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« Theology and Praxis », paru dans The Catholic Theological Society of America, Proceedings, 32 (1977)
La traduction de Germain Dandenault
a été publiée dans Les voies d’une théologie méthodique en 1982.
Révision et © Pierrot Lambert 2020.
Théologie et praxis
Si « praxis » est synonyme de « pratique », la théologie dont on fait un outil au service d'une fin précise et louable devient, par là même, une belle illustration de ce que peut être la praxis. À l'époque actuelle, l'exemple le plus frappant de la théologie comme praxis serait la théologie de la libération sous ses différentes formes : délivrance de l'Amérique latine des fers du capitalisme, affranchissement des Noirs américains de la servitude engendrée par la discrimination raciale et libération des femmes de l'oppression du patriarcat.
Le terme praxis a une connotation grecque plus ancienne et c'est précisément cette signification que l'anglais moderne a tendance à reprendre1. En effet, chez Aristote, il y a une distinction entre praxis et poiēsis, distinction qu'on retrouve en anglais entre les termes doing et making, conduct et product2. De plus, c'est précisément dans cette distinction que se trouve la connotation que nous cherchons. Car les produits échappent au contrôle du fabricant et les fins auxquelles ils servent dépendent de la libre décision d'autres personnes. Mais l'agir (doing) de quelqu'un et sa conduite (conduct) dépendent de la fin qu'il a choisie lui-même et que, normalement, il a choisie librement. La fabrication ou la production pour des fins que le fabricant ou le producteur ne contrôlent pas est guidée simplement par le savoir-faire propre à la technique. Mais l'agir, la conduite ou la praxis est le résultat de la délibération et du choix de chacun, sous la direction de cette sagesse pratique qu’Aristote nomme phronēsis et que Thomas d'Aquin appelle prudentia3.
Or, pareille attention accordée à la liberté morale, inspiratrice de la conduite humaine, intéresse au plus haut point beaucoup de nos contemporains. Ils sont en réaction contre les tenants du behaviorisme qui n'accordent aucune valeur scientifique aux explications de ceux qui n'arrivent pas à retrouver le comportement humain dans un robot ou, au moins, dans un rat. Ils sont en réaction contre le positivisme que Jürgen Habermas a caractérisé comme étant fondamentalement un refus de penser4. Ils réagissent contre l'industrie ou, encore, contre les gouvernements dirigés par une bureaucratie sans visage, beaucoup trop compliquée pour en arriver à rendre des comptes5. Ces personnes ne font pas que réagir; elles adhèrent en outre à une tendance philosophique qui, au cours des deux derniers siècles, est devenue multiforme. Cette tendance apparaît dans la première et la deuxième Critique de Kant, dans le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, dans l'abandon de Kierkegaard à la foi, dans la confiance que Newman accorde à la conscience, dans la volonté de puissance de Nietzsche, dans la philosophie de l'action de Maurice Blondel, dans la philosophie de la volonté de Ricoeur et dans la juxtaposition de la connaissance et des intérêts humains de Habermas.
Or, se demander si la théologie est une praxis dans ce second sens, ce n'est pas se demander si les vues de Kant ou de Schopenhauer, de Kierkegaard ou de Newman, de Nietzsche ou de Blondel, de Ricoeur ou de Habermas doivent être acceptées comme des normes en théologie. Au contraire, c'est poser une question générale et plutôt d'ordre technique. C'est se demander s'il y a des questions théologiques fondamentales dont la situation dépend du développement personnel des théologiens. Pour me servir encore d'une distinction faite par Ricoeur, c'est se demander si les sujets sur lesquels les théologiens ne s'entendent malheureusement pas ne demandent pas qu'on fasse usage d'une double herméneutique, l'une de soupçon et l'autre de restauration : une herméneutique de soupçon qui met à nu les failles du développement personnel et une herméneutique de restauration qui reconnaît sans réserve qu’un développement personnel tout à fait original a pu se produire6.
- La question de Bernard Welte
Bernard Welte est professeur à Munich. Il s'occupe de questions interdisciplinaires qui intéressent tout autant les théologiens que les philosophes. Dans le cinquante et unième volume de la série Quaestiones Disputatae, publiée chez Herder, il s'est demandé si le symbole de Nicée ne marque pas l'invasion de la théologie par cet oubli de l'être que dénonce Heidegger7. En abordant cette question, je dois dire tout de suite que mon intention n'est pas d'essayer de la résoudre. Mon unique objectif est de présenter un exemple qui, à mon avis, illustre comment un problème théologique d'une certaine importance ne peut être véritablement résolu que si chaque théologien passe par une conversion intellectuelle.
La question que le professeur Welte pose jaillit de l'histoire de la pensée philosophique et théologique. L'étude de cette histoire révèle en effet qu'au cours de différentes périodes les êtres humains8 ont eu différentes façons d'aborder et de comprendre la réalité. Prenons comme exemple le contraste qui existe entre la pensée biblique et la pensée conciliaire. La première, dans son ensemble, aborde la réalité à travers les événements surtout. Il s'agit d'une démarche dynamique. En revanche, à Nicée et dans les conciles subséquents, apparaît la démarche de la métaphysique grecque, une façon statique de voir la réalité, braquée sur le présent et sur le permanent; on comprend pourquoi Heidegger l’a qualifiée d'oubli de l'être. Par conséquent, il s'agit donc de savoir si les théologiens actuels ont comme tâche de trouver une manière de régler les problèmes qui soit différente de celle que l'on a crue, pendant des siècles, avoir été employée de façon satisfaisante à Nicée.
Je ne doute pas qu'à des époques différentes ou qu'à une même époque chez des groupes ou des individus différents, il ait existé différentes façons d'aborder et de comprendre la réalité. En fait, j'ai essayé d'établir la possibilité de trente et une différenciations distinctes de la conscience9. Je n'ai donc aucune hésitation à admettre que, lors des conciles grecs, une différenciation de conscience a joué que l'on peut difficilement trouver chez les auteurs bibliques10.
Cependant, je trouve que l'utilisation du mot « statique » peut prêter à équivoque. Le mot peut dénoter une réalité, un idéal ou une simple possibilité. Permettez-moi de dire quelques mots là-dessus.
Évidemment, une doctrine est réellement statique lorsqu'elle satisfait aux exigences de l'analyse aristotélicienne de la science (epistēmē), telle qu'exposée dans les Seconds analytiques. La science y est décrite comme le fait de connaître la cause, le fait de savoir que c'est bien là la cause et le fait de savoir que l'effet ne peut être autre11. Mais le procédé technique adopté pour exprimer une telle connaissance est celui de la démonstration (apodeixis); en partant de premiers principes, on aboutit à des conclusions, de telle sorte que chacun des prédicats appartient à son sujet de façon universelle, nécessaire et éternelle12. Manifestement, si une telle discipline existe, elle est statique. Mais pareille discipline existe-t-elle? Aristote ne fait mention que d'une possibilité : les mathématiques13.
Vient ensuite un idéal statique imposé par une logique qui veut la clarté pour tous les termes, la cohérence pour toutes les propositions et la rigueur pour toutes les argumentations. Encore là, pareil idéal demeure inefficace, à moins de croire que la clarté, la cohérence et la rigueur ont déjà été atteintes ou sont en train de l’être, ce qui n'est plus le cas lorsque l'idéal logique est vu comme une partie seulement d'un idéal méthodique plus grand. Ainsi, dans les sciences modernes, l'idéal logique a pleinement droit de cité. Mais ce droit n'exclut pas la possibilité de nouvelles découvertes et la retouche des formulations antérieures. De même, dans la théologie du treizième siècle, la profusion des questions exprimait l'effort de réflexion pour atteindre la clarté, la cohérence et les raisons vraies, sinon les raisons les plus probables14. Mais les questions n'étaient qu'une partie de la méthode. Il y avait aussi la lecture des auteurs anciens, les commentaires de leurs écrits, la compilation des opinions de différents auteurs et la confrontation de ces opinions avec les questions posées. Dans ce creuset où recherche et réflexion se mêlaient, la logique avait libre jeu, mais n'engendrait pas la fixité. Au contraire, elle agissait comme un dissolvant; elle révélait les faiblesses des idées jusque-là entretenues et, en même temps, tout en permettant une compréhension plus profonde des sources, elle continuait à susciter des questions15. Par contraste, au quatorzième siècle, quand la logique et même les Seconds analytiques occupèrent toute la place, la critique prit le dessus et plongea la théologie dans un état vraiment statique, dans le scepticisme et la décadence16.
Outre le statisme comme réalité et le statisme comme idéal, il y a aussi le statisme comme simple possibilité. C'est un phénomène qui apparaît lorsqu'on atteint l'âge de douze ans, car à cet âge, conformément à la psychologie de l'éducation de Jean Piaget, on devient capable de jouer avec des propositions. Il s'ensuit que l'on peut définir. En effet, si l'on peut jouer avec des propositions, c'est qu'on peut s'en servir comme objets et si on s'en sert comme objets, on peut les employer pour définir le sens d'un terme. Or, une fois qu'un sens est défini, et aussi longtemps que la définition est retenue, le sens demeure le même. Il est fixé, il est statique. Plus même, le sens statique va conduire à une appréhension statique de la réalité, pourvu que la définition ne soit pas purement négative, purement heuristique, purement provisoire, purement partielle, mais positive, définitive et complète. Une définition est purement négative si elle dit ce que la chose n'est pas, comme lorsque Thomas d'Aquin affirme que nous ne savons pas ce qu'est l'essence divine, mais uniquement ce qu'elle n'est pas17. Elle est purement heuristique, lorsqu'elle établit ce que nous tentons de découvrir, sans que nous le connaissions encore18. Elle est purement provisoire, lorsqu'elle est proposée comme partie d'une hypothèse. Elle est purement partielle, lorsqu'elle donne elle-même les limites de son acception, mais laisse entendre qu'elle est loin d'être exhaustive19. Elle est positive, définitive et complète, lorsqu'elle diffère de façon contradictoire des définitions précédentes. Le meilleur exemple qui me vienne à l'esprit remonte aux étapes tardives de la controverse arienne. Eunome de Cyzique, père des Eunomiens, aurait avancé l'idée que si quelqu'un comprenait la notion de « non engendré », il connaissait Dieu aussi bien que Dieu se connaît lui-même20.
Arrêtons-nous maintenant au symbole de Nicée et voyons jusqu'à quel point l'approche et la compréhension de la réalité peuvent y être entachées de statisme. Il suffit de prendre le terme clé homoousios. Selon Athanase, ce terme signifie que ce que l'on dit du Père vaut aussi pour le Fils, sauf que le Fils n'est pas le Père. Ce sens est-il statique ou dynamique? Évidemment, il faut savoir ce qu'Athanase avait à dire du Père, ce qui est facile, car Athanase n'hésite pas à présenter un certain nombre d'assertions qui s'appliquent aussi bien au Père qu'au Fils. Il ne les trouve pas dans un quelconque texte de métaphysique grecque, mais dans les Écritures. Ainsi, le symbole de Nicée, tel que compris par Athanase, est tout aussi statique et dynamique que le message consigné dans la Bible21.
Pareille reprise des affirmations bibliques n'est pas particulière à Athanase. Une préface de l'ancien Missel romain, récitée la plupart des dimanches de l'année, se sert de la formule d'Athanase dans une prière adressée à Dieu le Père : « Ce que nous croyons de ta gloire, parce que tu l'as révélé, nous le croyons pareillement, et de ton Fils et du Saint Esprit. » Il ne semble donc pas que Nicée ait écarté la façon de comprendre des Écritures, puisque l'unique et même Kebôd Yahweh est reconnu dans le Père, le Fils et l’Esprit.
- La solution d’Eric Voegelin
Même si l'on accorde que Nicée, bien compris, est fort compatible avec la façon biblique d'appréhender la réalité, cependant, Nicée surperpose au mode biblique un mode doctrinal assez différent et, au cours des siècles, ce mode doctrinal a fini par dominer non seulement la pensée théologique mais, de façon plus poussée encore, même la pensée religieuse.
Il demeure qu'on ne peut combattre de façon cohérente ce mode doctrinal en restant sur le même terrain. En effet, comme l'affirme Eric Voegelin, on ne peut rien changer en opposant une doctrine vraie à une doctrine fausse22, car pareil débat ne fait qu'intensifier la préoccupation doctrinale. Ce qui est nécessaire, d'après lui, c'est la restauration de la recherche pour découvrir le sens de la vie, une recherche qui nous amènerait aussi bien dans l'Athènes du quatrième siècle que dans l'Évangile du Christ.
Euripide a exprimé l'essentiel de cette quête lorsqu'il s'est exclamé : « Qui sait si vivre n'est pas mourir, et si mourir n'est pas vivre? ». Platon a repris cette idée dans le Gorgias (492e), surtout à la fin, dans le mythe du jugement des morts. Mais son énoncé le plus frappant se situe à la fin de l’Apologie de Socrate lorsque ce dernier s'écrie : « Mais voici l'heure de nous en aller, moi pour mourir, vous, pour vivre. De mon sort ou du vôtre, lequel est le meilleur? Personne ne le sait, si ce n'est la divinité23 ».
Évidemment, la question que Voegelin pose n'est pas réservée aux philosophes; elle s'adresse à tous les humains. Il n'y a donc pas lieu d'être surpris lorsque les mêmes interrogations tombent des lèvres du Christ dans l'Évangile selon saint Matthieu : « En effet quiconque veut sauver sa vie, la perdra; mais quiconque perd sa vie à cause de moi, l'assurera. Et quel avantage l'homme aura-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie? » (Mt 16 25). Ou encore, on peut lire dans saint Paul : « Si vous vivez de façon charnelle, vous mourrez; mais si, par l’Esprit, vous faites mourir votre comportement charnel, vous vivrez » (Rm 8 13)24.
On peut multiplier les textes, mais Voegelin trouve particulièrement satisfaisant le chapitre 12 de l'Évangile de saint Jean, où ce sont les Grecs qui demandent à voir Jésus. Ce dernier leur répond : « La voici venue l'heure où le Fils de l'homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul; s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd; et qui hait sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle » (Jn 12 23-25)25.
J'ai parlé du double sens de la vie et de la mort sous une forme symbolique; Voegelin insiste sur ce point. Car, à partir d'un symbole, on peut soit retourner à l'expérience qui l'a engendré, soit se porter vers les doctrines que Platon et Aristote ont formulées après coup. Ce dernier mouvement est évidemment contraire à l'intention de Voegelin; c'est pourquoi il attire notre attention sur l'allégorie de la caverne.
Platon voit l'être humain enchaîné dans une caverne, la face au mur; il y est attiré (elkein) de force vers la lumière (Rep. 515e). L'accent est mis sur la violence soufferte par l'être humain, sur la passivité et même sur la résistance qu'il oppose à la force qui veut le faire se retourner (periagein) de telle sorte que l'ascension vers la lumière est moins une action de recherche qu'une fatalité à laquelle il est condamné26.
En bref, il y a des principes opposés qui s'affrontent et Platon y fait allusion. D'un côté, « l'opinion » peut conduire par le travail de la raison (logos) au meilleur (ariston), et son pouvoir s'appelle la maîtrise de soi (sôphrosune); d'un autre côté, le désir peut nous entraîner (elkein) vers les plaisirs, et sa règle s'appelle l'excès (hubris)27. Ou, comme Vægelin en donne l'exemple, un jeune homme peut être attiré vers la philosophie, mais la pression sociale peut l'orienter vers une vie de plaisir ou vers la recherche du succès en politique. S'il cède à la seconde force d'attraction, le sens de sa vie n'est pas encore déterminé. La première attraction demeure et continue d'être ressentie comme un élément de la vie. Le fait qu'il succombe à la seconde attraction n'implique pas que son existence sera dès lors affranchie de toute interrogation, mais qu'il s'est engagé dans une voie qui l'oblige à des remises en question. Il va sentir que la vie qu'il mène n'est pas « sa propre vie, sa vraie vie » (495c)28.
En somme, il y a une attraction qui, si elle est suivie, met un terme à la remise en question, et il y a des attractions contraires qui, si on les suit, laissent les questions sans réponse et la conscience mal à l'aise. La première possibilité correspond à ce que Voegelin appelle soit « un mouvement éclairé par la vérité », soit « un mouvement existant dans la vérité », soit encore « la vérité de l'existence ». La seconde possibilité, c'est l'existence dans l'erreur. Comme Voegelin l’affirme, cet éclairage de l'existence par la vérité de la raison précède toutes les opinions et les décisions au sujet de l'attraction à suivre. De plus, cet éclairage de l'existence demeure toujours là comme un jugement de vérité sur l'existence, quelles que soient les idées que nous pouvons réellement avoir à son sujet29. En d'autres mots, il y a une lumière intérieure qui brille bien avant la formulation des doctrines, et qui continue de luire même en présence de doctrines opposées. Pour chacun, suivre cette lumière, c'est vivre, même si aux yeux du monde, c'est mourir. Rejeter cette lumière, c'est mourir, même si les réalisations et les réussites peuvent faire l'envie des autres.
Pour Voegelin, l'expérience classique de la raison30 dans l'Athènes du quatrième siècle a été quelque chose de bien différent de l'expérience de la raison vécue des siècles plus tard: métaphysique et théologie du haut Moyen Âge31, rationalisme de Descartes, philosophie du siècle des Lumières chez les Français et idéalisme absolu chez les Allemands. Car l'expérience classique n'était pas fondée sur la logique, mais sourdait d'un cheminement intérieur. Ses conflits ne se traduisaient pas en controverses publiques, mais en déchirements intimes. La victoire finale était d'arriver à sauver sa propre vie, à garder une âme sans tache, toujours orientée vers l'idéal, à poursuivre la droiture avec sagesse, le tout afin de rester fier de soi-même et chéri des dieux (Rep. 621 b-c)32. Bien sûr, vous avez reconnu Platon. Mais la sobriété de l'Éthique à Nicomaque n'implique pas qu’Aristote avait une vue différente.
Si c'est donc du divin que l'intellect en regard de l'homme, ce sera aussi une vie divine que la vie selon l'intellect en regard de la vie humaine. Mais il ne faut pas suivre le conseil de ceux qui nous exhortent à ne nourrir, hommes, que des ambitions d'homme, mortels, des ambitions de mortel. Il faut au contraire, autant qu'il est possible, nous conduire en immortels et tout faire pour vivre de la vie de ce qu'il y a en nous de plus haut. Car, même si ce quelque chose n'est en masse que bien peu, en puissance et en prix, c'est de beaucoup que sur le reste il l'emporte!33
Mais si le bonheur est une activité selon la vertu, ce doit être normalement selon la plus haute; or, la vertu la plus haute doit être celle de ce qu'il y a de meilleur. Donc, que ce qu'il y a de meilleur, ce soit l'intellect (nous) ou que ce soit quelque autre chose, – celle évidemment qui, de l'aveu de tous, par nature commande et dirige et a pour rôle de penser ce qui est beau et divin, qu'elle soit quelque chose de divin en elle-même, ou qu'elle soit, de tout ce qui est en nous, ce qu'il y a de plus divin34 — l'activité de ce qu'il a de meilleur suivant sa vertu propre doit être le bonheur parfait. Or, que cette activité est une activité contemplative, cela a déjà été dit35.
Ce n'est pas seulement la philosophie classique, mais aussi l'Évangile, qui présente symboliquement l'existence comme un champ d'attractions positives et négatives. Comme Platon, saint Jean utilise dans l'Évangile le terme attirer (elkein). Jésus, à la veille de sa Passion, peut dire : « Pour moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12 32). Mais le pouvoir du Crucifié d'attirer tous les hommes à lui est conditionné par l'attraction antérieure de son Père. « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire » (Jn 6 44). Et cette première attraction est une écoute et un enseignement : « Quiconque a entendu ce qui vient du Père et reçoit son enseignement vient à moi » (Jn 6 45)36.
Dans cette trame, Voegelin distingue l'aspect révélation et l'aspect information. Après la profession de foi de Pierre à Césarée de Philippes, Jésus lui dit : « Heureux, es-tu Simon, fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela mais mon Père qui est aux cieux » (Mt 16 17). Voegelin commente :
Le Jésus de Matthieu s'accorde donc avec celui de Jean (Jn 6 44) pour déclarer que personne ne peut connaître le mouvement de la présence divine dans le Fils, à moins d'être préparé à cette connaissance par la présence de Dieu le Père lui-même. La filiation divine n'est pas révélée au moyen d'une information donnée par Jésus, mais à travers l'expérience que l'être humain fait de la présence entière dans Jésus du même Dieu inconnu, présence qu'il expérimente inchoativement dans sa propre existence... Afin de faire la distinction entre révélation et information, et afin d'éviter de les faire dépendre l'une de l'autre, l'épisode se clôt par cet appel de Jésus à ses disciples de ne dire à personne qu'il est le Christ (Mt 16 20)37.
La distinction que Voegelin trouve dans le récit de Matthieu où Jésus se révèle à Pierre comme étant le Christ, il la trouve aussi dans le message que les apôtres transmettent à leurs néophytes. Ainsi, la prière de Jésus : « Père juste... je t'ai connu et ceux-ci ont reconnu que tu m'as envoyé. Je leur ai fait connaître ton nom, le leur ferai connaître encore, afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et moi en eux » (Jn 17 25-26). De la même manière, lisons-nous : « Je ne prie pas seulement pour eux, je prie aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croient en moi : que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m'as envoyé; et moi je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, pour qu'ils parviennent à l'unité parfaite et qu'ainsi le monde puisse connaître que c'est toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé » (Jn 17 20-23)38.
Venons-en à la conclusion. Voegelin accepte le jugement de Justin, « philosophe et martyr », pour qui l'Évangile, loin d'être opposé à la philosophie classique d'Athènes, est cette philosophie même, élevée à l'état de perfection39. L'Évangile et la philosophie classique apportent tous deux une réponse à la question que pose la double signification de la vie et de la mort. Les deux abordent le problème avec le plus grand des sérieux; dans un cas, n'y a-t-il pas la mort de Socrate et, dans l'autre, la mort et la résurrection du Christ? Les deux reconnaissent qu'il y a de la lumière et de l'obscurité, des attractions positives et des attractions contraires; les deux mettent en relief le besoin d'être libre pour accepter la douce attraction de la lumière, et l'inquiétude intérieure ressentie par ceux qui se détournent d'elle40. Enfin, les disciples de Socrate parlent de conversion (periagôgè) et ceux du Christ parlent de repentance (metanoia).
- La théologie comme praxis
J'ai parlé longuement de la question de Bernhard Welte et de la solution de Voegelin, parce que ces deux chercheurs présentent une série d'interrogations que se posent continuellement les théologiens et dont la solution doit être trouvée pas tellement du côté de règles objectives que du côté de décisions existentielles.
Welte soupçonne le symbole de Nicée d'avoir oublié l'être. Le concile parle en effet de l'essence (ousia), ce qui signifie das beständig Anwesende, das beständig Vorliegende41. Dans ces expressions, je distinguerais deux éléments. Il y a un élément de perception : la présence (Anwesenheit) de ce qui se trouve devant soi (Vorliegende). Il y a aussi un élément logique statique (Beständigkeit). Même si ces deux éléments sont des composantes du problème global que Platon présente symboliquement dans l'allégorie de la caverne, ils le sont chacun à sa façon et c'est pourquoi je parlerai d'eux séparément.
La scolastique du quatorzième siècle a discuté avec beaucoup de pénétration de la valeur de l'intuition de ce qui existe et est présent42. Or, vous pouvez soutenir ou non que toute perception valable est ce qui fonde l'objectivité de la connaissance humaine, mais, selon toute probabilité, vous avez sans doute déjà accepté une forme de « perceptionnisme » comme allant de soi. Et si, par chance, vous avez réussi à vous libérer complètement de cette idée, vous considérez que votre expérience a dû être semblable à celle du prisonnier qui a lutté de toutes ses forces contre sa libération de l'obscurité dans la caverne de Platon.
Ne pensez-vous pas que le « perceptionnisme » correspond à l'oubli de l'être de Heidegger? C'est une question qui suppose que l'on comprenne bien ce que Heidegger voulait dire. Permettez-moi d'affirmer très simple ment que le « perceptionnisme » est l'oubli de la lumière intérieure, de cette lumière qui suscite les questions et qui, devant les réponses insuffisantes, continue à susciter encore d'autres questions. C'est la lumière intérieure de l'intelligence qui pose les questions suivantes : quoi? pourquoi? comment? jusqu'à ce que l’insight frappe le centre de la cible et continue à faire surgir d'autres questions. C'est également la lumière intérieure de la rationalité qui exige une raison suffisante avant d'acquiescer et qui suscite dans l'esprit bien d'autres questions tant que le doute n'est pas levé et la raison suffisante trouvée. C'est enfin la lumière intérieure de la délibération qui nous mène au-delà de la question égoïste : Y a-t-il quelque chose pour moi là-dedans? jusqu'à la question morale : cela a-t-il vraiment et réellement de la valeur? et, si notre vie ne correspond pas à la valeur découverte, alors commence le trouble d'une conscience inquiète.
La montée qui nous fait passer de l'obscurité de la caverne à la lumière du jour est un mouvement qui nous sort d'un monde de l'immédiateté — ce qui est déjà, dehors, là, maintenant, — pour nous conduire dans un monde médiatisé par la signifiance (meaningfulness) des réponses intelligentes, rationnelles et responsables, en regard des questions que nous soulevons43.
Doit-on accuser les dogmes d'être oublieux de l'être? Je devrais dire que cela dépend des théologiens qui interprètent les dogmes. Si les interprètes des dogmes sont d'ordinaire des tenants du « perceptionnisme », il pourrait y avoir oubli de la lumière intérieure et, partant, oubli de l'être pour autant que le terme désigne le monde médiatisé par la signification et motivé par les valeurs. Mais si les interprètes des dogmes se situent habituellement dans un monde médiatisé par la signification et motivé par les valeurs, nous sommes loin du « perceptionnisme » et faisons partie de ceux qui ont cru sans avoir vu (Jn 20, 29).
Le terme ousia ne signifie pas que présence. Il véhicule aussi l'idée de permanence, ce qui lui confère une signification beaucoup plus statique que dynamique44. J'ai exprimé l'opinion que la pensée statique est issue non pas de la métaphysique grecque ou d'une autre métaphysique, mais de toute pensée ou doctrine qui accorde une attention unilatérale à la logique. La poursuite de l'idéal logique de clarté, de cohérence et de rigueur peut donner d'excellents résultats, pourvu qu'elle ne soit qu'un élément d'une investigation qui dispose d'autres ressources et se donne des buts plus riches que ceux que la logique seule peut atteindre. Certes, les Seconds analytiques ont tendance à ne s'intéresser qu'à la nécessité, donc à négliger la possibilité vérifiable; c'est pourtant en s'attachant à l'étude de la possibilité vérifiable que la science moderne a prouvé sa supériorité sur la logique aristotélicienne. Mais cette logique compte pour si peu dans l'ensemble de l’œuvre aristotélicienne.
Aussi, il me semble qu'on doive appliquer à la métaphysique la distinction dont on s'est servi pour le dogme. Car la métaphysique peut prendre comme modèle les principes des Seconds analytiques et alors elle sera statique. Mais on peut concevoir qu'elle fait siennes les structures heuristiques employées pour toute recherche suivie par des domaines comme les sciences de la nature, les sciences humaines, la théologie, et alors elle ne sera pas plus statique que ces disciplines. Au lieu d'être une digue qui bloque le cours de la rivière, elle sera le lit sur lequel la rivière poursuit sa course45.
Si Welte et Voegelin ont des vues opposées sur le rapport entre la philosophie grecque et la vérité chrétienne, du moins les deux accordent-ils beaucoup d'importance aux événements. Welte soutient, à juste titre je pense, que la Bible est avant tout un récit d'événements. Voegelin, lui aussi, met l'accent sur les événements, mais il s'attache aux événements intérieurs qui se produisent en réponse aux attractions positives ou négatives (elkein, anthelkein), lesquelles débouchent sur la vie ou mènent à la mort.
Il y a aussi un autre point sur lequel, je crois, Welte et Voegelin sont d'accord. Car si j'ai soutenu que l'on peut interpréter Nicée d'une façon proprement biblique, j'ai aussi admis que Nicée est devenu à travers les âges la principale source d'un mode doctrinal de pensée qui s'est répandu.
Or, un tel mode de pensée, dans un esprit plus enclin à la logique qu'à la recherche méditative, est une source réelle de pensée statique. Personne ne doit supposer que de tels esprits sont rares, car le cheminement le plus facile est le plus communément suivi, et il est beaucoup plus facile de tirer des conclusions de ce que l'on admet déjà que d'approfondir la compréhension du sens d'une conviction.
Je crois donc que Welte frappe juste lorsqu'il fait remarquer qu'une trop grande importance accordée à la doctrine comporte le risque grave d'enfermer l'esprit dans la rigidité. Voegelin cependant fait une remarque semblable, même s'il la fait de façon différente. Il est conscient du dynamisme de dépassement de soi qui constitue la vie véritablement humaine, de son expression mythique et symbolique, de son expression philosophique, de son expression chez les prophètes de l'Ancien Testament et chez les écrivains du Nouveau Testament46. Il est conscient que c'est uniquement grâce à l'expérience personnelle de ce dynamisme que quelqu'un peut se rendre compte que le même dynamisme opère chez les autres. Dans un brillant développement, il présente ensuite la distinction qu'il a établie entre révélation et information. Le contenu de l'information porte sur des choses qui ne concernent que nous. C'est l'apanage des médias. Mais la révélation n'est pas juste un élément de plus dans le contenu de l'information. Ce qui la caractérise en effet, c'est sa double attirance : celui qui reçoit la révélation est attiré par le Père, il écoute le Père et apprend de lui; il est aussi attiré par le Fils, crucifié, mort et ressuscité. De même, il y a aussi une double grâce : une grâce intérieure opérante qui nous délivre de notre cœur de pierre pour le remplacer par un cour de chair; et la grâce extérieure de la tradition chrétienne qui porte l'Évangile jusqu'à nos oreilles.
Par ailleurs, je crois exagérée la critique que Voegelin fait des doctrines et de l'endoctrinement47. Naturellement, tout le monde s'attend à ce que je parle ainsi. Il n'est donc pas question de répéter ici ce que j'ai dit de façon plutôt abondante ailleurs. Ce que je crois important actuellement, c'est de mettre l'accent sur la justesse des dires de Voegelin. Car ce qu'il dit est tout à fait fondateur. Il nous parle de cette sorte de connaissance qui permet aux gens de vivre leur vie. C'est la sorte de connaissance que les savants et les chercheurs, les philosophes et les théologiens, tiennent pour acquise lorsqu'ils exercent leurs fonctions de spécialistes. C'est la connaissance dont a parlé Newman dans Grammar of Assent, Polanyi dans Personal Knowledge et Gadamer dans Wahreit und Methode. C'est la sorte de connaissance dont les écrivains ascétiques et mystiques traitent lorsqu'ils parlent du discernement des esprits et proposent des règles pour distinguer l'attraction positive et l'attraction négative, l'attraction du Père qui amène à son Fils et, d'autre part, la myriade des autres attractions qui distraient l'esprit humain48.
Vraiment, c'est dans cette longue histoire des écrits spirituels qu'on trouve la confirmation du « In-Between » et du « Beyond » de Voegelin. Car être attiré par le Père n'est pas purement humain ni strictement divin, mais entre les deux. Comme le mouvement vient du moteur mais existe dans l’être mû, ainsi, l'attraction vient du Père, mais existe en celui qui prie. De plus, parce que l'attraction positive vient du Père, elle porte la marque de ce qui n'est pas de ce monde : elle n'est pas uniquement de moi, car elle vient d'au-delà de moi (« Beyond »). Finalement, parce qu'il n'y a pas uniquement des attractions positives, mais aussi des attractions négatives parce que les premières peuvent donner de la dignité aux secondes et celles-ci déformer celles-là, il faut du discernement pour y voir clair, ce qui n'est pas facile, loin de là49.
Or, cette façon de voir la réalité appartient à la théologie expérientielle, ascétique ou mystique, et Voegelin regrette qu'il y ait division entre cette théologie et la théologie proprement dite ou dogmatique50. Mais la division est une chose et la distinction en est un autre. Je crois qu'il y a une distinction à faire entre la vie spirituelle d'un théologien et son activité professionnelle : la première est la religion en acte; la seconde est tributaire des rapports qui existent entre la religion et la culture. Mais la division provient du besoin du controversiste de revendiquer le détachement total. Elle tire sa source de certains critères d'objectivité, comme la nécessité et l'évidence, qui semblent impliquer que notre esprit devrait toujours infailliblement trouver ce qu'il cherche. Elle naît du fait que notre esprit oublie que l'interprétation des textes et l'investigation historique sont conditionnées par les limites personnelles de l'interprète et de l'historien. Elle provient du fait qu'on ne se rend pas compte du rôle dominant que peuvent avoir les jugements de valeur, aussi bien en théologie que dans la vie humaine. Finalement, parce que je considère les arguments en faveur de la division comme n'étant plus soutenables, j'ai assigné dans Pour une méthode en théologie un rôle-clé à deux fonctions constituantes : la dialectique et l'explicitation des fondements. La dialectique est à la théologie ce que l'attraction positive et l'attraction négative sont à la vie spirituelle. Et l’explicitation des fondements est à la théologie ce que le discernement est à la vie spirituelle. En effet, le discernement sait distinguer l'attraction positive de l'attraction négative; il ne permet pas à l'attraction négative de déformer l'attraction positive, ni à l'attraction positive d'abandonner tant soit peu de sa dignité et de sa valeur à l'attraction négative.
Ainsi en arrivons-nous à voir la théologie comme étant fondamentalement une praxis. Et en conclusion, il semble que nous devons traiter dans l'ordre les trois points suivants : 1) la structure du développement individuel, 2) l'apparition de crises d'identité dans la communauté chrétienne et 3) la nécessité d'un certain pluralisme doctrinal.
La structure du développement individuel est double. Chronologiquement, la première phase va de haut en bas. Les enfants naissent dans un environnement d'amour. Par un long et lent processus de socialisation, d'acculturation et d'éducation, ils sont transférés de leur monde initial d'immédiateté à un monde particulier médiatisé par la signification et motivé par les valeurs. Fondamentalement, ce processus repose sur la confiance et sur la foi. Mais à mesure que le développement est fait, se développe aussi la capacité de poser des questions et d'être satisfait ou insatisfait des réponses données. C'est la façon d'enseigner et d'apprendre, spontanée et fondamentale, commune à tout le monde. C'est une façon intelligente, rationnelle et responsable. Mais bien qu'elle soit consciemment intelligente, rationnelle et responsable, cette façon ne nous fait pas atteindre plus que l'objectivation et la représentation symboliques. Si nous faisons des études supérieures, nous réussirons bien à atteindre une compréhension claire et précise de notre activité propre dans tel ou tel domaine de spécialisation. Rares cependant sont ceux qui cherchent à saisir au moyen de la philosophie les similitudes et les différences entre les voies nombreuses qui recèlent, sous des modes divers et dans des combinaisons différentes, les opérations fondamentales pour en arriver à trouver les méthodes qui sont propres aux différents domaines. Et, parmi le petit nombre de ceux qui s'adonnent à cet exercice, quelques-uns seulement réussissent à tracer la carte intérieure de la « boîte noire » où les données d'entrée (input) sont les sensations et les données de sortie (output), le langage.
En général, ce qui va de soi dans notre monde médiatisé par la signification et motivé par les valeurs, tient aussi lorsque ce monde est transfiguré par la révélation personnelle de Dieu dans le Christ Jésus. La révélation unique a été faite à un grand nombre et, partant, elle a engendré un nouveau type de communauté. Pour cette communauté, le Christ a prié son Père afin que ses membres deviennent un, « comme le Père est en moi et moi dans le Père, pour que le monde croie que tu m'as envoyé » (Jn 17 21). Il demeure qu'une communauté est unie non seulement par la grâce de Dieu, mais aussi par l'union des esprits et des cœurs qui en découle. Il peut arriver certes que cette union puisse être troublée, dérangée et qu'elle subisse une crise d'identité; mais alors il y a possibilité de surmonter la crise par une confession de foi commune. C'est à de telles confessions de foi que l'on a donné le nom de dogmes. Dans les plus vieilles liturgies, on a souvent et de mille façons développé la formulation des dogmes, mais dans le récent projet de liturgie romaine, on tend à réduire ces confessions à leur strict fondement scripturaire.
C'est ici que se place la question du pluralisme doctrinal. Sa vraie base, je crois, est la multiplicité des différenciations de la conscience possibles de nos jours, et souvent nécessaires pour l'approche des nombreuses problématiques en théologie. Cependant, on ne peut exiger de tous ce qu'on peut attendre du théologien; il n'est pas facile, non plus, de défendre l'utilisation répétée de formules qui ne sont plus comprises. Personnellement, j'insisterais pour que, dans chacun des cas, on se demande si la vieille problématique est encore réellement importante et, si tel est le cas, qu'on essaie de l'exprimer dans une langue compréhensible. Par exemple, à Nicée, il était de toute première importance de savoir si le Christ, médiateur de notre salut, était une créature. Aujourd'hui, peut-être que, pour un grand nombre de personnes, il importe peu de savoir s'ils ont été sauvés par une créature ou par Dieu lui-même. On peut cependant formuler le problème d'une façon différente. On peut se demander si vraiment Dieu a révélé l'amour qu'il nous porte en laissant un homme souffrir les tourments de la flagellation et mourir par crucifixion. Ou si vraiment cet homme est une personne divine, le Fils de Dieu qui s'est incarné pour souffrir et mourir et, par là, toucher nos cours de pierre et nous attirer vers la vie éternelle...
1 Par exemple, R.J. Bernstein, Praxis and Action : Contemporary Theories of Human Activity, Philadelphie, 1971.
2 Dans l'Ethique à Nicomaque, on peut lire que la praxis n'est le propre ni des animaux (VI, 2, 11394 20) ni des dieux (X, 8, 117867-22). Elle diffère de la poiēsis et aussi de la technè (VI, 4, 114041s). Comme la phronèsis (VI, 7, 11415 16), son objet est le particulier (III, 1,111066). Le désir est le logos de la fin sont les principes de la proairēsis et cette dernière est le principe efficient de la praxis (VI, 2, 1139a31.). Comme l'hypothèse est le principe des mathématiques, ainsi la fin est le principe de la praxis (VII, 3, 1151016).
3 S. Thomas d'Aquin, Summa theologiae, II-II, q. 48–56.
4 J. Habermas, Knowledge and Human Interests. Boston, Beacon Press, 1971, p. 67-69.
5 Voir R.N. Goodwin, The American Condition, Garden City, N.Y., 1974, p. 197-348.
6 P. Ricoeur, De l'interprétation, Paris, 1965. Une présentation de base est faite par D. Ihde, Hermeneutic Phenomenology: The Philosophy of Paul Ricoeur, Evanston, 1971, p. 140-143.
7 B. Welte, « Die Lehrformel von Nikaia und die abandländische Metaphysik », in Zur Frühgeschichte der Christologie, éd. par B. Welte, Fribourg-en-Brisgau, 1970, p. 13-58.
8 On peut trouver dans Pour une méthode en théologie, p. 342-346, une présentation succincte des éléments qui se combinent de diverses façons.
9 Voir à ce sujet l'esquisse de ce mouvement dans The Way to Nicea.
10 Aristote, Seconds analytiques, 1, 2, 79b9s.
11 Ibidem, 1, 4, 6, 8. 12.
12 D. Ross, Aristotle's Prior and Posterior Analytics, Oxford; 1949.
13 On croit que c'est le Sic et non d'Abélard qui a inspiré le Videtur quod non et le Sed contra de la « quaestio » médiévale. Thomas d'Aquin témoigne dans le Contra Gentiles, 1, 9, de la pertinence des arguments probables et des arguments certains.
14 Je suis devenu vivement conscient de cela en étudiant la question de la gratia operans chez Thomas d'Aquin. Voir Grace and Freedom : Operative Grace in the Thought of St. Thomas Aquinas, Londres et New York, 1971.
15 Le premier à proposer cette idée est K. Michalski, La philosophie au XIVe siècle: Six études, ouvrage édité et présenté par K. Flasch, Francfort, 1969.
16 C. Gent. I, 14.
17 Par exemple, Augustin explique ce qu'il entend par le terme « personne » en disant qu'il y en a trois dans la Trinité. Voir De Trinitate VII, iv, 7; PL 42, 939; B. Lonergan, « Les origines du réalisme chrétien ».
18 De là la règle : Abstrahentium non est mendacium.
19 J. Liébaert, « Eunomios », Lexikon für Theologie und Kirche ? III, 1182.
20 Voir The way to Nicea, p. 91.
21 E. Voegelin, « The Gospel and Culture », dans Jesus and Man's Hope, éd. par D.G. Miller et D.Y. Hadidian, Pittsburg, 1971, p. 66.
22 Ibidem. Citation française tirée de: Apologie de Socrate, 42, trad. Maurice Croiset, Œuvres complètes de Platon, Paris, 1963, t.1. p. 172.
23 Ibidem, p. 67.
24 Ibidem, p. 68.
25 Ibidem, p. 72.
26 Phèdre, 237e-238a.
27 E. Voegelin, « The Gospel and Culture », p. 71.
28 Ibidem, p. 72–76.
29 E. Voegelin, « Reason: The Classic Experience », dans The Southern Review 10, 1974, p. 237-264.
30 Voir « The Gospel and Culture », p. 66.
31 Ibidem, p. 67.
32 Éthique à Nicomaque X, 7 1177630s. La traduction est de R.-A. Gauthier et J.-F. Jolif, Louvain, 1970, 308-309.
33 Ce passage suggère qu'Aristote n'a pas pris la psychologie des facultés au sens rigide qu'elle a acquis dans la scolastique.
34 Eth. Nic. X, 7, 1177a 12-18.
35 Ibidem, 303-304.
36 « The Gospel and Culture », p. 77.
37 Ibidem, p. 90.
38 Ibidem, p. 78.
39 Ibidem, p. 60.
40 Ibidem, p. 73.
41 B. Welte, « Die Lehrformel von Nikaia und die abendländische Metaphysik », 112: « Als das Ständige ist der Gegenstand oder das Seiende nun fur das Denken der neuen Zeit in der Weise zeitlich, dass es, in der Zeit stehend, zugleich wie gar nicht von ihr berührt ist. So steht es dem Geschehen oder dem Ereignis als ein Statisches gegenüber. Es wird mit Vorzug Usia genannt. Diesen Ausdruck versteht Heidegger als das Bestandig Anwesende. » Plus loin, p. 113 : « Vielmehr entsteht jetzt die ganz anders gestimmte Frage als Leitfrage, was ist? Und diese Frage hat einen offensichtlich Sinn. Sie schliesst die andere, was geschehen ist and was geschieht, nicht aus, aber sie lauft in einer anderen Richtung. Sie fragt doch, was ist in Jesus das Bestandig Vorliegende. »
42 Les positions extrêmes de Nicolas d'Autrecourt sont exposées dans le DS 1028-1049. La distinction entre la puissance divine en elle-même et la puissance divine dirigée par la sagesse divine ouvre la voie à l'affirmation que la puissance divine en elle- même peut faire tout ce qui n'implique pas contradiction. S'ensuivent des questions de ce genre : Y a-t-il contradiction à supposer que quelqu'un peut avoir la perception que X existe et est présent, même si X n'est pas présent et n'existe même pas?
43 De nouveau, c'est un mouvement qui laisse l'horizon de la vision oculaire pour nous amener à l'horizon de l'être, lequel horizon s'élargit lorsque nous découvrons et poursuivons une question significative, et se rétrécit lorsque nous laissons tomber une question significative.
44 Voir ci-dessus, note 40.
45 Voir la définition de la métaphysique dans L’insight, p. 404-409.
46 Les vues de Voegelin dans « The Gospel and Culture » sont époustouflantes : il ramasse dans un même souffle Mythe, Philosophie, Prophétie et Évangile. « Le mythe n'est pas une forme symbolique primitive qui est particulière aux sociétés primitives et qui doit progressivement être dépassée par la science positive, mais un langage où les expériences de la participation humano-divine à l’Entre-Deux (In-Between) s’articulent » (76). « Les hymnes à Amon (adressées au dieu qui est au-dessus des autres dieux et qui est inconnu d'eux) sont les documents représentatifs de l'étape où la splendeur des dieux cosmologiques a diminué, bien que les dieux eux-mêmes ne soient pas encore devenus faux. Sept cents ans après, dans les passages du Deutéro-Isaie qui sont l'équivalent des Hymnes à Amon (Is 40 12-25), les dieux sont devenus des idoles fabriquées de main d'homme qui ne partagent plus la réalité divine, alors que le dieu inconnu a acquis le monopole de la divinité » (85). « Le noyau noétique est donc le même dans la philosophie classique et dans la démarche de l'Évangile » (80)
« Dans le drame historique de la Révélation, le dieu inconnu est devenu à la fin le Dieu connu à travers sa présence dans le Christ » (88).
47 Ses affirmations (par exemple, p. 74–76) me semblent aller bien au-delà des rejets que pourrait faire un franc-tireur doctrinaire.
48 Sur ce point, voir Sacramentum mundi, II, p. 89-91. Pour plus de données, voir le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, articles « Consolation spirituelle » (II, 1617-1634), « Démon », (III, 141-238), « Direction spirituelle » (III, 1002-1211), « Discernement des esprits » (III, 1222-1291).
49 Pour une méthode en théologie, p. 9.
50 Ibidem, p. 224.
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