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Texte présenté au Colloque de christologie tenu à
l'Université Laval de Québec, les 21 et 22 mars 1975.
La traduction originale de Michel Giard a été publiée dans Les voies d’une théologie méthodique en 1982.
Révision et © Pierrot Lambert 2020.
La christologie aujourd’hui : réflexions méthodologiques
Jésus de Nazareth, connu comme homme, confessé comme Fils de Dieu, Christ, Seigneur et Sauveur, a été le centre et le fondement de la foi chrétienne depuis ses origines jusqu'à nos jours. Or, selon la formule de Claude Geffré, nous vivons un nouvel âge de la théologie1. Notre foi a toujours été la même, pourtant elle s'est donné régulièrement des expressions différentes pour satisfaire aux exigences de différentes époques. Évidemment, un nouvel âge de la théologie apporte de nouvelles expressions en christologie autant que dans les autres secteurs de la croyance. Mes réflexions méthodologiques se rapporteront justement à ce qui est nouveau en christologie.
Dans un âge de nouveauté, la méthode exerce une double fonction. Elle peut déterminer et définir ce qui était inadéquat dans les procédés antérieurs et indiquer, en même temps, les procédés plus appropriés qui sont devenus disponibles. Mais elle peut aussi avoir à discerner les exagérations et les déficiences auxquelles le nouvel âge lui-même est exposé. En fait, comme le développement de la théologie est dialectique, les risques et les dangers contemporains sont eux aussi susceptibles de faire émerger, sinon l'incitation par excellence, du moins le motif le plus efficace pour un renouvellement de la méthode en théologie.
C'est dans la perspective de cette poussée que je me référerai occasionnellement ici à Piet Schoonenberg, qui a publié un livre, originellement en néerlandais, en 1969. Traduit aussitôt en allemand, l'ouvrage est paru deux ans plus tard en anglais, et en français après une autre période de deux ans2.
C'est entre la publication de ce livre en anglais et sa traduction en français que la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi a décidé de s'opposer à certaines erreurs récentes et a fait paraître, le 21 février 1972, une réaffirmation explicite des doctrines du concile de Chalcédoine et du troisième concile de Constantinople3. Il n'est pas tout à fait téméraire de supposer quelles erreurs la Congrégation avait en tête, car le p. Schoonenberg s'était montré favorable au remplacement du modèle doctrinal de ces conciles par celui de « la présence plénière de Dieu dans la personne humaine qui est Jésus Christ avec la volonté et l'activité humaines qui lui sont propres »4.
Manifestant plus d'affinités avec le p. Schoonenberg qu'avec la Congrégation romaine, Klaus Reinhardt, dans un article considérablement documenté, publié dans l’Internazionale katholische Zeitschrift (Mai/Juin 1973), confrontait l'ancienne christologie, selon laquelle Jésus Christ était le Fils de Dieu fait homme, et une toute nouvelle christologie, qui voit plus simplement Jésus comme l'homme nouveau, l'homme vrai et exemplaire5. Du reste, le même mois, dans Orientierung, le p. Schoonenberg laissait entrevoir, en trente-six propositions, un projet de livre auquel il travaillait alors. Cela donnera, semble-t-il, un gros volume où sera jetée par-dessus bord la doctrine trinitaire et christologique enseignée par l'Église depuis plus de quinze siècles6.
Quoi qu'il en soit, mon propos n'est ni polémique ni négatif, mais positif et didactique. Je vais examiner tour à tour sept questions attenantes. Trois d'entre elles portent sur des prolégomènes en psychologie, en histoire et en philosophie. Deux autres sur la méthode en christologie, considérée sous ses aspects religieux et théologiques. Une sixième a trait à la signification de Chalcédoine, et la septième aborde le problème central, à savoir : peut-on être véritablement un homme sans être une personne humaine? La difficulté est d'autant plus sérieuse maintenant que nous avons mis de côté la scolastique sans l'avoir pour autant remplacée encore par une doctrine communément acceptée.
- Le premier prolégomène : la psychologie
La psychologie scolastique était une psychologie métaphysique. C'était une doctrine de l'essence de l'âme, de ses puissances, des habitus qui l'informent, de ses actes et des objets de ces mêmes actes. La conscience avait si peu de place dans cette psychologie qu’Aristote pouvait aborder, dans le même ouvrage, la psychologie de l'homme, celle des animaux et celle des plantes.
Cette psychologie a étayé traditionnellement les présentations théologiques de la personne du Christ, de ses perfections humaines et de la grâce offerte à tout être humain, tout en étant donnée au Christ d’une façon surabondante.
Fondamentalement, l'approche métaphysique de cette psychologie et de cette théologie traditionnelles ressort au point de vue aristotélicien selon lequel les autres sciences étaient subordonnées à la métaphysique, les principes et les termes fondamentaux de la métaphysique valaient mutatis mutandis pour tous les êtres et, par conséquent, ces termes et ces lois formaient le noyau autour duquel les sciences particulières élaboraient leurs déterminations ultérieures.
Il n'est pas nécessaire de discuter ici la validité de l'architectonique aristotélicienne. Contentons-nous de considérer que le défi contemporain lancé à la christologie traditionnelle exige le dépassement d'une vision métaphysique de la personne, d'une explication métaphysique de la perfection humaine, et d'une expression métaphysique de la vie de la grâce. Nous devons aller plus loin car l'essence du défi à relever réside justement dans le postulat suivant : 1) une personne est le sujet psychologique de relations interpersonnelles; 2) le développement humain consiste à entrer dans un monde symbolique, un monde médiatisé par la signification; 3) l'on ne peut pas être véritablement un être humain sans être une personne humaine.
Quand je dis « aller plus loin », je n'entends pas rejeter la métaphysique mais l'inclure dans l'unité dynamique d'une méthodologie fondatrice. À l'intérieur de cette unité, tous les procédés cognitifs seraient reconnus et chacun garderait son autonomie propre. Ils seraient tous reliés dans l'architectonique critique d'une méthode transcendantale. Le terme « transcendantal » renverrait non seulement aux objets (un, vrai, réel, bon) et non seulement à l'a priori qu'est le sujet, mais aux deux ensemble, c'est-à-dire à l'a priori constitué par les questions du sujet et à l'ensemble des objets auxquels nous ouvrent les réponses7.
Or, une psychologie non subordonnée à la métaphysique, mais science autonome, part des données de la conscience. Ses termes fondamentaux désignent les opérations conscientes. Ses relations de base indiquent les processus conscients. Pour elle, le développement humain véritable est celui de sujets conscients dont les opérations permettent de progresser vers un dépassement de soi dans la vérité et dans l'amour.
Dans cette vision du développement humain, la progression se fait ordinairement de bas en haut. Elle va de l'expérience à la compréhension en passant par la recherche; elle va des formulations intelligentes au jugement en passant par la réflexion ; elle va de la réalité appréhendée à l'évaluation, à la décision et à l'action en passant par la délibération.
Voilà le processus ordinaire du développement humain; mais ce n'est pas le seul. Par son insertion sociale et historique l'homme est invité à accepter la transformation qui consiste à tomber amoureux : la transformation qu'est l'amour d'intimité entre mari et femme; la transformation qu'est l'amour du prochain; la transformation qu'apporte l'amour divin, quand l'amour de Dieu est répandu dans nos cours par l’Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5 5).
Un tel amour transformant a ses occasions, ses conditions, ses causes. Mais du moment qu'il apparaît et aussi longtemps qu'il dure, il prend les commandes. On ne s'appartient plus. Bien plus, dans la mesure où cette transformation est réelle, le développement humain s'effectue dès lors non seulement de bas en haut mais plus fondamentalement de haut en bas. Une vie a commencé où le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Un monde nouveau s'est ouvert où le vieil adage : nihil amatum nisi prius cognitum, cède la place à une nouvelle vérité : nihil vere cognitum nisi prius amatum8.
C'est un tel amour transformant qui permettait à Paul de dire : « Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi » (Ga 2 20). Un tel amour transformant nous permettra peut-être, par analogie, d'arriver à comprendre un peu, quoiqu'imparfaitement, le mystère : que la vie de Jésus de Nazareth ait été la vie vraiment humaine de la seconde personne de la Sainte Trinité.
- Le second prolégomène : la philosophie
La théologie catholique contemporaine s'élève contre toute intrusion de la philosophie. Le résultat inévitable n'est pas l'absence de philosophie, mais l'usage inconscient d'une philosophie qui risque fort d'être de la mauvaise philosophie.
Ainsi, le p. Schoonenberg soutient une christologie de la présence9. Il semble bien que cela convienne comme christologie pastorale : « présence » a un sens clair pour tout le monde, sauf pour les philosophes qui parlent de l'être. Toutefois, avant d'accompagner plus avant le p. Schoonenberg dans son rejet de Chalcédoine et du troisième concile de Constantinople, il convient de nous arrêter un moment et de nous efforcer de saisir exactement ce que l'on veut dire par « présence ». De prime abord, ce mot a plus d'un sens.
En effet, nous avons tous vécu depuis l'enfance dans le monde de l'immédiateté, dans un monde d'images et de sons, de goûts et d'odeurs, de touchers et de sentiments, de joies et de tristesses. C'est à partir de ce monde que nous nous sommes premièrement développés d'une façon opérationnelle, comme le décrit Jean Piaget, en assimilant de nouveaux objets à des objets usuels, en accommodant les opérations anciennes aux nouvelles situations, en combinant des opérations différenciées pour en faire des groupes, et en groupant ces groupes dans une hiérarchie ascendante.
Dans ce développement opérationnel, toutefois, nous en sommes aussi venus à écouter, nous avons essayé de répéter, nous sommes arrivés à comprendre, nous avons commencé à parler, à converser, à apprendre des autres. De cette façon, nous sommes graduellement sortis de notre monde original de l'immédiateté pour accéder au monde médiatisé par la signification, monde tout à fait nouveau qui comprend le passé et le futur comme le présent, le possible et le probable comme le réel, les droits et les devoirs comme les faits. Ce monde déjà incroyablement riche et diversifié se prolonge par la littérature et l'histoire, par la philosophie et la science, par la religion et la théologie.
Ces deux mondes diffèrent non seulement par le contenu mais encore par les procédés cognitifs et par leurs critères de validité. Le monde de l'immédiateté est le monde des données, de ce qui est présent aux sens et de ce qui est présent à la conscience. C'est un monde encore sans noms ni concepts, sans vérité ni fausseté, sans bien ni mal. Ses critères résident tout simplement dans la présence ou l'absence d'un fonctionnement fructueux.
Par contre, dans le monde médiatisé par la signification, la recherche va au-delà de l'expérience et mène à une compréhension toujours plus entière; la réflexion va au-delà de la simple compréhension et permet d'atteindre la vérité et la réalité; la délibération va au-delà de la simple connaissance et appelle une ligne de conduite évaluée et choisie librement. Aussi la simple expérience doit être enrichie par une attention délibérée. Les insights occasionnels doivent se soumettre à la discipline de la salle de classe et aux prescriptions d'une méthode. Le jugement sain doit se dégager de la séduction du mythe et de la magie, de l'alchimie et de l'astrologie, de la légende et de la tradition populaire, et il doit atteindre à cette rationalité englobante qu'on appelle la sagesse. Et surtout nous devons entrer dans la sphère existentielle, où la conscience psychologique devient conscience morale, où le cognitif cède la place au moral, et le moral au religieux, où nous discernons le bien du mal et nous dirigeons vers la sainteté ou le péché.
Nul n'ignore purement et simplement ces deux mondes, leurs procédés différents, les différences entre leurs critères respectifs. Mais la plupart du temps cette discrimination n'est pas thématique; elle est seulement vécue. Comme le disent les scolastiques, l'homme possède cet élément de connaissance, non pas signate, mais exercite. Et parce que la possession est seulement latente et implicite, des confusions se produisent facilement. En plus de la présence des parents à leurs enfants, il y a la présence des parents l'un à l'autre. Personne ne peut manquer de voir la différence entre les deux niveaux de présence. Mais quand un théologien se contente d'une philosophie sommaire, il peut nous dire, sans plus, qu'il propose une christologie de la présence. Et quand l'absence de philosophie est considérée comme une preuve d'un souci pastoral sincère, plusieurs s'extasient devant ses propos.
Or le Christ ne nous est pas présent selon le monde de l'immédiateté : « Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » (Jn 20 29). En fait, la révélation divine nous parvient médiatisée par la signification transmise par la tradition, traduite à partir de langues anciennes, parfois clarifiée, parfois déformée par la compréhension humaine, réaffirmée et cristallisée dans des dogmes, signification toujours renouvelée dans la grâce et l'amour de Dieu.
Le p. Schoonenberg échappe si peu à la médiatisation de la signification que la première dizaine de ses trente-six propositions publiées dans Orientierung pose des lois pour l'expression et la pensée théologiques. Il nous dit que nous pouvons aller du monde à Dieu mais non de Dieu au monde. La révélation nous renseigne sur la Trinité, mais nous ne pouvons pas partir de la Trinité pour réfléchir sur le Christ. Bref, la pensée théologique doit suivre une voie à sens unique et, si l'on se plie à cette prescription, la doctrine trinitaire, paraît-il, deviendra concrète, elle rejoindra la vie humaine et conviendra à la prédication10.
Cette prétention, il me semble, aurait plus d'attraits si elle ne comportait d'énormes et outrancières simplifications. La loi de circulation à sens unique peut convenir fort bien à une christologie de la présence, mais elle est contraire à la structure et aux procédés du monde médiatisé par la signification. Certes, le développement humain procède plus communément de bas en haut, mais, comme nous l'avons dit, les progrès les plus importants se font de haut en bas. La logique nous permet d'utiliser la causa essendi tout autant que la causa cognoscendi, d'aller de la sphéricité de la lune à ses phases aussi aisément que de partir des phases lunaires pour en déduire la sphéricité. À l'intérieur d'une méthode transcendantale contemporaine, on clarifie le sujet à partir des objets, et l'on clarifie les objets à partir des opérations par lesquelles ils sont connus. Dans chacune des sciences empiriques, on ne procède pas seulement des données de l'observation et de l'expérimentation à la formulation des lois mais aussi des séries de possibilités théoriques explorées par les mathématiques aux systèmes physiques qui incluent tant les lois empiriques que les cas particuliers. En théologie, finalement, on ne procède pas seulement des données de la révélation à des énoncés plus vastes, mais aussi d'une compréhension imparfaite, analogique mais très fructueuse du mystère, aux synthèses qui complètent la via inventionis par une via doctrinae11.
- Le troisième prolégomène : l’histoire
Il y a l'histoire écrite et l'histoire vécue. Aujourd'hui l'histoire écrite est l'œuvre collective de nombreux spécialistes qui façonnent leurs techniques propres, établissent leurs normes et les mettent en œuvre grâce à l'apprentissage long et exigeant des études supérieures. Cette façon contemporaine de comprendre l'histoire a été principalement acquise au dix-neuvième siècle. L'Église catholique ne l'a acceptée que lentement et graduellement au vingtième. C'est d'abord en histoire de l'Église qu'elle s'est infiltrée, puis en études patristiques et médiévales et, finalement, durant les dernières décennies, dans les études bibliques.
Auparavant l'historien prêtait foi à des témoignages : son collègue contemporain, quant à lui, cherche à comprendre des éléments de preuve. Tous vestige ou toute trace du passé peut constituer un élément de preuve, mais ce que cela prouve de fait pour la collectivité qui écrit l'histoire n'émerge que de l'accumulation de ses propres connaissances; ce que ces éléments établissent en réalité résulte seulement d'un consensus, fondé sur les travaux de chercheurs compétents, qu'auront pu examiner minutieusement des critiques avertis.
Ce contraste entre la croyance précritique au témoignage et la compréhension critique des éléments de preuve a une portée théologique très grande. Quand le Nouveau Testament est vu comme un témoignage auquel croire parce qu'il est crédible, ce qui importe ce sont les paroles de Jésus Christ lui-même, parce que celles-ci sont suprêmement crédibles. De la sorte, une adhésion de foi fondamentaliste englobera, sans plus de distinction, chaque aspect de chaque mot et de chaque phrase, parce qu'on estime que tout est divinement inspiré. Le théologien n'a plus alors qu'à ouvrir sa Bible pour trouver des preuves convaincantes étayant toutes les idées préconçues qu'il peut lui arriver de chérir. Mais, du moment que le Nouveau Testament est considéré comme un ensemble d'éléments de preuve, il n'est guère question de croire ce qu'affirment les évangiles synoptiques, car l'on s'occupe alors de différencier les particularités de style, de discerner les couches successives, et de composer une histoire de la tradition synoptique. Ce que Jésus a dit et fait réellement appartient à une couche encore plus ancienne que toutes les autres, qui doit être vérifiée dans les contributions successives de la tradition synoptique. Le Jésus de l'histoire devient, dès lors, soit le rabbi itinérant de Bultmann qui va finir crucifié, soit, selon une image plus récente, la « figure que l'on souhaite plus complète » qui est l'objectif de la nouvelle recherche sur le Jésus de l’histoire.
Dans la ligne de ce passage de l'histoire comme croyance à l'histoire comme science, il faut trouver d'abord dans le Nouveau Testament des éléments de preuve concernant les croyances et le langage qui avaient cours dans les lieux et temps de la rédaction et de la diffusion des différents livres qui composent le Nouveau Testament. Ensuite, dans la mesure où l'on peut trouver dans ces écrits des couches antérieures et en établir la provenance, on obtient aussi des éléments de preuve concernant les temps et les lieux primitifs du Nouveau Testament. Enfin, ce qui remonte au-delà des origines et des couches clairement établies est moins une affaire de science historique que d'inférence historique.
D'un point de vue théologique, cela signifie que l'Écriture, en tant qu’inspirée, renferme surtout des éléments de preuve qui nous renseignent sur la foi de l'Église primitive. Dans un premier temps, elle révèle ce qui était cru au moment où tel livre fut écrit, diffusé, reçu. Deuxièmement, elle révèle également ce qui était cru dans le lieu et le temps correspondant aux couches primitives que laissent transparaître les écrits ultérieurs. Et dans une troisième étape, elle fournit les prémisses qui nous permettent d'effectuer des inférences portant sur des connaissances et des croyances encore plus anciennes.
Ainsi, à l'heure actuelle, selon le p. Raymond Brown, les spécialistes du Nouveau Testament que l'on peut qualifier de conservateurs modérés distinguent, à propos du Jésus de l'histoire, une christologie implicite et une christologie explicite. Une christologie implicite n'attribue à Jésus lui-même aucun des titres que le Nouveau Testament lui attribue, mais se reconnaît déjà engagée dans la prédication qu'il a faite du Royaume de Dieu et dans l'autorité et le pouvoir que Jésus manifestait. Une christologie explicite attribuerait à Jésus lui-même quelques-uns des titres que le Nouveau Testament lui confère, mais parmi les moins significatifs. Le p. Brown croit que les conservateurs modérés demeureront partagés entre ces deux opinions jusqu'à la fin du siècle12.
Nous allons maintenant revenir à notre propos : spécifier les implications que renferme l'érudition historique pour la pensée christologique. Il y a là toutefois un présupposé que nous pouvons considérer tout de suite. La théologie médiévale et la théologie ultérieure ont conçu la psychologie du Christ homme, non seulement en termes ontologiques, mais aussi à partir de perfections qui étaient considérées, sur des bases a priori, comme convenant à une personne divine. Aujourd'hui, nous devons prêter davantage attention aux mots de l'Écriture (Heb 4 15) cités par le concile de Chalcédoine (DS 301) : « en tout semblable à nous sauf le péché ». Si nous considérons Jésus comme un homme véritable, nous devons le considérer comme un être historique, un être grandissant en sagesse, en âge et en grâce dans un milieu social et culturel déterminé, un homme qui s'est développé en commençant par le bas, comme tout homme, mais aussi à partir d'en haut, pour reprendre l'analogie du développement religieux.
- La christologie : une question religieuse
L'application des méthodes historiques modernes au secteur biblique contraint les théologiens à laisser tomber plusieurs de leurs anciens procédés et à en élaborer de nouveaux. C'est là une caractéristique fondamentale du problème de la méthode pour la théologie contemporaine. Concrètement, cela signifie que les théologiens ne peuvent plus simplement lire un passage de l'Écriture et immédiatement découvrir en lui la confirmation d'idées traditionnelles. Plus profondément, cela signifie que l'interprétation de l'Écriture n'est pas un bassin statique d'informations mais un flot de recherches cumulatives et progressives. Le problème de la méthode est donc que l'on puisse trouver l'approche voulue pour retenir ce qui est valable dans les vues courantes, sans s'engager dans des positions ouvertes à un changement radical. Je me dois maintenant de tenter une certaine esquisse de cette approche pour la christologie.
Un premier pas à faire est une réflexion simple qui embrasse dans leur complémentarité à la fois l'être humain comme être attentif, intelligent, rationnel, responsable, et le monde humain comme présent et comme structuré par l'intelligence, par le jugement rationnel, par la décision et par l'action. Ce condensé rappelle simplement ce que je peux considérer comme une méthode transcendantale postkantienne.
La deuxième démarche note que, même si tout comportement pleinement humain engage l'attention, l'intelligence, la rationalité et la responsabilité, néanmoins les différentes recherches que mène l'esprit humain ont des points d'insistance divers et, par conséquent, des présuppositions et des buts différents. Ainsi, le critique textuel, l'exégète et l'historien utilisent les mêmes données mais arrivent à des conclusions tout à fait différentes. Ainsi, également, les historiens peuvent partir des mêmes données et atteindre trois différents types d'affirmation ou de négation historique. L'histoire, pour von Ranke, vise à établir les faits, à dire comment les choses se sont réellement passées, wie es eigentlich gewesen. Pour Lord Acton, le but est de prononcer un jugement moral sur les actions des sociétés et de leurs dirigeants. L'histoire religieuse, la Heilsgeschichte, cherche pour sa part à discerner dans les faits et les actions morales ce qui ressort au salut de l'humanité.
J'ai distingué cinq différents genres de recherches. Les cinq genres peuvent être appliqués au Nouveau Testament. Le critique textuel se spécialisera dans la tradition manuscrite. L'exégète maîtrisera toutes les œuvres littéraires qui ont quelque rapport au Nouveau Testament et les amènera à favoriser une compréhension d'une section ou de l'autre du texte. L'historien des faits peut assembler les énoncés de faits du Nouveau Testament, les soumettre à un examen minutieux, et chercher à les placer dans le contexte des autres événements contemporains connus. L'historien d'orientation éthique pourra comparer les attitudes morales des personnages du Nouveau Testament avec celles d'autres communautés humaines, ou il les rangera sous quelque code moral pour les approuver ou les blâmer. Toutes ces approches ont leur sens et leur valeur; toutefois aucune d'entre elles ne touche à ce qui est manifestement la préoccupation majeure du Nouveau Testament. D'abord et avant tout, le Nouveau Testament est un livre qui renferme un message; le message est présenté avec une grande variété de styles, dans des narrations et des paraboles, dans des préceptes et des conseils, dans des exhortations et des avertissements. Le message est présenté comme celui d'un homme, Jésus, qui a souffert, est mort, a été réveillé d'entre les morts, et est maintenant assis à la droite du Père dans les cieux. Le message annonce la venue imminente du Royaume de Dieu et, de la même façon qu'il a déjà interpellé le Juif et le Grec il y a deux millénaires, il nous interpelle encore aujourd'hui avec son dernier mot sur les choses dernières. Comme Saul, sur la route de Damas, a entendu la voix qui lui disait : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? »13, ainsi, chacun de nous peut entendre, venant de la même voix, l'un des deux verdicts suivants : « chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. (...) Chaque fois que vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait »14.
Notre troisième démarche prolonge la seconde. Nous avons commencé par noter les exigences d'une méthode transcendantale postkantienne, qui ne prête pas seulement attention à l'objet seul, ni au sujet seul, mais à chacun des deux en lui-même et dans sa dépendance envers l'autre. Nous sommes partis de cette généralité pour parvenir ensuite à la vue commune et courante selon laquelle le Nouveau Testament appartient à un genre, la Heilsgeschichte : il est centré sur un Kerygma adressé à une Existenz. Nous devons maintenant remarquer que le message, de prime abord, est simple, radical et extrêmement personnel, qu'il se tient en étroite corrélation avec la réponse qu'il fait jaillir et que, dans cette réponse, émerge le message comme message-pour-nous.
Le message est donc simple, aussi simple que le « Venez à ma suite » adressé à Simon et à André, à Jacques et à Jean, et à Lévi le publicain15. Il est aussi radical que le conseil de quitter son père et sa mère et tout ce que l'on possède, de renoncer aux richesses et aux honneurs, de consentir à toutes sortes d'humiliations, de prendre sa croix jour après jour16. Simple et radical, le message est aussi extrêmement personnel. « Venez à ma suite », « à cause de moi et de l'Évangile », « à cause de mon nom », « à cause du Royaume de Dieu17 », c'est-à-dire le Royaume pour lequel Jésus lui-même a vécu et est mort.
À un tel message, la réponse essentielle est l'action. Ce qu'il met en jeu de façon critique, ce n'est pas seulement les données, pas seulement leur interprétation, pas seulement la question de fait, mais également la délibération, la décision et l'action. Aussi, la réponse pertinente est l'action telle que racontée dans les Actes des apôtres, quand ceux-ci furent tout heureux d'être trouvés dignes de « subir des outrages pour le Nom18 ». C'est l'action vécue avec tant d'intensité dans les voyages et les prédications de Paul, dans les coups qu'il a reçus, les prisons qu'il a fréquentées et les lettres qu'il a écrites.
Mais une réponse par l'action entraîne toujours d'autres actions qui tenteront également de répondre au message. C'est ce qu'expriment ceux qui sont remués jusqu'au fond d'eux-mêmes par le premier sermon de Pierre : « Que ferons-nous, frères?19 », comme cela est survenu plus tôt, selon Jean, chez ce même Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous? Tu as des paroles de vie éternelle20 ». Comme l'a bien montré Heinrich Schlier, de telles réponses dans l'action se produisent quand les gens reconnaissent Jésus comme Seigneur, confessent que Dieu l'a ressuscité des morts, développent et enrichissent graduellement les formules de la foi21. Finalement, ajoute Franz Mussner, c'est pour fournir un contexte à ces acclamations, confessions et formules, pour en clarifier la signification et en prévenir les mauvaises interprétations, que fut remémoré le ministère terrestre de Jésus et que furent écrits les évangiles22.
Voilà notre troisième démarche qui, évidemment, conduit à une quatrième. La troisième étape du cheminement que nous proposons situait le Nouveau Testament dans le genre histoire du salut, et notre réponse au niveau existentiel de la confrontation, de la délibération, de l'évaluation, de la décision et de l'action. Mais le Nouveau Testament n'est pas seulement un document religieux appelant une vie religieuse; il est aussi une invitation personnelle, et la réponse appropriée à une telle invitation est un engagement personnel. C'est ainsi qu'apparaît inéluctablement la question : qui est ce Jésus ? C'est la question posée par les disciples ballottés par la tempête quand les vents et la mer lui obéirent23. C'est la question qu'il souleva lui-même à Césarée de Philippe24, et qui revient dans l'évangile de Jean, quand Jésus s'adresse à la Samaritaine au puits de Jacob25, quand les Juifs interrogent l'homme guéri à la piscine de Bethzatha26, quand Jésus met en opposition ceux qui croient au monde d'en bas et ceux qui croient au monde d'en haut27, quand Jésus se révèle lui-même à l'aveugle-né28, quand les gens se demandent qui est ce Fils de l'homme qui doit être élevé29.
- La christologie : une question théologique
En tant que question religieuse et personnelle, la question de la christologie s'est posée avant l'époque néo-testamentaire. Mais à notre époque, c'est aussi une question théologique, qui renvoie à certains problèmes préalables : le contraste entre le Jésus historique et le Christ de la foi, le choix proposé entre une christologie fonctionnelle et une christologie ontologique, la difficulté de lier les préoccupations du sujet en recherche, avec la richesse objective de l'érudition scripturaire. Il faut aborder chacun de ces sujets.
On peut envisager le contraste entre le Jésus historique et le Christ de la foi à partir de la distinction, déjà établie, de trois sortes d’écrits historiques, selon qu'il s'agit surtout 1) soit de questions de fait, 2) soit de sujets d'ordre moral, 3) soit de réalités concernant le salut. Ces genres différents appellent des compétences différentes. Un historien formé pour les questions de fait a aussi compétence pour traiter des éléments factuels permettant d’introduire des enjeux qui relèvent des deuxième et troisième genres d’écrits historiques. Ce qui ne lui donne pas nécessairement la sensibilité morale ou le souci religieux le rendant apte à traiter avec largeur de vue et à propos de questions propres à ces autres domaines. Bref, il peut aborder certains aspects du Jésus historique, mais il peut ne pas être apte à discerner le Christ de la foi ou à déterminer ce que présuppose, dans l'ordre des faits, le Christ de la foi.
De même une personne religieuse discernera facilement le Christ de la foi, mais à moins d'avoir une compétence dans les techniques de l'histoire scientifique, elle sera portée à interpréter le Nouveau Testament de manière fondamentaliste. Pour elle, le fait que l'histoire scientifique s'interroge sur le Jésus historique n'est pas une question de science, mais d'incroyance et d’infidélité. Néanmoins, non seulement il est possible de rencontrer, mais on rencontre de fait des personnes religieuses dévouées au Christ de la foi et en même temps bien au fait de la nature et de la méthode de l'histoire scientifique. Elles ont conscience que le Nouveau Testament a été écrit par des hommes de foi et à l'intention de personnes ayant la foi. Elles se rendent compte que les auteurs des livres du Nouveau Testament s'exprimaient beaucoup plus dans le vocabulaire de leur époque, postérieure à Jésus, que dans le vocabulaire moins évolué du temps du Jésus historique. Ainsi donc, elles ne présentent pas uniquement le Christ de la foi, mais prennent aussi part à la recherche nouvelle sur le Jésus historique30.
Ainsi, pour celui qui ne dépasse pas le plan profane, le Jésus historique devient aisément une figure vague, puisque tant de choses, dans le Nouveau Testament, ne font que provoquer son incrédulité. Pour le fondamentaliste, d'autre part, le Christ de la foi lui suffit à un point tel que les efforts pour reconstruire la pensée et le langage du Jésus historique sont considérés comme voués à l'échec et superflus. Cette opposition radicale tend à disparaître 1) quand les gens religieux corrigent leur conception précritique de l'histoire et 2) quand les gens instruits en viennent à reconnaître, dans le Nouveau Testament, des éléments de preuve contemporains, et donc de première main, portant sur les croyances de l'Église primitive.
C'est dans la rencontre de ces deux points de vue qu'on peut trouver le clef de la méthode christologique. Nous avons caractérisé cette méthode comme retenant ce qui est valable dans les vues courantes sans se compromettre dans des positions susceptibles de changer radicalement. Or ce qui est menacé de changement radical, c'est la reconstitution, encore à ses débuts et sujette à révision, de la pensée et du langage du Jésus historique. Ce qui peut être valable dans les vues courantes se fonde sur les éléments de preuve contemporains, et donc de première main, que nous possédons à propos des croyances de l'Église primitive. En identifiant la tradition chrétienne grâce à ces éléments de preuve, en arrivant à saisir sa structure et son intelligibilité immanentes, en laissant ouvertes les questions que doit encore résoudre la reconstitution du Jésus historique, le théologien, me semble-t-il, trouvera une composante première et fondamentale d’une Christologie qui se développe méthodiquement.
Une seconde détermination de la méthode christologique est une réponse à la question : la christologie du Nouveau Testament est-elle ontologique ou fonctionnelle? À mon sens, elle n'est ni purement fonctionnelle, ni strictement ontologique.
Une christologie purement fonctionnelle ne reconnaît rien de plus qu'une série d'événements religieux. Certains faits prouvent qu'à l'époque du Nouveau Testament et après, des gens ont cru que Jésus était ressuscité des morts. De tels actes de foi sont historiquement établis. Ils constituent l'ensemble des événements auxquels renvoie le mot christologie31.
Cette christologie, en effet, ne peut être ramenée au niveau de l'histoire des faits, qui enregistre les actes de foi dont nous venons de parler. L'histoire du salut reconstitue ce qui est arrivé, mais à partir des éléments de preuve que les croyants discernent à la lumière de la foi. Elle est l'histoire de ce qui est arrivé à partir des éléments de preuve que les croyants saisissent à la lumière de la foi. Or il ne fait aucun doute, pour les auteurs du Nouveau Testament, que le Jésus qui a été condamné et crucifié, qui est mort et a été enseveli, est aussi ressuscité des morts. On peut être d'accord ou non avec eux. Mais si l'on n'est pas d'accord, on ne vise plus à une histoire chrétienne du salut: on se limite à l'histoire des faits32.
De plus, la christologie du Nouveau Testament n'est pas strictement ontologique. Son propos est de traiter de personnes qui ont réellement existé et d'événements qui sont réellement arrivés. Mais elle ne s'engage pas dans l'herméneutique de son message, et encore moins dans le secteur retiré de l’herméneutique qui s'occupe de la théorie de la connaissance, de l'épistémologie et de la métaphysique.
Il y a une troisième façon de déterminer la méthode christologique : c'est à partir d'une considération de sa structure heuristique. Partons d'un exemple. Au cours des âges, on a accepté des conceptions assez différentes sur la nature du feu. Pour les aristotéliciens, c'était un des quatre éléments. Les chimistes d'avant Lavoisier avaient recours au phlogiston. Après Lavoisier, on a expliqué le feu comme un processus d'oxydation. Ces réponses différaient grandement entre elles : elles n'en n'étaient pas moins des réponses à la même question. Quelle était donc cette question ?
Elle comportait deux éléments. Du côté de l'objet, il y avait des données sur le feu, la flamme perceptible aux sens, ses effets sensibles. Il y avait aussi chez le sujet une intelligence en recherche 1) voulant savoir ce qui serait connu quand les données seraient comprises, 2) maintenant les réponses aussi longtemps qu'elles semblaient rendre compte de toutes les données et 3) rejetant des réponses qu'on avait, le cas échéant, trouvées déficientes, tout en maintenant les différentes réponses qui, subséquemment, semblaient rendre compte de toutes les données.
Une structure heuristique est donc la conjonction à la fois des données, pour ce qui est de l'objet, et d'un critère d'opération, pour ce qui est du sujet. Ainsi donc, une structure heuristique christologique sera une conjonction semblable, faisant apparaître la succession des christologies exposées dans les écrits néo-testamentaires et développées ultérieurement dans les formulations individuelles et communautaires au cours des âges. Pour ce qui est des données, on peut reconnaître que : 1) Jésus est appelé Fils de Dieu de façon répétée, à différents points de vue et en différents contextes33; 2) dans la foi, nous sommes fils de Dieu et, par le baptême, nous sommes un dans le Christ (Ga 3 26-28) : Dieu a envoyé son Fils unique pour que nous puissions acquérir le statut de fils, comme cela nous est prouvé par l'envoi de l’Esprit du Christ qui crie en nos cœurs : Abba! Père ! (Ga 4 3-7; Rm 8 14-17); et 3) l’Esprit que nous avons reçu de Dieu connaît tout et nous a été donné pour que nous puissions connaître tout ce que Dieu nous donne de par son initiative personnelle (1 Co 2 10-16; Jn 14 16, 14 17, 14 26).
En liaison avec ces données apparaît chez le sujet chrétien sa structure heuristique. En plusieurs contextes et à bien des points de vue, Jésus a été appelé Fils de Dieu, et cela fait surgir la question aux aspects multiples : comment devons-nous, dans notre esprit, comprendre Jésus comme Fils de Dieu ? Devons-nous supposer que c'est un titre mythique ou purement honorifique, comme on en donnait aux rois ? Ou ce titre connote-t-il simplement la mission du Messie ? Nous oriente-t-il vers une réalité intérieure, comme l’est notre propre filiation divine par le Christ et dans l’Esprit, en sorte que, comme Dieu en nous est Esprit, ainsi Dieu en Jésus est Parole ? Ou la filiation de Jésus signifie-t-elle, comme l'Église l'a compris depuis des siècles, que Jésus était véritablement un homme, menant une vie humaine véritable, mais dont l'identité était l'identité du Fils éternel de Dieu, consubstantiel au Père ?
La structure heuristique présente donc une question aux aspects multiples. Mais nous ne sommes pas seulement en face d'une question : nous sommes en face aussi d'un critère. L'expérience que nous avons de notre propre filiation fournit un premier critère, car, si l'Esprit en nous est Dieu, Dieu était certainement aussi en Jésus. De plus, l’Esprit de Dieu en nous nous rend capables de discerner ce que l'esprit du monde ne peut discerner. C'est grâce à la clarification progressive de l'expérience chrétienne et à l'exercice continu du discernement spirituel dans la communauté chrétienne que la doctrine christologique s'est développée.
Car il y a eu plusieurs christologies. Elles se sont coulées dans les diverses couches représentées dans les écrits néotestamentaires. Elles se proposaient de satisfaire aux besoins des Gentils qui étaient parvenus au monothéisme philosophique. Elles réagissaient contre les gnostiques et les Marcionites en défendant le Dieu créateur de l'Ancien Testament et en interprétant allégoriquement les présentations anthropomorphiques de ses actions. Elles ont souffert d'une certaine immersion dans le monde de l'immédiateté propre à la naïveté stoïcienne et du compromis séduisant que représentait le moyen platonisme. Quinze siècles durant, en effet, elles ont trouvé un équilibre statique dans les définitions de Nicée, Éphèse, Chalcédoine, et du troisième concile de Constantinople. Mais notre époque, celle de l'herméneutique et de l'histoire, de la psychologie et de la philosophie critique, exige un développement plus poussé. Il faut ouvrir des fenêtres et laisser entrer l'air frais. Ce développement ne fera pas disparaître l’œuvre durable du passé, j'en suis convaincu. Il donnera, je l'espère, à cette œuvre une base plus sûre et l'enrichira d'un contenu plus vaste.
- La signification de Chalcédoine
La signification de Chalcédoine n'est pas obscure. Il confesse, dans son paragraphe d'introduction, « un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ; le même parfait en divinité et parfait en humanité; le même vraiment Dieu et vraiment homme...; consubstantiel au Père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l'humanité...; avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et né en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, mère de Dieu selon l'humanité » (DS 301).
Il reste que cette clarté de Chalcédoine repose sur une condition essentielle : la définition ne peut être claire que si elle a une signification, et elle ne peut avoir une signification que si les dogmes ont une signification. Or aujourd'hui il ne manque pas de gens pour considérer que les dogmes sont sans signification. Ils rejettent en principe tous les dogmes, à partir de Nicée et des autres conciles grecs jusqu'aux conciles de Trente et du Vatican, en passant par les conciles médiévaux. D'autres proposent une distinction : les dogmes représentent une forme de pensée qui, à son époque, a eu du sens, mais cette époque est maintenant révolue. Tel peut être l'avis de Bernard Welte, qui lie au concile de Nicée le début d'un genre de métaphysique correspondant à l'aberration dénoncée par Heidegger comme étant l'oubli de l’être34. D'autres, enfin, ne semblent pas s'arrêter à la notion même de dogme, à la notion selon laquelle des propositions peuvent être vraies ou fausses, et, selon qu'elles sont vraies ou fausses, ont ou n'ont pas de rapport avec le réel.
Le p. Schoonenberg semble appartenir à ce dernier groupe. Il met en cause non pas le dogme de Chalcédoine, mais le modèle chalcédonien (das Modell)35.
Pour ma part, je ne mets pas en doute le rôle des modèles ou des schémas, dans les études historiques ou exégétiques. Ils aident admirablement à porter attention aux ressemblances et à rapprocher des textes qui ont des traits communs, malgré des différences d'expression ou de contexte. Ainsi, en patristique, Aloys Grillmeier a fait un très bon usage des modèles Dieu-Homme et Logos-Sarx. De même, dans les études du Nouveau Testament, peut-on classifier les textes christologiques selon la perspective qui les commande. Certains commencent avec le ministère terrestre de Jésus et portent le regard vers sa passion, sa mort et sa résurrection ou son retour futur; d'autres mettent au début le Seigneur maintenant ressuscité, assis à la droite du Père; d'autres enfin partent des origines célestes de Jésus, font ensuite le récit de sa mission terrestre et s'achèvent sur son règne dans le ciel.
Cependant les modèles n'ont qu'un rôle préliminaire. D'autres éléments de preuve sont nécessaires avant qu'il soit possible de conclure que des modèles différents signifient plus que des contextes différents ou des occasions différentes. Et, même quand on va plus loin, il reste encore à se demander si on a affaire à une correction d’un défaut de langage, ou de conception, ou de compréhension; s'il s'agit d'un défaut de compréhension, alors, est-ce la nature de l'homme qui a été mal comprise, ou un enseignement révélé qui a été négligé, ou l'adhésion au Christ qui n'était pas adéquate ?
Ainsi, en tenant compte de la nature de chaque cas, une discussion de « modèles » doit envisager des questions plus profondes. La question plus profonde, à propos de Chalcédoine, est que sa définition est dogmatique et que son modèle provient de définitions dogmatiques antérieures. Ce modèle, en effet, résulte de l'affirmation de Nicée qui enseigne que le Fils est consubstantiel au Père, qu'il n'est pas créé, mais engendré (DS 125). Il résulte du fait que Nicée a rejeté ceux qui prétendaient qu'il y eut un temps où le Fils n'existait pas, ou qu'il n'a pas existé avant d'être engendré (DS 126). Il résulte d'Éphèse36 et de la formule d'union sur laquelle Alexandrins et Antiochiens se sont entendus au printemps de 433, pour affirmer que Jésus Christ, Fils unique de Dieu, est consubstantiel au Père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l'humanité (DS 272).
- La notion de personne aujourd’hui
Je ne crois pas que le p. Schoonenberg rende justice aux dogmes de l'Église. Je ne crois pas qu'il rende justice aux conditions mêmes de la possibilité pour l'être humain de vivre dans un monde médiatisé par la signification. Mais je ne doute pas qu'il soulève une bonne question – très réelle en théologie systématique, et très urgente en théologie pastorale – quand il demande si l'on peut mener une vie véritablement humaine sans être une personne humaine.
En fait, les dogmes parlent d'une personne unique en deux natures. Ils soutiennent toujours implicitement que cette personne une est divine, ce qui est explicitement affirmé au troisième concile de Constantinople (DS 554) — pour ne pas faire mention du second —. Peut-être qu'à des époques plus anciennes, il suffisait d'adorer le mystère et qu'à partir du Moyen Âge, on se contentait des concepts métaphysiques de personne et de nature; mais à notre époque, marquée par la psychologie et la philosophie critique, l'herméneutique et l'histoire, il nous faut quelque chose à la fois de différent et de plus exigeant. Nous devons être capables de dire ce que cela signifie, pour une personne divine, de vivre une existence pleinement humaine.
Je vais essayer à cette fin d'expliquer l'assertion suivante : la personne du Christ est une identité qui, dans l'éternité, est sujet de conscience divine et, dans le temps, est devenue sujet de conscience humaine. Je vais donc parler : 1) d'identité; 2) de conscience humaine ; 3) de subjectivité humaine; 4) de subjectivité divine, et 5) de la compatibilité d'une identité unique et de deux subjectivités.
Par identité j'entends le troisième des trois sens suivants de un. En premier lieu, on parle d'un dans le sens d'un cas : un premier cas est un, un deuxième en fait deux, un autre encore en fait trois, et ainsi à l'infini.
Un a, en second lieu, le sens d'unité intelligible. La lune connaît plusieurs phases, car son apparence change de nuit en nuit. Mais il n'y a qu'une seule lune, car les apparences multiples ont une seule explication : la lune est sphérique.
En troisième lieu, un a le sens de un et le même. Cet un qui présuppose l'unité intelligible déjà mentionnée, mais lui ajoute l'application des principes d'identité et de contradiction. Nous avons ici le sens de la vieille définition : indivisum in se et divisum a quolibet alio (indivis en soi et divisé d’une autre entité). Tel est l'un et le même du décret de la Chalcédoine.
Parlons maintenant de la conscience. Les opérations sensibles, intellectuelles, rationnelles et morales de l'être humain ont deux caractéristiques distinctes mais connexes : elles sont à la fois intentionnelles et conscientes. En tant qu'intentionnelles, elles nous rendent les objets présents; en tant que conscientes, elles nous rendent présents à nous-mêmes. Par ailleurs, si j'ai utilisé deux fois le mot « présent », je l'ai fait aussi en deux sens différents. L'intentionnalité réalise la présence d'un objet au sujet, d'un spectacle à un spectateur. La conscience est chose beaucoup plus subtile : elle rend le spectateur présent à lui-même, non en le mettant dans le spectacle, non en en faisant un objet, mais alors même qu'il est spectateur et en tant que sujet.
Pour la conscience adulte, sujet et objet sont déjà distincts. Mais la distinction n'est pas première. Pour Aristote, la coïncidence précède la distinction : le sens en acte est le sensible en acte, et l'intelligence en acte est l'intelligible en acte. Aujourd'hui une théorie développée de la connaissance complète cette opinion d’Aristote en concevant la connaissance humaine comme un processus d'objectivation. De façon plus radicale, éducateurs et moralistes ont toujours pressé les gens de devenir vraiment eux-mêmes, et leur lutte a trouvé plus qu'un écho dans la pensée jungienne, soit qu'elle représente une genèse de l’ego orientée par les archétypes37, qu'elle envisage les complexes par analogie avec l’ego et offre ainsi une explication d'une personnalité multiple38, ou qu'elle décrive le processus d'individuation comme allant d'une vie centrée sur l'ego à une vie centrée sur le soi39. La psychologie analytique, ici, est complétée par la psychologie sociale, par la réflexion personnaliste et par la pensée post-hégélienne et post-marxiste, qui s'entendent pour enseigner qu'on devient une personne dans ses rapports avec d'autres personnes40. Les théologiens ne peuvent pas se fermer à de tels témoignages, si l'on pense à la parole attribuée à Jésus : « ... si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance » (Jn 12 24).
Bref, nous ne pouvons pas concevoir sujet et objet comme des choses fixes et immuables. Le monde médiatisé par la signification n'est pas uniquement réalité, mais réalité en tant que connue; et la connaissance y est en continuel devenir. Le sujet qui médiatise son monde dans la signification est pareillement engagé dans un processus de réalisation de soi par le dépassement de soi. Ainsi, dans l'être humain, nous avons à distinguer et vérifier trois significations du mot un: un être humain est un en tant que cas de l'espèce humaine ; il est un en tant qu'unité intelligible dans un processus en marche: finalement, il est un en tant que le même, en tant qu'identité, en tant que lui-même et personne d'autre. De plus, comme nous distinguons trois significations de un dans l'être humain, il nous faut une distinction entre sujet et subjectivité, car la réalisation de soi par l'être humain se fait par le dépassement de soi. Sans différence, il n'y a pas de dépassement de soi. Sans identité, ce n'est pas son propre soi, mais un autre, qui est actualisé. Nous réserverons donc le terme de sujet pour caractériser l'identité. Nous emploierons le terme de subjectivité pour caractériser l'unité intelligible qui est déjà, téléologiquement, ce qu'elle est appelée à devenir41.
Nous avons traité de trois de nos cinq sujets : l'identité, la conscience humaine, la subjectivité humaine. Avant d'aller plus loin, nous pouvons remarquer qu'une part de notre objectif est déjà atteinte. Car, dans toute vie véritablement humaine, il y a une identité. Je ne suis plus un bébé, un enfant, un garçon, un jeune homme : pourtant, si grandes que soient les différences au sein de mon existence vraiment humaine, je suis encore le même moi qu'au tout début. Cette identité n'est pas non plus diminuée par le fait que les différences ne se limitent pas seulement à des différences dans les capacités, habilités ou habitudes, mais qu'elles touchent aussi le devenir même et la stabilité de mon ego, de ma personnalité, de ce que j'appelle moi-même. Car de telles différences concernent non pas l'identité mais la subjectivité du sujet42. Il demeure lui-même bien qu'il se dépasse vraiment lui-même.
Tournons-nous maintenant vers la composante principale de l'union hypostatique. Peut-on dire d'une façon intelligible qu'une même conscience divine est le siège de trois sujets distincts et conscients? Je crois que oui, à condition de prendre au sérieux l'analogie psychologique des processions trinitaires; à condition également de suivre le raisonnement qui va des processions aux relations et des relations aux personnes; à condition enfin de penser la conscience de façon analogique.
L'analogie psychologique part donc de cette synthèse supérieure de la conscience intellectuelle, rationnelle et morale que constitue l'état dynamique d'être en amour. Cet amour se manifeste dans ses jugements de valeur et ces jugements sont transposés en des décisions qui sont des actes d'amour. Telle est donc l'analogie qu'on trouve dans la créature.
Or, en Dieu, l'origine est le Père, que le Nouveau Testament appelle Theos43, et qui est identifié à l'agapé (1 Jn 4 8, 4 16). Cet amour s'exprime dans sa Parole, son Logos, son verbum spirans amorem44, qui est un jugement de valeur. Le jugement de valeur est droit et fonde ainsi l'Amour-qui-procède, identifié à l’Esprit Saint.
On peut ainsi concevoir en Dieu deux processions : ce ne sont pas des processus inconscients, mais conscients, aux points de vue intellectuel, rationnel, moral, comme le sont les jugements de valeur fondés sur les éléments de preuve perçus par quelqu'un qui aime, et comme le sont les actes d'amour fondés sur des jugements de valeur. Les deux processions fondent quatre relations réelles, dont trois sont réellement distinctes entre elles. Ces trois relations ne sont pas seulement relations en tant que relations et, de ce fait, modes d'êtres45; elles sont aussi subsistantes46, et donc non seulement paternité et filiation, mais aussi Père et Fils. Enfin, Père, Fils et Esprit sont éternels; leur conscience n'appartient pas au temps mais est intemporelle; leur subjectivité n'est pas en devenir, mais elle est toujours elle-même; et chacun à sa manière propre et distincte est le sujet de l'acte infini qu’est Dieu : le Père comme amour originel, le Fils comme jugement de valeur exprimant cet amour, et l’Esprit comme acte d'amour issu des deux premiers.
Nous allons peut-être commencer à percevoir maintenant, ne serait-ce qu'imparfaitement, la possibilité qu'existe une identité divine unique qui soit à la fois sujet de conscience divine et aussi sujet de conscience humaine.
Cela veut dire qu'un homme a vécu une existence véritablement humaine sans être une personne humaine, mais ce paradoxe est levé par la distinction entre identité et subjectivité. Bien que son identité soit divine, Jésus avait pourtant une subjectivité véritablement humaine qui a crû en sagesse, en grâce en en âge devant Dieu et les hommes (Lc 2 52) et qui était semblable à la nôtre en tout sauf le péché (DS 301). La subjectivité intemporelle et immuable propre à l'identité divine n'est pas pour autant en conflit avec la subjectivité en croissance d'une vie humaine. Car, comme le dirait Chalcédoine, bien que l'identité ne comporte ni distinction ni séparation, les subjectivités, elles, ne comportent ni modification ni confusion (DS 302).
Bien plus, la subjectivité humaine du Christ se conforme à la subjectivité divine. Car la Parole éternelle est Fils, et ce Fils même a introduit dans le langage humain la prière à Dieu non pas simplement comme Père, mais comme au Père d'un enfant, comme Abba ; et comme le Fils, en tant qu'homme, a prié Abba, ainsi pouvons-nous, dans l’Esprit du Fils, crier aussi « Abba! Père ! » De plus, comme la Parole éternelle est l'expression éternellement vraie de la valeur que Dieu est comme agapè, ainsi la Parole-faite-homme, par son obéissance jusqu'à la mort, a-t-elle exprimé encore cette valeur en révélant à quel point Dieu a aimé le monde (Jn 3 16). Enfin, dans sa résurrection et son exaltation, il nous appelle à la splendeur des enfants de Dieu, pour laquelle, jusqu'à maintenant, la création toute entière gémit en tous ses éléments comme dans les douleurs de l'enfantement (Rm 8 2). En cet appel nous reconnaissons, non seulement le fondement de notre espérance, mais aussi la dimension cosmique dans la nouvelle création de toutes choses dans le Christ Jésus notre Seigneur.
- Conclusion
Pour rendre compte de la signification du mot « personne », aujourd'hui, j'ai dû tenter ce qui ne pourra jamais être autre chose qu'une compréhension analogique, et donc imparfaite, des mystères de la Trinité et de l’Incarnation (DS 3016). Toutefois, il est dans la nature même des choses que des sujets aussi élevés suscitent la perplexité tout autant que la satisfaction. Il conviendra pour cette raison de conclure par une affirmation nette et succincte de la différence radicale entre la position du p. Schoonenberg et la mienne.
Le p. Schoonenberg est parti de prémisses inattaquables : Jésus a été un homme; Jésus a été une personne. Puis il a conclu que Jésus était une personne humaine. La certitude de cette conclusion était telle qu'il l'a crue capable d'éliminer toute doctrine apparemment opposée, qu'elle soit scripturaire, traditionnelle ou conciliaire. Il a très précisément insisté sur le fait que « ce qui est affirmé de la personne divine préexistante ne peut jamais réduire à néant cette personne unique et humaine »47. À partir de là, il a procédé à son exégèse déroutante de l'Écriture, de la tradition et des conciles.
Je concède ses deux prémisses; mais la conclusion du p. Schoonenberg présuppose, non pas deux, mais trois prémisses. Car son assertion : « Jésus est une personne humaine » ne signifie pas simplement que Jésus était une personne et qu'il était un homme, mais signifie en fait que Jésus était une personne, qu'il était un homme et qu'il était seulement un homme. Si elle ne signifie pas « seulement un homme », alors il n'existe pas de conflit avec la foi en la personne divine préexistante qui est devenue un homme. Mais si son assertion signifie « seulement un homme », alors son point de départ n'est pas la prédication chrétienne, mais l'hérésie ébionite. Tel est le dilemme où se trouve, à mon sens, la position du p. Schoonenberg; et je ne pense pas qu'il lui ait fait face nettement et équitablement.
1 C. Geffré, Un nouvel âge de la théologie, Paris, 1972.
2 P. Schoonenberg, Hij is een God van Mensen. Bois-le-duc, 1969; The Christ, New York, 1971; Il est le Dieu des hommes, Paris, 1973.
3 Acta Apostolicae Sedis 44, 1972, p. 237–241.
4 Il est le Dieu des Hommes, p. 140. Je dois signaler ici que mon propos ne vise pas le p. Schoonenberg en sa qualité de catéchiste de renommée mondiale mais uniquement comme théologien. En catéchèse, et de façon générale dans le secteur de la communication (voir ch. 14 de Pour une méthode en théologie), le pluralisme est de rigueur, puisqu'il faut exprimer le message chrétien selon le langage et le style convenant à un milieu donné d'une certaine culture. Ce pluralisme ne témoigne toutefois pas de l'existence de plusieurs messages chrétiens différents. Il revient au théologien d'établir quel message unique les nombreux communicateurs transmettent à leurs différents auditoires.
5 K. Reinhardt, « Die Einzigartigkeit der Person Jesu Christi », Internazionale katholische Zeitschrift, 3, 1973, p. 206–224; « In What Way is Jesus Christ Unique », International Catholic Review, 3, 1973. p 131-142.
6 P. Schoonenberg, « Trinität – Der Vollendete Bund: Thesen zur Lehre vom dreipersönlichen Gott », Orientierung, 37, 1973, p. 115-117.
7 Ces notions sont étayées et développées dans B. Lonergan, L’insight et Pour une méthode en théologie; pour saisir la transition depuis Thomas d'Aquin voir Grace and Freedom et La notion de verbe dans les écrits de Saint Thomas d'Aquin, Paris, 1967.
8 [Rien n’est aimé qui n’est d’abord connu. Rien n’est vraiment connu qui n’est d’abord aimé].
9 Il est le Dieu des hommes, p. 72s. Voir B. Lonergan, « The Dehellenization of Dogma », dans Theological Studies, 28, 1967, p.336–351, ou dans B. Lonergan, A Second Collection, Londres, 1974, et Philadelphie, 1975.
10 « Diese Begrenzung macht die Trinitätslehre konkret, auf die Menschen bezogen und für die Verkündigung dienstbar.», op. cit., 115, thèse 9.
11 Thomas d'Aquin a composé sa Summa theologiae selon la via doctrinae ; voir le Prologus. Cette voie correspond à la fonction constituante « systématisation » de Pour une méthode en théologie. La via inventionis, elle, recouperait les quatre ou cinq fonctions antérieures.
12 Raymond E. Brown, « Who do men say that I am? Modern Scholarship on Gospel Christology », Horizons, 1, 1974, p. 47-49.
13 Ac 9 4.
14 Mt 25 40, 25. 45.
15 Mc 1 17, 2. 20, 2 14; Mt 4 19, 4 22, 9 9; Lc 5 11, 5 27.
16 Mc 10 17-31, Mt 19 16–30, 10 34–39, 8 20, 8 22, Lc 18 18–30, 14 25–33.
17 Mc 10 29, Mt 19 29, Lc 18 29.
18 Ac 5 41.
19 Ac 2 37.
20 Jn 6 68.
21 H. Schlier, « Die Anfänge des christologischen Credo », dans Zur Frühgeschichte der Christologie, édité par B. Welte (Quaestiones disputatae, 51,) Fribourg-en-Brisgau, 1970, 13-58.
22 F. Mussner, « Christologische Homologese und evangelische Via Jesu », ibidem, p. 59-73.
23 Mc 4 41.
24 Mc 8 27.
25 Jn 4 10.
26 Jn 5 12.
27 Jn 8 23.
28 Jn 9 35-38.
29 Jn 12 34.
30 K. Kertelge, Rückfrage nach Jesus (Quaestiones disputatae,63), Fribourg-en Brisgau, 1974. Pour un tour d'horizon, voir R. Fuller, The Foundations of New Testament Christology, New York, Scribner's 1965.
31 Voir J. Ernst, « Personale oder Funktionale Christologie », Münchener theologische Zeitschrift, 23, 1972, p. 217–240.
32 Il faut prendre note cependant du livre d’A. Richardson, History Sacred and Profane, Londres, 1964; au chapitre 6, l'argumentation concernant la résurrection du Christ est fondamentalement une extrapolation à partir d'une histoire des faits.
33 Voir la série d'articles sur « Jesus Christus — Gottessohn », dans Theologische Quartalschrift 154, 1974, p. 203-278. Au sujet des sens successifs de Fils de Dieu dans le Nouveau Testament, voir Fuller, à qui nous nous sommes référés plus haut, note 30.
34 B. Welte, « Die Lehrformel von Nikaia und die abendländische Metaphysik », Zur Frühgeschichte der Christologie, Quaestiones disputatae 51, Fribourg-en-Brisgau, 1970, p. 100-117. Le travail de F. Ricken, « Das Homoousios von Nikaia als Krisis des altchristlichen Platonismus », ibidem, p. 74-99, est beaucoup plus substantiel. Je dirais que, dans la théologie prénicéenne et nicéenne nous ne trouvons pas une pensée systématique explicite mais une dialectique implicite. Sans être techniquement stoïciens, les apologètes étaient pénétrés de la naïveté stoïcienne, ce qui ressemble beaucoup à la façon dont le p. Schoonenberg se situe dans le monde de l'immédiateté. Pour corriger cette naïveté, Origène se tourna vers le moyen platonisme et chercha à atteindre un subordinationnisme trinitaire très cohérent. Nicée a pris ses appuis dans la prédication de la parole de Dieu, et son homoousios signifie, selon Athanase : « Tout ce qui est vrai du Père est aussi vrai du Fils, excepté que le Fils n'est pas le Père » (Orat. 3 c. Ar., 4; MG 26, p. 329). La formule devint liturgique dans la Préface romaine pour le dimanche de la Trinité : « Quod enim de tua gloria, revelante te, credimus, hoc de Filio tuo, hoc de Spiritu sancto sine differentia discretionis sentimus. » Voir mon De Deo Trino, I, Rome, 1964, p. 40-112.
35 Dans Il est le Dieu des hommes, voir p. 14–34: « Le modèle chalcédonien et les problèmes qu'il soulève ». C'est sur cette base que le p. Schoonenberg établit une herméneutique qui assure la personnalité humaine du Christ en mettant entre parenthèses le Fils éternel de Dieu.
36 La session décisive d'Éphèse est présentée dans E. Schwartz, Acta conciliorum Oecumenicorum, Berolini et Lipsiae, 1914, t. I, vol. I, pars 2, 12-35. La condamnation de Nestorius fut le résultat de la conformité de la lettre de Cyrille avec le décret conciliaire de Nicée et de l'opposition de la lettre de Nestorius à ce décret. Les lettres sont reproduites dans ACO I, I, 1, 25-28 et 29-32; aussi dans MG 77 44.s. et 49s. Ces lettres montrent clairement que ce n'est pas la christologie classique mais la christologie nestorienne qui commence pas poser deux natures distinctes et tente ensuite de les réunir en une individuelle. Le point de vue contraire est exprimé par Klaus Reinhardt, op. cit., note 5, à la page 210 de IKZ, et à la page 133 de ICR.
37 E. Neumann, The Origins and History of Consciousness, Princeton, 1970. Originellement, Ursprungsgeschichte des Bewusstseins, Zurich, 1949.
38 J. Jacobi, Complex, Archetype, Symbol in the Psychology of C.G. Jung, Londres, 1959, p. 6-19.
39 G. Adler, The Living Symbol: A Case Study in the Process of Individuation, New York, 1961.
40 D. Rasmussen, « Between Autonomy and Sociality», Cultural Hermeneutics, 1, 1973, p. 3-25.
41 Comme la lune est l'unité intelligible de l'ensemble quadri-dimensionnel des positions et des phases lunaires, la subjectivité humaine est l'unité intelligible de l'ensemble multi-dimensionnel des événements de la conscience d'une vie humaine.
42 Ceux qui ont un penchant pour la métaphysique peuvent se demander si, dans une seule et même identité, il y a ou il n'y a pas plusieurs subjectivités. Pour répondre, le plus simple est de retourner à la question suivante : dans le seul et même homme y a-t-il trois formes substantielles, une biologique, une deuxième sensitive et la troisième intellectuelle, ou n'y en a-t-il seulement qu'une, qui est intellectuelle, mais capable de remplir les fonctions des deux autres aussi bien que la sienne propre ? À l'instar des conciles (DS 902, 1440) qui affirment que l'âme intellectuelle est l'unique forme du corps chez l'homme, nous ne reconnaissons dans un homme qu'une subjectivité qui se manifeste toutefois dans le temps et par degrés selon les normes du développement humain. Dans le Christ, toutefois, qui est à la fois divin et humain, il y a à la fois une subjectivité divine et une subjectivité humaine, mais une seule identité et une seule subjectivité humaine.
43 K. Rahner, « Dieu dans le Nouveau Testament », Écrits théologiques, I, Paris, 1959, 13–111.
44 (Le Verbe qui respire l’Amour) Thomas d'Aquin, Sum. Theol., 1, q. 43, a. 5 ad 2m. In 1 sent., d. 27, 4, 2, a. 1, sol.
45 Pour les aspects systématiques et historiques de ces questions, voir mon De Deo Trino, I, 198, et II, 193.
46 Les trois relations réelles réellement distinctes en Dieu sont identiques à l'essence divine (DS 804) et donc subsistantes. Donc la relation réelle, comme relation, est un mode d'être; mais la relation, comme subsistante, est une personne. Cf. Sum. theol., I, 9. 33, a. 2, ad lm. Le P. Schoonenberg dira plutôt qu'il y a trois modes de l'être divin qui, dans l'économie du salut, sont liés entre eux et à nous comme trois personnes. Voir « Trinität », Orientierung, 37 (1973), 116, thèse 28.
47 Il est le Dieu des Hommes, p. 60.
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