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Oeuvres de Lonergan |
Conférence présentée au deuxième Symposium international sur la croyance, organisé par la Fondazione Agnelli et tenu à Vienne du 7 au 11 janvier 1975.
Prolégomènes à l’étude de la conscience religieuse contemporaine en émergence En tout premier lieu, clarifions notre sujet par une brève explication des éléments du titre. Puis posons quelques jalons qui nous guideront jusqu'à notre propos essentiel.
« Prolégomènes à l'étude » : ce que nous souhaitons, c'est de fournir un cadre à l'intérieur duquel les diverses contributions pourront trouver place. Il n'est évidemment pas question de présenter une synthèse, car les contributions ne sont pas encore disponibles. Tout au plus est-il possible de formuler un ensemble de suggestions qui pourraient susciter la réflexion. « Conscience » : ce terme s'emploie librement comme équivalent de prise de conscience ou de connaissance. Si l'on essaie d'y voir de plus près, il s’agit d’une prise de conscience (awareness) de soi-même ou de certains aspects de soi-même. Je prends conscience que la fenêtre est ouverte, mais j'ai conscience que je suis sur le point d'éternuer. « Conscience en émergence » : nous savons déjà que différentes pistes de recherche aboutissent à des explications différentes quant à la genèse de la conscience. Pour la psychologie clinique la conscience surgit de l'inconscient. Jolande Jacobi, par exemple, énumère les points où Freud et Jung furent initialement d'accord en ce qui a trait au « moi » et au « complexe »1. Elle montre comment Jung a établi plus tard une distinction entre l'inconscient collectif et l'inconscient personnel, ainsi qu'entre les éléments collectifs et personnels des complexes. Les éléments collectifs, appelés par la suite archétypes, furent jugés non pathologiques. Quant aux éléments personnels, ils furent considérés comme des modifications des archétypes survenant dans l'histoire personnelle et constituant une source de distorsion cognitive2. En réfléchissant sur les archétypes, Erich Neumann a fait l'histoire génétique de l'émergence du moi3; Gerhard Adler a complété ce travail par une étude détaillée du processus de maturation où la conscience centrée sur le moi fait place à une conscience centrée sur le soi4. Le psychologue social George Herbert Mead, engagé dans une voie autre que celle de la psychologie clinique, souligne l'origine sociale de la prise de conscience de soi5. Les personnalistes signalent que les notions de « je » et « tu » sont des différenciations d'un « nous » antérieur. Et quand les marxistes cherchent à éveiller la conscience de classe chez les travailleurs, ils misent beaucoup moins sur l'individualité des ouvriers que sur la réalité socio-économique qui les opprime. « La conscience religieuse en émergence » : il ne s'agit pas de la transmission aux enfants par les parents, ou aux convertis par les prosélytes, d'une religion déjà établie, mais bien plutôt d'innovation. Car la croyance ou la pratique religieuse établies ont été modifiées d'une façon ou à un degré inattendus. L'intérêt pour la religion s'est accru ou a diminué. Il a pris de l'importance là où il était faible, ou bien encore il a disparu là où il était fort. De plus, comme les changements se produisent chez de nombreux individus en même temps, il semble possible de les attribuer à quelque condition, cause ou occasion commune, et de chercher à expliquer par un facteur socio-culturel la genèse de la nouvelle conscience religieuse. Toutefois, un changement d'attitudes religieuses ne peut être authentique si l'engagement religieux n'a pas de fondement intérieur : il faut donc, tout en reconnaissant le rôle des facteurs externes, chercher un facteur interne. La combinaison des facteurs internes et externes. Dès que l'on distingue deux facteurs il faut se demander quelles sont leurs relations. Pour répondre à cette question nous allons revenir aux sens du mot « conscience » que nous avons exposés plus haut, pour en ajouter un troisième. C'est une démarche très facile en somme: il suffit de noter trois sens du mot « expérience » et de rattacher ces derniers aux sens du mot « conscience ». « Conscience » et « expérience » peuvent tous deux êtres synonymes de « connaissance ». Ainsi un homme d'expérience est un homme qui a longtemps pratiqué un métier ou une profession, un art ou un savoir-faire, pour en venir à posséder une connaissance complète et harmonieuse des moindres détails de la pratique. Le mot « expérience » a aussi un sens plutôt technique : on a recours à ce terme dans le cas de certaines analyses des divers éléments dont l'ensemble constitue la connaissance humaine; il désignerait dans la connaissance humaine une infrastructure et, à ce titre, s'opposerait à une superstructure. Les savants, par exemple, font tous une distinction nette entre leurs hypothèses et les données auxquelles ils font appel. Aux données l'hypothèse ajoute la superstructure du contexte, du problème, de la découverte et de la formulation. Or, au moment où l'on fait appel aux données, celles-ci ne constituent pas encore l'infrastructure à l'état pur. Car lorsqu'on fait appel aux données, on les nomme. Et le fait de les désigner signifie qu'on leur impose une superstructure, c'est-à-dire un langage technique et les connaissances scientifiques qu'il a fallu acquérir pour se servir de ce langage avec précision. De plus, cette superstructure suppose un langage ordinaire dont on part pour saisir la terminologie scientifique, et une connaissance relevant du sens commun qui permet d'arriver à la connaissance scientifique. Nous en venons donc finalement à l'infrastructure. C'est l'expérience à l'état pur, l'expérience qui sous-tend toute superstructure et s'en distingue. Expérience externe, ce sera la sensation, distincte de la perception. Expérience interne, ce sera la conscience, distincte de la connaissance de soi, distincte de tout processus introspectif où l'on se demande ce que c'est que de chercher, où l'on cherche à comprendre ce qui arrive quand on comprend, où l'on s'efforce de formuler ce qui se produit lorsqu'on formule, et ainsi de suite pour toutes les activités internes dont nous sommes tous conscients, mais dont si peu d'entre nous ont la moindre connaissance exacte. Je dis que nous sommes tous conscients de ces activités, car nos sensations et nos sentiments, notre recherche et notre compréhension, notre formulation et notre vérification, notre délibération et nos décisions ne sont pas des actes inconscients mais conscients. Je dis que très peu ont la moindre connaissance exacte de ces opérations parce que leur conscience n'est pas une connaissance, mais seulement l'infrastructure d'une connaissance potentielle; peu parviennent à actualiser cette infrastructure en y ajoutant la superstructure appropriée. En conclusion, signalons que des facteurs religieux internes peuvent se combiner avec des facteurs socio-culturels externes pour former une nouvelle conscience religieuse dans la mesure où 1) le facteur religieux interne s'apparente à une infrastructure, alors que 2) le facteur socio- culturel externe rend possible, commence à soutenir, exprime ou interprète l'expérience religieuse. Autres illustrations de la conscience en tant qu'infrastructure. Mon livre Insight, est un essai sur la compréhension humaine. En tant que livre, il s'agit d'un facteur socio-culturel externe exprimant et interprétant des manifestations appelées « insights ». Mais en même temps, c'est une invitation au lecteur à se découvrir, à se livrer lui-même aux insights décrits dans les différents chapitres, à remarquer ce qui se passe en lui lorsque l’insight se produit et, ce qui est tout aussi important, ce qui manque s’il ne se produit pas. De cette façon on peut espérer que le lecteur connaîtra finalement le fonctionnement de sa propre intelligence aussi bien que celui de sa vision oculaire, par exemple. Ce qui est fait pour les insights peut se faire aussi pour les sentiments. Ces derniers, en tant que ressentis seulement, appartiennent à une infrastructure, mais, sous cette forme, au lieu de s'intégrer dans un courant de conscience uniforme, elles peuvent devenir une source de dérangement, de bouleversement, d'agitation intérieure. Par ailleurs, le professionnel attentif de la thérapie centrée sur le client peut guérir ou soulager quelqu'un en le mettant dans une ambiance propice de sorte que le malade peut laisser émerger ses sentiments sans être englouti par eux, les distinguer des autres manifestations intérieures, les différencier entre eux, les reconnaître, les nommer et, ainsi graduellement, apprendre à enfermer dans une superstructure de connaissance, de langage, d'assurance et de confiance, ce qui avait été une source de désorientation, de désarroi et d'affolement. J'ai fait une distinction, d'une part, entre une infrastructure faite d’insights sous la forme de découvertes ou de sentiments tels que ressentis et, d'autre part, la superstructure des insights formulés en hypothèses, ou des sentiments intégrés dans le vécu conscient. Les quelques citations qui suivent montreront que la psychologie des profondeurs n'a pas été sans remarquer l'existence et le bien-fondé d'une telle distinction. Dans une étude sur la psychologie de Jung, Raymond Hostie déclare, preuves à l'appui, que « Jung se refuse à appliquer le terme de conscience, au sens strict, tant qu'il n'a pas affaire à des contenus que le sujet rapporte consciemment et explicitement à son moi. Dans sa terminologie, conscience équivaut donc à conscience réflexive »6. Karen Horney invoque … le fait qu'aucune limite rigoureuse ne sépare le conscient de l'inconscient, mais qu'il existe, comme H.S. Sullivan l’a souligné dans une conférence, plusieurs plans de conscience. Non seulement l'impulsion refoulée demeure effective — et c'est là l'une des découvertes capitales de Freud — mais, à un niveau plus profond de sa conscience, l'individu en connait la présence... Pour éviter les explications répétées, j'userai donc du verbe « enregistrer » pour signifier que nous savons ce qui se passe en nous, sans toutefois en avoir conscience7. Dans la même veine, Wilhelm Stekel écrit: La pensée est polyphonique. Plusieurs pensées cheminent simultanément; l'une d'entre elles domine, les autres s'y joignent comme des voix moyennes ou graves... Nous pouvons voir dans ce modèle l'objet de la psychanalyse, tout ce vécu capable de devenir conscient. C'est dans les voix graves qu'on le trouve surtout. Les autres voix le couvrent. Comme le dit Klages, il ne s'agit pas tant de choses qui ne sont pas pensées, que de choses qui ne sont pas reconnues8. Application de ce qui précède : si le mot « conscience » a de nombreux sens, il en sera de même pour la conscience religieuse. Il en découle immédiatement qu'on comprend très bien ce que peut signifier « conscience religieuse en émergence ». Il s'agit entre autres de la transition vers un niveau supérieur de luminosité, d'intensité, de clarté, de plénitude. Pour ceux qui ont vécu toute leur vie selon la religion dans laquelle ils ont été élevés, l'apparition de la conscience religieuse est un phénomène relativement simple. C'est la conséquence de l'assimilation des significations religieuses que le milieu véhicule, de l'acceptation des idéaux religieux professés autour de soi et de la participation aux rites traditionnels avec des coreligionnaires. Mais, comme nous l'avons déjà signalé, nous voulons nous occuper ici de la conscience religieuse en émergence. Ce qui constitue sa nouveauté est peut-être attribuable à un changement social, ou provient peut-être d'une différence culturelle. Elle peut modifier n'importe laquelle des formes antérieures de croyance ou de pratique religieuse ou s'éparpiller en idiosyncrasies ou s'orienter (avec enthousiasme ou à contrecoeur) vers l'œcuménisme ou l'universalisme. Il y a quelque chose à dire au sujet de chacun des facteurs qui suivent. D'abord, le facteur social de l'aliénation, puis le facteur culturel de ce qu'on pourrait appeler le second âge des Lumières et, enfin, il faut parler de certains traits distinctifs de la conscience religieuse contemporaine en émergence. Nous vivons à l'époque du gigantisme dans tous les domaines : finance, industrie et commerce. Même les pouvoirs publics n'y échappent pas : à tous les échelons, il y a prolifération. Les innombrables ministères voient leurs services se ramifier à l'infini. Le gigantisme a envahi le secteur intermédiaire où l'entreprise privée a dû céder la place à l'État, qui s'est emparé des services d'utilité publique, de la santé, de l'éducation, de la main-d'œuvre, des orphelinats, des hôpitaux et des foyers pour aînés. Le gigantisme atteint aussi les religions qui ont beaucoup de fidèles, une organisation complexe et de nombreuses activités. La multitude des tâches à entreprendre dans ces grands ensembles donne naissance à un type d'organisation connu sous le nom de bureaucratie. Des politiques déterminent les objectifs. Des méthodes règlent la division du travail. Des normes fixent les critères de rendement. Les politiques exigent non seulement une vue d'ensemble mais aussi les connaissances précises de l'homme ou de la femme d'expérience. Une division efficace du travail exige la connaissance exacte des tâches à accomplir et de la capacité des employés à les exécuter : avant d'en arriver à cette connaissance, il y a un long processus de tâtonnements au cours duquel l'ingéniosité doit jouer à plein pour ressembler tous les éléments en un tout qui fonctionnera parfaitement. Finalement, des normes doivent être établies non seulement pour déterminer ce que sera le produit final, mais aussi pour le suivre dans chacune des différentes phases de sa fabrication et, encore, ne peut-on arrêter chacune de ces étapes sans que des contrôles sévères ne soient assortis aux normes. Plus les politiques sont précises, plus les méthodes sont efficaces; plus les normes et leurs contrôles sont sévères, plus l'on se rapprochera de la bureaucratie idéale. Les clients auront exactement le produit ou le service qu'on lui destinait ou, raffinement plus grand encore, les variétés de produits ou de services entre lesquelles ils pourront choisir. L'économie de marché met son point d'honneur à répondre dans toute la mesure du possible à la demande et à s'adapter à l'évolution de la demande réelle : c'est une qualité que met en relief l’ineptie de la bureaucratie totalitaire. Il reste que le gigantisme et l'organisation bureaucratique qu'il engendre permettent sur quatre points cette conjonction du mécontentement et du désespoir que l'on appelle aliénation et qui est le ferment des révolutions. En effet, les politiques, les méthodes et les normes sont toujours exprimées en termes généraux. Or des généralités ne peuvent jamais définir la réalité concrète dans ses détails. Ce qui est bon doit être bon à tous égards, car la présence du moindre défaut le rendrait mauvais. Cet argument est très vieux : il y a plus de deux mille ans Aristote considérait l'équité comme une vertu qui consistait à corriger la loi lorsque celle-ci ne convient pas à cause de son caractère universel9. Comme les lois, les politiques, méthodes et normes d'une bureaucratie ont un caractère universel. Mais, contrairement aux lois, elles n'admettent pas les modifications qui les rendraient équitables. Ces corrections pourraient être faites par ceux qui sont immédiatement concernés, au lieu d'être soumises aux échelons supérieurs de la hiérarchie. Or, il serait contraire aux fins de la bureaucratie d'accorder un pouvoir discrétionnaire à ceux qui sont immédiatement concernés : pareille délégation ferait fuser les initiatives de partout, empêcherait de situer facilement les responsabilités et ferait douter de la fiabilité du produit ou de la qualité du service. Par ailleurs, quand il existe une chaîne de commandement hiérarchisée portant les ordres de haut en bas, la transmission d'information du bas vers le haut tend à manquer d'empressement, car elle a peu de chances d'être récompensée; elle est plutôt mal accueillie en raison du surcroît de travail qu'elle donne à ceux d'en-haut et elle est inefficace parce que ceux d'en-haut ne connaissent pas la situation à la base, sont moins sensibles aux problèmes qui se présentent, ont peu d'idées quant aux solutions possibles et n'ont pas confiance en leur propre capacité de convaincre, si besoin est, ceux qui sont encore plus haut. Cette rigidité n'est pas grave dans une société figée. Mais la société moderne bouge. Dans les grands ensembles, la voie du moindre effort est une combinaison judicieuse de changement apparent et de stagnation réelle. Le produit ou le service restent essentiellement les mêmes, mais l'emballage a été modifié selon la mode du jour et la publicité s'est faite agressive ou discrète selon les circonstances. Le problème a des racines plus profondes. De même que la science avance par tâtonnements, ainsi le commerce, l'industrie et la finance n'ont pas trouvé de voie plus rapide et plus sûre pour atteindre leurs objectifs. La science peut vivre et, semble-t-il, prospérer pendant de longues périodes malgré des postulats erronés; ainsi en est-il d'autres domaines où le souci accordé aux données de base et l'ouverture d'esprit aux idées nouvelles sont moins développés. En fait nous arrivons à imaginer plus facilement les choses que nous désirons. Réciproquement, nous pouvons sentir ce que nous ne pouvons pas encore exprimer, mais cette sensation ne sera toujours qu'une infrastructure tant que nous n'aurons pas établi une superstructure convenable. Il est vrai, naturellement, que l'élaboration des théories scientifiques les plus complexes exige une précision à laquelle on ne peut s'attendre dans la conduite des affaires humaines. Mais cela ne détruit pas complètement mon argument. Une nouvelle découverte scientifique révèle non pas un changement dans la nature, mais une lacune de la science existante. Par contre, un changement dans les affaires humaines comporte un changement dans la façon de percevoir, de penser et d'agir des gens. Ce dernier changement est perçu non pas comme pourraient le faire les scientifiques qui modifient leurs théories à la suite d'une découverte, mais à la façon du journaliste qui rapporte ce qui se passe et selon le mode de l'historien, du psychologue et du sociologue qui notent ce qui se préparait. Ainsi, par exemple, est-ce que la maximisation du profit est un principe économique souhaitable du point de vue social? Certains diront oui, d'autres non; mais on peut aussi faire une distinction. Ce qui était souhaitable chez les pionniers de l'industrie du début du dix-neuvième siècle peut être désastreux pour la conduite des multinationales de la fin du vingtième10. Ce qui dans la nature serait l'évolution d'une nouvelle espèce, est, tout simplement, dans les affaires humaines, la transformation d'une institution. Je veux simplement montrer que si des savants sérieux peuvent négliger des éléments de preuve qui exigeraient la révision de la théorie acceptée, les hommes d'affaires, eux, peuvent bien pour leur part ne pas vouloir constater que les institutions ont changé de façon sensible. Il existe une autre différence entre le processus naturel et les affaires humaines. Quand les lois naturelles ne sont pas respectées, on en conclut non pas que la nature est déréglée, mais que les savants se sont trompés. Quand les principes qui justifient une institution humaine ne sont pas observés, le problème est plus complexe, car il faut compter non seulement avec le bien-fondé du principe, mais aussi avec l'honnêteté de l'être humain. Si l'intérêt personnel poursuivi intelligemment est défendable, il peut aussi cacher la distorsion cognitive : distorsion cognitive de l'individu qui met la main sur tout ce qu'il peut saisir impunément; distorsion cognitive plus dangereuse du groupe, insensible aux droits des autres et ignorant que sa fonction est diminuée ou a disparu; distorsion cognitive générale de l'humanité, prête sans doute à écouter ce que dicte le sens commun, mais impatiente et même dédaigneuse de la critique qui se fonde sur une base théorique. Les divers aspects de cette triple distorsion cognitive, comme j'en ai déjà discuté ailleurs11, peuvent se présenter non seulement dans le monde de l'économie mais aussi dans celui des pouvoirs publics; non seulement dans la politique, mais dans tous les domaines touchés par la bienfaisance politique; non seulement dans le monde séculier, mais aussi dans le monde du sacré. Il ressort que les grands ensembles et leurs administrations bureaucratiques souffrent de quatre maux. Leurs produits et leurs services sont définis en fonction de principes universels, mais ce qui est bon est toujours plus concret qu'une série de normes universelles. Le mode de fonctionnement du grand ensemble est rigide et il laisse peu de place à l'initiative personnelle. Sa capacité de bien observer ce qui se passe et de réagir de façon critique, afin de réviser les théories et de modifier le fonctionnement, ne semble pas supérieure à celle qu'attribuait Thomas Kuhn au monde scientifique12. Enfin, sa taille, sa complexité et sa solidarité avec les autres grands ensembles et bureaucraties offrent un vaste champ à l'ingéniosité des égoïstes, aux distorsions cognitives des groupes et aux dangereuses méprises (oversights) des soi-disant tenants du gros bon sens. Je n'ai donc écrit jusqu'ici que des prolégomènes. Cependant, s'il est vrai qu'il existe une aliénation sociale, il est clair qu'il faut examiner de très près l'ensemble bureaucratique. L'injustice engendre la haine. Le monopole du pouvoir et de l'initiative engendre le mécontentement. La « boîte noire », d'une complexité sans nom, empêche la compréhension qui pourrait mettre des bornes à la critique. L'âge des Lumières (le premier âge des Lumières si l'on admet qu'il y en a un second) s'est accompli sur le plan social et sur le plan culturel. Sur le plan social, par le mouvement qui a balayé les restes de la féodalité et de l'absolutisme attardé et qui a proclamé la liberté, l'égalité et la fraternité. Sur le plan culturel, par le triomphe de Newton qui fut pour la mécanique ce qu’Euclide fut pour la géométrie et dont le succès poussa les philosophes à déserter le rationalisme pour gonfler les rangs des empiristes. Ce mouvement dure encore actuellement et il occupe toujours une place dominante. Mais il semble que de son sein même soit issue une antithèse, tout aussi prégnante, bien qu'elle ne se soit pas encore cristallisée. C'est à cela que je pense quand je parle d'un second âge des Lumières. Sur le plan culturel, cela a commencé par la relativisation de la géométrie d’Euclide : considérée comme la seule déduction possible d'une vérité nécessaire à partir de principes d'une évidence flagrante, elle n'est plus que l'un des nombreux systèmes possibles déduits à partir de postulats choisis librement. La mécanique de Newton a connu un sort semblable avec l'acceptation de la relativité restreinte. Les lois nécessaires de la nature ont cédé devant le principe d'incertitude de Heisenberg, et Lord Keynes a pu ignorer les lois d’airain de l'économique au cours de la crise des années trente. Plus encore, la nouvelle importance accordée à la statistique a remplacé les variations spontanées aléatoires de Darwin par la probabilité d'apparition de nouvelles formes, tandis que la sélection naturelle est devenue la plus forte probabilité de survie. Un monde déduit à partir d'un déterminisme mécanique a laissé la place aux tableaux de probabilités d'un monde évoluant des espèces inférieures vers les espaces supérieurs et les écosystèmes. En rejetant la raison pure mais en accordant la priorité à la raison pratique, Kant a choisi un moyen terme entre l'empirisme et le rationalisme. Les idéalistes absolus se sont efforcés de trouver une nouvelle forme de rationalisme mais, si leur puissance de suggestion fertile devait survivre, il reste peu de traces de leurs systèmes abstrus. À la place on trouvera : la priorité de la volonté et de la représentation de Schopenhauer, le refuge dans la foi de Kierkegaard, le premier toast de Newman à la conscience, la Lebensphilosophie de Dilthey, la volonté de puissance de Nietzsche, la philosophie de l'action de Blondel, la philosophie de la volonté de Ricoeur. Les mêmes tendances se manifestent chez les pragmatiques, les personnalistes, les phénoménologues et les existentialistes. Cette affirmation philosophique de la liberté et de l'autonomie de l'être humain a eu son pendant dans les sciences humaines. Aux philosophies de l'histoire qui se passaient des historiens s'est opposée l'École historique allemande dont Auguste Boeckh a défini l'idéal comme une reconstitution interprétative des constructions de l'humanité. Cette école se basait sur l'intuition profonde que la signification et les valeurs font constitutivement partie de la vie humaine et qu'elles la contrôlent. Sa démarche était empirique, mais il ne s'agissait pas d'empirisme. Elle s'appuyait sur l'ensemble des vestiges d'une culture : linguistique, littérature, épigraphie, archéologie, numismatique, et sur l'ensemble des études antérieures : grammaticales, phonétiques, chronologiques, comparatives, critiques, reconstructives. Elle recherchait la compréhension qui se dégageait des données et leur convenait dans leur intégrité et leur particularité tant bien que mal à n'importe quelle époque. Son théoricien dont la réussite ne fut que partielle fut Wilhelm Dilthey qui fit la distinction entre Natur- et Geisteswissenschaften. L'herméneutique et l'histoire ne furent jamais les moyens les plus utilisés pour aborder les sciences humaines de ce côté-ci du Rhin, mais on voit apparaître des petits groupes qui rejettent le positivisme réductionniste. En psychologie, Abraham Maslow appartient à une « troisième force » qui évite à la fois la trop grande attention accordée au facteur infrahumain en psychologie expérimentale et à l'anormal en psychologie clinique14. Les affirmations mécanistes de Freud ont été exorcisées par divers types d'herméneutique15. Talcott Parsons fait ressortir que ce ne sont pas les théologiens mais les sociologues qui ont débouté les spéculations démodées des anthropologues sur la religion16 et, tout comme Robert Bellah, il attribue à la religion un rôle important dans la continuité d'un système d'action sociale17. Finalement, et c'est un point sur lequel nous reviendrons, la corrélation entre les ondes cérébrales et divers états de conscience, découverte par Hans Berger dans les années vingt, éclaire les différences physiologiques entre la conscience ordinaire, les états introspectifs, la somnolence et le sommeil profond18. Voilà donc dans ses grandes lignes le second âge des Lumières. Il s'agit d'une transformation profonde des mathématiques et des sciences de la nature et, parallèlement, de la philosophie. Cette transformation a été complétée par le vaste développement des sciences humaines provoqué par les initiatives de l'École historique allemande. Elle a été soutenue par les tendances sociologiques et psychologiques qui s'écartaient du postulat réductionniste du positivisme. Ce second âge des Lumières a en lui-même une portée culturelle, mais il peut avoir aussi une mission sociale. Tout comme le premier âge des Lumières fut amené par la transition de la société féodale à la société bourgeoise, le second pourrait jouer un rôle en apportant de l'espoir et en prenant la tête des masses aliénées par les grands ensembles et leur administration bureaucratique. Pour explorer cette possibilité, il faudrait une nouvelle Encyclopédie. Je ne voudrais mentionner qu'un seul ouvrage contemporain : The American Condition de Richard Goodwin19, avant de parler de certaines caractéristiques de la conscience religieuse dans cette situation socio-culturelle. Dans son livre The Coming Convergence of World Religions20, Robley Edward Whitson signale que la conscience contemporaine a tendance à s'affirmer à l'échelle mondiale. Voici ce qu'il écrit : Fait sans précédent, la civilisation contemporaine commence actuellement à s'intéresser à la conscience de l'être humain en tant que celui-ci est membre d'une communauté : signification de l'être humain dans ses relations personnelles; on ne s'intéresse pas à l'individu isolé ni à la société qui l'assujettit. Cette vue est l'aspect probablement le plus marquant du développement des idées au cours de la première moitié du siècle. D’un part, on a eu l'individualisme matérialiste qui exaltait le bien pragmatique des valeurs isolées de possession, de plaisir, de sécurité; l'individu s'opposait aux autres et n'avait pas avec eux de liens moraux. D'autre part, le totalitarisme compresseur qui a identifié toute réalité à la volonté d'un seul chef, au consensus, à la dictature collective; l'individu se fondait dans le conformisme où les relations individuelles n'avaient pas de place. Dans la dernière moitié du siècle, nous constatons que notre choix ne se borne plus à ces deux possibilités. Il semble plutôt que l'opposition à ces deux formes stimule une prise de conscience de la correspondance positive entre l'être humain en tant qu'être individuel et l'être humain en tant qu'être social, c'est-à dire membre d'une communauté. Une conséquence immédiate de la reconnaissance même la plus rudimentaire de la communauté humaine va plus loin dans le sens de la reconnaissance de l'unité humaine, non pas celle qui se fait à la suite de pressions et de circonstances externes qui forcent les hommes à se grouper pour des raisons pratiques, mais celle qui surgit d'une prise de conscience de ce qu'est réellement l'être humain. D'où la conscience que ces facteurs externes ne sont pas des causes déterminantes de la condition humaine mais des réflexions dynamiques sur celle-ci. Toutefois, il est clair que l'unité n'en est qu'à ses débuts, au stade du rêve surtout. Mais peut-être que nous pouvons maintenant y voir plus un rêve au sens psychologique, c'est-à-dire un signe venant du côté intérieur et caché de notre processus de conscience, révélateur de ce que peut être notre vraie vie, qu’un rêve dans le sens d'un idéal théorique. La force qui pousse vers l'unité dans la civilisation contemporaine est unique, précisément parce qu'elle a surgi dans notre conscience à partir de notre vie réelle, riche d'expériences, et non pas parce qu'elle est le produit d'une théorie sociale abstraite. Il est plus facile de comprendre ces vues à partir de problèmes concrets. Le sens de la réalité que nous avons de l'unité humaine ne repose pas sur ce qui a été accompli, mais sur les problèmes bouleversants qui se sont présentés (et qui n'ont été que partiellement résolus) au cours de la première moitié du siècle et sur les problèmes qui se présentent, maintenant que nous cherchons l'unité21. Cette citation de Whitson est très longue, mais elle montre très bien comment les facteurs externes et les facteurs internes se combinent dans la nouvelle conscience : conscience semblable au rêve qui émerge de l'inconscient comme l'exigence d'une chose à réaliser; aliénation aussi bien dans l'individualisme basé sur une conception erronée de la liberté que dans la conformité imposée par le totalitarisme; attirance de l'idée, encore en bourgeon, de communauté. Il faudrait citer un passage plus long encore pour rendre justice à l'admirable consensus réalisé au cours des réunions du groupe de recherche sur « la philosophie et l'étude de la religion » au dernier congrès mondial de philosophie tenu à Varna en Bulgarie en septembre 1973. Les participants, qui venaient des milieux les plus divers – les grandes religions étant certes représentées, mais aussi différentes formes de marxisme et d'humanisme ainsi que l’Institut pour l'athéisme et la religion de Moscou –, ont approuvé à l'unanimité une déclaration en sept points rédigée par notre collègue Raimundo Panikkar22. Je pense que ce point de vue serait facile à corroborer par le très grand intérêt porté un peu partout aux ouvrages de Pierre Teilhard de Chardin. La pensée de Teilhard de Chardin n'est pas simplement œcuménique mais universaliste, et son influence se perpétue grâce à tous ceux qui ont trouvé chez lui l’énoncé ou l'exemple qui les aide à préciser une de leurs aspirations les plus profondes. Moins bien connu est un autre jésuite, irlandais celui-là, qui étudie et enseigne à l'université Sophia de Tokyo depuis plus de vingt ans. Dans son dernier livre : Musique du silence23, il continue l'exploration de la mystique occidentale et orientale qu'il avait commencée dans La mystique du nuage de l’inconnaissance24, puis dans Zen et connaissance de Dieu25 et Christian Zen26. Parti de l'interprétation d'un mystique anglais du Moyen Âge, il continue en comparant l'illumination du zen avec la contemplation chrétienne et finit par recommander les techniques du zen pour la promotion de la mystique chrétienne. Il a fréquenté les monastères zen, prié sous la direction des maîtres zen et, au cours des dernières années, il a aussi fait des conférences en Amérique. Dans son dernier ouvrage, il examine la diffusion rapide du mouvement de la méditation, les recherches scientifiques portant sur les ondes cérébrales, les états de conscience et les techniques de « biofeedback ». Partant des états psychiques de « conscience dilatée », de leurs bons résultats et de leurs dangers, il arrive à un domaine, qui, comme expérience, est commun à l'Orient et à l’Occident, est moralement enrichissant et d'orientation cosmique mais qui, dès qu'on l'interprète, prend la particularité et le visage de diverses traditions. C'est là que nous rencontrons ce qui, tout en étant religieux dans sa particularité et, pour ainsi dire, par son essence, n'est pas encore devenu infrastructure dans le cadre d'une superstructure interprétative. Je voudrais essayer d'élucider la portée de cet isolement virtuel de l'expérience religieuse en la montrant dans un contexte différent. Il y a environ cinq ans Panikkar écrivait : Le bouddhiste aimerait croire à la totalité du message du Christ et il pense, en toute sincérité, qu'il pourrait accepter et même comprendre mieux cet enseignement, s'il pouvait être purifié de ce qu'il considère comme étant ses superstructures théistes. L'hindou, de son côté, se demandera pourquoi il devrait se joindre à une communauté concrète et culturelle, pour l’unique raison qu'il croit à la divinité du Christ et à sa résurrection. Le théologien de la « mort de Dieu », ou d’une autre désignation, dira que c'est précisément en raison du fait que le Christ est le Sauveur qu'il peut se dispenser de toute conception d'un Dieu transcendant ou de toute représentation d'un miracle d'ordre physique27. Sans aller jusqu'à laisser entendre que le théologien de la « mort de Dieu » doive être un mystique, on peut noter qu'il n'y a pas une très grande différence entre la conscience d'une expérience religieuse susceptible de diverses interprétations que l'on trouve chez le professeur Johnston et ce qui reste lorsque l'on a enlevé les interprétations opposées. Or, c'est précisément ce facteur commun que Panikkar prend comme point de départ dans « Métathéologie ou théologie diacritique comme théologie fondamentale »28. Il souligne « le caractère profondément humain précisément que l'on découvre comme affectant la manière dont l'homme affronte les problèmes ultimes de son existence ». Il précise : « Je ne prétends pas qu'il doive exister une sorte de terrain commun objectivable ou un certain nombre de déclarations communes en termes universels ». « Je demande seulement, continue-t-il, que s'inaugure un dialogue qui soit véritablement ouvert, pour lequel il se peut que le lieu même de la rencontre doive d'abord être créé, par et dans lequel le fait même que les courants religieux, les idées et les croyances seront amenés à se mêler, à interférer, un flot de lumière plus puissant surgira, de même aussi qu'apparaîtront des formes supérieures de service mutuel et une meilleure compréhension réciproque »29. Il semble que Whitson parte de la même base quand il prétend que les théologiens devraient encourager la convergence des religions qui s'annonce. Il écrit : La particularité de cette convergence est que nous ne devons pas penser que nous nous écartons des traditions ou que nous les abandonnons pour en adopter d'autres, ou une nouvelle construction, mais que nous amenons les traditions en contact, dans l'espoir qu'une fois qu'elles seront sorties de leur isolement nous pourrons découvrir comment chacune d'elles, dans sa propre authenticité, acquiert encore une plus grande portée en interaction avec les autres... Nous supposons aussi que les traditions sont appelées à une unité qui est inséparable de leur authenticité. La tâche du théologien est de discerner cette vocation dans l'évolution historique de la tradition jusqu'à nos jours et de projeter de façon créatrice « au moins quelque chose » de ce que la réalisation de cette vocation pourrait signifier pour la tradition en question et les autres qui convergent avec elle30. Pour donner un contexte à ces déclarations, il faut signaler les articles que R.F. Whitson a publiés dans Mysticism and Ecumenism en 1966 et dans Shaker Theological Sources en 196931. Passons maintenant de l'universalisme à l'œcuménisme. En août 1969, le Comité central du Conseil œcuménique des Églises a admis dans ses rangs l'Église kimbanguiste du Congo32. Cette Église, qui mérite notre attention en tant qu'exemple d'un christianisme africain indigène, a été décrite par George B. Thomas dans Idoc International33. En avril 1921, Simon Kimbangu, élève des missionnaires chrétiens, finit par céder à l'appel qu’il entend depuis longtemps de façon répétée et décide d'aller porter la parole du Christ à ses frères africains. Sa mission allait être marquée par une grande fidélité au Christ. Il prêchait et avait des dons de guérisseur. Son influence sur les foules déclencha l'intervention des autorités. Il fut inculpé sous plusieurs chefs d'accusation et condamné à mort le 12 septembre 1921, mais sa peine fut commuée en détention à vie. Il resta en prison jusqu'à sa mort le 12 octobre 195134. La privation de son chef ne parvint pas à détruire le mouvement. Les kimbanguistes furent persécutés. Maîtres de la tradition orale, ils se réfugièrent dans la clandestinité jusqu'à ce que l'Homme noir puisse adorer Dieu à sa manière35. En 1956 la nouvelle se répandit parmi les Noirs que le Congo avait signé la Déclaration des droits de l'homme des Nations Unies. Il semble que cela ait déclenché le signal. Les protestations des kimbanguistes se firent de plus en plus fermes et les autorités coloniales durent se rendre à leurs demandes. Le 24 décembre 1959, l'interdiction et les persécutions publiques cessèrent. En janvier 1960, les écoles kimbanguistes furent officiellement reconnues. En juin, le Congo devint indépendant et son gouvernement accorda la reconnaissance officielle à l'Église kimbanguiste36. Cette Église croit en Dieu le Père, en son fils Jésus Christ et en l'Esprit Saint, témoin de l'accomplissement du pouvoir de Dieu ; elle accepte la révélation de l'Ancien et du Nouveau Testament. Simon Kimbangu est un prophète en qui l’Esprit de Dieu s'est manifesté et a favorisé d'une manière inédite la révélation du Christ par la voie d'une expérience religieuse africaine d'un genre nouveau37. Les persécutions dont l'Église kimbanguiste a été l'objet et son exclusion de la part des Églises missionnaires chrétiennes l'ont poussée à créer ses propres symboles indigènes38. Elle a une organisation complexe, mais à la manière indigène, avec des chefs indigènes39. On y découvre des racines profondes dans le peuple, une conception chrétienne sincère de la vie, une dévotion intense, une forte organisation et l'empressement d'un organisme indépendant à collaborer avec les autres groupes chrétiens. Il existe des expériences communément appelées religieuses. Leur émergence dans la conscience peut varier en intensité : elle peut être faible, discrète, absorbante, fascinante ou dominante. En elles-mêmes, ces expériences appartiennent à une infrastructure, c'est-à-dire que l'expérience religieuse n'est pas accompagnée d'une étiquette; elle ne comporte aucune formulation. Si on la qualifie d'infrastructure, ce n'est que pour essayer de lui donner une formulation. Cela n'implique en aucun cas qu'elle soit inférieure à toute autre expérience ou opération. Toute formulation se situe dans le contexte d'une tradition et d'un milieu donnés; les différences de formulations sont à l'image des traditions différentes et jusqu'à présent les diverses religions n'ont ni théologie ni style de pensée religieuse communs. La recherche à long terme d'un tel style commun semble s'accorder avec la théologie diacritique de Panikkar et(ou) la convergence des religions de Whitson. Le premier s'intéresse particulièrement au déclenchement de cet effort, le deuxième à la nécessité d'aller au-delà des positions actuelles. Par conséquent, à l'heure actuelle, toute discussion de la conscience religieuse en émergence doit être basée sur une convention. Sous peine de rester générale, elle doit adopter les formulations d'une tradition particulière comme convention provisoire ou momentanée. Il pourrait s'agir de la tradition du groupe qui prend l'initiative de la discussion ou de celui qui se prête le mieux à la matière discutée. Si le choix tombe sur le christianisme, on peut signaler les points suivants : On peut trouver la formulation classique de l'expérience religieuse chrétienne dans la déclaration de saint Paul selon lequel l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5 5). L'infrastructure de cette expérience est l'état dynamique qui consiste à aimer sans limites. Elle comporte un contenu conscient mais sans objet appréhendé. Cependant sa superstructure est déjà là, pour peu que l'on remonte à l'origine du christianisme : Dieu qui envoie son Fils unique pour nous sauver par sa mort et sa résurrection et l’envoi de son Esprit Saint. L'originalité du christianisme tient à cette superstructure. Les adeptes d'une religion non chrétienne peuvent y voir l'être-en-amour comme caractéristique de l'expérience religieuse. Le christianisme aspire à l'universalité (voir I Tm 2 4). L'explication la plus simple de cet universalisme serait peut-être que 1) le salut du chrétien est dans la charité et par la charité et que 2) ce don, comme infrastructure, peut être l’explicitation chrétienne de l'expérience religieuse chez tous les humains quels qu'ils soient. Cette base peut servir d'explication générale de la conscience religieuse en émergence, qu'elle soit universaliste, œcuménique ou bouillonnante en vase clos, qu'elle soit aliénée par la bureaucratie séculière ou ecclésiastique, qu'elle cherche l'intégration de l'éveil religieux ou le développement plus complet du second âge des Lumières, ou qu'elle soit déformée par la bêtise, la fragilité et méchanceté humaines. 1 Complex / Archetype / Symbol in the Psychology of C.G. Jung, Londres, 1959, p. 6–19. 3 Erich Neumann, Origines et histoire de la conscience, traduction de Véronique Liard, Éditions Imago, 2015. 4 G. Adler, The Living Symbol: A Case Study in the Process of Individuation, New York, 1961. 5 George Herbert Mead on Social Psychology, sous la direction de Anselm Strauss, Chicago, 1964. 6 R. Hostie, Du mythe à la religion. La psychologie analytique de Carl Jung, Bruges, 1955, p. 69. 7 K. Horney, La personnalité névrotique de notre temps, traduction de Jean Paris, Paris, 1953, 47- 8 W. Stekel, Compulsion and Doubt, traduction de Emil A. Gutheil, New York, 1962, 229. 9 Aristote, Éthique à Nicomaque, v. 10, 1037b27. 10 R. Barnet et R. Müller, « Multinational Corporations », New Yorker, 2 et 9 décembre 1974. Voir également l’ouvrage des mêmes auteurs, Global Reach. The Power of the Multinational Corporations, New York, Simon and Schuster, 1974. 12 T. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions (éd. revue), Chicago, 1970. 13 J'ai emprunté cette notion d'un second âge des Lumières à un exposé de Frederick Lawrence, présenté à un atelier, tenu sous les auspices des départements de philosophie et de théologie du Boston College, du 17 au 21 juin 1974 (exposé publié dans Lonergan Workshop, volume 2, p. 231-279). 14 Sur la « troisième force », voir A. Maslow, Vers une psychologie de l'être, Paris, 1972. 15 E. Becker, The Denial of Death, New York, 1973; H. Fingarette, The Self in Transformation, New York, 1965; P. Ricoeur, De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, 1965 et Le conflit des interprétations, Paris, 1969. 16 T. Parsons, « The Theoretical Development of the Sociology of Religion », dans Essays in Sociological Theory, New York, 1954, p. 197–210. 17 T. Parsons et al. (éd.), Theories of Society, New York, 1965, Part IV : « Culture and the Social System », « Introduction », p. 983. R.N. Bellah, Beyond Belief. Essays on Religion in a Post-Traditional World, New York, 1970, p. 12. 18 William Johnston, Musique du silence. Recherche scientifique et méditation, Paris, Cerf, 1978, p. 425. 19 R. Goodwin, The American Condition, Doubleday, Garden City, N.Y., 1974. 20 R.E. Whitson, The Coming Convergence of World Religions, Newman, N.Y., 1971. 22 R. Panikkar, « Have Religions the Monopoly of Religion? », Journal of Ecumenical Studies, 11, 1974, p. 515-517. 23 W. Johnston, Musique du silence, Paris, 1978. 24 W. Johnston, La mystique du nuage de l’inconnaissance, Éditions du Carmel, 2009. 25 W. Johnston, Zen et connaissance de Dieu, DDB, 1973. 26 W. Johnston, Christian Zen, New York, 1971. 27 R. Panikkar, « Métathéologie ou théologie diacritique comme théologie fondamentale », Concilium, 46, 1969, p. 45. 30 R.E. Whitson, The Coming Convergence of World Religions, Paramus, N.Y., 1971, p. 168-169. 31 R.E. Whitson, Mysticism and Ecumenism, New York, Sheed and Ward, 1966; Shaker Theological Resources, Bethlehem, CT, United Institute, 1969; plus récemment, sous la direction de R.E. Whitson, The Shakers. Two Centuries of Spiritual Reflection, New York, Paulist Press, 1983. 32 W.H. Crane, « The Kimbanguist Church and the Search for Authentic Christianity», Christian Century, 87, 1970, p. 693. 33 George B. Thomas, « Kimbanguism : African Christianity”, IDOC: International North American Edition 21, 13 mars 1972, p. 2-29.
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