu sans quelque jugement affirmatif, mais l'affirmation n’est jamais pure affirmation ni affirmation d'un contenu indéterminé. Elle est toujours affirmation de quelque contenu déterminé, et tout contenu déterminé affirmable conviendra. Bref, Cajetan peut convenir que les contenus conceptuels atomiques sont nombreux et disparates. Il peut nier le point de vue scotiste selon lequel il y a quelque facteur commun, quelque contrepartie positive au « non-rien », à la dénotation absolument universelle. Pourtant, par sa théorie de l'unité d'une fonction de contenus variables, il peut posséder non seulement une seule désignation « être » et une seule notion de l'être, mais aussi une notion unique applicable à tout ce que nous savons exister11.

Il faut noter que, si Scot soutient les suppositions parménidiennes et platoniciennes dont Aristote ne s'est pas dégagé, Cajetan soutient l'orientation essentielle de la pensée aristotélicienne, mais il ne peut soutenir cette orientation qu'en la dépassant. Si les contenus conceptuels sont les produits d'actes de compréhension qui saisissent des formes émergeant des présentations sensibles, on peut s'attendre à ce que ces contenus représentent une multiplicité disparate. Aristote répond donc à la question « Qu'est-ce que l'être? », non pas en posant un contenu conceptuel, mais en posant que l'être a pour fondement l'objet général de la compréhension, c'est-à-dire la forme. Comme les formes sont multiples, il s'ensuit que le fondement de l'être est une variable; il s'ensuit également que si la notion de l'être doit être une, son unité devra être l'unité d'une fonction de contenus variables. Que sont donc les variables au sein d'une même fonction? L'une d'entre elles est la forme. La matière semble en être aussi, à première vue. Or si la matière était rangée parmi ces variables, il s'ensuivrait que la substance immatérielle d'Aristote n'appartiendrait pas à l'univers de l'être. Afin de maintenir intégralement la position aristotélicienne, il fallait faire de la deuxième variable l'inconditionné de fait saisi par la compréhension réflexive et affirmé par le jugement, il s'agit, dans le cas général, de l'existence, de l'actualité, du factuel, qui se combine à la forme pure ou au composé de forme et de matière pour constituer un être en acte.

Aussi brillante soit-elle, la position de Cajetan présente des lacunes. Cajetan envisage un agrégat d'êtres concrets dont chacun est constitué d'essence et d'existence. Il pose que l'unité de la notion de l’être est la relation ou la proportion entre ce qui est conçu et son affirmation. Il n'élucide toutefois pas la façon dont cette relation émerge dans notre connaissance comme une notion unique; enfin il ne fournit aucun indice permettant d'expliquer le fait que par « l'être » nous entendons, non pas tel ou tel être, mais tout, la totalité, l'univers. Bref, Cajetan semble s'être intéressé davantage à l'explication de l'unité de la notion de l'être qu'à la notion elle-même.

Pour compléter notre présentation de la position de Cajetan, il faut remonter à son maître, saint Thomas d'Aquin. À l'instar d’Aristote, saint Thomas d'Aquin tient l'intellect humain pour une faculté de faire toutes choses et de devenir toutes choses, une potens omnia facere et fieri. Il peut toutefois exploiter cette affirmation d'une façon qui aurait étonné Aristote et, même s'il n'établit pas une distinction explicite entre l'intentio intendens ou notion de l'être et l'intentio intenta ou concept de l'être, il est pourtant remarquablement conscient des implications d'une telle distinction.

Premièrement, il reconnaît un désir de connaître qui est sans restriction. Dès que nous apprenons l'existence de Dieu, nous voulons comprendre sa nature; nous désirons donc, par notre nature, ce que nous ne pouvons accomplir par notre nature12.

Deuxièmement, de ce caractère non restreint de l'intellect découle la détermination de son objet. Comme l'intellect est le potens omnia fieri (la faculté de devenir toutes choses), son objet est l'ens (l'être)13.

Troisièmement, pour la même raison, un intellect pleinement en acte doit être un acte infini; un intellect fini doit donc être une puissance passive14.

Quatrièmement, l'être est per se et il nous est connu naturellement15, et il ne peut nous être inconnu16. Avicenne avait interprété l'intellect agent d'Aristote comme une substance immatérielle séparée. Saint Thomas d'Aquin établit que l'intellect agent nous est immanent parce que, soutient-t-il, la lumière de l'intelligence en chacun de nous accomplit les fonctions qu'Aristote avait attribuées à l'intellect agent17. Saint Augustin soutenait que notre connaissance de la vérité ne tenait pas son origine de l'extérieur mais de l'intérieur de nous, allant jusqu'à préciser que cette connaissance ne provenait pas simplement de l'intérieur de nous mais qu'elle tenait de quelque illumination nous permettant de consulter les fondements et les normes éternels des choses. Saint Thomas d'Aquin explique que nous consultons le fondement et les normes éternels, non pas en les regardant, mais en portant en nous une lumière de l'intelligence qui est une participation créée de la lumière éternelle et incréée18.

Cinquièmement, même si l'être est connu naturellement, même si nos intellects sont des participations créées d'une lumière incréée, il n'existe pas d'argument ontologique valide prouvant l'existence de Dieu19. La connaissance que Dieu a de l'être est a priori; il est l'acte de compréhension qui saisit tout au sujet de tout; quant à nous, nous progressons vers la connaissance en posant la question explicative « Quid sit? » et la question factuelle « An sit? »

Nous pouvons discerner facilement dans de telles positions non seulement la justification de la théorie de l'analogie de Cajetan, mais aussi les éléments que cette théorie tend à ignorer. Antérieure à la conception et au jugement, il y a l'orientation dynamique de la conscience intelligente et rationnelle, vers un objectif sans restriction. Cette orientation constitue la capacité que l'être humain possède de poser des questions et par là d’engendrer la connaissance. Immanente à l'être humain, cette orientation est une étincelle du divin. Apparentée à Dieu, elle est toutefois connaître en puissance seulement, et non pas en acte. Elle est la racine commune de la saisie intelligente et du jugement rationnel; de même est-elle la racine de la relation ou de la proportion entre l'essence conçue et l’existence affirmée. Son objectif ne comporte pas de restriction; aussi a-t-elle pour objet non seulement des composés particuliers d'essence et d’existence, mais aussi l'univers, la totalité, l'infini.

Nous avons souligné comment Cajetan préserve l'orientation essentielle de la pensée aristotélicienne en la dépassant; nous pouvons préciser comment saint Thomas d'Aquin préserve quant à lui cette orientation, même si un tel propos nous entraîne encore davantage dans des considérations métaphysiques. Aristote se demande ce qu'est l'être. Or le « Quoi? » représente un « Pourquoi? » déguisé. La question vise en réalité le fondement de l'être. Aristote y répond donc en posant la forme substantielle comme la cause immanente de chaque être. Cependant, comme par « forme substantielle » il n'entend pas quelque Idée platonicienne unique et séparée, sa réponse soulève le problème de l'unité de la notion de l'être. Si saint Thomas d'Aquin devait poser la même question, sa réponse serait que Dieu est le fondement de l'être, que l'être de Dieu lui-même est auto-explicatif et nécessaire, qu'en vertu du théorème aristotélicien de l'identité du connaissant et du connu nous pouvons dire que l'être de Dieu est identique à l'acte de compréhension de Dieu, que par ce simple acte de compréhension Dieu se comprend lui-même, et donc comprend se propre puissance, ainsi que tout ce qui peut être produit par cette puissance. Par conséquent, Dieu est l'acte de compréhension qui saisit tous les aspects de tout ce qui existe. Le contenu de l'acte d'intellect divin est l'idée de l'être, de sorte que, précisément parce qu'ils sont en puissance, nos intellects ne sauraient définir l'être qu'à un deuxième plan, comme tout ce qui peut être connu par la saisie intelligente et l'affirmation rationnelle.

Et la position de Cajetan et la position de Scot se situent dans le domaine auquel le logicien a accès. Si nous dépassons ce domaine pour parvenir à sa base dynamique, nous pouvons trouver le fondement non seulement de la proportion de Cajetan mais aussi du contenu minimal de Scot. Qu'est-ce qui est commun à tout contenu conceptuel? C'est le fait que tous les contenus sont sous-tendus et pénétrés par la visée de l'objectif sans restriction que présente le pur désir. La notion scotiste de l'être est établie au moyen d'une distinction entre la visée pénétrante de l'être et le contenu conceptuel pénétré; le contenu conceptuel diffère d'un cas à l'autre; dans chaque cas, il y a toutefois la visée anticipante, englobante, pénétrante, et c'est ce qui, selon la pensée scotiste, constitue un facteur commun de tous les contenus.

Si elle est un facteur commun à tous les contenus conceptuels, la visée de l’être constitue aussi, tout de même, un facteur dynamique qui les déborde. Si vous écartez ce dynamisme, vous annulez non seulement ce qui se trouve au-delà du contenu conceptuel, mais également la visée de l'être elle-même. Dans un petit traité célèbre, saint Thomas d’Aquin fait remarquer que Essentia dicitur secundum quod per eam et in ea ens habet esse20. C'est dans et par les essences que l'être a une existence. Être en dehors de l'essence, c'est donc être en dehors de la possibilité de l'existence. Il s'agit là d’un être qui ne peut exister. Or ce qui ne peut exister n'est rien. Donc, la notion de l'être en dehors de l'essence est la notion de rien.

Il est utile de saisir pourquoi Duns Scot estime pouvoir éluder cette conclusion, tandis que Hegel la trouve incontournable. Si Duns Scot pense ainsi, c'est qu'il conçoit le connaître comme un regard, et non pas comme un processus qui dans le jugement parvient à un apport intégral. Lorsque Duns Scot sépare sa notion de l'être d'autres contenus conceptuels, il sépare également cette notion de la possibilité du jugement. Pour Duns Scot, cette séparation n'implique toutefois pas que soit écartée la possibilité du connaître, car pour lui le connaître n'est pas ultimement constitué par le jugement, mais il est essentiellement une affaire de regard. Il conviendra qu'aucun regard ne permet de voir simplement le contenu commun qui pour lui constitue l'être. Il posera toutefois que ce contenu commun est inclus dans l'objet de toute intuition intellectuelle, tout en soulignant encore plus volontiers l'absurdité d'un regard portant sur rien, d'une intuition de rien. Bref, pour la pensée scotiste, l'être est un aspect du réel sur lequel l'intellect porte son regard; la théorie des modes et la distinction entre l'être quidditatif et l'être dénominatif visent à élargir cet aspect jusqu'aux dimensions de la totalité. Pour la pensée thomiste, par ailleurs, l'être est le tout que l'intelligence anticipe; il est l’objectif d'une orientation dynamique sans restriction; il est tout ce que l’intelligence saisit et ce que l'affirmation rationnelle va déterminer; la notion de l'être est donc ouverte à tous les moments incomplets et partiels dont souffre le processus cognitif, sans jamais renoncer à son but global.

Cinq siècles séparent Hegel de Duns Scot. Comme nous le verrons dans notre propos sur la méthode de la métaphysique, cette longue période a été en grande partie consacrée à divers efforts d'élaboration des possibilités de définir le connaître comme un regard. Efforts qui devaient inévitablement aboutir à un échec. Si le lecteur ne peut accepter que ce constat d'échec et d'impossibilité soit définitif, c'est toutefois la conclusion que tire Hegel. Hegel ne peut donc tirer parti de la voie scotiste d’évitement de l'identification de la notion de l'être et de la notion de rien. Or Hegel n'a pas la voie libre de l'autre côté non plus. Il reconnaît effectivement un pur désir ayant un objectif sans restriction. Mais il ne peut identifier cet objectif avec un univers de l'être, avec un domaine d’existants et d'occurrences factuels. Car l'atteinte de l'être comme fait est fonction de l'atteinte de l'inconditionné de fait. Kant a ignoré cet élément constitutif du jugement, que Hegel ne redécouvre et ne rétablit pas. Le seul objectif que Hegel peut attribuer au pur désir est un univers de concrétude globale dénué de l'existentiel, du factuel, de l'inconditionné de fait. Il n'y a aucune raison pour appeler cet objectif l'être. Cet objectif est, dans la terminologie hégélienne, une Idée absolue. Il est le sommet global du processus dialectique immanent du pur désir passant de la position à l'opposition pour mener à l'élévation (sublation) qui entraîne une nouvelle position relançant le processus triadique jusqu’à l'atteinte de l’Idée absolue.

Si la visée que constitue le pur désir ne peut porter ni par rétrospection sur une réalité scotiste ni par anticipation sur un univers thomise des existants, néanmoins, dans la réalité psychologique, elle sous-tend et pénètre tous les contenus conceptuels. Elle est donc un facteur commun à tous les contenus conceptuels. Elle peut en être distinguée car elle n'est identique à aucun de ces contenus. Pourtant, si elle est distinguée de ces contenus, elle ne peut plus être distinguée de la notion de rien, car une telle distinction ne pourrait se fonder que sur le fait que la visée porte par rétrospection ou par anticipation sur quelque chose.

Il est intéressant de noter que, si mon propos cerne correctement les caractéristiques fondamentales de la pensée de Hegel, il montre par le fait même que, à en juger selon les critères hégéliens, l'hégélianisme fait erreur. Le Système de Hegel ne craint pas les faits : il explique tout fait qui s'y oppose en montrant qu'il s'agit là d'une manifestation d'un point de vue incomplet inclus dans le Système. Le Système de Hegel ne craint pas les contradictions : il explique toute contradiction posée à son encontre en révélant quels points de vue opposés et incomplets, que le Système intègre, donnent lieu aux termes que l'on dit contradictoires. La seule chose que le Système doit craindre, c'est de n'être lui-même rien de plus qu'un point de vue incomplet, et c'est ce qu'il est, de fait. Hegel cherche à réhabiliter la raison spéculative, détrônée par Kant. Or l'attaque kantienne avait comme base l'exclusion de l'inconditionné comme élément constitutif du jugement. Une réhabilitation complète de la conscience rationnelle humaine montrera que l'inconditionné est un élément constitutif du jugement. Ce que Hegel ne fait pas. Son point de vue est essentiellement le point de vue d'un penseur qui ne considère pas, et ne peut considérer, le factuel comme inconditionné, qui ne peut reconnaître des points de référence établis factuellement, qui ne peut poser une démarche progressive en distinguant ce qui est assurément certain, ce qui est plus ou moins probable, et ce qui est inconnu. Le champ visuel de Hegel est énorme; de fait, la portée de sa vision est sans restriction. Cependant, son contenu est toujours restreint, car il envisage toute chose telle qu'elle serait s'il n'y avait pas de faits. Il s'agit d'un cadre restreint qui peut exploser, ce qui entraînera l'attachement au factuel d'un Marx, ou imploser, ce qui donnera l'attachement au factuel d'un Kierkegaard. Un cadre dépassé automatiquement par quiconque, dans n'importe quel cas, saisit l'inconditionné de fait et l'affirme21.

C'est pour cette raison que nous avons abordé l'affirmation de soi avant la notion de l'être. L'affirmation de soi est l'affirmation du sujet connaissant, conscient empiriquement, intelligemment, rationnellement. Le pur désir de connaître est un élément constitutif à la fois de l'acte d'affirmation et du moi qui est affirmé. Or le pur désir de connaître est la notion de l'être puisqu'il est spontanément opératif dans le processus cognitif, tandis que l'être lui-même est le à-connaître vers lequel mène ce processus.


a à l'égard de Hegel (note 21): cette remarque n’exprime pas une simple réflexion après coup. Dans sa correspondance et les réflexions qu'il jette sur le papier au cours de ses études, en particulier dans le dossier 713 (1933-1938) et la lettre envoyée à son provincial en janvier 1935, Lonergan manifeste un intérêt particulier à l'égard de Hegel et de Marx. Cet intérêt de longue date constitue certes la base des passages d’Insight consacrés à l'histoire


1 Voir l'ouvrage de F.M. CORNFORD, Plato and Parmenides, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1939.

2 PLATON, le Sophiste, 254a.

3 Ibidem, 259e.

4 Ibidem, 259a.

5 Ibidem, 258c.

6 Ibidem, 263; ARISTOTE, De anima, III, 6, 430a 26.

7 Seconds Analytiques, II, 1, 89b 22-38.

8 La métaphysique, VII, 17.

9 Voir Suzanne MANSION, Le jugement d’existence chez Aristote, Louvain, Éditions de l'Institut Supérieur de Philosophie, 1946; Joseph OWENS, The Doctrine of Being in die Aristotelian Metaphysics: A Study in the Greek Background of Medieval Thought, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1951.

10 Voir Allan B. WOLTER, The Transcendentals and Their Function in the Metaphysics of Duns Scot, Saint-Bonaventure, New York, The Franciscan Institute, 1946; André MARC, L'idée de l’être chez saint Thomas et dans la scolastique postérieure, Paris, Beauchesne, 1933, Archives de Philosophie 10 (Cahier 1), p. 31-49.

11 MARC, L'idée..., p. 50-66.

12 Thomas d'AQUIN, Somme théologique, I, q. 12; I-II, q. 3, a. 8; Somme contre les Gentils, 3, cc. 25-63.

13 Somme théologique, I, q. 79, a. 7.

14 Somme théologique, I, q. 79, a. 2; Somme contre les Gentils, 2, c. 98.

15 Somme contre les Gentils, 2, c. 83, § 31; voir Bernard LONERGAN, La notion de Verbe dans les écrits de saint Thomas d’Aquin.

16 Thomas d'AQUIN, De Veritate, q. 11, a. 1, ad 3m.

17 Somme contre les Gentils, 2, c. 77 § 5.

18 Somme théologique, I, q. 84, a. 5.

19 Somme théologique, I, q. 2, a. 1.

20 Saint Thomas d'AQUIN, De ente et essentia, c. 1.

21 Il ne faut pas en conclure que j'ai à l'égard de Hegela une attitude purement négative. En fait, certaines démarches du présent ouvrage offrent un parallèle à certains traits caractéristiques du mouvement même de la pensée de Hegel. L'Aufhebung de Hegel rejette et retient à la fois : c'est ce que font nos points de vue supérieurs, à leur manière. La démarche de Hegel passe constamment du an sich au für sich, puis au an und für sich : de même tout notre raisonnement représente un mouvement passant des licences de la compréhension des mathématiques, des sciences et du sens commun, aux actes de compréhension eux-mêmes, puis à une compréhension de la compréhension.

 

 

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