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Les oeuvres de Bernard Lonergan |
DEUXIÈME PARTIE L'insight en tant que connaissance
11 L'affirmation de soi du sujet connaissant Nous avons exposé la théorie; passons maintenant à la pratique. Nous avons analysé le jugement, et montré comment il trouve son fondement dans la compréhension réflexive. Mais de fait y a-t-il des jugements corrects qui sont portés? À cette question incontournable nous répondrons en portant un jugement. Dans la foulée de notre examen du processus cognitif, le jugement que chacun d'entre nous est le plus à même de porter est l'affirmation de soi comme exemplaire d’un tel processus en tant que cognitif. « Soi » s'entend ici d'une unité-identité-totalité concrète et intelligible. « L'affirmation de soi » renvoie au double rôle du « soi », qui affirme et est affirmé à la fois. « L'affirmation de soi du sujet connaissant » signifie que le « soi » en tant qu'il est affirmé se caractérise par des occurrences d'actes tels que sentir, percevoir, imaginer, chercher, comprendre, formuler, réfléchir, saisir l'inconditionné et affirmer. L'affirmation à poser est un jugement de réalité. Il ne s'agit pas d’affirmer que j'existe en vertu d'une nécessité, mais simplement que j’existe de fait. Il ne s'agit pas d'affirmer que je suis un sujet connaissant en vertu d'une nécessité, mais simplement que je le suis de fait. Il ne s'agit pas d'affirmer que la personne qui accomplit les actes énumérés connaît réellement, mais simplement que j'accomplis ces actes, et que « connaître » pour moi ce n'est rien de plus que le fait d'accomplir de tels actes. L'affirmation de soi, comme tout jugement, repose sur une saisie de l’inconditionné. L'inconditionné est la combinaison 1) d'un conditionné, 2) d'un lien entre le conditionné et ses conditions et 3) de l'accomplissement des conditions. Le conditionné pertinent ici est l'énoncé « Je suis un sujet connaissant ». Le lien entre le conditionné et ses conditions peut se traduire par la proposition suivante : « Si je suis un sujet connaissant, je suis une unité-identité-totalité concrète et intelligible, qui se caractérise par des occurrences d'actes tels que sentir, percevoir, imaginer, chercher, comprendre, formuler, réfléchir, saisir l'inconditionné et juger. L’accomplissement des conditions est présent à la conscience. Le conditionné ne présente pas de difficulté. Il est simplement l'expression de ce qui doit être affirmé. Le lien ne présente pas non plus de difficulté : il est lui-même un énoncé de signification, et les conditions énumérées par cet énoncé nous sont devenues familières au cours de cette étude. L'élément qui pose problème est donc l'accomplissement des conditions. Nous allons préciser ce que nous entendons et ce que nous n'entendons pas par « conscience » et par « accomplissement des conditions ». 1. La notion de conscience Tout d'abord, il ne faut pas considérer la conscience comme une sorte de regard tourné vers l'intérieur. Les gens sont portés à se représenter la connaissance d'une chose comme un regard sur cette chose, et la conscience comme un regard à l'intérieur de soi. Non seulement ils donnent leur aval à ce genre de représentations imaginaires, mais ils ne sont pas à court de raisonnements pour les justifier. Connaître, diront-ils, c'est connaître quelque chose; c'est être exposé à la présence d'un objet; c'est la présence étrange, mystérieuse, irréductible, d'une chose à une autre. Par conséquent, même si connaître n'est pas exclusivement une affaire de vision oculaire, on peut néanmoins dire que connaître tient radicalement d'une activité de ce genre. Connaître, c'est fixer, intuitionner, contempler. Quels que soient les mots que l'on voudra bien employer, la conscience constitue une connaissance, et par conséquent une sorte de regard tourné vers l'intérieur. Or même si la conscience constitue un facteur du connaître, et même si le connaître est une activité à laquelle est lié un problème de l'objectivité, il y a un monde entre une explication de cette activité et le fait de s'attaquer au problème de l'objectivité. Notre propos se limite ici à une explication de l'activité. Nous avons donc défini le sujet connaissant, non pas en disant qu'il connaît quelque chose, mais uniquement en posant qu'il accomplit certains genres d'actes. De même, nous n'avons pas cherché à déterminer si le sujet connaissant se connaît lui-même, mais plutôt s'il accomplit l'acte de l'affirmation de soi. Par conséquent, même si certains lecteurs possèdent peut-être une remarquable aptitude à regarder en eux-mêmes et à intuitionner des choses de façon très claire et très distincte, nous n'allons pas fonder notre argumentation sur une telle performance. Car, après tout, d'autres lecteurs, à l'instar de l'auteur, ne trouvent pas beaucoup de gratification dans l'exercice du regard intérieur. Deuxièmement, nous entendrons par conscience (consciousness) l'existence d'une présence (awareness) immanente aux actes cognitifs. Nous avons déjà établi une distinction entre l'acte et le contenu; ainsi avons-nous distingué la vision et la couleur, l'audition et le son, l'imagination et l'image, l'insight et l'idée. Affirmer l'existence de la conscience c'est affirmer que le processus cognitif est non seulement une procession de contenus mais également une succession d'actes. C'est affirmer une différence radicale entre ces actes et les actes inconscients tels que le métabolisme de nos cellules, le maintien de nos organes, et les innombrables processus biologiques que la médecine contemporaine nous révèle. Les deux genres d'actes se produisent, mais les actes biologiques se produisent hors de la conscience, alors que les actes cognitifs se produisent dans la conscience. La vision n'est pas une simple réponse aux stimuli que sont la couleur et la forme, mais une prise de conscience (becoming aware) de la couleur et de la forme. L'audition n'est pas une simple réponse aux stimuli que sont les sons, mais une prise de conscience des sons. La vision diffère de l'audition, comme les couleurs diffèrent des sons. La vision et l'audition présentent toutefois une caractéristique commune : ces deux occurrences, en plus d'offrir un contenu, constituent des actes conscients. Un acte conscient n'est pas forcément un acte délibéré; nous sommes conscients de certains actes sans nous être demandé si nous allions oui ou non les accomplir. Un acte conscient n'est pas non plus forcément un acte auquel nous prêtons attention; bien sûr, il est possible d'élever la conscience en prêtant attention à l'acte lui-même, et non plus à son seul contenu, mais ce n'est pas ce déplacement de l'attention qui constitue la conscience. La conscience, en effet, est une qualité immanente à certains genres d'actes, qualité dont l'absence rendrait ces actes aussi inconscients que la croissance de nos cheveux. Un acte conscient, enfin, n'est pas forcément un acte que l'on isole pour le soumettre à une inspection, ni un acte dont on saisit la fonction dans le processus cognitif, ni un acte que I'on peut nommer, ni un acte que l'on peut distinguer d'autres actes, ni un acte dont l'occurrence est assurée. Faut-il en conclure que les expressions « acte conscient » et « acte cognitif » sont équivalentes? Une distinction s'impose. Tout d'abord, je ne pense pas que les actes cognitifs soient les seuls actes conscients. Deuxièmement, certains définiront la « vision » comme une « présence » (awareness) à la couleur», puis poseront que dans la vision on est présent à la couleur mais à rien d'autre et que si la « présence à la couleur » existe, une « présence à la présence » (awareness of awareness) concomitante relève de la pure fiction. Cette présentation des faits est à mon sens inexacte. Si la vision se ramène à une simple présence à la couleur, et si l'audition se ramène à une simple présence au son, pourquoi définir ces deux actes comme une « présence » (awareness)? Est-ce en raison d'une similitude quelconque entre la couleur et le son? Ou bien est-ce qu'il faut reconnaître, malgré leur disparité, que les actes de présence à la couleur et au son sont similaires? Dans ce cas, où se trouve la similitude? Ces deux actes sont-ils similaires parce qu'ils sont tous deux des occurrences, tout comme le métabolisme d'ailleurs? Ou bien sont-ils similaires parce qu'ils sont tous deux des actes conscients? On peut s'insurger contre l'expression « présence à la présence (awareness of awareness) », surtout si on s'imagine la présence (awareness) comme un regard et si on trouve absurde le fait de regarder un regard. On ne peut toutefois pas nier que dans l'acte cognitif tel qu'il se produit il y a un facteur, un élément ou une composante qui dépasse le contenu de cet acte, et que c'est ce qui différencie les actes cognitifs des occurrences inconscientes. 2. Conscience empirique, conscience intelligente, conscience rationnelle Conscience (consciousness) s'entend d'une présence (awareness) immanente aux actes cognitifs. Mais comme il y a différents genres d'actes cognitifs, la présence comporte différents genres correspondants. Une conscience empirique caractérise les actes de sentir, de percevoir et d'imaginer. Comme le contenu de ces actes est simplement un contenu présenté ou représenté, ainsi la présence (awareness) immanente à ces actes est le simple donné de ces actes. Il y a toutefois une conscience intelligente, qui caractérise la recherche, l'insight et la formulation. À ce niveau, en recherchant l'intelligible et en l'atteignant, le processus cognitif se montre par le fait même intelligent; le processus opère intelligemment. Il y a là une présence (awareness), certes, mais il s'agit en l'occurrence d'une présence (awareness) à l'intelligence, à ce qui s'efforce de comprendre, à ce qui se satisfait de la compréhension obtenue, à ce qui formule ce qui est compris, non à la manière de l'écolier répétant une définition par cœur, mais à la manière de quelqu'un qui formule une définition parce qu'il saisit en quoi elle cerne tout à fait son objet. Enfin, au troisième niveau, celui de la réflexion, de la saisie de l'inconditionné, du jugement, se manifeste la conscience rationnelle. Il y a émergence et application d'une loi unique, d'application très générale, la loi de la raison suffisante, la raison suffisante étant l'inconditionné. Cette conscience émerge comme une tension vers l'inconditionné et comme un refus de donner un assentiment sans réserve à un fondement qui serait en deçà de cet inconditionné. Elle parvient à saisir l'inconditionné, et cette saisie, par contrainte rationnelle, commande l'assentiment. Nous n'avons peut-être pas à nous étendre davantage sur la conscience empirique, car elle nous a servi à illustrer la différence entre les actes conscients et les actes inconscients. Nous pouvons par contre apporter quelques éclaircissements au sujet de la conscience intelligente et de la conscience rationnelle en les mettant en relief l’une par rapport à l'autre. Le sens commun et la science positive, chacun à sa façon, perçoivent que le monde matériel est soumis à des configurations intelligibles et régi par quelque loi de la causalité. Pour nous en tenir à ce que l'être humain connaît le mieux, c'est-à-dire ses propres artefacts, nous pouvons discerner dans ces artefacts un dessein intelligible; quant au fondement de leur existence, il se situe dans le travail de production. Or le dessein qui se réalise dans les choses a d'abord été le fruit de l'invention de l'intelligence; avant que soit entreprise la séquence des opérations de production, la valeur de ce dessein a été affirmée, sur la base de quelque raison suffisante ou apparemment suffisante. Le dessein intelligible se manifeste dans la chose, mais chez l'inventeur se trouvaient non seulement l'intelligibilité du côté de l'objet mais aussi la conscience intelligente du côté du sujet. La chose possède un fondement (groundedness) du fait que son existence s'explique par une séquence d'opérations; chez l'entrepreneur, par contre, en plus du fondement (groundedness) de son jugement, c'est dire des raisons qui l'ont amené à porter ce jugement, il faut reconnaître la conscience rationnelle qui exigeait de telles raisons pour porter un jugement. L'intelligence et l'intelligibilité constituent l'envers et l'endroit du deuxième niveau du connaître. L'intelligence cherche des configurations intelligibles dans les présentations et les représentations. Elle les saisit dans ses moments d'insight. Elle exploite cette saisie dans ses formulations et dans les opérations ultérieures, guidées elles aussi par des insights. De même, la rationalité et le fondement (groundedness) constituent l'envers et l'endroit du troisième niveau du connaître. La rationalité est réflexion lorsqu'elle cherche un fondement (groundedness) pour les objets de pensée; elle découvre ce fondement dans sa saisie réflexive de l'inconditionné; et elle l'exploite pour affirmer des objets parce qu'ils sont fondés. Les artefacts humains présentent une intelligibilité et un fondement (groundedness) qui appartiennent à l'envers du connaître, mais ne possèdent pas l'intelligence et la rationalité qui appartiennent à l'endroit. Les éléments de ce volet du connaître appartiennent au processus cognitif en ses deuxième et troisième niveaux. Ils n'appartiennent pas aux contenus qui émergent à ces niveaux, c'est-à-dire à l'idée et au concept, à l'inconditionné ou à ce qui est affirmé; au contraire, ils caractérisent les actes auxquels correspondent les contenus, et donc constituent des différenciations particulières de la présence (awareness) à la conscience (consciousness). Tout en révélant l'intelligibilité de l'objet, une conception pure et distincte manifeste l'intelligence du sujet. Tout en affirmant les choses telles qu'elles sont, un jugement exact et équilibré témoigne de la place dominante qu'occupe la rationalité chez le sujet. On demandera peut-être : « Ai-je réellement conscience de mon intelligence et de ma rationalité? » Voilà une question trompeuse, à mon sens. Elle laisse entendre qu'il y a un type de connaître au sein duquel l'intelligence et la rationalité se prêtent à une inspection. Je n'entends pas par là que l'on peut découvrir l'intelligence par introspection, comme cm pourrait pointer Calcutta sur une carte. Ce que je veux souligner, c'est que l'on a des états conscients et que l'on pose des actes conscients qui sont intelligents et rationnels. La conscience intelligente et la conscience rationnelle dénotent des caractéristiques du processus cognitif, qui n'ont pas trait aux contenus mais à la démarche déployée dans ce processus. Il me répugne de situer exactement sur un même plan l'astrologie et l'astronomie, l'alchimie et la chimie, la légende et l'histoire, l'hypothèse et le donné factuel. Les théories, aussi brillamment cohérentes soient-elles, ne me satisfont pas. Je tiens à aller plus loin, et à me demander : « Ces théories sont-elles vraies? » Mais d'où vient cette répugnance, cette insatisfaction, ce besoin d'aller plus avant? Ces questions sont autant de variations d'une expression plus fondamentale : je suis rationnellement conscient, j'exige une raison suffisante, que je trouve dans l'inconditionné, je n'accorde pas sans réserve mon assentiment à moins, et une telle exigence, une telle découverte, un tel engagement personnel ne se produisent pas comme la pousse de mes cheveux, mais au sein d'un champ de conscience (consciousness) ou de présence (awareness). Et s'il m'arrive par moments de glisser vers un état de demi-sommeil où les simples présentations et représentations se juxtaposent ou se succèdent, il ne s'agit pas là de mon état normal. Le monde fait de simples impressions, cher à Hume, se présente à moi comme un puzzle à reconstituer. Je veux comprendre, saisir des unités et des relations intelligibles, savoir de quoi il retourne et où j'en suis. L'éloge de l'esprit scientifique qui cherche, maîtrise, contrôle, n'est pas sans éveiller un écho, des résonnances profondes chez moi, puisque moi aussi, quoique plus modestement, je cherche et je saisis, j'appréhende ce qu'il faut faire et je perçois quand cela s'accomplit correctement. Mais que représentent de tels actes, sinon des variations sur l'expression plus fondamentale portant que je suis intelligemment conscient, et que la présence (awareness) qui caractérise les actes cognitifs du deuxième niveau contribue activement à l'intelligibilité de ses produits? Entre le récit de l'histoire d'Archimède et le récit d'une expérience mystique il y a une différence marquée. Ce que le mystique vit comme expérience m'est inconnu. En ce qui concerne Archimède, même si je n'ai jamais eu un insight aussi remarquable que le sien, je sais pourtant ce que c'est que de ne pas voir la solution pendant un temps puis d'arriver à la saisir, de ne disposer d'aucun indice à un moment donné, puis de piger tout à coup, de voir les choses sous un jour nouveau et d'en saisir la cohérence, de comprendre le pourquoi, la raison, l'explication, la cause. Après s'être écrié « J'ai trouvé! », Archimède aurait peut-être bien accueilli avec une certaine perplexité la question : « Avez-vous conscience d'avoir eu un insight? » Il ne fait aucun doute par contre qu'il avait conscience d'un apport sur le plan de la connaissance, d'un apport qu'il avait désiré très fort. Voulait-il gagner la faveur du roi? Cherchait-il à devenir célèbre? Peut-être. Mais à un niveau plus profond et de façon plus spontanée, il voulait savoir comment accomplir une chose particulière. Il voulait résoudre un problème. Il voulait comprendre. Sa conscience se situait au deuxième niveau, celui où elle cherche l'intelligible et, à partir d'insights partiels, enchaîne avec d'autres questions jusqu'à ce que survienne l'insight ultime qui met fin au questionnement et satis fait la conscience intelligente. 3. L'unité de la conscience Quatrièmement, il faut souligner l'existence des unités de la conscience. Il y a des contenus cognitifs; il y a également des actes cognitifs. À différents genres d'actes correspondent différents genres de présence (awareness) : empirique, intelligente, rationnelle. Or les contenus s'accumulent pour former des unités : ce qui est perçu est ce qui est objet de recherche, ce qui est objet de recherche est ce qui est compris, ce qui est compris est ce qui est formulé, ce qui est formulé est ce qui est objet de réflexion, ce qui est objet de réflexion est ce qui est saisi comme inconditionné, ce qui est saisi comme inconditionné est ce qui est affirmé. S'il y a des unités du côté de l'objet, il y en a également du côté du sujet. Les actes conscients ne sont pas autant d'atomes isolés, aléatoires, du connaître; un grand nombre de ces actes se combinent pour former un même connaître. Il y a similitude entre ma vision et votre audition, puisque ce sont là deux actes conscients; de plus, une comparaison entre ma vision et mon audition, ou entre votre vision et votre audition, permet de déceler une identité. Et cette identité est présente dans tout le processus. Le percept est objet de recherche, il est compris, formulé, soumis à la réflexion, saisi comme inconditionné, puis affirmé; une identité se manifeste également dans les actes de perception, de recherche, de compréhension, de formulation, de réflexion, de saisie de l'inconditionné et d’affirmation. De fait, la conscience (consciousness) est bien plus manifestement conscience de cette unité des divers actes que conscience des divers actes eux-mêmes, car c'est au sein de cette unité que les actes sont repérés et distingués, et c'est à cette unité que nous faisons appel lorsque nous parlons d'un champ de conscience et établissons une distinction entre des actes conscients qui se produisent à l'intérieur de ce champ et les actes inconscients qui se produisent à l'extérieur de ce champ. On pourrait aller jusqu'à dire que si l'unité de la conscience n'était pas donnée, il faudrait la postuler. Car un grand nombre de contenus, à divers niveaux, s'accumulent pour former un seul et même connu. Comment cela peut-il se produire? Comment des images peuvent-elles être tirées des sensations? Comment la recherche peut-elle porter sur les percepts? Comment l'insight peut-il porter sur des images? Comment la définition peut-elle faire appel à la fois aux images et aux idées saisies dans des insights? Comment la réflexion peut-elle porter sur des formulations? Comment la saisie de l'inconditionné peut-elle être obtenue grâce à la combinaison d'un conditionné, qui est établi par la pensée, et de l'accomplissement des conditions, qui est perçu par les sens? Comment chaque jugement peut-il émerger dans un contexte d'autres jugements qui en déterminent la signification, le complètent, le pondèrent, le défendent, de telle façon qu'il constitue un simple apport dans une connaissance beaucoup plus vaste? Je ne peux accomplir un acte de recherche portant sur votre expérience ou un acte de réflexion portant sur vos pensées. Or s'il n'y avait pas de « je », comment pourrait-on dire : « ma recherche » porte sur « mon expérience », ou : « ma réflexion » porte sur « mes pensées »? S'il n'y avait pas « une » conscience, à la fois empirique, intelligente et rationnelle, comment le jugement rationnel pourrait-il être porté à partir d'un inconditionné saisi dans la combinaison de la pensée et de l'expérience sensible? 4. L'unité, une donnée Nous avons dit que, si elle n'était pas donnée, il faudrait postuler l'unité de la conscience; mais de fait elle est donnée. Je n'entends pas par là bien sûr qu'elle soit l'objet de quelque regard tourné vers l'intérieur. Cela signifie plutôt que derrière un grand nombre d'actes se profile un même agent, que l'affirmation voulant que des actes sont conscients tient de l'abstraction, et que, concrètement, la conscience appartient à l'agent qui accomplit les actes. La vision et l'audition différent, puisque l'une est présence (awareness) aux couleurs, et l'autre, présence (awareness) aux sons. La vision et l'audition sont similaires, par ailleurs, puisqu'elles sont toutes deux présence (awareness). Par contre, la similitude entre ma vision et votre audition est une indication abstraite de la conscience (consciousness) qui, puisqu'elle est une donnée, constitue d'abord et avant tout une identité qui unit ma vision et mon audition, ou encore votre vision et votre audition. Nous nous sommes livrés à un effort visant à déterminer ce que signifie précisément la conscience. Nous avons posé qu'il ne s'agit pas de quelque regard tourné vers l'intérieur mais d'une qualité des actes cognitifs, d'une qualité qui est différente aux différents niveaux du processus cognitif, d'une qualité qui est concrètement l'identité immanente à la diversité et à la multiplicité du processus. Toutefois, un tel exposé sur la conscience — il convient de le souligner très fort – n'est pas la conscience en elle-même. L'exposé suppose la conscience dont il tire ses données pour la recherche, pour l'insight, pour la formulation, pour la réflexion, pour la saisie de l'inconditionné, pour le jugement. Or si la communication de l'exposé tient de la formulation et du jugement, l'exposé lui-même est ce qui est formulé et affirmé. En tant que donnée, la conscience n'est ni formulée ni affirmée. Qu'elle soit ou non formulée ou affirmée, la conscience est une donnée. Lorsque nous la formulons, nous ne devenons pas plus conscients : la formulation a simplement pour effet d'ajouter à nos concepts. Lorsque nous l'affirmons, nous ne devenons pas plus conscients : l'affirmation a simplement pour effet d'ajouter à nos jugements. Enfin, si l'affirmation de la conscience n'accroît pas la conscience, la négation de la conscience ne la diminue pas, car la nier n'aura pour effet que d'ajouter à la liste de nos jugements, et non de soustraire quelque chose des fondements de nos jugements possibles. Cette observation nous amène à notre deuxième sujet. Nous nous sommes proposé de préciser l'acception du terme « conscience ». Nous nous sommes proposé également de préciser le sens de « l'accomplissement expérientiel des conditions d'une affirmation du conditionné ». Par « l'accomplissement expérientiel », nous n'entendons pas le conditionné, ni le lien existant entre le conditionné et ses conditions, ni les conditions en tant que formulées, ni, à plus forte raison, les conditions en tant qu'affirmées. Par « l'accomplissement expérientiel », nous entendons que les conditions qui sont formulées doivent également se trouver à l'état rudimentaire dans le processus cognitif. De même que la recherche permet de passer du perçu-et-non-compris au perçu-et-compris, ainsi, il est possible, à l'inverse, d'aller du perçu-et-compris au simplement-perçu. Ce mouvement inverse est ce que l'on entend communément par la vérification. Si d'une théorie plus générale je tire la formule PV = 64, je peux donc déduire que, lorsque P représente 2, 4, 8, 16, 32, la valeur de V sera théoriquement de 32, 16, 8, 4, 2. Si j'établis le dispositif adéquat et assure la mise en place des conditions appropriées définies par la théorie, je peux passer de l'inférence théorique à un contrôle expérimental. Les résultats de l'expérience (experiment) peuvent être exprimés en une série de propositions, telles que l'énoncé suivant : lorsque la valeur de P était de 2 environ, celle de V était d'environ 32. Mais l'expérience (experiment) ne nous a pas donné une telle série d'énoncés, aussi justes fussent-ils. Ceux-ci représentent des jugements de réalité; ces jugements reposent sur une saisie de l'inconditionné; et cette saisie repose sur des formulations et sur des expériences visuelles. L'expérience (experiment) ne donne ni des énoncés ni des jugements, ni une compréhension réflexive, ni des formulations : elle donne simplement des expériences visuelles. Et ces expériences visuelles, elle ne les donne pas dans le dispositif de la description, mais au niveau de la simple vision. Si vous dites que la valeur de P est 2 lorsque l’aiguille d'un cadran se trouve à un certain endroit, vous exprimez là un jugement. Si vous dites que la valeur de V est 32 lorsque certaines dimensions d'un objet coïncident avec certaines dimensions d'une règle à mesurer, vous exprimez un autre jugement. Tout ce que vous voyez, c'est une aiguille se trouvant à un certain endroit sur un cadran, ou les dimensions d’un objet coïncidant avec des unités marquées sur une règle à mesurer. Et ce n'est pas cette description que vous voyez, mais simplement ce qui est ainsi décrit. Bref, la vérification est une configuration appropriée d'actes de contrôle; les actes de contrôle constituent des inversions, depuis les formulations de ce qui serait perçu jusqu'aux contenus cognitifs correspondants, mais plus rudimentaires, de la perception ou de la détection sensible. La formulation comporte toujours des éléments tirés de la recherche, de l'insight et de la conception. Cependant, à cause du contrôle, nous pouvons dire que la formulation ne tient pas de la pure théorie, qu'elle n'est pas simplement supposée, simplement postulée ou simplement inférée, que sa composante sensible est une donnée. Or à une inversion qui mène à ce qui est donné sur le plan sensible correspond une inversion qui mène à ce qui est donné sur le plan de la conscience. La première démarche inversée part de ce qui est compris en tant que compris, de ce qui est formulé en tant que formulé, de ce qui est affirmé en tant qu'affirmé, pour aboutir à ce qui est simplement perçu par les sens, tandis que la deuxième démarche inversée part de ce qui est compris, formulé, affirmé comme tel, pour aboutir à ce qui est simplement donné. Ainsi, dans l'affirmation de soi du sujet connaissant, le conditionné est l'énoncé « Je suis un sujet connaissant ». Le lien entre le conditionné et ses conditions est exprimé dans la proposition « Je suis un sujet connaissant si je suis une unité qui accomplit certains genres d'actes ». Les conditions en tant que formulées sont l'unité-identité-totalité qui doit être saisie dans les données en tant qu'éléments distincts et les genres d'actes qui doivent être saisis dans les données en tant que semblables. Mais l'accomplissement des conditions dans la conscience implique une inversion permettant de passer de ces formulations à l'état plus rudimentaire de ce qui est formulé, état où il n'y a plus formulation mais simplement expérience. 5. L'affirmation de soi Ces clarifications ayant été fournies, nous allons maintenant aborder la question : « Suis-je un sujet connaissant? » Chacun doit se poser cette question à son sujet. Or chaque personne qui se pose cette question est rationnellement consciente, car il s'agit d'une question relevant de la réflexion, qui commande comme réponse un « oui » ou un « non ». Poser la question ne consiste pas à en répéter le libellé, mais à entrer dans l'état dynamique où l'esprit ne se contentant pas de pures théories exige des éléments factuels, et cherche à saisir « s'il en est bien ainsi ». De plus, la question n'est pas n'importe quelle question. Si je la pose, c'est que j'en connais la signification. Qu'est-ce que j'entends par « je »? Il est bien difficile de formuler la réponse à cette question, mais, étrangement, obscurément, je sais très bien ce que ce mot signifie sans que le sens en soit formulé et, en raison de cette présence (awareness) obscure mais familière, je trouve à redire à diverses formulations du sens de « je ». Autrement dit, la conscience revêt le « je » d'une signification rudimentaire, laquelle n'a trait ni à la multiplicité, ni à la diversité des contenus, ni à celle des actes conscients, mais plutôt à l'unité qui les accompagne. Mais si la conscience revêt le « je » d'une signification rudimentaire, alors elle assure l'accomplissement d'un élément des conditions de l'affirmation : « Je suis un sujet connaissant ». La conscience assure-t-elle l'accomplissement des autres conditions? Est-ce que je vois, ou suis-je aveugle? Est-ce que j'entends, ou suis-je sourd? Est-ce que j'essaie de comprendre, ou bien la distinction entre l'intelligence et la stupidité ne s'applique-t-elle pas à moi davantage qu'à une pierre? Ai-je quelque expérience de l'insight, ou l'histoire d’Archimède m'est-elle aussi étrangère que l'exposé de Plotin sur la vision de l’Un? Est-ce que je conçois, est-ce que je pense, est-ce que je considère, est-ce que je suppose, est-ce que je définis, est-ce que je formule, ou bien mon parler ressemble-t-il à celui d'un perroquet? Je réfléchis, puisque je me demande si je suis un sujet connaissant. Je me demande : « Est-ce que je saisis l'inconditionné, sinon dans d'autres cas, du moins dans celui-ci? » Si je saisissais l'inconditionné, ne serais-je pas contraint rationnellement d'affirmer que je suis un sujet connaissant, et placé devant une alternative : ou je formule cette affirmation, ou je trouve une échappatoire, une faille, une incohérence, dans l'exposé de la genèse de l'affirmation de soi? Chacun doit se poser ces questions à son sujet, et y répondre pour lui-même. Mais le fait même que ces questions soient posées et la possibilité qu'elles reçoivent une réponse constituent déjà une raison suffisante pour donner une réponse affirmative. 6. L'affirmation de soi, une loi immanente L’exposé de l'affirmation de soi, qui précède, en souligne l'aspect positif. Il s’agit d'un jugement de réalité, lequel repose donc fortement sur l’élément expérientiel du connaître. Il s'agit toutefois d'un type de jugement particulier, car il présente diverses harmoniques. Je pourrais ne pas être, et pourtant je suis. Je pourrais être autre que je suis, et pourtant, de fait, je suis ce que je suis. Le contingent, à supposer qu'il soit un fait, devient conditionnellement nécessaire, et cette pièce de logique élémentaire situe l’affirmation de soi purement factuelle dans un contexte de nécessité. Suis-je un sujet connaissant? Une réponse affirmative à cette question sera cohérente, car si je suis un sujet connaissant, je peux connaître ce fait. Une réponse négative, par contre, sera incohérente, car si je ne suis pas un sujet connaissant, comment pourrais-je poser la question et y répondre? Et une réponse mitigée (« je ne sais pas ») ne sera pas moins incohérente. Car si je connais le fait que je ne connais pas, alors je suis un sujet connaissant. Et si je ne connais pas le fait que je ne connais pas, alors je ne devrais pas répondre à la question. Suis-je un sujet connaissant? Si je ne le suis pas, alors je ne connais rien. Je n'ai qu'à me taire. Et à me taire, non en observant le silence excusé et expliqué du sceptique, mais plutôt en affichant le silence complet de l'animal qui se contente, sans excuse ni explication, d'une vie confinée au plan sensible. Car si je ne connais rien, je ne connais pas d'excuses pour ne rien connaître. Et si je ne connais rien, alors je ne peux connaître l'explication de mon ignorance. C'est cette nécessité conditionnelle du fait contingent qui engage le propos du sceptique dans une contradiction. Si, sous l'influence de Freud, j'en viens à affirmer que toute pensée et toute affirmation ne sont que des sous-produits de la libido, alors, puisque je n'ai admis aucune exception, mon affirmation est forcément une simple assertion provenant d'une source suspecte. Si, en y repensant bien, j'admets une exception, me voilà obligé de reconnaître les présupposés nécessaires de cette exception. L'élaboration et l'acceptation de cette liste de suppositions marqueront l'abandon de mon scepticisme. Le précepte aristotélicien voulant qu'il faut amener le sceptique à s'exprimer tire son efficacité non seulement de la nécessité conditionnelle du fait contingent mais également de la nature, des éléments spontanés et inévitables que l'on trouve dans la nature et qui accompagnent ce fait Pourquoi le sceptique, quand il s'exprime, tient-il un discours qui n'est pas du charabia? Pourquoi l'interlocuteur du sceptique peut-il l'embarrasser en l'amenant à se contredire? Parce que le sceptique est empiriquement, intelligemment et rationnellement conscient. Parce qu'il n'a pas le choix à cet égard. Parce qu'il lui faut déployer une ingéniosité extrême pour ne pas trahir sa vraie nature. Parce que, si ces efforts d'ingéniosité portaient fruit, leur seul résultat serait de le faire passer pour un idiot et de le priver de son droit à se faire entendre. Cet aspect mérite un peu plus d'attention. Le processus cognitif ne se situe pas à l'extérieur du domaine de la loi naturelle. Non seulement j'ai le pouvoir de mettre en lumière certains types d'actes lorsque certaines conditions sont réunies, mais, avec une régularité statistique, les conditions sont réunies et les actes se produisent. Je ne peux éviter les sensations, les percepts et les images. Ils se produisent de façon constante pendant le jour; en outre les images continuent souvent d’affluer pendant mon sommeil. Je peux sans doute exercer un contrôle sélectif sur ce que me présentent les sens, sur ce que je perçois ou imagine. Mais il y a un choix que je ne peux pas faire : celui d'éviter que mes sens me présentent quoi que ce soit, celui de ne rien percevoir, de ne rien imaginer. Non seulement le contenu de ces actes m'est imposé, mais la conscience est jusqu'à un certain point inséparable des actes. Et cette conscience n'est pas simplement un agrégat d'atomes isolés; c'est une unité. Si je ne peux éviter les présentations et les représentations, je ne peux non plus m'en satisfaire. Spontanément, je suis pris d'un étonnement qui, selon Aristote, marque le commencement de toute science et de toute philosophie1. J'essaie de comprendre, j'entre, sans poser de question, dans l'état dynamique qui est révélé dans les questions relevant de la compréhension. Théoriquement, il y a une disjonction entre « être intelligent » et « ne pas être intelligent ». Mais à la disjonction théorique ne correspond pas chez moi un choix pratique. Je peux chercher à désavouer l'intelligence. Je peux ridiculiser ses aspirations. Je peux en réduire l'usage à un minimum. Mais il ne s'ensuit pas que je puisse l'éliminer. Je peux mettre tout le reste en question, mais mettre en question le questionnement serait une démarche autodestructrice. Je pourrais faire appel à l'intelligence pour concevoir un plan me permettant d'échapper à l'intelligence, mais cet effort pour échapper à l'intelligence ne ferait que révéler mon engagement dans sa démarche, et, fait étrange, je chercherais à procéder intelligemment et voudrais poser que cette démarche pour échapper à l’intelligence était un choix tout ce qu'il y a de plus intelligent. Je ne saurais me satisfaire du flot cinématographique des présentations et des représentations; je ne saurais donc non plus me satisfaire de la recherche, de la compréhension et de la formulation. Je peux dire que ce n'est pas la proie mais la poursuite qui m'intéresse; mais je prends bien soin de confiner ma poursuite aux secteurs où se trouve la proie. Si, par-dessus tout, je veux comprendre, je veux comprendre les faits tout de même. Une fois la compréhension obtenue, aussi prodigieuse soit-elle, elle donne simplement lieu, inévitablement, à la question ultérieure : « En est-il bien ainsi? » Le progrès de la compréhension, inévitablement, est interrompu par la vérification qu'opère le jugement. L'intelligence peut être comparée à un pur-sang qui se lance dans la course avec enthousiasme. Or ce pur-sang a un cavalier en selle; et sans cavalier le meilleur cheval se fera vite distancer. Si nous posons avec insistance que la science moderne envisage un avenir indéfini de révisions répétées, cela ne veut pas dire que nous accusions une indifférence à l'égard des faits. Bien au contraire, ce sont justement les faits qui exigeront les révisions, qui provoqueront la mise au rancart des théories brillantes de la compréhension antérieure, qui feront que chaque nouvelle théorie sera meilleure, parce que plus près des faits. Mais qu'est-ce que « les faits »? Quel est ce quelque chose de net, de précis, de définitif, d'irrévocable que nous appelons « les faits? » Voilà une question trop vaste pour être résolue ici. Chaque philosophie a une vision particulière de ce qu'est un fait, ainsi que sa théorie conséquente touchant la nature précise de notre connaissance des faits. Nous ne pouvons pour le moment que tenter d'énoncer ce que se trouve à signifier l'expression « connaître les faits ». Manifestement, donc, le fait est concret, tout comme les sens ou la conscience. Et le fait est intelligible; il est indépendant de toute théorie douteuse, mais il n'est pas indépendant de l'insight, plus modeste, et de la formulation nécessaire à sa précision et à sa justesse. Enfin, il est un inconditionné de fait. Il pourrait ne pas avoir été. Il pourrait avoir été autre. Mais, dans l'état effectif des choses, le fait possède une nécessité conditionnelle, et rien ne peut maintenant y changer quoi que ce soit. Le fait combine donc le caractère concret de l'expérience, le caractère déterminé de l'intelligence juste, et le caractère absolu du jugement rationnel. Il constitue l'objectif naturel du processus cognitif humain. Il est l'unité anticipée à laquelle la sensation, la perception, l'imagination, la recherche, l'insight, la formulation, la réflexion, la saisie de l'inconditionné et le jugement apportent leurs différentes contributions complémentaires. Chez Newton, la connaissance de la rotation de l'eau dans un seau était connaissance d'un fait, même si pour lui elle signifiait la connaissance de l'espace absolu. Lorsque la mécanique quantique et la relativité posent le non-imaginable en une variété à quatre dimensions, elles mettent en lumière le fait suivant, qui n'est guère surprenant : l'intelligence scientifique et le jugement vérificateur dépassent le domaine de l'imagination pour atteindre le domaine des faits. Comme nous l'avons mentionné, la délimitation de ce domaine représente un problème difficile et complexe. Ce que nous cherchons à établir ici, c'est que nous sommes poussés à accomplir une telle délimitation. Nous y sommes poussés, non parce que nous connaissons ce domaine et avons conscience de sa valeur, mais parce que nous sommes incapables de contourner l'expérience, parce que nous sommes subtilement gagnés par l'éros qui est désir de compréhension, parce que la satisfaction de ce désir entraîne inévitablement l'entrée en scène d'une rationalité, qui nous est identique, et qui exige l'absolu, refuse un assentiment sans réserve à l'égard de ce qui serait moins que l'inconditionné et, lorsqu'un tel inconditionné est atteint, nous contraint à un engagement nous soumettant à un Anankè immanent. La norme de l'inconditionné a de quoi désespérer le sceptique. Elle révèle les limites des produits de la compréhension humaine. Aussi grandes soient les réalisations de la science moderne, de loin préférables aux conjectures de jadis, elles n'atteignent pas à l'inconditionné, mais s'en approchent simplement, aux yeux de la conscience rationnelle qui leur attribue le modeste statut de la probabilité. La conscience rationnelle peut critiquer les réalisations de la science, et pourtant elle ne peut se critiquer elle-même. L'esprit critique peut tout soupeser, mais à la condition de ne pas se critiquer lui-même. L'esprit critique est une spontanéité auto-affirmative qui exige une raison suffisante pour tout le reste, mais n'offre aucune justification pour étayer une telle exigence. L'esprit critique surgit, tel un donné factuel, et cherche à engendrer une connaissance des faits, à faire passer le processus cognitif des structures conditionnées de la compréhension à une affirmation sans réserve de l'inconditionné. Il advient. Il va advenir chaque fois que les conditions de la réflexion seront réunies. Et ces conditions sont réunies avec une régularité statistique. Mais ce n'est pas tout : je suis entraîné, impliqué, engagé (involved, engaged, committed) dans ce processus. La disjonction entre la rationalité et la non-rationalité représente une alternative abstraite, et non un choix concret. La rationalité est ma dignité même, et j'y suis si étroitement attaché qu'il me faudrait les meilleures raisons du monde pour l'abandonner. Je m'identifie tellement à ma rationalité, de fait, que si je manque à ses normes élevées je me trouve devant cette alternative : ou bien me repentir de cette sottise ou bien la rationaliser. Nous avons considéré l'affirmation de soi comme un jugement de réalité concret. Nous avons souligné la contradiction qu'implique une négation de soi. Nous avons discerné, derrière cette contradiction, les éléments naturels incontournables et spontanés qui constituent la possibilité du connaître, et ce, non pas en démontrant qu'il est possible de connaître, mais, de façon pragmatique, en nous engageant dans ce processus. Et en dernier ressort nous ne pouvons pas dégager un fondement plus profond que cet engagement pragmatique. Le fait même de chercher ce fondement nous entraîne dans un cercle vicieux. Car pour cela il faut faire appel au processus cognitif. Et le fondement à dégager ne sera pas plus assuré, plus solide, que la recherche visant à le dégager. Je pourrais ne pas être, ou je pourrais être autre : de même, mon connaître pourrait me pas être ou pourrait être autre. C'est le fait contingent, et non la nécessité, qui constitue la base ultime de notre connaître, et ces deux actions, l'établissement du fait et notre engagement dans le processus du connaître, sont non pas successives mais simultanées. Le sceptique n'est donc pas engagé dans un conflit avec la nécessité absolue. Il pourrait ne pas être. Il pourrait ne pas être un sujet connaissant. Il y a contradiction lorsqu'il utilise le processus cognitif pour le nier. 7. La description et l'explication ll y a un autre aspect à considérer. L'affirmation de soi dont nous avons traité est-elle de l'ordre de la description de la chose-prise-par-rapport-à nous ou de l'ordre de l'explication de la chose-prise-en-elle-même? Nous avons parlé d'éléments naturels incontournables et spontanés. Mais avons-nous présenté ces éléments comme ils sont en eux-mêmes ou comme ils sont par rapport à nous? Or, nous devons d'abord nous pencher sur une question préalable. La distinction établie plus haut entre description et explication a été exposée en fonction de termes qui suffisent à exprimer la différence qui existe dans les domaines de la science positive, mais les sciences humaines présentent un élément que l'on ne trouve pas dans d'autres disciplines. L'étude de l'être humain, comme l'étude de la nature, s'amorce par la recherche et l'insight sur des données sensibles. L'étude de l'être humain, comme l'étude de la nature, peut passer des relations descriptives entre l'objet et le chercheur aux relations explicatives qui se créent immédiatement entre les objets. Comme le physicien qui mesure, établit des corrélations entre les mesures et définit implicitement les corrélatifs par les corrélations, ainsi le spécialiste des sciences humaines peut, délaissant l'approche littéraire, déterminer des corrélations économiques, politiques, sociologiques, culturelles et historiques. Or le spécialiste des sciences humaines dispose, en outre, par sa conscience, d'un accès immédiat à l'être humain, accès qu'il peut utiliser de deux façons. D’une façon descriptive, d'abord. Voilà comment nous avons amorcé notre exposé par la présentation d'un événement appelé insight Nous avons souligné plusieurs choses à son égard : il apporte une satisfaction, il arrive à l'improviste, son émergence est davantage conditionnée par un état dynamique intérieur de recherche que par les circonstances extérieures, la première émergence est difficile mais, par la suite, cette occurrence peut se répéter aisément et spontanément, des actes particuliers d'insight peuvent s'accumuler pour former des ensembles portant sur un même sujet, de tels ensembles peuvent rester sans formulation précise, ou être transformés en une doctrine systématique. Nous avons tout naturellement présupposé et utilisé cette description générale de l'insight quand est venu le moment de l'examiner de plus près. Nous avons également présupposé un tel examen dans notre exposé de l'abstraction explicative et du système explicatif ainsi que dans notre étude de la méthode empirique. De plus, comme les données, les percepts et les images précèdent la recherche, l'insight et la formulation, et comme toute définition est consécutive à la recherche et à l'insight, il était nécessaire de définir les données, les percepts et les images comme les matériaux présupposés et complétés par la recherche et l'insight, tout comme il était nécessaire d'établir une distinction entre ces éléments en opposant les formulations de la science empirique à celles des mathématiques, de même que les formulations de ces deux disciplines à celles du sens commun. Enfin, l'analyse du jugement et l'exposé de la compréhension réflexive ont consisté en une mise en relation de ces actes, entre eux d'abord, puis avec les formulations de la compréhension et enfin avec la réunion des conditions décelée par l'expérience. Comme le lecteur sera à même de le constater, le procédé initial de la description a graduellement fait place à la définition par mise en relation, et les relations définissantes qui ont été établies étaient immédiatement des relations entre différents genres d'états ou d'actes cognitifs. Or une définition faisant appel à ce type de relation est explicative. Le procédé descriptif a donc cédé le pas au procédé explicatif. Il existe donc deux types de description et deux types d'explication. S'il commence par un examen des données des sens, le chercheur décrit d'abord, pour ensuite expliquer. Et s'il commence par un examen des données de la conscience, encore là, le chercheur se met d'abord à décrire puis en vient à expliquer. Il existe pourtant une importante différence entre les deux types d'explication. Car l'explication fondée sur les données des sens peut réduire les éléments d'hypothèse au minimum mais elle ne peut les éliminer complètement, tandis que l'explication fondée sur les données de la conscience peut écarter complètement ce qui n'est que supposé, postulé, inféré. Premièrement, l'explication fondée sur les données des sens peut réduire l'hypothèse au minimum. Voilà bien sûr le propos du principe de la pertinence. La loi de la chute des corps, découverte par Galilée, ne suppose ou ne postule pas simplement la distance, ou le temps, ou encore les mesures de la distance ou du temps. Elle ne suppose ou ne postule pas simplement la corrélation entre la distance et le temps. Il y a en effet une certaine relation entre ces deux éléments étant donné qu'un corps parcourt en tombant une plus grande distance s'il tombe pendant une période de temps plus longue. Et les mesures effectives fondent une détermination numérique de cette relation. De plus, ce qui vaut pour la loi de la chute des corps vaut également pour les autres lois de la mécanique. D'aucuns pourront soutenir que le recours à la recherche, à l'insight, à la formulation et à la généralisation conséquente tient de la pure supposition, de la pure postulation. Mais du moins il ne s'agit pas là du type de pure supposition que la science empirique évite systématiquement ou que les scientifiques craignent sérieusement de voir éliminer, dans quelque méthode de recherche plus intelligente qu'on finira par concevoir et entériner un jour. Pour cerner l'élément de pure supposition qui rend chaque système de la mécanique sujet à des révisions futures, il faut prêter attention, non plus aux lois particulières, mais à l'ensemble des termes et des relations primitifs auxquels le système a recours dans la formulation de toutes ses lois. Autrement dit, il faut distinguer, par exemple, la masse telle qu'elle est définie par des corrélations entre des masses et, par ailleurs, la masse qui occupe la position avantageuse de concept mécanique ultime. Tout nouveau système de la mécanique devra satisfaire aux données que recouvre actuellement la notion de masse. Il n'est toutefois pas nécessaire que tout nouveau système de la mécanique satisfasse aux mêmes données grâce à un recours à notre concept de masse. L'évolution de ce domaine pourrait entraîner l'introduction d'un ensemble différent de concepts ultimes, une reformulation conséquente de toutes les lois, et donc le détrônement pour ainsi dire de la notion de masse, qui perdrait la position qu'elle occupait parmi les concepts ultimes du système mécanique. Par conséquent, si elle peut réduire l'hypothétique au minimum, la méthode empirique ne peut l'éliminer complètement. Ses concepts, comme concepts, ne sont pas hypothétiques, car ils sont définis implicitement par des corrélations établies empiriquement. Ses concepts, néanmoins, comme concepts systématiquement significatifs, comme concepts ultimes ou dérivés, comme concepts préférés à d'autres concepts qui pourraient être atteints de façon empirique, contiennent un élément tenant de la simple supposition. Car c'est dans le travail de systématisation que se produit la sélection de certains concepts comme concepts ultimes, et ce travail est provisoire. A chaque époque, un système est entériné parce qu'il fournit l’explication la plus simple de tous les faits connus. En même temps, il est reconnu qu'il peut y avoir des faits inconnus mais pertinents, que ces faits pourraient susciter de nouvelles questions menant à de nouveaux insights et que les nouveaux insights pourraient entraîner une révision radicale du système entériné. Deuxièmement, l'explication fondée sur les données de la conscience peut échapper à cette limitation. Je n'entends pas par là, bien sûr. que l'élaboration d'une telle explication ne doive pas passer par la série de révisions qu'implique le processus autocorrectif de l'apprentissage. Et je ne veux pas dire que l'explication, une fois établie, ne puisse plus faire l'objet de révisions mineures qui, sans la modifier dans ses grandes lignes, la rendraient plus précise et plus détaillée. Je ne soutiens pas non plus, ici, que la nature humaine et par conséquent la connaissance humaine sont immuables, et que ne pourraient voir le jour une nouvelle nature, une nouvelle connaissance, auxquelles la présente théorie ne puisse pas s'appliquer. Ce qui est exclu, c'est la révision radicale qui implique le remplacement des termes et des relations fondamentaux de l'exposé explicatif de la connaissance humaine qui sous-tend le sens commun, les mathématiques et la science empirique d'aujourd'hui. 8. L'impossibilité d'une révision L'impossibilité d'une telle révision ressort dans la notion même de révision. Le réviseur fait appel à des données. Il estime que la théorie précédente ne fournit pas une explication satisfaisante de toutes les données. Il est convaincu de disposer d'insights complémentaires lui permettant d'obtenir des énoncés plus justes. Il montre que ces énoncés sont, soit inconditionnés, soit plus proches de l'inconditionné que les énoncés antérieurs. Or si elle se déroule conformément à la description que nous venons de présenter, la révision présuppose un déploiement du processus cognitif aux trois niveaux que sont l'attention aux données, la compréhension et la réflexion; elle présuppose l'aspect cumulatif et la complémentarité des insights; elle présuppose que les insights visent une limite désignée par le qualificatif « satisfaisant »; elle présuppose une saisie réflexive de l'inconditionné ou de ce qui s'approche de l'inconditionné. La révision ne peut de toute évidence réviser ses propres présuppositions. Un réviseur ne peut faire appel à des données pour nier les données, à ses nouveaux insights pour nier les insights, à sa nouvelle formulation pour nier la formulation, à sa saisie réflexive pour nier la saisie réflexive. Le même propos peut être présenté autrement. Les adeptes du relativisme populaire ont l'habitude de soutenir que la science empirique constitue la forme la plus fiable de la connaissance humaine; or la science empirique est sujette à être révisée indéfiniment; donc, toute connaissance humaine est également sujette à être révisée indéfiniment. Un tel raisonnement est nécessairement fallacieux. Il faut connaître d'une manière définitive les caractéristiques invariantes de la connaissance humaine pour pouvoir affirmer que la science empirique est sujette à être révisée indéfiniment. Et qui connaît de manière définitive les caractéristiques invariantes de la connaissance humaine connaît ce qui n'est pas sujet à révision. De plus, manifestement, une telle connaissance surpasse la science empirique au moins en ce qu'elle n'est pas sujette à révision. 9. L'affirmation de soi dans la possibilité des jugements de réalité Nous pouvons parvenir à la même conclusion en énonçant les conditions a priori de tout jugement de réalité possible. Car tout jugement de réalité peut être représenté par un « oui » ou un « non » donné comme réponse à la question : « En est-il bien ainsi? » La réponse sera rationnelle, c'est-à-dire qu'elle reposera sur une raison suffisante connue. Et la réponse sera absolue : le « oui » exclut tout à fait le « non », et le « non » exclut tout à fait le « oui ». Par conséquent, puisque la raison suffisante connue pour une réponse absolue doit elle-même être absolue et connue, le « oui » ou le « non » doit être posé à partir de quelque appréhension ou saisie de l'inconditionné. Or le jugement de réalité ne pose pas qu'« il doit en être ainsi » et qu'il ne pourrait en être autrement; il établit simplement qu'il en est ainsi. Par conséquent, l'inconditionné sur lequel se fonde le jugement de réalité ne sera pas un inconditionné formel mais un inconditionné de fait. La première condition de tout jugement de réalité possible est donc la saisie 1) d'un conditionné, 2) d'un lien entre le conditionné et ses conditions, et 3) de l'accomplissement des conditions. C'est une telle saisie qui réalise la transition depuis la question : « En est-il bien ainsi? » vers une réponse rationnelle et absolue. Cette première exigence présuppose toutefois d'autres exigences. L'énoncé du jugement de réalité (« il en est ainsi ») porte un sujet grammatical apparent (« il ») derrière lequel il faut voir le sujet réel : le conditionné, connu comme conditionné, qui, moyennant que ses conditions soient remplies, est saisi comme inconditionné de fait. La question relevant de la réflexion doit être précédée d'un niveau d'activité qui produit le conditionné en tant que conditionné, le conditionné en tant que relié à ses conditions. Il s'agit là cependant d'un niveau de compréhension, où sont établies des unités systématiques et des relations systématiques. De plus, ce niveau sera marqué par un développement sans contrainte, car sans liberté de développement les questions de fait ne surgiraient pas. Les seuls conditionnés à envisager seraient des conditionnés dont les conditions sont remplies. La réponse dans ce cas serait toujours un « oui » automatique; et si la réponse était toujours un « oui » automatique, il ne serait aucunement nécessaire de soulever des questions de fait. Pourtant, même s'il y a liberté de développement des unités et des relations systématiques ce développement ne pourrait se produire dans quelque pur isolement par rapport aux conditions à remplir. Si le développement se produisait dans un tel isolement, il serait impossible de dire si oui ou non les conditions sont remplies; et si cela était impossible, les jugements de réalité ne pourraient se produire. Cette considération nous amène à la deuxième condition du jugement de réalité. Il s'agit d'un niveau d'activité intellectuelle qui établit des unités et des relations systématiques 1) affichant une certaine indépendance à l'égard d'un champ de conditions à remplir et 2) renvoyant à un tel champ. Cette deuxième exigence en présuppose une troisième. Il doit avoir un champ de conditions à remplir. Plus exactement, puisque les conditions et ce qu'elles conditionnent sont simultanés, il doit y avoir un champ antérieur contenant en puissance des conditions à remplir. Ces éléments ne seront en eux-mêmes ni conditionnants ni conditionnés; ils seront simplement donnés. Enfin, la possibilité est concrète. Le logicien peut dire qu'une « montagne d'or » est chose possible si le fait de supposer une telle montagne ne comporte aucune contradiction intrinsèque. En réalité, la possibilité d'une montagne d'or est fonction de la disponibilité des moyens d'acquisition d'une quantité d'or suffisante pour faire une montagne, des véhicules pour le transporter en un même endroit, des outils pour l'entasser en lui donnant la forme d'une montagne, et des dispositions pour le garder en cet endroit assez longtemps pour que la montagne d'or existe un minimum de temps. De même, tout jugement de réalité possible serait quelque jugement concret. Les conditions de sa possibilité incluent les conditions de réunion de ses diverses composantes. Il doit donc y avoir une unité-identité-totalité concrète qui expérimente ce qui est donné, qui effectue une recherche au sujet du donné pour assurer le développement sans contrainte d'unités et de relations systématiques, qui réfléchit au sujet de ces développements et qui exige l'inconditionné de fait comme fondement d'une réponse affirmative ou négative. C'est cette unité concrète qui demande : « En est-il bien ainsi? » C'est cette unité concrète qui amorce le libre développement en demandant, à propos du donné : « Qu'est-ce que c'est? », « Pourquoi cela existe-t-il? », « Combien souvent cela existe-t-il? », « Combien souvent cela se produit-il? » C'est cette unité concrète qui saisit et formule le conditionné comme conditionné, et qui fait appel au donné pour saisir l'inconditionné de fait et pour l'affirmer de façon rationnelle et absolue. Il reste un corollaire à formuler. Les jugements de réalité peuvent ne pas être seulement possibles. Ils peuvent se produire effectivement. Or l'occurrence d'un jugement de réalité signifie forcément l'occurrence de ses conditions. Par conséquent, s'il existe un jugement de réalité, quel que soit son contenu, il y a également une unité-identité-totalité concrète qui expérimente quelque donné, qui cherche, comprend et formule, qui réfléchit, saisit l'inconditionné et, donc, qui affirme ou nie. Enfin, une telle unité-identité-totalité concrète est une chose-en-soi. Car elle est définie par un ensemble d'opérations reliées de façon interne, et les relations peuvent être validées expérientiellement dans les états conscients et dynamiques 1) de la recherche menant du donné à l'insight, 2) de l'insight menant à la formulation, 3) de la réflexion menant de la formulation à la saisie de l'inconditionné et 4) de cette saisie menant à une affirmation ou à une négation. De ce corollaire découle notre affirmation antérieure. Aucune révision ne peut avoir lieu sans que se produise un jugement de réalité. Par ailleurs, l'occurrence d'un jugement de réalité s'accompagne de l’occurrence des états dynamiques où peuvent être validées expérientiellement les relations qui définissent les termes conjugués servant à différencier la chose-en-soi qui connaît. D'où la théorie de la connaissance tient-elle cette singularité? De la caractéristique suivante : alors qu'une autre théorie parvient à sa chose-en-soi en s'écartant de la chose prise par rapport à nous, par l'intermédiaire des sens ou de la conscience, la théorie de la connaissance parvient à sa chose-en-elle-même en se comprenant elle-même et en s'affirmant elle-même comme unité concrète dans un processus qui est conscient empiriquement, intelligemment et rationnellement. De plus, comme tout autre élément connu devient connu grâce à ce processus, aucun élément connu ne saurait récuser le processus sans récuser du même coup son propre statut d'élément connu. 10. Mise en contraste avec l'analyse kantiennea La démarche que nous avons accomplie ressemble à ce que Kant appellerait une déduction transcendantale. Par conséquent, on nous demandera d’expliquer pourquoi notre déduction donne des résultats qui diffèrent des résultats de la déduction kantienne. Une première différence tient au fait que Kant cherche à cerner les conditions a priori de la possibilité de l'expérience au sens de la connaissance d'un objet. Nous avons distingué deux problèmes : le problème de l’objectivité — que nous avons soigneusement évité d'aborder non seulement dans la présente section mais aussi dans toutes les sections précédentes — et le problème préalable, celui qui consiste à déterminer des activités qui entrent en jeu dans le connaître — et tout notre propos jusqu'ici a été centré sur ce problème préalable. Ainsi, nous avons cherché à cerner, non pas les conditions de la connaissance d'un objet, mais les conditions de l'occurrence possible d'un jugement de réalité. Nous avons cherché à cerner les conditions d'un « oui » ou d'un « non » absolu et rationnel, perçu simplement comme un acte. Nous n'avons pas cherché à déterminer à quelles conditions pourrait exister un fait correspondant au « oui ». Nous n'avons même pas cherché à savoir ce que pourrait signifier une telle correspondance. Une deuxième différence tient à la distinction entre la chose-prise en-elle-même et la chose-prise-par-rapport-à-nous. Pour Kant, il s'agit là de la distinction entre le phénomène et le noumène. La détermination du sens précis de cette distinction kantienne ne fait pas l'unanimité; il est clair du moins que cette distinction s'inscrit dans la formulation kantienne d'une théorie de l'objectivité. De plus, il est bien probable à mon sens que la distinction kantienne ait son origine historique dans la distinction posée à la Renaissance entre qualités premières et qualités secondes, les unes appartenant à la chose réelle et objective elle-même, et les autres à l'appréhension qu'en a le sujet. De toute façon, la distinction que nous avons établie ne correspond ni à celle de la Renaissance ni à celle de Kant. Il s'agit simplement d'une distinction entre la description et l'explication, entre le genre d'activités cognitives qui déterminent des contenus d'après leurs ressemblances et, par ailleurs, le genre d'activités cognitives qui déterminent des contenus en précisant leurs relations validées expérientiellement. Une chose est une unité-identité-totalité concrète saisie dans les données prises individuellement. Décrite, la chose est prise-par rapport-à-nous. Expliquée, la chose est prise-en-elle-même. Est-elle réelle? Est-elle objective? Est-elle plus que la détermination immanente à l'acte cognitif? Toutes ces questions sont tout à fait valables. Mais nous n'y répondons pas encore par un « oui » ou par un « non » pour le moment, nous posons simplement que l'objectivité est une affaire très complexe et que pour en traiter de façon adéquate il faut d'abord déterminer ce qu'est précisément le processus cognitif. Une telle démarche suscitera. bien sûr des objections; mais pour aborder ces objections de façon adéquate il faut également répondre d'abord aux questions préalables. Une troisième différence a trait aux jugements universels et nécessaires. Ceux-ci occupent l'avant-scène de la critique kantienne, consacrée pour une grande part au problème du dépassement de l'atomisme expérientiel de Hume. Ces jugements jouent toutefois un rôle modeste dans notre analyse. Un jugement universel et nécessaire peut être simplement l'affirmation d'une proposition analytique. Et les propositions analytiques peuvent être de simples possibilités abstraites sans rapport avec le contexte central des jugements que nous appelons connaissance. Nous mettons l'accent sur le jugement de réalité qui est en lui-même un apport à la connaissance et qui contribue à la transition de la proposition analytique au principe analytique, c'est-à-dire au jugement universel et nécessaire dont les termes et relations sont existentiels en ce sens qu'ils se produisent dans des jugements de réalité. Une quatrième différence a trait au fondement immédiat du jugement. Kant donne une formulation à ce fondement en posant son schématisme des catégories. Si la forme vide du Temps est remplie, la catégorie du Réel est utilisée de façon légitime. S'il y a permanence du Réel dans le Temps, la catégorie de la Substance est utilisée de façon légitime. Le schématisme de Kant n'est toutefois pas considéré comme l'une de ses inventions les plus heureuses. Quoi qu'il en soit, nous avons posé que par leur genèse même les concepts sont liés aux données. La recherche porte sur les données des sens ou de la conscience. L'insight porte sur les données de la recherche. Les concepts et les théories sont les produits de l'insight et doivent être contrôlés sur les données. De plus — et voilà une différence essentielle — le processus de contrôle révèle dans la connaissance humaine, au-delà de l'expérience et de la compréhension, un troisième niveau constitutif distinct qui s'authentifie lui-même et qui est décisif. Ce niveau s’authentifie lui-même : la réflexion rationnelle exige et la compréhension rationnelle saisit un inconditionné de fait; une fois que cette saisie s'est produite chez une personne, celle-ci ne peut pas, si elle est rationnelle, ne pas porter de jugement. Le troisième niveau a ceci de particulier qu'il est le seul à être décisif : tant que je ne porte pas de jugement, mon activité cognitive se limite à la pensée; lorsque je porte un jugement, je parviens au plan de la connaissance; comme l'insight puise un objet de pensée défini dans un vague objet d'expérience, ainsi le jugement sélectionne les objets de pensée qui sont objets de connaissance. Enfin, comme on le verra aux chapitres 12 et 13, connaître signifie connaître l'être, et la connaissance de l'être embrasse la connaissance des objets et celle des sujets. Cependant, vu que le troisième niveau s'authentifie lui-même, on ne saurait enfermer la raison et son idéal, l'inconditionné, dans le rôle douteux de simple surveillance que leur attribue Kant. Vu que ce niveau est constitutif et qu'il est le seul à être décisif, l'unique critère de notre connaissance est le jugement rationnel, ce qui écarte l'empirisme résiduel, si souvent dénoncé dans la pensée de Kant. Notre inconditionné n'est pourtant qu'un inconditionné de fait. Il représente simplement « ce qui est ainsi » de fait. Dans ce sens, la pertinence universelle du fait corrige le rationalisme pré-kantien, tout en écartant l'idéalisme post-kantien. Enfin, notre réalisme, même s'il n'est pas intuitif, sera immédiat; nous avons besoin de l'analyse cognitive, non pas pour connaître l'être, mais pour connaître la connaissance. Une cinquième différence a trait à la conscience. Kant reconnaît un sens interne qui correspond pour l'essentiel à ce que nous avons appelé la conscience empirique, c'est-à-dire la présence (awareness) immanente aux actes de réception par les sens, de perception, d'imagination, de désir, de crainte, ainsi de suite. En plus de reconnaître un sens interne, Kant déduit ou postule une unité synthétique originale d'aperception comme la condition a priori du « Je pense » qui accompagne tous les actes cognitifs. La théorie kantienne, par ailleurs, ne fait pas appel à une conscience des principes générateurs des catégories. Les catégories peuvent être déduites des jugements dans lesquels elles se présentent mais il est impossible d'aller au-delà des catégories, de remonter jusqu'à leur source. C'est précisément cet aspect de la pensée kantienne qui confère aux catégories leur inflexibilité et leur caractère irréductiblement mystérieux. C'est ce même aspect qui a fourni à Fichte et à Hegel une occasion de pénétrer dans le territoire inoccupé de la conscience intelligente et rationnelle. Les états dynamiques appelés recherche et réflexion se produisent de fait. La recherche engendre toute compréhension, et la compréhension engendre l'ensemble des concepts et des systèmes. La réflexion engendre toute saisie réflexive de l'inconditionné, et cette saisie engendre tout jugement. S'ils font fi de toute considération de la recherche et de la réflexion, les kantiens s'exposent à être taxés d'obscurantisme. S'ils en tiennent compte, s'ils valorisent la curiosité intelligente et l'esprit critique, ils s'acheminent vers une reconnaissance des principes générateurs des catégories que connaissait Kant et des catégories qu'il ignorait. Toutes ces différences expliquent la divergence entre la conclusion de Kant et la nôtre. Ce sont des différences quant au problème analysé, au point de vue présidant à l'analyse et à la méthode de résolution du problème. Plus fondamentalement apparaissent des différences touchant des questions de fait, car ce que nous appelons « affirmation de soi » — que le lecteur nous pardonne de nous répéter encore une fois — est essentiellement et ultimement un jugement de réalité. Les kantiens orthodoxes estimeront que notre position tient du pur psychologisme, qu'elle constitue un appel à l'empirique qui ne saurait aboutir qu'à une probabilité provisoire. Notre réplique tiendra en peu de mots. Sans jugement de réalité, on ne peut aller au-delà des simples propositions analytiques. De plus, même si l'affirmation de soi n'est rien de plus qu'un jugement de simple réalité, il s'agit toujours d'un jugement privilégié. La négation de soi est une démarche incohérente. Il suffit de chercher et de réfléchir pour se trouver face aux aspects incontournables et spontanés qui constituent les éléments de preuve étayant l'affirmation de soi. Il suffit de porter un simple jugement de réalité, quel qu'en soit le contenu, pour s'engager dans une nécessaire démarche d'affirmation de soi. Enfin, la théorie de la connaissance diffère de toute autre théorie. Toute autre théorie, en effet, ne parvient à fournir une explication qu'en s'aventurant sur le terrain de la simple supposition, alors que la théorie de la connaissance parvient à l'explication sans avoir à s'aventurer ainsi; et comme elle ne comporte pas d'élément purement hypothétique, elle n'est pas sujette à une révision radicale. 11. Mise en contraste avec l'analyse relativiste De l'analyse kantienne, passons à la pensée relativiste. Nous nous sommes demandé au début de la présente section si de fait il y a des jugements justes qui sont portés. Notre exposé de l'affirmation de soi contredit expressément la position relativiste, qui affirme le contraire. Nous avons déjà établi les fondements de notre position, mais il ne serait pas inutile d'indiquer en quoi et pourquoi le relativiste s'opposera à notre raisonnement. Premièrement, la pensée relativiste est en grande partie axée sur une réfutation de l'empirisme. Elle soutient, avec raison, que la connaissance humaine ne s'explique pas par le seul niveau de l'attention aux données. Il faut y ajouter le niveau de la compréhension, de la saisie et de la formulation d'unités intelligibles et de relations systématiques. Sans ce deuxième niveau d'activités, nous aurions de fait un donné, mais nous ne saurions dire en quoi il consiste. Deuxièmement, si, à l'encontre de l'empiriste, le relativiste souligne l'existence du niveau de la compréhension, nous soulignons, à l'encontre du relativiste, l'existence du niveau de la réflexion. La connaissance humaine ne tient pas simplement à une théorie au sujet du donné. Il y a les faits, également. Le relativiste n'a pas établi et ne peut établir que les faits n'existent pas, puisque l'absence de tout autre fait serait déjà en soi un fait. Troisièmement, de même que l'empiriste n'aurait rien à dire s'il ne faisait pas appel aux opérations du niveau de la compréhension, ainsi le relativiste ne s'en tient pas aux niveaux de l'attention aux données et de la compréhension. Il connaît bien la notion de l'inconditionné. Il considère l'inconditionné comme l'idéal vers lequel tend la connaissance humaine. Il suppose toutefois que c'est la compréhension qui permettra d'atteindre cet idéal. Si l'on comprenait l'univers entièrement, en toutes ses parties, sous tous ses aspects, aucune question nouvelle ne se poserait. Tout serait conçu exactement comme il le faut. Sur chaque sujet possible une personne pourrait s'exprimer d'une façon qui reflète fidèlement sa pensée. Par contre, en l'absence d'une telle cohérence globale, plus rien n’est sûr. Nous comprenons, mais de façon partielle. Notre compréhension est mêlée d'incompréhension. Elle est sujette à être révisée lorsque l’incompréhension cède le pas à une compréhension nouvelle. Tout est à ce point lié que la connaissance de telle ou telle chose ne saurait être définitive tant que tout ne sera pas connu. Quatrièmement, le relativiste est capable de s'attacher à ce point de vue général lorsqu'il affronte des problèmes concrets. Si on lui demande « Ceci est-il une machine à écrire? », il répondra « Oui, selon toute probabilité. Oui, à toutes fins utiles ». Mais peut-il dire « Absolument »? Le relativiste préférerait être sûr du sens exact de l'expression « machine à écrire ». Il aimerait se faire préciser ce que représente le pronom démonstratif « ceci ». Il aimerait bien qu'on lui explique la signification de la copule « est ». À notre simple question font écho trois nouvelles questions. Si nous répondons à ces trois questions, nos réponses feront surgir beaucoup d'autres questions. Si nous avons tôt fait de constater que nous nous engageons dans une série infinie, nous opposerons peut-être au relativiste un système bien délimité. Mais le relativiste est futé lui aussi. Il fera valoir que les gens ordinaires sont tout à fait sûrs qu'il s'agit là d'une machine à écrire, mais qu'ils ignorent tout du système sur lequel nous fondons leur connaissance. Et ce n'est pas tout. La connaissance humaine est limitée; les systèmes comportent leurs points faibles; or le relativiste exploitera les points mêmes dont un tenant du système préférerait avouer l'ignorance. Cinquièmement, le relativiste ne se contente pas de faire valoir qu’il y a des questions qui se posent tant que tout n'est pas connu, mais il explique également pourquoi il en est ainsi. Une relation est dite interne par rapport à un objet si l'absence de cette relation doit rendre l'objet tout autre. Nous avons parlé de la recherche et de l'insight. Par recherche, nous n'entendions pas l'acte de s'étonner, purement et simplement, mais plutôt l'acte de s'étonner de quelque chose. De même, notre insight n'est pas l'acte de comprendre, purement et simplement, mais plutôt l'acte de comprendre quelque chose. La recherche et l'insight sont donc reliés de façon interne aux matériaux sur lesquels ils portent. Or si nous supposons que l'univers entier est une configuration de relations internes, il s'ensuit manifestement qu'aucune partie, qu'aucun aspect de l'univers ne peut être connu indépendamment de toute autre partie ou à tout autre aspect. Chaque élément en effet est relié de façon interne à chacun des autres éléments. Écarter de telles relations, ce serait écarter les choses telles qu'elles sont pour leur substituer d'autres objets imaginaires qui n'existent tout simplement pas. Par conséquent, si l'on demande au relativiste d'expliquer pourquoi les questions s'enchaînent à l'infini, il aura une réponse toute prête. L'univers que doivent permettre de connaître les réponses aux questions qui se posent est un tissu de relations internes. Sixièmement, si l'exposé qui précède reflète assez justement la position du relativiste, il révèle également ses méprises (oversights). Les questions sont de deux types. Il y a les questions relevant de la compréhension : « Qu'est-ce que c'est? », « Qu'est-ce que cela signifie? », « Pourquoi est-ce ainsi? », « Combien souvent cela se produit-il? ». Il y a les questions relevant de la réflexion, portant sur la justesse des réponses données au premier type de questions. L'inconditionné qu'exige un jugement n'est pas la cohérence globale qui constitue l'idéal de la compréhension, qui fonde les réponses à toutes les questions du premier type. Il s'agit au contraire d'un inconditionné de fait résultant de la combinaison d'un conditionné et de ses conditions déjà remplies. De plus, un jugement constitue un engagement limité. Loin de reposer sur une connaissance de l'univers, un jugement détermine simplement : quoi que puisse s'avérer être le reste de l'univers, du moins il en est ainsi en l'occurrence. Je ne suis peut-être pas en mesure de trancher certains litiges sur l'application de la désignation « machine à écrire ». Par contre je peux trancher définitivement en ce qui a trait à l'objet qui me sert à dactylographier ce texte : il s'agit bel et bien d'une machine à écrire. Je ne suis peut-être pas capable de clarifier le sens de la copule « est », mais aux fins de notre propos il suffit de connaître la différence entre « est » et « n'est pas ». Et cette différence, je la connais. Je ne peux peut-être pas vous exposer savamment la signification de « ceci ». Si vous préférez remplacer « ceci » par « cela », une telle substitution ne changera rien au sens de mon affirmation, pourvu que nous voyions tous les deux de quoi nous parlons. Vous pourriez me mettre en garde, en soulignant que j'ai fait des erreurs dans le passé. Or un tel avertissement n'aurait pas de sens si je faisais erreur en reconnaissant une erreur passée. En tous cas, la seule question qui nous intéresse ici est de savoir si je me trompe en affirmant que ceci est une machine à écrire. Vous pouvez m'expliquer que ma notion de ce qu'est une machine à écrire serait toute différente si je comprenais la chimie des matériaux, la mécanique de la construction, la psychologie de la dactylo, l'incidence de l'utilisation d'une telle machine sur la structure des phrases, les répercussions économiques et sociologiques de cette invention, ses rapports avec les milieux de l'administration des affaires et de la politique, ainsi de suite. Mais ne puis-je pas vous expliquer que la connaissance de tous ces autres éléments, aussi intéressants et significatifs soient-ils, doit faire l'objet d'autres jugements, que ces autres jugements, loin de m'enlever ma conviction que ceci est une machine à écrire, ne feront que la confirmer dans mon esprit, qu'il serait plutôt difficile de porter ces autres jugements si, au début, je ne pouvais savoir de façon certaine que ceci est ou n'est pas une ma me à écrire? Septièmement, les questions auxquelles une configuration de relations internes permet de répondre appellent simplement un système explicatif Or dans notre connaissance les choses-prises-par-rapport-à-nous, les choses sous l'angle de la description, précèdent les choses-prises-en elles-mêmes. De plus, les existants et les occurrences où se vérifient les systèmes explicatifs divergent de façon non systématique des fréquences idéales qui, idéalement, seraient déduites des systèmes explicatifs. En outre, l'activité de la vérification implique un recours à la description comme à un intermédiaire entre, d'une part, le système défini par des relations internes et, d'autre part, les présentations des sens qui constituent les conditions à remplir. Enfin, on aurait tort de supposer que l’explication représente la seule connaissance vraie; non seulement la vérification de l'explication repose sur la description, mais de plus les rapports entre les choses et nous sont tout autant objets de connaissance que les relations réciproques des choses. Huitièmement, le relativiste s'invente un univers qui consiste simplement en un système explicatif parce qu'il conçoit l'inconditionné comme l'idéal de la compréhension, comme la cohérence globale que vise à atteindre la compréhension par les questions « Quoi? » et « Pourquoi? ». Or, comme nous l'avons vu, le critère du jugement est l'inconditionné de fait. Chaque jugement est un engagement limité. Loin de constituer une déclaration au sujet de l'univers, il se limite à l'affirmation de quelque conditionné particulier comportant un nombre fini de conditions qui de fait sont remplies. Si l'univers était simplement un vaste système explicatif, connaître les conditions d'un conditionné quelconque équivaudrait sans doute à connaître l'univers. L'univers n'est cependant pas simplement un système explicatif; ses existants et ses occurrences divergent de façon non- systématique de la pure intelligibilité; il présente un résidu empirique que forment l'individuel, l'accidentel, le continu, le simplement juxtaposé, le simplement successif; il s'agit d'un univers de faits, et un système explicatif est valable dans la mesure où il se conforme aux faits descriptifs. Neuvièmement, le raisonnement du relativiste, fondé sur le surgissement à l'infini de questions nouvelles, peut impressionner, mais il n'est guère concluant. L'être humain n’amorce pas sa démarche de connaissance à partir d'un connaître antérieur mais plutôt à partir d'éléments naturels, spontanés et incontournables. Les termes fondamentaux de cette connaissance ne sont pas définis pour elle dans quelque connaître antérieur au connaître. Ils sont établis par la structure dynamique du processus cognitif lui-même. Le relativiste s'interroge sur la signification de la copule « est » et du pronom démonstratif « ceci ». Mais ni lui ni personne d'autre n'est porté à confondre « est » et « n'est pas », ou « ceci » et « ne... pas ceci ». Cette clarté fondamentale est tout ce qui importe pour la signification de l'affirmation « ceci est une machine à écrire ». Si l'on faisait appel à un théoricien de la connaissance pour expliquer ces termes élémentaires, celui-ci soulignerait que « est » représente le « oui » posé dans le jugement, anticipé par des questions telles que « Est-ce...? » ou « Qu'est ce...? » De même, il ajouterait que le « ceci » marque le retour du champ de la conception au résidu empirique qui se trouve dans le champ des présentations. Toutefois, les questions pertinentes pour la théorie de la connaissance ne le sont pas pour tous les cas de connaissance. Ces questions ne sont pas universellement pertinentes parce que, de fait, les significations qu'élucide la théorie de la connaissance ne sont voilées par aucune obscurité opérationnelle. En outre, elles ne sont pas universellement pertinentes parce que ces significations élémentaires sont établies à la façon naturellement immuable des structures dynamiques du processus cognitif, qui surpasse la détermination par le processus de définition. Dixièmement, comme la démarche du connaître humain s’amorce sur le plan de la spontanéité naturelle, ses premiers développements se déploient sans repères précis. Comme elle suscite les questions « Quoi? » et « Pourquoi? » sans savoir la raison d'une telle recherche, ainsi s'engage-t-elle dans le processus autocorrectif de l'apprentissage sans disposer des formulations explicites qui seraient exigées à juste titre dans un système explicatif. Chaque insight est partiel. Les insights suscitent spontanément les questions nouvelles qui font jaillir des insights complémentaires. Si l'univers était purement un système explicatif, le petit faisceau d'insights obtenu par ce que nous appelons le sens commun n'entraînerait pas l'esprit vers une position limitative en fait de familiarité et de maîtrise, où évidemment il est stupide de douter que ceci soit ou ne soit pas une machine à écrire. Or, de fait, l'univers que nous pouvons connaître par les réponses qu'exige notre questionnement n'est pas un pur système explicatif. Les insights, en réalité, entraînent l'esprit vers des positions limitatives en fait de familiarité et de maîtrise. Comme chacun le sait très bien, il est stupide de douter que ceci soit ou ne soit pas une machine à écrire. Le relativiste me priera de prêter attention à la différence énorme qu'accuserait ma notion d'une machine à écrire si je comprenais à fond la chimie de ses matériaux, la mécanique de sa construction, la psychologie des aptitudes d'une dactylo, l'effet sur le style de rédaction de l'utilisation d'une telle machine, les répercussions de cette invention sur le développement de l'administration des affaires et de la politique, ainsi de suite. Or, à supposer qu'un tel enrichissement de ma connaissance soit possible et souhaitable, il s'agit néanmoins d'une connaissance ultérieure dont l’acquisition exige de nouveaux jugements. Et comme un tel acquis est de l’ordre de l'explication, comme la connaissance explicative repose sur une connaissance descriptive, non seulement me faut-il d'abord savoir que ceci est une machine à écrire, non seulement dois-je ensuite apprendre ce qui doit caractériser d'autres machines pour qu'on puisse dire qu'il s’agit de machines à écrire, mais la validité de mon explication est fonction de l'exactitude de mes descriptions. Onzièmement, il est tout à fait vrai que je peux me tromper. Cette vérité présuppose toutefois que je peux reconnaître une erreur passée sans commettre une nouvelle erreur. De façon plus générale, les jugements de réalité sont corrects ou incorrects, non en vertu d'une nécessité, mais de fait, simplement. Si ceci est quelque chose, ce pourrait n'être rien du tout. Si ceci est une machine à écrire, ce pourrait être quelque chose autre. De même, si mon affirmation « ceci est une machine à écrire » est juste, elle n'est pas juste en vertu d'une nécessité, mais simplement de fait. Ce serait trop demander que d'exiger des éléments de preuve qui éliminent la possibilité que mon affirmation « ceci est une machine à écrire » soit erronée. Je ne peux disposer de tels éléments de preuve, car si mon affirmation est juste, elle est juste de fait, simplement. Or si je ne peux disposer de tels éléments de preuve, à plus forte raison ne pouvons-nous pas disposer d'éléments de preuve qui excluent la possibilité d'erreur dans tous les jugements de réalité. Les erreurs sont des faits, tout autant que les jugements corrects. Or le relativiste se trouve en conflit avec les deux catégories de faits. Pour lui, rien n'est tout simplement vrai, puisqu'une telle possibilité exige l'atteinte d'une cohérence globale. Pour lui, rien n'est tout simplement faux, car toute affirmation implique une certaine compréhension, donc certaines parties de ce qui à ses yeux est la vérité. En dernière analyse, comme l'empiriste essaie de bannir la compréhension, ainsi le relativiste tente de bannir le fait et, avec le fait, ce que tout le monde, à part lui, considère comme la vérité. a Mise en relief par rapport à l'analyse kantienne : l'exemplaire d’Insight (édition de 1970) que Lonergan a annoté porte, au bas de la page 339 la note suivante: « synthetic a priori principles vs. Hume verifiable possibilities Collection 208 ». Par cette note il voulait peut-être indiquer schématiquement le processus menant de Hume à Kant, puis à sa propre position, même si l'article en question ne parle que de Kant. 1 [Voir ARISTOTE, Métaphysique, I, 1, 980a 21 — « Tous les hommes ont par nature le désir de connaître » (trad. J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1933) — un passage que Lonergan aime bien citer.]
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