Oeuvres de Lonergan
Tendances et variations de la méthode

 

Conférence prononcée le 8 novembre 1974 à
l'Université de Chicago dans le cadre d'un colloque
sur la pensée religieuse médiévale.
La traduction originale de Pierrot Lambert
a paru dans
Pour une méthodologie philosophique en 1991


Révision et © Pierrot Lambert 2020.

 

Tendances et variations de la méthode

Une méthode scientifique met en œuvre des métiers, des compétences et des techniques : une capacité de façonner ses outils et instruments, des compétences pour en tirer la meilleure utilisation possible et des techniques pour atteindre les résultats visés. Mais, pour l'essentiel, aucune méthode scientifique ne se confond avec un métier, avec des compétences ou une technique. Chacun de ces éléments, en effet, vise un but connu d'avance, que l'on peut cerner avec précision, qui peut être atteint pourvu que l'on recoure aux bons moyens et que l'on suive pas à pas les opérations du métier, des compétences et de la technique. Or, le but de la méthode scientifique n'est jamais connu d'avance, parce que ce but c'est la découverte, découverte de ce qui est inconnu, découverte fort souvent de l'inattendu.

Le paradoxe est donc inhérent à la notion même de méthode scientifique, paradoxe dont l'un des aspects est que normalement le progrès scientifique devance d'un pas la méthode scientifique. Les résultats viennent en premier. Du moment qu'il y a des résultats, surtout s'ils sont bons, il peut y avoir réflexion. Et ce n'est qu'en enchaînant bout à bout divers efforts de réflexion que l'on voit apparaître et émerger les règles d'une méthode scientifique.

Ce qui vaut pour les origines de la méthode vaut aussi pour son apprentissage. On peut certes acquérir une connaissance livresque, c'est-à-dire des perceptions purement conceptuelles de la méthode en lisant un manuel sur la question. Mais pour arriver à saisir le sens réel de la méthode et à se familiariser avec ce qu'elle implique et suppose, la plupart d'entre nous doivent se soumettre au long apprentissage des études universitaires dans un établissement de deuxième cycle. L'information est recueillie dans les livres, la compréhension se développe dans les cours et la façon de faire les choses se précise dans les séminaires. Lentement, graduellement et presque toujours imperceptiblement, on acquiert l'habitude de travailler avec méthode, sans que les préceptes en soient formulés.

La méthode comporte toujours beaucoup d'aspects trop évidents pour être dits, trop courants pour être énumérés, trop familiers pour être formulés. Mais quelque essentielle que soit la masse d'informations de soutien dans la banque de données de notre mémoire personnelle, de fiches dans notre fichier ou d'insights accumulés dans notre conception, de recherches systématiques et de subtilités dans nos procédés, tout cela prend son sens et s'éclaire dans une expérience centrale et irremplaçable. Cette expérience peut se produire de diverses façons. Elle peut survenir au cours de la recherche, quand l'obscurité d'un long et pénible tunnel débouche, pour ainsi dire, sur la lumière du jour et le soleil. Elle peut aussi survenir au moment où l'on réfléchit sur un ouvrage dans lequel le savoir profond est, non pas un tas d'idées mal agencées, mais une suite irrépressible de faits ordonnés qui renversent les idées reçues et qui laissent entrevoir une possibilité séduisante. Il peut ne s'agir que du dénouement d'une intrigue, conçu par l'animateur d'un séminaire qui, semaine après semaine, rassemble des données qui déjouent l'anticipation et établissent graduellement l'existence et en fin de compte la solution stupéfiante d'un problème passé jusque-là inaperçu. Et que cela se produise sur notre propre initiative ou sous la direction d'un autre, dans un cas comme dans l'autre on découvre par soi-même ce que c'est que de découvrir. C'est cette découverte du découvrir qui met en lumière la fin de la méthode, le but auquel tous les trucs du métier tendent, le résultat sans lequel tous ces trucs restent des trucs.

Mais si c'est dans la découverte sensationnelle qu'est révélée la force vivante et la signification durable de la méthode, il demeure que cette découverte est le fruit de l'arbre de la méthode et que, sans les racines de cet arbre, sans son tronc et ses branches et ses bourgeons, il n'y aurait pas de fruit. Tout comme la science elle-même, la réussite scientifique est due au travail d'une communauté scientifique. C'est en son sein que sont formés ses membres, c'est sur ses résultats antérieurs que les membres actuels continuent de bâtir, c'est grâce à la collaboration contemporaine que le contour des problèmes se précise et que les données ouvrant sur une solution sont recueillies; et, si dans telle ou telle génération un individu réunit heureusement en lui-même l'activité intellectuelle au labeur et à la chance pour faire une découverte sensationnelle, qui le saurait si la communauté des scientifiques n'était pas là pour témoigner de l'événement et de son extraordinaire valeur?

La communauté scientifique concernée ne fait pas qu'être témoin et attester. Elle pose aussi un jugement. Un jour, j'ai prononcé une conférence devant un groupe de psychiatres sur un sujet auquel j'avais consacré tout un livre, à savoir Insight. Une période de questions suivit mon exposé. Un des médecins se leva et fit l'observation suivante : « Nos patients ont beaucoup d'insights. Le problème c'est qu'ils se trompent ! » Je partageais tout à fait l'avis de ce médecin. À côté des bonnes idées, il y en a qui sont simplement brillantes. Il est courant d'avoir des insights et des idées. Il y en a à la douzaine. Ce qui compte ce n'est pas l'insight isolé, pas plus que l'accumulation d'insights. C'est plutôt l'accumulation qui, point par point, épouse les données. C'est la nécessité de ce mariage qui habilite la communauté des scientifiques à juger de la validité d'une prétendue découverte remarquable, car c'est elle qui sait 1) où en est rendu le savoir, 2) quelles données n'ont pas encore trouvé d'explication satisfaisante, 3) quel est l'apport exact de la nouvelle idée et 4) qui a le pressentiment fondé et l'hypothèse intelligente des nouvelles voies d'exploration qui sont maintenant à la portée de l'humanité 5) et, lorsque la décision est difficile à prendre, c'est encore elle qui sait quelle est l'exploration supplémentaire à entreprendre sur un terrain vierge, et aussi qui sait par anticipation que d'autres progrès sont à venir. Comme M. Kuhn nous l'enseigne dans The Structure of Scientific Revolutions1, dans la communauté scientifique comme ailleurs rien ne réussit comme la réussite.

Je n'ai fait jusqu'ici que donner une vague esquisse de la méthode à laquelle il faut maintenant ajouter quelques détails. Je noterai d'abord le contraste entre la méthode et sœur aînée, la logique. La méthode est progressive et cumulative. Elle est progressive : semaine après semaine, la nouvelle méthode de blanchissage produit des chemises parfaitement blanches, mais la méthode scientifique ne se contente pas d'aboutir au même résultat; elle ne cesse de produire des résultats nouveaux et inédits. Et la méthode est cumulative: les nouveaux résultats ne sont pas seulement juxtaposés aux anciens, ils en sortent, ils corrigent, nuancent et complètent ce qui précède, donnant une perspective plus large et pourtant unique.

La logique au contraire est statique. Avant même que ses conclusions ne soient tirées, elles sont implicitement contenues dans les prémisses, sans quoi le raisonnement est faux. Même si elle est statique, la logique garde son utilité. Son objectif est un idéal de clarté, de cohérence et de rigueur auquel il faut constamment revenir. Chaque fois que le savoir scientifique progresse, il lui faut éclaircir ses obscurités, démêler ses incohérences, supprimer ses non sequitur. Et chaque fois qu'on atteint clarté, cohérence et rigueur, on s'aperçoit qu'il faut poursuivre la route. Plus il y a de clarté, de cohérence et de rigueur, plus le contraste entre les opinions acceptées et les données non intégrées et embarrassantes devient évident. La logique passe donc le flambeau à la méthode et c'est à celle-ci qu'il revient de déserter un lieu de repos bien établi et logiquement ordonné pour donner naissance à un nouveau point de vue, pour obtenir l'adhésion de quelques fidèles au moins et, à force de tirer au clair les anomalies qui empêchent l'acceptation universelle, gagner peu à peu l'adhésion d'un nombre croissant de membres de la communauté scientifique.

J'ai comparé le caractère statique de la logique au caractère dynamique propre à la méthode. Réduit à sa plus simple expression, le contraste entre les deux est le suivant : les réalités qui, pour la logique, ne sont que des propositions, sont pour la méthode des réponses à des questions. Tout comme les propositions ont leur cortège logique de présupposés et d'implications, les réponses ont, non seulement une adéquation limitée, mais aussi un manque d'adéquation qui suscite de nouvelles questions. Et pendant un certain temps les réponses aux nouvelles questions suscitent à leur tour d'autres questions. Néanmoins, lorsqu'on se limite à un seul sujet, on finit par être à court de questions à poser. Le résultat est un faisceau de questions et de réponses, et c'est ce faisceau qui constitue le contexte de toute question ou réponse sur le sujet. Puis les sujets sont ordonnés et des contextes de la question moins englobants émergent pour former des contextes plus englobants autour d'un même thème. Ces thèmes sont à leur tour rapprochés les uns des autres de sorte que les grands contextes de la question forment des unités encore plus grandes, processus qui se poursuit jusqu'à ce qu'on atteigne ce qui a reçu divers noms chez les philosophes, à savoir l'horizon de Husserl, la « conception du monde » (Weltbild) de Heidegger ou le blik du philosophe analytique.

Or notre horizon, notre monde, notre blik ont d'intéressantes propriétés. On y trouve des objets qui y ont chacun sa place et d'autres que l'on peut y mettre en faisant un petit effort ou en faisant preuve d'un peu d'ingéniosité. Il y en a d'autres encore qui ne peuvent y trouver leur place sans modification ou expansion des structures existantes. Les objets de la première catégorie sont familiers : y prêter attention serait oiseux, en discuter est fastidieux. Mais les questions touchant les objets de la deuxième catégorie sont pertinentes; en discuter est intéressant; assimiler les réponses à ces questions élargit et enrichit nos connaissances. Enfin, les objets de la troisième catégorie sont tout simplement étrangers. On sait peu de choses à leur sujet et on s'en soucie encore moins. En parler, c'est s'exposer à être mal compris. Les livres qui leur sont consacrés retiennent à peine l'attention en passant. L'obligation de les étudier ne fait que confirmer le proverbe voulant que le savoir soit le fruit du labeur.

Ces distinctions nous aident non seulement à préciser un état de choses, mais à esquisser la voie d’un développement. Les arbres poussent dans le sens où ils reçoivent le plus de lumière; ainsi y a-t-il en général une loi de l'effet. Le développement avance dans le sens où il réussit. De sorte que notre horizon, notre monde, notre blik s'élargit et se prolonge là où il y a déjà un élargissement et une expansion en cours; et inversement, il reste contracté et rabougri là où les germes de croissance et d'organisation ont été laissés au hasard et où des efforts répétés n'ont produit que des rendements décroissants.

Le point névralgique ici est le contexte. Apprendre ne se réduit pas à la sensation de voir, d'entendre, de toucher et ainsi de suite. Apprendre c'est percevoir, et percevoir c'est ajouter à cette entité hypothétique, la donnée brute, des souvenirs, des associations, des structures ainsi que nos réactions sur les plans de l'émotion et de l'expression. C'est cette différence entre sensation et perception qui fait ressortir l'ensemble des phénomènes étranges appelés illusions optiques. C'est en tablant sur cette différence que R. G. Collingwood a pu soutenir de façon convaincante dans The Principles of Art2 que l'artiste peint une scène pour la voir comme il faut; et que Paul Achtemeier dans An Introduction to the New Hermeneutic3 établit une corrélation entre notre monde et notre maîtrise du langage: non seulement est-on capable de désigner ce que l'on voit, mais on voit réellement ce que l'on désigne. Ce qui a conduit un chef de département de chimie à me faire remarquer, il y a une douzaine d'années, que les progrès théoriques de la chimie au cours des cinq années antérieures avaient énormément enrichi les données plutôt que les connaissances en ce domaine. Loin de moi l'idée de renverser le dicton que « Voir, c'est croire ». Mais l'affirmation inverse, à savoir que « croire aide à voir » comporte une certaine vérité.

Reste que « croire » est parfois trop utile : cela aide à voir ce qui n'est pas là. Ce dont l'enquêteur a besoin, ce que le méthodologue recommande, c'est un esprit bien armé de questions. Plus ces questions sont précises et détaillées, mieux cela vaut. C'est ainsi que Collingwood pouvait exhorter l'archéologue à ne jamais creuser une tranchée sans avoir auparavant énoncé exactement quelles questions il espérait régler ou du moins faire avancer en creusant. Même si ce conseil s'inspirait peut être beaucoup trop des fouilles désordonnées d'amateurs qui non seulement ne découvrent rien mais détruisent toutes les traces pouvant fonder des découvertes ultérieures, il n'en contient pas moins l'essentiel de la vérité. L'enquêteur doit avoir l'esprit bien meublé sous peine de voir sans percevoir; mais l'esprit doit être meublé davantage de questions que de réponses, sous peine d'être fermé et incapable d'apprendre.

Je me suis attardé à parler de l’horizon, du monde, du blik de quelqu'un, de leur valeur de fondement pour la poursuite d'un autre savoir et d'autres découvertes, mais tout autant de leurs limites et des œillères qu'ils nous imposent au point que nous voyons sans percevoir ou percevons sans avoir ce qu'il faut pour comprendre. Mais ce n'est pas alors seulement l'horizon, le monde, le blik qui est large ou étroit, profond ou superficiel, prêt à être élargi ici ou rétréci là. Objet et sujet sont corrélatifs. L'élargissement, l'approfondissement et le développement de l'horizon, du monde, du blik est aussi l'élargissement, l’approfondissement et le développement du sujet, du moi, de l'ego. Le développement qui est constitutif de son monde est aussi constitutif du moi. Ainsi l’être-au-monde de l'homme est pour Heidegger un existential; son souci de cet être du moi est souci ontologique; et les études et spéculations des psychiatres sur les moi qui n'accèdent pas à l'être confirment cette théorie. Prenons la remarque souvent répétée de Freud : « Wo es war, soll ich werden », c'est-à-dire : « Là où était le ça, doit être le moi. » Ou encore l'utilisation par Erich Neumann des archétypes de Jung en vue de retracer l'origine et l'histoire de la conscience4. Il y a aussi The Living Symbol – A Case Study in the Process of Individuation de Gerhard Adler, qui dépeint le passage de ce que Jung appelle le « je » à ce qu'il nomme le « moi »5. Il y a aussi les personnalités multiples du « moi » non intégré et les personnalités schizoïdes qu'étudie R.D. Laing dans Le moi divisé6.

J'ai signalé quelques-uns des éléments d'un compte rendu dynamique et dialectique du sujet et de l'horizon, du moi et du monde, du je et du blik. Ce compte rendu est dynamique : il ne regarde pas seulement des états de choses mais aussi tout ce qui les fait apparaître. Il est dialectique : il parle à la fois de développement et de limites, d'enrichissement et d'échec, de distorsion ou de croissance étouffée. Un tel compte rendu dynamique et dialectique est adapté sous un double rapport à une méthode de sciences religieuses. D'abord parce qu'il se rapporte aux anticipations sur l'objet. Tout comme nous vivons dans des mondes tels que nous les connaissons, ainsi d'autres gens, qui ne nous sont proches ni dans le temps et l'espace, ni par la classe ou la culture, vivent dans des mondes tels qu'ils les connaissent. Nous ne devons pas nous attendre qu'ils vivent dans notre monde. Ils sont en corrélation avec leur monde comme nous avec le nôtre. Nous ne devons pas nous attendre qu'ils soient comme nous. Bien plus, comme il n'est absolument pas dévalorisant pour notre humanité que nous soyons en corrélation avec le monde tel que nous le connaissons, ainsi nous ne devons pas penser qu'ils sont moins humains que nous parce qu'ils sont en corrélation avec leur monde tel qu'ils le connaissent. Et ce respect des autres, tout différents qu'ils soient de nous, n'est certes pas un aspect mineur de la méthode. C'est une question d'intelligence élémentaire, qui nous dispose à être ouvert aux autres, ayant suffisamment d'éléments en commun avec eux pour vouloir se poser des questions sur leurs différences, pour en trouver les raisons et arriver ainsi à les comprendre tels qu'ils sont.

Le compte rendu dynamique et dialectique ne se rapporte pas seulement aux anticipations correctes concernant l'objet des sciences religieuses, mais aussi au fait que celui qui étudie la religion est confronté à ce qu'un spécialiste des sciences de la nature appellerait son équation personnelle. Les gens faisant l'objet d'une investigation et les investigateurs sont, eux aussi, des êtres humains qui vivent aussi dans le monde tel qu'ils le connaissent. Eux aussi sont en corrélation avec leurs mondes respectifs. Eux aussi ont amorcé leur développement à partir d'un patrimoine qui est rarement, pour ne pas dire jamais, libre de toute distorsion et aberration. Mais ce n'est que dans la mesure où ils deviennent conscients de toutes les distorsions cognitives en eux, où ils se protègent assidûment contre toutes ses manifestations, qu'ils peuvent réellement être ouverts aux autres et arriver effectivement à les connaître en vérité et de façon juste.

La méthode conserve le grand privilège d'élever la stature de certaines personnes en en faisant des membres de la communauté scientifique et en compensant la faiblesse de l’un par la présence, l'aide et l'émulation des autres. Ainsi les dons de chacun deviennent le levain de toute la masse et, même si ce levain produit ses effets imperceptiblement à tout moment, on peut, avec le temps et sans trop de difficultés, faire la preuve de son impact cumulatif.

Pour illustrer ma pensée, je trouve tout à fait à-propos de renvoyer aux analyses de Talcott Parsons dans « The Theoretical Development of the Sociology of Religion »7. La première étape de cette évolution a été rationaliste, évolutive et positiviste. La religion était vue comme une superstition. On l'expliquait par des facteurs biologiques ou psychologiques échappant à la maîtrise de la raison, ou on la dénigrait comme une pseudo-science primitive résultant d'un manque de connaissances, des limites de la technique ou de l'absence d'observations soutenues. Travaillant seul, semble-t-il, Vilfredo Pareto a dissocié la religion de toute pseudo-science, la rattachant aux sentiments; Bronislaw Malinowski a associé le savoir rationnel et la technique aux domaines où ils permettent de reconnaître l'existence d'une sphère englobante d’incertitude et d'ignorance, où des pratiques magiques satisfont au moins les besoins émotifs; Émile Durkheim posait que les objets étaient sacrés, non à cause de leurs propriétés inhérentes, mais en raison de leur fonction symbolique, fonction qui, pour lui, exprime et renforce les sentiments les plus essentiels à l'intégration institutionnelle de la société; Max Weber, enfin, à la lumière de vastes études comparatives, a été conduit à distinguer, d'une part, les problèmes de causalité empirique (Comment César est-il mort ? Il a été assassiné !) et, de l'autre, les problèmes de signification (Pourquoi meurt-on ? Quel sens cela a-t il ?); fort de cette distinction, il soutenait que les différences entre les religions calviniste, juive, indienne et chinoise provenaient, non de leurs structures sociales et de leurs besoins sociaux différents, mais de leur façon de traiter les problèmes de signification.

Comme le conclut Parsons, quand nous considérons dans la perspective d’un Weber les idées d'hommes du dix-neuvième siècle, tels Tylor et Spencer, nous trouvons ces idées désespérément naïves. Et pourtant le changement est intervenu, non par le recours à une religion dogmatique ou à une théologie doctrinale, mais par l'examen de plus en plus rigoureux et complet des données pertinentes. Et il faudrait ajouter que cette évolution est aussi due à la contribution originale de Parsons, avec la collaboration de Robert Bellah qui, dans la cybernétique du système d'action sociale, fait dériver le mouvement de l'énergie et l'orientation de l'information, qui situe le maximum de l'énergie au niveau inférieur et le plus haut contrôle directionnel au sommet, qui fait circuler l'énergie vers le haut pour qu'elle entraîne tout le système et l'information vers le bas pour qu'elle le dirige, et enfin qui constate que la religion elle-même est la source d'un contrôle directionnel principal8.

L'évolution de la sociologie de la religion telle qu'esquissée par Parsons n'est pas une anomalie isolée, un accident ou un heureux hasard mais, dirais-je, le produit normal de la méthode dans une communauté scientifique en marche. Il peut arriver que, pendant un certain temps, parfois très long, des suppositions fantaisistes, des opinions butées, des philosophies erronées s'allient à la science pour tromper le monde savant. Mais tôt ou tard la lumière se fait et elles sont alors oubliées. Oubliées comme la conception euclidienne de l'espace exorcisée par Einstein et Minkowski, comme la nécessité qui imposait sa dictature sur les processus physiques jusqu'à la théorie quantique, comme les lois d'airain de l'économie trompétées sur les plates-formes politiques jusqu'aux années de la grande dépression.

On m'avait proposé de parler des Tendances et des variations de la méthode. J'ai surtout parlé des tendances, non pas des tendances externes, historiques qui nous engouffrent et nous entraînent dans leur course, mais des tendances intérieures par lesquelles notre saisie de la méthode commence, se développe et s'impose. La méthode commence par l'apprentissage, par la répétition de ce que d'autres ont fait, ou conseillent et ordonnent de faire. Elle prend du sens, mais en temps voulu : quand nous découvrons pour nous-même ce qu'est une découverte et quand nous réalisons que les travaux de tel ou tel chercheur sont une découverte remarquable parce qu'ils se produisent dans une communauté scientifique qui en a besoin, qui l'atteste et en témoigne, qui la juge et y souscrit et qui, tôt ou tard, la dépasse largement. La méthode s'impose lorsque l'on assigne à la logique son rôle subsidiaire, lorsque l'on saisit comment les questions se mélangent aux réponses, comment elles se tissent les unes aux autres pour former un contexte, comment les contextes se fondent dans les horizons des sujets, com ment les horizons peuvent s'ouvrir à d'autres progrès et les sujets peuvent être avides de le faire selon certains ordres d'idées, alors que selon d'autres ordres les sujets peuvent être étrangement inattentifs, obtus avec suffisance et pompeusement irrationnels.

En voilà assez sur les tendances fondamentales; elles incluent les variations, parce que, à mon avis, ces variations viennent de la résistance. On dit que le scientifique se contente de décrire. Est-ce à dire qu'il ne perçoit pas? Ou serait-ce que la perception serait identique à la sensation? On dit que la science est libre de valeurs. Est-ce à dire que le scientifique est impartial, qu'il n'a aucun intérêt personnel en vue? Ou cela signifie-t-il que le psychologue aboutit à une explication scientifique quand il peut reproduire le procédé dans un robot ou au moins dans un rat? Peut-on être religieux et faire du travail scientifique dans le domaine des sciences religieuses? Peut-on être objectif au sujet de sa propre religion, ou d’une autre religion?

Autant de questions fondamentales. On peut, dans une certaine mesure, y apporter des solutions pratiques. Mais la solution totale ne se trouve qu'au niveau d'une méthodologie philosophique, et même alors ne doit-on pas s'attendre à trouver un consensus. Parce que les questions ultimes reposent sur des options ultimes et que celles-ci sont existentielles. Par elles, les hommes et les femmes décident de façon délibérée — lorsqu'ils n'en viennent pas là tout simplement par inadvertance – quelle sorte d'hommes et de femmes ils vont être. Être un scientifique n'est qu'un aspect de l'être humain, et personne, que je sache, n'a encore trouvé de méthode qui fasse de quelqu'un un scientifique authentique sans le mettre sur la voie du devenir humain authentique.


1 Thomas Samuel Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 2018.

2 R.G. Collingwood, Principles of Art, Oxford, Clarendon Press, 1938; réimprimé en 1945 et 1955.

3 Paul J. Achtmeier, An Introduction to the New Hermeneutic, Philadelphie, Westminster, 1969.

4 Erich Neumann, Origines et histoire de la conscience, traduction de Véronique Liard, Imago, 2015.

5 Gerhard Adler, The Living Symbol. A Case Study in the Process of Individuation, New York, Pantheon Books, 1961.

6 R. D. Laing, Le moi divisé. De la santé mentale à la folie, Stock, 1992.

7 Il s’agit là du chapitre 6 de son ouvrage Essays in Sociological Theory, New York, The Free Press, 1966, p. 197-210.

8 Robert Bellah, Beyond Belief. Essays on Religion in a Post-Traditional World, New York, Harper and Row, 1970, p. 9-12.

 

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