Oeuvres de Lonergan
Le sujet

 

«The Aquinas Lecture for 1968 », sous les auspices du Wisconsin-Alpha Chapter of Phi Sigma Tau, la National Honor Society for Philosophy à l'Université Marquette, prononcée le 3 mars 1968.
Traduction originale de Baudoin Allard, publiée dans

Pour une méthodologie philosophique, en 1991.

Révision et © Pierrot Lambert 2020.

 

Le sujet

On peut dire, en un certain sens, que chacun de nous vit dans son propre monde. Ce monde est habituellement un monde délimité, dont les limites sont fixées par l'éventail de nos intérêts et l'étendue de nos connaissances. Il y a des choses qui existent et qui sont connues d'autres personnes, mais dont j'ignore absolument tout. Il y a des objets d'intérêt qui préoccupent d'autres personnes mais qui me laissent totalement indifférent. Ainsi, l'étendue de nos connaissances et l'éventail de nos intérêts fixent un horizon à l'intérieur duquel nous sommes confinés.

Cette claustration est parfois attribuable à la tradition historique dans laquelle nous naissons, aux contraintes du milieu social où nous avons été élevés, ou à nos propres aptitudes, efforts et mésaventures psychologiques. Mais les sujets et leurs horizons ne sont pas uniquement soumis à des déterminants historiques, sociaux et psychologiques. Il y a aussi des facteurs d'ordre philosophique et ce sont ces facteurs que nous sommes invités à examiner aujourd'hui.

  1. Le sujet oublié

    La philosophie contemporaine accorde beaucoup d'importance au sujet, importance qu'il est aisé d'attribuer à l'influence de Hegel, de Kierkegaard, de Nietzsche, de Heidegger et de Buber1. Ce fait nous renvoie, toutefois, à une période antérieure d'oubli du sujet et il n'est peut-être pas vain de prêter attention aux causes d'un tel oubli, ne fût-ce que pour nous assurer qu'elles ne sont plus à l’œuvre dans notre propre pensée.

    Une première cause, donc, est l'objectivité de la vérité. Notre critère de la vérité est, je crois, l’inconditionné de fait2. Mais un inconditionné n'a pas de conditions. Un sujet peut être requis pour arriver à la vérité, mais une fois celle-ci atteinte, on se trouve au-delà du sujet et on atteint un domaine non spatial, atemporel et impersonnel. Ce qui est vrai à un moment ou en un lieu donné, ne peut être contredit que par ce qui est faux. Personne ne peut le démentir à moins d'être dans l'erreur et de se tromper.

    Telle est l'objectivité de la vérité. Mais ne vous y laissez pas prendre. Dans l'ordre de l'intentionnalité, elle est indépendante du sujet, mais dans l'ordre ontologique, elle ne réside que dans le sujet : veritas formaliter est in solo iudicio. Dans cet ordre intentionnel, elle va entièrement au-delà du sujet, mais ne peut le faire que parce qu’ontologiquement le sujet est capable d'un dépassement de soi intentionnel, qu'il peut aller par-delà ce qu'il sent, ce qu'il imagine, ce qu'il pense et ce qui lui paraît, vers quelque chose de totalement différent, vers ce qui est tel qu’il l’a compris. De plus, le sujet ne peut arriver à l'autodépassement de la vérité qu'en suivant le laborieux processus de la conception, de la gestation et de l'enfantement. Enseigner, apprendre, enquêter, arriver à comprendre, rassembler et évaluer les éléments de preuve ne sont pas des activités indépendantes du sujet, des temps et des lieux, les conditions psychologiques, sociales et historiques. Le fruit de la vérité doit croître et mûrir sur l'arbre du sujet avant de pouvoir être cueilli et placé dans le domaine de l'absolu qui est le sien.

    Reste que l'on peut être fasciné par l'objectivité de la vérité, que l'on peut mettre l'accent sur la vérité objective au point d'ignorer ou de saper les conditions mêmes de son apparition et de son existence. Par exemple, s'il est vrai qu'on discerne à l'heure actuelle chez les catholiques une profonde aliénation à l'égard des dogmes de la foi, cela n'est pas étranger au fait qu'on a insisté unilatéralement sur l'objectivité de la vérité au point d'oublier le sujet et ses besoins.

    Les difficultés que le syllogisme suivant a posées aux théologiens depuis Suárez, de Lugo et Bañez sont symptomatiques de cette partialité : « Ce que Dieu a révélé est vrai. Or Dieu a révélé les mystères de la foi. Donc ces mystères sont vrais3. » Il est sans doute inutile d'ajouter que ce syllogisme les embarrassait parce qu'il donnait à penser que les mystères de la foi étaient des conclusions démontrables. Je veux plutôt souligner que ce syllogisme renferme un sophisme passé inaperçu, à savoir une conception exagérée de l'objectivité de la vérité. Si l'on n'oublie pas que la vérité réside formellement dans les seuls jugements et que ceux-ci n'existent que dans l'esprit, ce sophisme est vite dépisté. En effet, ce que Dieu révèle est une vérité dans l'esprit de Dieu et dans les esprits des croyants, mais n'est pas une vérité dans les esprits des non-croyants; et le fait de conclure que les mystères de la foi sont des vérités dans l'esprit de Dieu ou dans les esprits des croyants n'implique aucunement que les mystères sont démontrables. Cette solution facile aurait échappé aux théologiens qui, semble-t-il, ont insisté sur l'objectivité de la vérité au point de penser qu'elle pouvait se passer d'esprits. Et cette façon de penser ne touchait pas uniquement les explications théoriques sur l'acte de foi. L'ancienne catéchèse, qui cède peu à peu le pas à la nouvelle, mettait le même accent sur la vérité objective et refusait tout autant ses conditions subjectives; cela vaut aussi pour l'ancienne censure qui réclamait des propositions vraies et qui comprenait mal qu'il faille respecter la dynamique du cheminement vers la vérité.

    Une des autres causes de cet oubli du sujet est la lointaine notion aristotélicienne de science exposée dans les Seconds analytiques et, plus près de nous, la notion rationaliste de la raison pure. Lorsque les conclusions de la science et de la philosophie découlent nécessairement de prémisses évidentes, la voie de la science et de la philosophie, loin d'être étroite et difficile, est large et facile. Nul besoin de se préoccuper du sujet. Quel qu'il soit, quels que soient ses intérêts, voire quelque fugitive que soit son attention, il ne peut guère manquer de saisir ce qui est évident et, l'ayant saisi, d'en tirer des conclusions nécessaires. Avec de telles présuppositions, tout est blanc ou noir. S'il se trouve qu'une personne a des opinions, elle devra pour les défendre montrer qu'elles sont évidentes ou démontrables. Si elle se met à douter, elle risque d'aboutir au scepticisme total. Nul besoin de se préoccuper du sujet, de l'art socratique de la maïeutique, de la conversion intellectuelle, de l'ouverture d'esprit, des efforts déployés, de l'humilité ou de la persévérance.

    Une troisième source de l'oubli du sujet est la conception métaphysique de l'âme. Comme les plantes et les animaux, les êtres humains ont une âme et, comme chez les premiers, l'âme humaine est le premier acte d'un corps organique. Pourtant les âmes des plantes différent essentiellement des âmes des animaux et celles-ci des âmes des humains. Pour percevoir ces différences, il faut remonter de l'âme à ses puissances, à ses habitus, à ses actes et à ses objets. Inversement, par les objets nous connaissons les actes, par les actes les habitus, par les habitus les puissances et enfin par les puissances nous connaissons l'essence de l'âme. Ainsi, l'étude de l'âme est totalement objective. Une seule et même méthode s'applique à l'étude des plantes, des animaux et des humains, et ses résultats sont entièrement universels. Que nous soyons éveillés ou endormis, que nous soyons des saints ou des pécheurs, des génies ou des sots, nous avons une âme.

    Étudier le sujet est une tout autre affaire, car c'est s'étudier soi-même dans la mesure où l'on est conscient. Cette étude fait abstraction de l'âme, de son essence, de ses puissances et de ses habitus puisqu'aucun d'eux n'est une donnée de la conscience. Cette étude s'occupe des opérations, de leur centre et de leur source qui est le moi. Elle distingue les divers niveaux de conscience, la conscience propre au rêve, celle du sujet en état de veille, du sujet en état de quête intellectuelle, du sujet qui réfléchit rationnellement ou qui délibère de façon responsable. Cette étude porte sur les différentes opérations des niveaux de conscience et sur leurs rapports mutuels.

    Le sujet et l'âme sont donc deux objets d'étude fort différents. La connaissance de l'un n'exclut d'aucune manière l'autre. Mais il arrive très fréquemment que l'étude de l'âme donne l'impression que l'étude du sujet est inutile et, en ce sens, cette étude de l'âme conduit à oublier le sujet4.

  2. Le sujet amputé

    Le sujet oublié ne se connaît pas. Quant au sujet amputé, non seulement il ne se connaît pas, mais il n'est pas conscient de son ignorance et conclut donc que, d'une manière ou d'une autre, ce qu'il ne connaît pas n'existe pas. Les données de la sensation et de la parole sont assez généralement admises, tout comme la différence entre le sommeil et l'état de veille. Sans aller jusqu'à soutenir un somnambulisme universel de jour, les behavioristes ne prêtent aucunement attention à l'activité interne du sujet; les positivistes logiques confinent la signification aux données sensibles et aux structures de la logique mathématique, et les pragmatistes détournent notre attention vers l'action et les résultats.

    Mais il existe des procédés moins grossiers. Il est possible d'accepter la règle apparemment raisonnable consistant à reconnaître ce qui est certain et à ne tenir aucun cas de ce qui est sujet à controverse. Ce qui nous conduit presque inévitablement à négliger l’insight (oversight of insight). Car il est assez facile d'être sûrs des concepts : leur existence peut être déduite de l'usage linguistique et de la généralisation scientifique. Mais ce n'est qu'en étant très attentif aux données de la conscience que l'on peut découvrir les insights, actes de compréhension ayant pour triple fonction de répondre à la recherche, de saisir la forme intelligible dans les représentations sensibles et de fonder la formation des concepts. On n'arrivera jamais à prendre note d'un contenu aussi complexe en oubliant le sujet. Voilà la source du conceptualisme : affirmation vigoureuse des concepts jointe à une indifférence sceptique à l'égard des insights. Et puisque ceux-ci remplissent trois fonctions, le conceptualisme comporte trois défauts majeurs.

    Le premier est son immobilisme antihistorique. La compréhension humaine se développe et, au fur et à mesure de son développement, elle s'exprime dans des concepts, des hypothèses, des théories et des systèmes toujours plus précis et exacts. Le conceptualisme étant indifférent aux insights ne peut tenir compte du développement des concepts. En eux-mêmes les concepts sont immobiles. Ils signifient à jamais exactement ce que leur définition leur donne de signifier. Ils sont abstraits et se tiennent donc en dehors du monde spatio-temporel du changement. Ce qui change, c'est la compréhension humaine et, lorsque la compréhension change ou se développe, alors l'acte de définir (defining) change ou se développe. Ainsi, bien que les concepts ne changent pas d'eux-mêmes, ils subissent quand même un changement dès lors que l'esprit qui les forme change.

    Un deuxième défaut du conceptualisme est son excessive abstraction. En effet, les aspects généraux de notre connaissance se rapportent à la réalité concrète de deux manières distinctes. Il y a d’une part le rapport de l'universel au particulier, de homme à cet homme, de cercle à ce cercle. Il y a d'autre part le rapport, bien plus important, de l'intelligible au sensible, de l'unité ou du schème saisi par insight aux données dans lesquelles l'unité ou le schème est saisi. Ce deuxième rapport, parallèle au rapport de la forme à la matière, est beaucoup plus intime que le premier. L'universel fait abstraction du particulier, mais l'intelligibilité saisie par insight est immanente dans le sensible et, si l'on supprime la donnée sensible, l’image, le symbole, l'insight s'évanouit. Méconnaissant la compréhension humaine, le conceptualisme néglige le mode concret de compréhension qui est de saisir l'intelligibilité dans le sensible lui-même. Il est confiné dans un monde d'universaux abstraits et son seul lien avec le concret est le rapport de l'universel au particulier.

    Un troisième défaut du conceptualisme tourne autour de la notion d'être. Les conceptualistes n'ont aucune difficulté à découvrir un concept d'être, voire à le trouver implicitement dans tout concept positif. Mais ils en font une abstraction, la plus abstraite de toutes les abstractions, ayant la connotation la plus faible et la dénotation la plus grande. En réalité la notion d'être n'est pas abstraite mais concrète. Elle vise (intends) tout de tout. Elle n'écarte absolument rien. Pour s'en rendre compte de façon claire et distincte, il faut noter non seulement que les concepts expriment des actes de compréhension, mais aussi que ces actes et ces concepts renvoient à des questions. La notion d'être apparait d'abord dans le questionnement. L'être est l'inconnu que le questionnement vise à connaître, que les réponses révèlent partiellement, que de nouvelles questions poussent à connaître plus pleinement. La notion d'être est donc essentiellement dynamique, proleptique; elle est une anticipation de l'intégralité, de la concrétude, de la totalité, que nous ne cessons de viser et, puisque notre savoir est fini, que nous n'atteignons jamais.

    Le sujet oublié mène donc au sujet amputé, au sujet qui ne se connaît pas et qui appauvrit indûment son explication de la connaissance humaine. Il se condamne à un immobilisme antihistorique, à un assemblage excessivement stérile de concepts abstraits et de présentations sensibles, et à l'ignorance du caractère proleptique et tout à fait concret de la notion d'être.

  3. Le sujet immanentisé

    Le sujet est en dedans, bien qu'il n'y demeure pas totalement. Son connaître implique un dépassement intentionnel de soi. Même si le fait de connaître opère ce dépassement, il doit connaître son connaître pour savoir qu'il l'effectue. Le sujet oublié et amputé ne peut parvenir à une telle connaissance et c'est ainsi que nous arrivons au sujet purement immanent.

    La clé des doctrines de l’immanence est une notion inadéquate de l'objectivité. La connaissance humaine est un assemblage de nombreuses opérations d'espèces différentes. Il s'ensuit que l'objectivité de la connaissance humaine n'est pas une propriété unique et uniforme mais, ici encore, un assemblage composite de propriétés fort diverses que l'on retrouve dans toute une série d'opérations fort différentes5. Il y a l'objectivité expérientielle dans la présence (givenness) des données des sens et des données de la conscience. Mais cette objectivité n'est pas la seule et unique composante de l'objectivité de la connaissance humaine. Le processus de la recherche, de la réflexion, du passage au jugement est régi d’un bout à l'autre par les exigences de l'intelligence et de la rationalité humaines; ce sont ces exigences que formulent en partie la logique et les méthodologies et, à leur façon, elles sont tout aussi décisives que l'objectivité expérientielle dans la genèse et le progrès de la connaissance humaine6. Enfin, il y a un troisième genre d'objectivité, terminale ou absolue, qui est mis en évidence lorsque nous jugeons, lorsque nous distinguons nettement ce que nous sentons, ce que nous imaginons ou pensons, ce qui nous apparaît être tel d'une part, de ce qui est tel d'autre part.

    Cependant, même si ces trois composantes remplissent des fonctions dans l'objectivité de la connaissance humaine adulte, c'est une chose pour elles de les remplir et c'en est une tout autre pour le sujet de devenir explicitement conscient de leur fonctionnement. Une telle conscience explicite présuppose un sujet qui n'est pas amputé, conscient certes de ses sensations et de son parler, mais de pratiquement rien d'autre. La signification d'« objet » et d'« objectif » découle alors non pas de l'examen minutieux de nos opérations et de leurs propriétés, mais de la « pensée en images ». Pour cette pensée, un objet doit être quelque chose que l'on regarde; sa connaissance doit être quelque chose d'un peu semblable au fait de regarder, de scruter, de voir, d’intuitionner, de percevoir; et l'objectivité en définitive doit se rapporter au fait de voir tout ce qu'il y a là à voir et à rien de ce qui n'est pas là.

    Une fois que la « pensée en images » a pris le dessus, l'immanence suit inévitablement7. Ce qui est visé dans le questionnement n'est pas vu, intuitionné, perçu; cela est encore inconnu; c'est ce que nous ne connaissons pas mais cherchons à savoir. Il s'ensuit que la visée du questionnement, la notion d’être, est purement immanente, purement subjective. A nouveau, ce qui est saisi dans la compréhension n'est pas une nouvelle donnée qui s'ajoute aux données du sens et de la conscience, au contraire, cela ne ressemble à aucune donnée; il s'agit d'une unité ou d'un schème intelligible qui est non pas perçu, mais compris; et il est compris, non pas comme se rapportant nécessairement aux données mais seulement comme pouvant s'y rapporter. Or, la saisie de quelque chose qui est peut-être pertinent ne ressemble en rien aux actes de voir, d'intuitionner, de percevoir, qui se rapportent uniquement à ce qui est réellement là. Il s'ensuit que, pour la « pensée en images », la compréhension doit également être immanente et purement subjective. Ce qui vaut pour la compréhension vaut pour les concepts, car les concepts expriment ce qui a été saisi par la compréhension. Ce qui vaut pour les concepts ne vaut pas moins pour les jugements puisque les jugements procèdent d'une compréhension réflexive, comme les concepts procèdent d'une compréhension directe ou à rebours.

    Une fois que la « pensée en images » s'installe, l’immanence suit inéluctablement. Car « penser en images » signifie penser en images visuelles. Or ces images sont incapables de représenter ou de suggérer les exigences normatives de l'intelligence et de la rationalité (reasonableness) et, encore bien moins, la capacité de celles-ci de réaliser le dépassement de soi intentionnel du sujet.

    Les explications précédentes sont peut-être la clé des doctrines de l'immanence, mais rien de plus que la clé. Il s'agit d'un modèle général fondé sur la connaissance du sujet. Il diffère des doctrines mêmes de l'immanence dans la mesure où ces dernières sont l’œuvre de sujets amputés qui n'appréhendent que partiellement leur propre réalité. Point n'est besoin de grand discernement, je pense, pour établir un parallèle entre les explications qui précèdent et, pour ne prendre qu'un seul exemple, l'argument kantien de l'immanence. Dans cet argument, la distinction effective se fait entre les relations immédiates et médiates des activités cognitives aux objets. Le jugement n'est qu'une connaissance médiate des objets, la représentation d'une représentation8. La raison n'est jamais en rapport direct avec les objets mais seulement avec la compréhension et, par celle-ci, avec l'utilisation empirique de la raison elle-même9.

    Comme l'intuition est notre seule activité cognitive immédiatement en rapport avec les objets10, nos jugements et nos raisonnements ne peuvent avoir plus de valeur que nos intuitions. Or, nos intuitions sont uniquement sensibles et les intuitions sensibles ne nous révèlent pas l'être mais le phénomène; nos jugements et nos raisonnements sont donc confinés au seul monde des phénomènes11.

    Tel semble être, en substance, l'argument de Kant. Cet argument est parfaitement valable si l'on entend par « objet » ce que l'on peut régler par la « pensée en images ». L'« objet » est ce que l'on regarde; regarder est une intuition sensible qui, seule, est immédiatement en rapport avec les objets; la compréhension et la raison ne peuvent se rapporter aux objets que médiatement, c'est-à-dire seulement par l'intermédiaire de l'intuition sensible.

    J'ajouterais que le sujet oublié et amputé n'arrivera pas à répondre à Kant, parce qu'il ne se connaît pas assez lui-même pour se dégager de l'emprise de la « pensée en images » et pour découvrir que les activités cognitives humaines ont pour objet l'être, que l'activité immédiate ment en rapport avec cet objet est le questionnement, que les autres activités, celles des sens et de la conscience, la compréhension et le jugement, sont médiatement en rapport avec l'objet, l'être, dans toute la mesure où elles sont des moyens pour répondre aux questions, pour atteindre le but visé par le questionnement.

    Une dernière remarque s'impose. Il n'est pas du tout facile de passer du sujet oublié et amputé à l'appropriation de soi. Il ne suffit pas de découvrir un certain nombre de propositions vraies et d'y donner son assentiment. Il s'agit, plus fondamentalement, d'une conversion, d'une expérience philosophique personnelle, d'un passage hors du monde des sens à l'univers de l’être, qui nous ahurit et nous désoriente pour un moment.

  4. Le sujet existentiel

    Nos réflexions sur le sujet ont jusqu'ici porté sur le sujet en tant que connaissant, en tant que faisant l'expérience de quelque chose, en tant que comprenant et jugeant. Il nous faut maintenant y penser en tant qu'agissant, c'est à-dire en tant que celui qui délibère, qui évalue, qui choisit et qui agit. À première vue, cet agir touche, modifie, change le monde des objets. Bien plus, il touche le sujet lui-même. Car l'agir humain est libre et responsable. Il inclut le fait réel de l'éthique (morals), de l'édification ou de la destruction du caractère, de la constitution de la personnalité ou de son échec. Par ses actes, le sujet humain se fait ce qu'il deviendra, et il le fait librement et de façon responsable; bien mieux, il le fait précisément parce que ses actes sont des expressions libres et responsables de lui-même.

    Tel est le sujet existentiel. C'est une notion qui a été laissée pour compte par le schématisme des catégories plus anciennes qui établissait des distinctions entre des facultés, par exemple entre l'intelligence et la volonté, ou entre les différentes utilisations d'une même faculté, par exemple entre l'intellect spéculatif et pratique, ou entre les différentes espèces d'activité humaine, par exemple entre la recherche théorique et l'exécution pratique. Aucune de ces distinctions n'est attentive au sujet comme tel et, bien que l'élément réflexif et autoconstitutif de la vie morale soit connu depuis l'antiquité, il n'était pas rattaché à la notion de sujet de manière à attirer l'attention sur celui-ci dans son rôle clé consistant à se transformer en ce qu'il deviendra.

    Comme les anciens schèmes ne conviennent pas, j'indiquerai, par souci de clarté, le nouveau schème des niveaux de conscience, distincts mais reliés entre eux, le sujet existentiel se tenant, pour ainsi dire, au niveau le plus élevé. Car nous sommes sujets, en quelque sorte, par degrés. Au niveau le plus bas, dans l'état d'inconscience du sommeil sans rêves ou du coma, nous ne sommes sujets qu'en puissance. Vient ensuite le niveau minimal de conscience et de subjectivité, celui où nous sommes les sujets impuissants de nos rêves. A un troisième niveau, nous devenons des sujets expérientiels quand nous nous éveillons, quand nous sommes les sujets de perceptions lucides, de projets imaginatifs, de pulsions émotives et conatives, et d'actions corporelles. Au quatrième niveau, le sujet intelligent élève (sublates) l'expérientiel, c'est-à-dire qu'il le retient, le préserve tout en le dépassant et en le complétant lorsqu'il s'interroge sur son expérience, qu'il fait une recherche, que sa compréhension s'accroît, qu'il exprime ses inventions et ses découvertes. Au cinquième niveau, le sujet rationnel élève (sublates) le sujet intelligent et expérientiel lorsque nous mettons notre compréhension en question, que nous vérifions nos formulations et expressions, que nous nous demandons si nous avons bien compris, que nous disposons les éléments de preuve pour et contre, que nous jugeons qu'il en est ainsi pour ceci et qu'il n'en est pas ainsi pour cela. Enfin, sixièmement, la conscience rationnelle est élevée (sublated) par la conscience de soi rationnelle lorsque nous délibérons, évaluons, décidons, agissons. C'est à ce niveau que la conscience humaine émerge dans sa plénitude. C'est alors que le sujet existentiel existe et que son caractère, son essence personnelle, est en jeu.

    Les niveaux de conscience sont non seulement distincts mais reliés entre eux, et la meilleure façon d'exprimer leurs rapports est de les voir comme des cas de ce que Hegel appelait l’aufheben, l'élévation, acte par lequel un être supérieur retient et préserve (élève) un être inférieur en le transcendant et en le complétant12. L'intelligence humaine dépasse la sensibilité humaine mais ne peut s'en passer. Le jugement humain dépasse la sensibilité et l'intelligence mais ne peut fonctionner que conjointement avec elles. Enfin, de façon similaire, l'action humaine présuppose et complète à la fois la sensibilité, l'intelligence et le jugement humains.

    C'est justement cette série d'élévations (sublation) que désigne la métaphore des niveaux de conscience. Ces niveaux ne sont pas uniquement distincts et interdépendants fonctionnellement; ils sont réunis dans l'épanouissement d'une visée transcendantale unique d'objectifs multiples et interchangeables13. Ce qui fait passer le sujet de la conscience expérientielle à la conscience intellectuelle c'est le désir de comprendre, la visée de l'intelligibilité. Ce qui le hisse de la conscience intellectuelle à la conscience rationnelle, c'est le déploiement de la même visée : car une fois la compréhension atteinte, le désir de comprendre devient le désir de comprendre correctement; en d'autres termes, une fois qu’un intelligible est atteint, la visée de l'intelligibilité devient la visée de l'intelligible juste, du vrai et, par le vrai, de la réalité. Enfin, la visée de l'intelligible, du vrai, du réel devient aussi la visée du bien, la question de la valeur, de ce qui vaut la peine, lorsque le sujet déjà agissant confronte son monde et prête attention à son propre agir dans ce monde.

    Je veux dire que la notion transcendantale du bien a trait à la valeur. Elle est distincte du bien particulier qui satisfait l'appétit individuel, tel l'appétit du boire et du manger, l'appétit de l'union et de la communion, l'appétit de la connaissance, de la vertu ou du plaisir. Elle est distincte aussi du bien qu'est l'organisation, de l'arrangement objectif ou de l'institution qui garantit à un certain groupe de personnes le retour régulier de biens particuliers. Tout comme l'appétit réclame le petit déjeuner, un système économique garantit que celui-ci sera servi tous les matins. De même que l'appétit désire l’union, le mariage garantit une union pour la vie. Et de même que l'appétit désire la connaissance, un système d'enseignement garantit la transmission du savoir aux générations successives. Mais par-delà le bien particulier et le bien qu'est l'organisation, il y a le bien de la valeur. C'est en faisant appel à la valeur ou aux valeurs que nous satisfaisons certains appétits et n'en satisfaisons pas d'autres, que nous approuvons certains systèmes nous permettant d'atteindre le bien qu'est l'organisation et que nous en rejetons d'autres, que nous louons ou blâmons des personnes humaines comme bonnes ou mauvaises et leurs actions comme justes ou injustes.

    Qu'est-ce donc que la valeur? Je dirais que c'est une notion transcendantale comme la notion d’être. Tout comme la notion d'être vise l'être sans elle-même le connaître, la notion de valeur vise la valeur sans elle-même la connaître. Et comme la notion d'être est un principe dynamique qui nous fait avancer vers une connaissance de plus en plus entière de l’être, la notion de valeur est le déploiement plus entier du même principe dynamique qui nous fait avancer vers une réalisation plus complète du bien, de ce qui vaut la peine.

    Puisque cela peut paraître nébuleux, je me permets donc de faire une comparaison. On trouve dans l’Éthique d'Aristote un empirisme qui s’apparente à une pétition de principe. Aristote pouvait écrire : « …on qualifie les actions de justes et de tempérées, pour ainsi dire, quand elles sont telles que les accomplirait un homme juste et tempérant. Et l’homme juste et tempérant n’est pas celui qui se contente d’exécuter ces actes, mais celui qui les exécute dans les dispositions d’esprit propres aux hommes justes et tempérants14. » Et il ajoute : « La vertu est donc une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi15. » Aristote, me semble-t-il, refuse de parler de l’éthique séparée de la réalité éthique des hommes bons, de la tempérance séparée des hommes tempérants, de la nature de la vertu séparée du jugement de l'homme qui possède la sagesse pratique.

    Quoi qu'il en soit en définitive d’Aristote, cette façon d'aborder la question que je viens de rappeler s'harmonise admirablement avec la notion du bien que j'esquisse ici. La notion d'être joue un rôle dans notre connaissance et c'est en réfléchissant sur ce rôle que l'on en vient à savoir ce qu'est cette notion; de même, la notion ou la visée du bien joue un rôle dans l'agir humain et c'est en réfléchissant sur ce rôle que l'on en vient à savoir ce qu'est la notion de bien. De plus, le rôle de la notion d'être nous conduit à connaître l'être de façon limitée; de même, le rôle de la notion de bien nous conduit à réaliser le bien de façon limitée. Enfin, notre connaissance de l'être n'est pas connaissance de l'essence, mais seulement connaissance de cet être-ci et de cet être-là et des autres êtres, ainsi le seul bien auquel nous ayons directement accès est celui que l'on retrouve dans des cas de bien réalisés en eux-mêmes ou produits au-delà d'eux-mêmes par des hommes bons.

    Le paradoxe du sujet existentiel s'étend donc au sujet existentiel bon. Comme le sujet existentiel, librement et de façon responsable, se fait ce qu'il est, ainsi il se fait bon ou mauvais et il rend ses actions bonnes ou mauvaises. Le bon sujet, le bon choix, la bonne action n'existent pas isolément. Car le sujet est bon à cause de ses bons choix et de ses bonnes actions. Antérieurement à tout choix et à toute action, il n'y a, universellement, que le principe transcendantal de toute évaluation et de toute critique, la visée du bien. Ce principe fait surgir des cas du bien, nommément les bons choix et les bonnes actions. Ne me demandez pas cependant de les déterminer, car leur détermination dans chaque cas est l’œuvre du sujet libre et responsable qui réalise la première et unique édition de lui-même.

    C'est parce que la détermination du bien est l'œuvre de la liberté que les systèmes éthiques parviennent à dresser des listes interminables de genres et d'espèces de péchés en demeurant toujours assez vagues au sujet du bien. Leurs auteurs nous exhortent à faire le bien et à éviter le mal, mais si on leur demande de nous dire ce que c'est que de faire le bien, ils ne sont guère capables d'aller au-delà de la règle d'or, le précepte de la charité universelle, etc. Mais les limites d'un système ne sont pas un défaut irrémédiable. Nous arrivons à connaître le bien par l'exemple de ceux qui nous entourent, par les histoires que les gens racontent sur les bonnes et mauvaises personnes d'autrefois, par le flot incessant de louanges et de blâmes qui remplissent la majeure partie des conversations humaines, par les sentiments d'exaltation ou de honte qui nous envahissent lorsque nos propres choix et actes nous déterminent nous-mêmes comme bons ou mauvais, dignes de louange ou de blâme.

    J'ai jusqu'ici affirmé une primauté de l'existentiel. J'ai distingué différents niveaux de la conscience humaine pour donner à la conscience de soi rationnelle la place la plus élevée. Elle élève (sublates) les trois niveaux précédents de l'expérience, de la compréhension et du jugement, élévation (sublation) qui, bien entendu, ne signifie ni la destruction ni l'ingérence, mais la rétention, la préservation, le dépassement et le perfectionnement. L'expérientiel, l'intelligible, le vrai, le réel, le bien sont un de telle sorte que la compréhension illumine l'expérience, la vérité corrige la compréhension et la poursuite du bien, de la valeur, de ce qui vaut la peine n'entre en aucune façon en conflit avec la quête de l'intelligible, du vrai, du réel, mais les favorise et les complète à tous égards.

    Il faut noter, cependant, que nous ne parlons pas du bien au sens aristotélicien d'objet de l'appétit, id quod omnia appetunt. Pas plus que nous ne parlons du bien au sens intellectuel et, en fait, thomiste du bien qu’est l’organisation. Le mot « bien » a, en effet, un autre sens tout à fait distinct; c'est celui auquel nous référons quand nous parlons de valeur, de ce qui vaut la peine, de ce qui est bien (right) par opposition à ce qui est mal (wrong), de ce qui est bon (good) par opposition, non à ce qui est mauvais (bad) mais à ce qui est mal (evil). C'est la visée du bien en ce sens qui prolonge la visée de l'intelligible, du vrai, du réel, qui fonde la conscience de soi rationnelle, qui constitue l'émergence du sujet existentiel.

    Enfin, je voudrais dire brièvement que la primauté de l'existentiel ne signifie pas la primauté des résultats, comme dans le pragmatisme, ni la primauté de la volonté, comme le voudrait le scotisme, ni la primauté de l'intellect ou de la raison pratiques, comme le dirait un aristotélicien ou un kantien. Les résultats procèdent des actions, les actions des décisions, les décisions des évaluations, les évaluations des délibérations et tous les cinq procèdent du sujet existentiel, du sujet en tant que délibérant, évaluant, décidant, agissant et produisant des résultats. Ce sujet n'est pas seulement un intellect ou une volonté. Bien que se souciant des résultats, il/elle est plus fondamentalement soucieux/euse de lui/d'elle-même de venant bon/ne ou mauvais/se, et doit donc être qualifié non pas de sujet concret mais de sujet existentiel.

  5. Le sujet aliéné

    La réflexion existentielle est à la fois illumination et enrichissement. Non seulement elle nous touche intimement et nous parle avec conviction, mais elle est aussi le point de départ naturel d'une réflexion plus complète sur le sujet en tant qu'incarné, en tant qu'image et sentiment aussi bien qu'esprit et volonté, en tant que mu par le symbole et les récits, en tant qu'intersubjectif, en tant que rencontrant les autres et devenant un « Je » pour un « Tu » en route vers un « Nous » grâce à la rencontre, à la camaraderie, à la collaboration, à l'amitié, à l'amour. Alors nous passons facilement dans la totalité du monde humain fondé sur la signification, un monde de langage, d'art, de littérature, de science, de philosophie, d'histoire, le monde de la famille et des mœurs, de la société et de l'éducation, de l'État et de la loi, de l'économie et de la technologie. Ce monde humain n'émerge et ne survit pas sans délibération, évaluation, décision, action, sans l'exercice de la liberté et de la responsabilité. C'est le monde des sujets existentiels qui objective les valeurs que ces sujets font surgir de leur créativité et de leur liberté.

    La richesse de la réflexion existentielle peut en fin de compte être un piège. Elle est certes la clé qui ouvre la voie à une philosophie, non de l'homme dans l'abstrait, mais de l'humain concret vivant dans son déploiement historique. Il ne faudrait pas penser néanmoins qu'une telle concrétude supprime les problèmes anciens de la théorie de la connaissance, de l'épistémologie et de la métaphysique, car si ces problèmes se présentent dans un contexte abstrait, ils se représentent avec encore plus d'acuité dans un contexte concret.

    La réflexion existentielle, qui révèle ce que c'est pour l'homme d'être bon, soulève aussi la question de savoir si le monde est bon. Des nébuleuses à l'homme, en passant par les plantes et les animaux, tout ce processus est-il bon, est-il une vraie valeur, quelque chose qui en vaut la peine ? On peut répondre affirmativement à cette question si, et uniquement si, l'on reconnaît l'existence de Dieu, sa toute-puissance et sa bonté. Si l'on accorde ces trois, on peut dire que le processus créé est bon parce que le fiat créateur ne peut être que bon. Si l'on doute de l'un des trois ou si on le nie, alors on doute ou nie qu'il y ait un esprit intelligent et une volonté aimante pouvant servir à quiconque de justification pour dire que ce monde est bon, qu'il vaut la peine, que c'est une valeur digne de l'approbation et du consentement de l'homme. Car le « bien » au sens où nous l'avons utilisé ici est la bonté de l'agent moral, de ses actes, de ses œuvres. S'il n'y a pas d'agent moral responsable de l’être et du devenir du monde, le monde ne peut être dit bon en un sens moral. Si en ce sens-là le monde n'est pas bon, alors la bonté en ce sens-là ne se trouve que dans l'homme. Si l'homme tient quand même à être bon, il est étranger au reste de l'univers. Si par contre il renonce à vivre dans l'authenticité et qu'il se laisse dériver au gré des rythmes, tantôt séducteurs tantôt rudes, de sa psyché et de la nature, alors l'homme est aliéné de lui-même.

    Ce n'est donc pas par accident qu'un théâtre de l'absurde, une littérature de l'absurde et des philosophies de l'absurde fleurissent dans une culture où il y a des théologiens qui proclament que Dieu est mort. Cette absurdité et cette mort s'enracinent dans un nouvel oubli du sujet, une nouvelle amputation, un nouvel immanentisme. Au nom de la phénoménologie, de la compréhension de soi existentielle, de la rencontre humaine, de l'histoire du salut, certains écartent avec dédain et mépris les anciennes questions de la théorie de la connaissance, de l'épistémologie, de la métaphysique. Je ne doute pas, je n'ai jamais douté, que les anciennes réponses laissaient à désirer. Mais rejeter en même temps les questions, c'est refuser de savoir ce que l'on fait quand on connaît, c'est refuser de savoir pour quelle raison faire cela c'est connaître; c'est refuser d'établir une sémantique de base en concluant ce que l'on sait quand on le fait. Ce triple refus est pire que le simple oubli du sujet et il engendre une amputation bien plus radicale. C'est l'amputation dont nous faisons aujourd'hui l'expérience, en dehors mais aussi à l'intérieur de l'Église, lorsque nous trouvons que les conditions de possibilité d'un dialogue significatif ne sont pas saisies, lorsque la distinction entre la religion révélée et le mythe est estompée, lorsque la possibilité d'une connaissance objective de l'existence de Dieu et de sa bonté est niée.

    Vastes et urgents sujets que ceux-là. Je ne les aborderai pas. Je ne crois pas pour autant les avoir complètement négligés, puisque d'un bout à l'autre de la présente communication j'ai signalé l'enjeu radical, à savoir l'oubli du sujet et l'énorme labeur que sa connaissance implique.


1 Il faudrait sans doute partir de la révolution copernicienne de Kant qui a donné une prééminence technique au sujet en ne faisant que des concessions minimales à sa réalité. L'évolution subséquente apparaît alors comme une série de tentatives pour faire reconnaître l'entière réalité du sujet et de ses fonctions. Pour une bonne vue d'ensemble de ce mouvement et de ses ambiguïtés, voir James Brown, Subject and Object in Modern Theology, New York, Macmillan, 1955.

2 Le formellement inconditionné n'a absolument aucune condition; c'est Dieu. L'inconditionné de fait a des conditions mais elles ont été remplies. Tel, à mon avis, serait la contrepartie cognitive de l'être contingent et telle serait également une formulation technique du critère ordinaire du jugement vrai, à savoir de l'évidence suffisante. Pour d'autres détails, voir mon livre Insight, Londres et New York, 1957, ch. 10.

3 Voir H. Lennerz, De virtutibus theologicis, Rome, Presses de l’Université Grégorienne, 1947, p. 98-99 et 103-104, § 196, 204; L. Billot, De virtutibus infusis, Rome, Presses de l’Université Grégorienne, 1928, p. 191-193 et, 313.

4 Pour une étude comparative d'Aristote et d'Augustin et de leurs rapports à Thomas d'Aquin, voir l'introduction de mon livre, La notion de verbe dans les écrits de saint Thomas d'Aquin, Notre Dame, 1966 et Londres, 1968. Paru aussi dans Philippine Studies, 13, 1965, 576-585, sous le titre « Subject and Soul »

5 Pour plus d'explications, voir L’insight, ch. 13. De façon plus condensée voir Structure de la connaissance, sur ce site.

6 Dans L’insight, ce deuxième aspect est désigné comme l’aspect normatif de l’objectivité.

7 Pourvu, bien entendu, que l'explication de l'intellect humain ne soit pas également une pensée en images, l'intelligence étant considérée comme un voir.

8 Kant, Critique de la raison pure, A 68, B 93.

9 Ibidem, A 643, B 671.

10 Ibidem, A 19, B 33.

11 Voir F. Copleston, A History of Philosophy, New York, Doubleday Image Books, 1994, volume 6, p. 235-242 et 266-272. Lonergan met ces conceptions en relief par rapport à celles d’Étienne Gilson et d’Emerich Coreth dans « Metaphysics as Horizon » (volume 4 des Collected Works of Bernard Lonergan, p. 188-204).

12 En omettant toutefois l'idée hégélienne de la réconciliation, au niveau supérieur, d'une contradiction dans le niveau inférieur.

13 Ces objectifs correspondent à peu près aux transcendantaux de la scolastique, ens, unum, verum, bonum, et ils sont interchangeables en ce sens qu'ils peuvent être prédiqués les uns des autres, convertuntur.

14 Aristote, Éthique de Nicomaque, II, IV, 4, traduction de J. Voilquin, Garnier-Flammarion, 1965, p. 50.

15 Ibidem, II, VI, 15, p. 54.

 

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