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Textes particuliers |
Traduction – par Pierrot Lambert - de Transcendent Experiences. Phenomenology and Critique, University of Toronto Press, 2001
Chapitre 8 Maréchal, Rahner et Lonergan Notre exploration s'est bornée jusqu'ici à des auteurs protestants. Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, les protestants ont été plus nombreux que les catholiques à prêter attention aux expériences religieuses inscrites dans la fréquentation de la nature ou dans la vie humaine ordinaire. De fait, ce sont les protestants qui théorisaient l'expérience religieuse, les catholiques se cantonnant dans une critique - pas toujours sympathique - visant à reformuler, à nuancer, à corriger la thématisation nouvelle. Les professeurs catholiques de Tübingen, notamment, ont cherché à se définir une position par rapport à Schleiermacher1. Au vingtième siècle, cependant, trois penseurs catholiques créatifs - Maréchal, Rahner et Lonergan - ont édifié des architectures théoriques où une réflexion sur l'expérience de la transcendance trouve à se nicher. Du transcendantal au transcendant Au cours des années 1920 et 1930, le Belge Joseph Maréchal (1878-1944) déploie une comparaison systématique de la pensée de saint Thomas d'Aquin et d'Emmanuel Kant dans ses cinq « Cahiers » intitulés Le point de départ de la métaphysique.2 D'une part, il fait sienne dans une large mesure l'approche transcendantale, c'est-à-dire l'effort de dévoilement des conditions de toute cognition. D'autre part, il va plus loin que Kant en montrant que le fonctionnement même de l'esprit humain pose l'affirmation du transcendant. Pour Maréchal, l'esprit humain est essentiellement dynamique et son orientation fondamentale manifeste une finalité. Comme nous l'avons vu au chapitre 3, Kant réserve la finalité au jugement esthétique de sa troisième Critique. En réponse au Kant de la première Critique, pour qui nous constituons les objets d'appréhension en les subsumant sous des formes quelque peu isolées et statiques, Maréchal souligne la tendance globale à les relier tous en une quête progressive, intentionnelle, de la vérité. Un tel agencement de nos actes cognitifs - dont les plus importants sont les jugements - obéit à une finalité de connaissance. « Car si l’on peut à la rigueur tendre à un but sans certitude d’y atteindre, et même avec la certitude que l’on n’y atteindra pas, on ne saurait, sauf à se contredire, poursuivre une fin que l’on juge absolument et sous tous rapports irréalisable ».3 Dans le Cahier V, Maréchal fait ressortir deux faits. Premièrement, l'intellect humain opère spontanément en conformité d'un agencement de ses actes et des objets qu'il saisit, visant l'atteinte de la vérité. Son activité manifeste une orientation indéniable vers l'être. Deuxièmement, « l’amplitude singulière de la finalité intellectuelle »4 se traduit dans la façon dont l'intellect tend à l'infini : « Car le repos dans une affirmation particulière ne saurait être total, puisqu’il n’égale pas la fin dernière de l’intelligence : l’assentiment marque donc l’obtention d’une fin subordonnée, simple étape, ou moyen, dans la poursuite d’une fin plus compréhensive ».5 Tout jugement appelle une halte temporaire où l'intellect se repose. Or, la frontière qui vient de délimiter une acquisition particulière est bientôt dépassée, à la faveur d'une nouvelle question qui remet l'intellect en route. S'il tend vers quelque but, ce processus indéfini obéit cependant à une finalité qui exige l'établissement d'un objectif ultime : l'intelligibilité intégrale.6 Maréchal explique que chaque fois que nous posons quelque chose dans l'être, nous percevons - sans nécessairement prendre conscience de cette perception - que ce que nous posons constitue de fait une « forme » limitée devant l'horizon non restreint de l'« acte » intégral de l'être : « Qu’est-ce en effet que la forme dans sa pureté de forme, sinon la limitation immédiate de l’esse, la contraction de l’acte comme tel? En vertu du principe de la virtualité infinie de l’acte, l’écart entre la limitation formelle et la plénitude absolue de l’esse, entre le degré et le maximum, doit mesurer, dans la forme ou l’essence finie, la portée d’un élan intérieur, d’une aspiration à se dépasser infiniment. »7 Dans son entreprise de reformulation de la pensée de Thomas d'Aquin à l'intérieur d'un dialogue critique avec Kant, Maréchal établit une position qui n'est pas sans rappeler celle de Hegel, que nous avons exposée au chapitre 5. Tous ces penseurs mettent en relief à la fois le dynamisme et la finalité de l'esprit humain dans son ouverture à l'infini. Métaphysicien, Maréchal était aussi psychologue (il affichait une vue pénétrante de la psychopathologie). Ces deux compétences réunies lui ont permis d'inscrire un apport notable à l'étude du mysticisme. Il est remarquable que dès 1908-1909, dans un article intitulé « Le sentiment de présence chez les profanes et chez les mystiques »8, il souligne le lien entre l'épistémologie et la question du mysticisme.9 Il y évoque « le dynamisme même de l’esprit puissance active »10 Et il affirme : « jusque dans l’ambiance surnaturelle du plus haut degré de contemplation, nous retrouvons, comme facteur psychologique d’une intuition supérieure, qui n’est plus guère qu’analogiquement une « présence », la même activité fondamentale de l’esprit, « appétit de l’être », à laquelle nous avons dû faire appel précédemment pour expliquer les affirmations de réalité et de présence spatiale. »11 Maréchal estime « psychologiquement recevable » l'hypothèse voulant qu’ « au cours de l’extase l’esprit humain touche un instant le but qui provoque et oriente toutes ses démarches. »12 Il explore la propension naturelle à affirmer la réalité aux fins de montrer que le sentiment mystique de présence en est le prolongement ultime, quoique fugitif ou, comme il le dira un peu plus tard, en 1912, « l’intégration instantanée de [l’] indéfinie progression [de l’âme] ».13 Il n'entre pas dans notre propos d'examiner en détail les perspectives de Maréchal sur le mysticisme.14 Notre recherche intéresse les expériences de transcendance qui se produisent habituellement au cours des premières étapes de la vie spirituelle, alors que Maréchal cherche à explorer le mysticisme accompli de figures religieuses telles que Thérèse d'Avila. Cependant, dans un texte écrit en 1941 et publié à titre posthume, il qualifie volontiers de « mystiques » au sens large des phénomènes qui sont « irréductibles aux proportions communes », qui manifestent « quelque excès ou quelque paroxysme » et qui dénotent un sentiment d’« une insondable profondeur »; « la puissance disponible d’un sentiment pareil n’est épuisée par aucun objet fini; elle reste < ouverte > sur l’infini ». Il ajoute : « En tant qu’< ouvert > à l’infini, le sentiment mystique est donc primitif et spontané; envisagé dans sa virtualité originaire, il se rapproche singulièrement de cette obscure tendance à l’infini, qui est au principe de toute notre activité spirituelle. »15 Ces paramètres caractérisent les expériences de transcendance. Maréchal fait appel ici à la vie de l'esprit humain. Il ne semble toutefois pas réussir, dans ses études, à repérer l'expérience religieuse dans des situations humaines particulières, que nous avons balisées par les catégories de la préparation et de l'occasion. Aussi valable soit-elle sur le plan épistémologique, sa position appelle une phénoménologie du type que nous avons présenté au premier chapitre. C'est là l'apport dont son successeur, Karl Rahner, a reconnu l'importance. La fascination du mystère Le théologien allemand Karl Rahner (1904-1984) prend le relais de la thématique déployée par Maréchal dans Le point de départ. S'appuyant sur les thèses de ce dernier, Rahner propose dans son premier ouvrage, Geist in Welt, publié en 1939, traduit en français sous le titre L’Esprit dans le monde, une lecture de saint Thomas d'Aquin témoignant à la fois d'une sensibilité aux perspectives kantiennes, hégéliennes et heidegeriennes. Il emprunte à Kant le sens de l'a priori; à Hegel, l'explication de l'esprit dynamique; et à Heidegger, la définition de l'être comme question. L’Esprit dans le monde : le propos de Rahner intéresse l’activité de l'esprit humain, situé dans l'univers sensible, donc à la fois associé au fini et ouvert sur l'infini. L'analyse proposée définit avec bonheur l'intellect agent de Thomas d'Aquin comme la lumière qui permet à l'intellect passif de saisir une forme dans l'image (le phantasme). Tout conditionné qu'il soit par un phantasme particulier, l'esprit expérimente une libération intellectuelle en appliquant la forme générale à de nombreuses situations. Un vaste champ de possibilités s'ouvre donc, d'une portée nécessairement illimitée, vers lequel l'esprit se trouve orienté par une « pré-appréhension », une « saisie anticipatoire » (Vorgriff). Dans une conférence donnée en 1938 et quelque peu révisée en 1972, où il résume L'Esprit dans le monde, Rahner explique ce processus de transcendance du particulier : Dans cette mesure, dans ce mouvement centripète dynamique de l’intellect comme « appétit » (comme on pourrait l’appeler à l’instar de Hegel), l’objet individuel comme expérimenté sur le plan sensible est appréhendé, reconnu comme ce qui est fini, ce qui, en raison de ses limites, n’est pas à la hauteur de la capacité de la force dynamique dans sa plénitude et sa profondeur. Une fois appliqué l’idéal épistémologique absolu, à titre de norme, à ce mouvement, il s’avère un être en comparaison de l’être lui-même, donc un « cela », un individuum fini, dont les limites sont telles qu’elles permettent une expérience englobant à la fois cet être et d’autres objets possibles. Or l’acte même de la reconnaissance de cette entité comme entité particulière entraîne du coup par implication la reconnaissance de l’universel et vice versa.16 Nous avons déjà abordé ce thème de la transcendance du particulier au chapitre 3, à propos de Kant. Or, Rahner va plus loin que Kant lorsqu'il affirme une seconde forme de désengagement de la simple perception. Ce désengagement s'actualise dans le jugement, où l'existence est appréhendée comme l'instantiation des formes qui existent véritablement. « Pour saint Thomas, le pouvoir de transcendance de l’intellect tient explicitement de l’absolu. Sa portée dépasse la sphère des sens, ouvrant ainsi une connaissance de l’être en tant qu’être et jetant les bases d’une métaphysique, avec ses caractéristiques spécifiquement humaines. »17 En somme, Rahner pose que, dans toute conception, la forme qui a été saisie et abstraite concerne plus que le particulier; et que l'être auquel chaque jugement donne accès déborde le fini. Ce qui conditionne la possibilité - mieux : la réalisation effective - de cette double libération intellectuelle de la matérialité, c'est le dynamisme de l'esprit humain, qui n'est pas confiné au monde des sens. Jusque-là, Rahner explorait le même territoire que Maréchal et traduisait ses observations en un langage très proche de celui de son prédécesseur. Mais il commencera bientôt à offrir une contribution originale à la thématique de l'ouverture de la personne humaine sur le divin. En 1941, Rahner publie un opuscule, Hörer des Wortes (traduit sous le titre L’homme à l’écoute du verbe18), où il prolonge les découvertes de son premier ouvrage en une philosophie de la religion. Il cherche à montrer que la personne humaine peut être destinataire de l'autocommunication divine. Par la suite, il déclinera de diverses façons ce qui deviendra son thème central : dans tous leurs actes intelligents et libres, les humains sont présents à eux-mêmes et à l'infini de manière non thématisée. Cet a priori non thématisé est toujours associé à un a posteriori thématisé, en ce sens que la luminosité de l'être éclaire les fantasmes particuliers. Donc, le transcendantal appelle le catégorial, et vice versa. La complémentarité du transcendantal et du catégorial, posée par Rahner, lui permet d'éclaircir la question souvent débattue du caractère médiat ou immédiat de l'expérience de transcendance. Remarquons qu'il n'analyse pas le divin comme un objet auquel nous sommes affrontés de manière immédiate. Il interprète plutôt l’« immédiateté par rapport à Dieu comme immédiateté médiatisée »19. L'immédiateté à laquelle il réfère ne correspond pas à une vision directe de Dieu. Il y a néanmoins immédiateté en ce sens que la transcendance humaine est ouverture sur un Être absolu qui est radicalement différent des êtres finis. Rahner, cependant, fidèle aux perspectives de la théologie catholique, pose que la transcendance humaine est soulevée ou élevée par l'Esprit Saint. La grâce assure aux croyants une participation directe à la vie des personnes divines. Aux conditions intérieures, transcendantales, de l'union avec Dieu, Rahner ajoute les conditions extérieures, non moins importantes, que sont les personnes, le langage, les sacrements, de même que les événements de la vie quotidienne - tout le catégorial en somme20. L'expérience de Dieu est médiatisée par la réalité historique. Et au centre de l'histoire se dresse la figure de Jésus Christ, le Médiateur par excellence. Rahner accentue de façon remarquable l'ouverture humaine sur l'infini. Il rappelle d'abord le simple fait que la connaissance et la liberté, qui visent des objets particuliers, traduisent du même coup une dynamique de dépassement de ces objets. Elles se déploient toujours « face à un horizon plus grand, innommé et présent implicitement, de connaissance possible et de liberté globale ». Rahner poursuit : Le mouvement de l’esprit et de la liberté, l’horizon de ce mouvement, est sans limite. Chaque objet de notre conscience auquel nous sommes affrontés, qui se fait sentir dans notre environnement, n’est qu’une étape, un point de départ toujours nouveau de ce mouvement, qui mène à l’infini et à l’innommé … Et si nous voulons établir une limite à cet horizon apparemment vide de la conscience, nous aurons par le fait même transgressé une nouvelle fois cette limite.21 Ces considérations lui permettent de formuler sa notion de mystère : Celui que nous appelons Dieu habite dans cette étendue sans nom et sans repères de notre conscience. Le mystère pur et simple que nous appelons Dieu ne constitue pas une entité particulière, spécialement singulière, objective, de la réalité s’ajoutant aux réalités nommées et systématisées dans notre expérience et cadrant avec elles; il est le fondement englobant, jamais englobé, et la précondition de notre expérience et de ses objets. Il est connu dans cette étrange expérience de transcendance22. Exemples Rahner souligne que la présence du mystère se manifeste dans l'ensemble de la vie humaine : « comment cette réalité [infinie] se prolonge silencieusement, si l’on peut dire, dans l’ensemble de l’existence, pénétrant tout, unifiant tout, tout en demeurant elle-même incompréhensible23 ». Par conséquent, il est peu porté à mettre en relief des expériences de transcendance, qui se produisent en marge de la vie courante. Mais une présence censée se manifester partout ne risque-t-elle pas de n'être perçue nulle part? Rahner admet l'existence de cimes existentielles : « Naturellement, une telle expérience comporte aussi ses moments d’exception : dans l’expérience de la mort, d’une radicale valeur de l’amour, etc. C’est bien là que l’homme prend conscience avec plus de clarté qu’ailleurs de ce que, débordant la réalité singulière, il vient en présence de soi et du mystère sacré »24. Il cherche parfois à illustrer notre ouverture au divin en mettant en relief ces grands moments de nos existences : Avons-nous déjà gardé le silence, bien que nous voulions nous défendre, bien que nous étions traités injustement? Avons-nous déjà pardonné bien que nous n’en retirions aucune récompense et que l’on recevait le pardon silencieux comme naturel? Avons-nous déjà obéi, non parce que nous le devions et qu’autrement nous aurions eu des désagréments, mais simplement à cause de cette Réalité mystérieuse, silencieuse, incompréhensible que nous appelons Dieu et sa volonté? Avons-nous déjà fait un sacrifice, sans remerciement, reconnaissance, sans même le sentiment de satisfaction intérieure? Avons-nous été seuls sans repos? Nous sommes-nous déjà décidés à faire quelque chose par le pur jugement le plus intime de notre conscience, là où l’on ne peut plus parler à personne, là où l’on ne peut plus expliquer à personne, où l’on est tout seul et où l’on sait que l’on prend une décision que personne n’enlève à un être qui en est toujours responsable? Avons-nous déjà essayé d’aimer Dieu, là où aucune vague d’enthousiasme sensible ne porte, là où l’on ne peut plus confondre avec Dieu soi-même et la misère de la vie, là où l’on pense mourir d’un tel amour, là où cet amour apparaît comme la mort et le renoncement absolus, là où l’on semble apparemment appeler dans le vide et l’absence totale d’exaucement, là où cet amour semble un saut effrayant dans le vide, là où tout semble devenir insaisissable et pure apparence dépourvue de sens? Avons-nous accompli un devoir, là où l’on ne peut apparemment le faire qu’avec le sentiment brûlant de se renoncer réellement à soi-même, là où l’on fait une effrayante sottise, dont on n’est redevable envers personne? Avons-nous été bons envers un homme, sans en avoir en retour aucun écho de reconnaissance et de compréhension et sans même avoir été récompensés par le sentiment d’avoir été désintéressés, bienséants, etc. … ? 25 Fait à remarquer, les situations évoquées concernent des événements préjudiciables. De fait, dans un autre article où il décrit les mêmes expériences, Rahner explique sa préférence pour les expériences négatives. Il convient d'abord que la référence à l'Esprit « peut être impliquée par le caractère positif de cette réalité catégoriale dans laquelle la grandeur et la gloire, la bonté, la beauté et la transparence de la réalité individuelle de notre expérience esquissent la promesse de la lumière éternelle et de la vie éternelle ». Et il ajoute Or, il est compréhensible également, sans ambages, qu’un tel indice est perçu très nettement là où les limites définissables de nos réalités quotidiennes se rompent et se dissolvent, là où le déclin de ces réalités est discerné, lorsque les lumières qui brillent au-dessus de la petite île de notre vie ordinaire s’éteignent et que nous ne pouvons plus éviter la question : la nuit qui m’entoure est-elle le vide de l’absurdité et de la mort, ou la nuit sainte illuminée déjà par la promesse du jour éternel?26 La plupart des situations décrites par Rahner s'inscrivent dans la catégorie éthique définie dans la première partie du présent ouvrage. Elles manifestent, de plus, l'accomplissement d'une nouvelle phase d’une conversion. Elles font donc intervenir une exigence morale que ne possèdent pas toutes les expériences de transcendance, à mon avis. Il semble donc que pour Rahner les expériences du divin soient coûteuses. Cette perception ne traduit-elle pas une conviction kantienne, tenant les actions nobles pour difficiles, parce que toujours contraires aux désirs personnels? L'agir de l'homme est-il meilleur quand il s'oppose à ses désirs? Cristallisées dans le langage de l'existentialisme allemand, dépeintes sous les couleurs de l'angoisse, de la culpabilité, de la crainte, les expériences rahnériennes du mystère sont autant de scènes intensément dramatiques, comme ce « saut effrayant dans le vide », dont fait état la citation reproduite plus haut. Certes, ces expériences négatives constituent de réelles expériences de transcendance, mais je trouve regrettable que Rahner ne prête pas réellement attention aux expériences plus heureuses. Cependant, ici et là, dans ses diverses listes de situations remarquables, pointe une note de félicité. Il mentionne, par exemple, « l’expérience d’une joie incomparable »27, ou « la découverte soudaine, étonnante et heureuse, chez un homme qui fait l’expérience imprévue de l’amour et d’une relation personnelle, du fait qu’il a été accueilli par un amour absolu et inconditionnel28 ». Quatre niveaux de conscience Le philosophe et théologien canadien Bernard Lonergan (1904-1984) a exploré l'intentionnalité humaine avec une pénétration exceptionnelle. J'entends aborder ici certains concepts de sa pensée, qui nous serviront à aborder les questions suivantes : Pouvons-nous réfléchir sur la conscience qui accompagne toutes nos activités, tous nos états d'esprit, y compris le type de conscience qui se manifeste dans le mysticisme? Quel rôle jouent les sentiments à l'égard des valeurs suprêmes? En quel sens l'expérience de transcendance est-elle immédiate, et en quel sens est-elle médiatisée? Faut-il identifier l'expérience religieuse à la conversion?29 Dans un article qu'il consacre aux typologies du mysticisme, James Price soutient qu'elles accusent toutes le même défaut : elles tiennent l'expérience mystique pour une « expérience de », une expérience ayant un objet ou un contenu (par exemple le moi, ou Dieu). La classification des typologies se fonde sur le langage « doctrinal » utilisé dans les descriptions examinées. Cette approche mène à une impasse, soutient Price. Les tentatives de classification en fonction de l'interprétation des expériences ont tissé un fouillis inextricable. Faisant appel à la pensée de Lonergan, Price emprunte donc une autre voie, partant d'une définition de l'expérience religieuse comme une activité de la conscience humaine. Les matériaux à utiliser, dans cette nouvelle perspective, seront, non pas les concepts doctrinaux, mais les opérations de la conscience.30 L'approche proposée par Price est-elle plus prometteuse, comme cadre théorique transculturel, que l'approche « doctrinale » qu'il dénonce? Ce qualificatif peut être trompeur, étant donné sa connotation dogmatique. De fait, l'approche que rejette Price, avec raison, devrait être désignée « thématisation », puisqu'elle est axée sur les symboles et les idées. Price a raison, je crois, de réclamer une autre méthode. Comme je l'ai mentionné dans le chapitre consacré à Schleiermacher, c'est en nous concentrant sur la conscience préréflexive que nous parviendrons à dénouer la complexité conceptuelle excessive qui prévaut dans les analyses des expériences de transcendance. Là où la conscience constitue le centre de gravité, il nous faut comme cadre de référence une théorie de la conscience. Lonergan nous permet de nous éloigner davantage du modèle perceptualiste du mysticisme par les éclaircissement qu'il apporte sur la nature de la conscience. Inspirée par Husserl, son analyse de l'intentionnalité distingue les données d'une double perception : les objets des opérations du sujet, et ses opérations elles-mêmes. Le sujet humain qui désire connaître la réalité et interagir avec elle vise ce qui est autre que lui. Le sujet qui cherche perçoit ainsi à la fois les objets visés et les différents actes qui constituent la visée. Aussi difficile soit-elle à cerner, la visée n'est pas moins présente au sujet humain que les objets visés, puisque l'esprit est conscient de ses opérations cognitives et affectives. L'analyse de l'intentionnalité thématise la visée en quatre démarches : premièrement, elle intensifie la conscience souvent faible qui accompagne toute activité humaine, deuxièmement, elle cherche à comprendre les relations entre ces activités, troisièmement, elle vérifie le bien-fondé de cette compréhension, et quatrièmement, elle adopte une position quant à la valeur de l'intentionnalité humaine. Tels sont les quatre niveaux de base de l'intentionnalité humaine, exposés dans L’insight et résumés dans Pour une méthode en théologie : l'attention aux données, l'insight sur ces données, le jugement sur la justesse des insights obtenus, et la décision d'agir en conformité des insights reconnus justes. Le premier ouvrage mentionné affirme nettement les trois premiers niveaux au chapitre 11 et ébauche le quatrième à la section § 2.5 du chapitre 18, intitulée « La décision ». Le second ouvrage présente de manière concise les quatre niveaux. Ce schéma à quatre volets nous fournit un cadre approprié pour nos recherches théoriques sur les expériences de transcendance. Bon nombre d'études du mysticisme accusent une absence de différenciation ou une différenciation inadéquate. Le langage indifférencié signifie globalement une faculté humaine unique censée constituer le lieu d'une rencontre privilégiée avec Dieu : l'esprit, l'âme, le cœur, l'imagination, voire le corps. Sous l'influence de la scolastique du bas Moyen-Âge, la psychologie des facultés modernes se différencie, quoique de manière inadéquate. Elle cherche à cerner, à « localiser », les diverses activités humaines en les reliant à l'intellect, à la volonté, aux facultés sensibles internes, aux sens. Lonergan propose quant à lui une analyse de l'intentionnalité qui explore les données de la conscience - c'est-à-dire les différents degrés de conscience qui imprègnent les opérations que nous déployons à l'état de veille. Autrement dit, la conscience devient objectivable en termes de données internes dès que nous portons attention à nos actes et nous interrogeons sur leurs relations mutuelles. L’insight nous invite à découvrir nos opérations, à en reconnaître la spécificité et à les situer dans leurs relations les unes avec les autres. Ce livre est un guide exceptionnel pour une démarche systématique de connaissance de soi. Les opérations y sont différenciées selon quatre niveaux radicalement différents : l'expérience, la compréhension, le jugement et la décision. Le premier niveau concerne la réceptivité sensorielle spontanée, et ses prolongements dans l'imagination et la mémoire. Le deuxième est caractérisé par un type de question spécifique, la question relevant de la compréhension, traduite en des formules telles que : Qu'est-ce que? Pourquoi? Comment? Le troisième se caractérise par un autre type de question, la question visant la vérité, exprimée par la locution : En est-il bien ainsi? Le quatrième niveau se manifeste chaque fois qu'émerge l'exigence de cohérence personnelle entre la connaissance de la valeur et le respect de la valeur.31 Cette structure de l'intentionnalité humaine en quatre volets remonte à Aristote et saint Thomas d'Aquin, dont les formulations sont toutefois moins explicites que celles de Lonergan. Lonergan a présenté les théories aristotéliciennes et thomistes dans La notion de verbe dans les écrits de saint Thomas d’Aquin pour ensuite vérifier, dans L’insight, les quatre volets de la structure, en se plaçant du point de vue progressif du sujet réalisant l'appropriation de soi. Dans Pour une méthode en théologie (PMT), Lonergan prolonge l'analyse du quatrième volet de la structure. Terry Tekippe et moi avons formulé des réserves sur la manière dont Lonergan traite le quatrième volet dans cet ouvrage.32 Quoi qu'il en soit des objections que nous puissions soulever sur certains détails de l'analyse de Lonergan, il reste que cette structure est transcendantale, universelle et transculturelle, puisque toute mise en question de cette structure fait appel à cette structure même en ses opérations d'observation, de compréhension, de jaugeage et d'évaluation du fonctionnement de l'intentionnalité humaine. Grâce à l'analyse de l'intentionnalité, nous pouvons discerner dans nos opérations une double ouverture sur l'infini. Une ouverture cognitive d'abord, dans notre questionnement suprême sur l'univers et la race humaine; une ouverture affective ensuite, dans notre mouvement obligé d'adhésion à une valeur absolue (bien ou mal conçue) : la signification, la vérité, la bonté, l'amour, le succès, la réalisation de soi, l'humanité, le cosmos, Dieu, et ainsi de suite. Cette double intentionnalité révèle le caractère illimité du désir humain en ses volets cognitif et affectif.33 La conscience, à ce titre, est encore inconnue. Elle ne commence à être connue que lorsque nous prêtons attention à la portée illimitée de nos questions et de nos désirs. Notre intentionnalité consciente ne se manifeste que lorsque nous nous interrogeons sur ces questions et ces désirs.34 Avant de conclure la présente section, revenons un moment à la typologie des expériences de transcendance présentée au premier chapitre. Je n'ai aucunement cherché à établir une typologie qui corresponde au quadruple schème de Lonergan, et pourtant je constate maintenant que j'ai peut-être été influencé par ce schème.35 Les lecteurs se souviendront que chaque type d'expérience est spécifié par une préoccupation ou une question, présente dans la préparation ou l'occasion (ou les deux), préoccupation dont l'individu a plus ou moins conscience. La typologie peut s'arrimer je pense aux quatre niveaux de l'intentionnalité consciente proposés par Lonergan. Le premier type que j'ai établi appartient au niveau de l'expérience sensorielle, puisque le facteur clé qui y est opératoire concerne la place de la personne dans l'univers physique. Le deuxième type appartient au niveau de la signification, son facteur clé concernant l'intelligibilité de l'existence personnelle. Le troisième type appartient au niveau de la vérité, son facteur clé concernant l'objectivité des valeurs vécues. Et le quatrième type appartient au niveau de la décision existentielle, son facteur clé concernant la décision de fonder l'amour sur une présence mystérieuse. Le sentiment Il convient de prêter attention au propos de Lonergan sur la place du sentiment dans la poursuite humaine des valeurs, y compris de la valeur suprême. Lonergan emprunte à Dietrich von Hildebrand sa distinction entre les états et les tendances non intentionnels, d'une part, et les réponses intentionnelles, d'autre part (Pour une méthode en théologie, p. 44-45).36 Il repère, parmi les états et tendances, la fatigue, l’irritabilité, la mauvaise humeur, l’anxiété, la faim, la soif et le désir sexuel. Les réponses, elles, sont dites intentionnelles, puisqu’elles répondent à des choses qui sont visés par une activité cognitive. Ce sont là des sentiments qui appartiennent au monde médiatisé par la signification : désirs et craintes, espoir et désespoir, joies et peines, et ainsi de suite. Cette distinction est utile, certes, mais Lonergan en a peut-être tiré des implications injustifiées. Les historiens de la pensée repèrent dans la philosophie moderne trois grands courants de conception qui concernent les sentiments.37 En ignorant les nuances, nous pouvons esquisser le triple tableau suivant. La première perspective, tracée par Descartes, Locke, Leibniz et Spinoza, réduit le sentiment à une appréhension inférieure, confuse, préconceptuelle, d’une réalité qui ne peut être saisie adéquatement que par une forme supérieure de connaissance, la connaissance rationnelle, formée d’idées claires et distinctes. Le deuxième parti, adopté par Malebranche, Hume, Kant et nombre de positivistes, creuse un fossé entre le sentiment et la connaissance. Il considère le sentiment comme un mode émotif, non cognitif, de conscience, ne nous procurant aucune connaissance objective, mais lié plutôt au changement intérieur, psychologique. Le troisième courant découle de la pensée de Pascal, pour qui le cœur intuitionne toutes choses importantes dans une vie humaine, d’une façon dont notre pauvre raison infirme est incapable : « le cœur a ses raisons que la raison ignore ». Dans Pour une méthode en théologie, Lonergan s’inscrit dans ce troisième courant, dont il perçoit le déploiement dans le contexte phénoménologique de Scheler et von Hildebrand. Sa version diffère très peu de celles de James et de Otto, que nous avons déjà analysées. Il affirme, comme James et Otto, que le sentiment porte une sorte de connaissance et il valorise le sentiment en lui reconnaissant une préséance sur la connaissance ordinaire (présumément raisonnée). Notons que Lonergan s’écarte par là de von Hildebrand, qui pose toujours la priorité de la connaissance sur le sentiment et la volonté.38 L’analyse de von Hildebrand déploie une vaste gamme d’activités humaines : un acte cognitif (la perception de la valeur d’un objet), puis des sentiments (l’effet que produit l’objet) et enfin une réponse affective.39 Lonergan, quant à lui, accentue excessivement le rôle d’un « sentiment intentionnel » qui appréhende directement la valeur. Il y voit la première composante du quatrième niveau de l’intentionnalité : l’appréhension d’une valeur dans le sentiment. La version formulée par Lonergan reste trop compacte. Moins différenciée que celle de von Hildebrand, elle accuse le même intuitionnisme moral, qui prend sa source chez Scheler et qui caractérise les faiblesses épistémologiques d’une grande partie de la phénoménologie. L’équation faisant de la valeur une donnée immédiatement présente dans le sentiment tient à la contreposition définissant le réel comme l’objet immédiat de l’expérience.40 La position que j’adopte fait ressortir l’interaction entre sentiment et connaissance. Le sentiment n’appartient pas à l’ordre cognitif, mais il n’est pas non plus entièrement séparé de la connaissance. Puisque le sentiment ou l’être-en-amour ne suscitent pas directement la connaissance, il ne saurait y avoir une connaissance intuitive découlant d’un amour sans limite (que Lonergan désigne comme « la foi » dans Pour une méthode en théologie, p. 138-139). Le sentiment interagit toutefois avec la connaissance, qu’il stimule ou entrave, ou qui le stimule ou l’entrave. Quoiqu’il ne soit pas source de connaissance, le sentiment exerce une fonction capitale : il attire l’attention sur la présence effective des valeurs. C’est, semble-t-il, en rapport avec cet aspect de la vérité que Lonergan parle d’une connaissance née de l’amour : la connaissance est grandement facilitée par la présence concomitante des sentiments, et particulièrement des états affectifs qui constituent des dispositions émotives durables.41 La position de Lonergan, tenant que les sentiments entraînent chez nous une réponse aux valeurs, projette un éclairage précieux sur notre analyse des expériences de transcendance. Les sentiments qui se déploient dans les expériences de transcendance amplifient la découverte d’une présence, d’un contact avec quelque chose d’immensément précieux, d’une valeur absolue. Exerçant une action concomitante de la prise de conscience intellectuelle d’une ouverture personnelle sur l’infini, les sentiments accentuent l’importance de l’expérience et incitent la personne à y répondre. Sans eux, l’expérience ne serait pas aussi vive, aussi fascinante. Immédiateté et médiation Lonergan distingue trois modes de présence à notre milieu et à nous-mêmes : l’immédiateté, la médiation et l’immédiateté médiatisée. La première immédiateté caractérise les petits enfants, qui sont en contact direct avec leur milieu par leurs sens, tout en étant encore incapables de penser (Pour une méthode en théologie, p. 95). La médiation commence à opérer dès que l’enfant apprend à parler. Contrairement à l’animal, qui vit dans un simple habitat, l’enfant entre dans un monde médiatisé par des significations exprimées dans des images, des mots, des symboles, qui traduisent des réponses à des questions (43). Enfin, la seconde immédiateté est une « immédiateté médiatisée » (44), puisqu’elle présuppose un contexte cognitif mais n’appartient pas à un monde construit par des actes signifiants.42 Comme nous l’avons vu au premier chapitre, comme nous l’affirmerons à nouveau au dixième chapitre, un cadre d’interprétation façonne une expérience qui est néanmoins, en elle-même, immédiate, en ce sens que son contenu cognitif tend vers ce que Schleiermacher appelle le Nullpunkt, le degré zéro, que nous avons relevé au quatrième chapitre. L’immédiateté médiatisée, chez l’adulte, est hautement diversifiée. Un premier type d’immédiateté médiatisée est étroitement lié aux données des sens. La présence de notre corps et du milieu physique, par exemple quand nous marchons, nageons, sommes étendus sur un lit ou sur une plage, est médiate, puisqu’elle découle du processus mental (court ou prolongé) menant à la décision de nous engager dans de telles activités ou de nous mettre dans de tels états; elle est aussi immédiate, par contre, puisque l’exercice ou la relaxation vont de pair avec un silence de la pensée. « Les opérations sont dites immédiates quand sont présents les objets sur lesquels elles portent. Est immédiat, par exemple, l’acte de voir par rapport à ce qui est vu, l’acte d’entendre par rapport à ce qui est entendu, le toucher par rapport à ce qui est touché. » (42). De même, la présence interpersonnelle qui se concrétise dans l’union sexuelle (96) n’existerait pas, certes, sans l’échange préalable de l’attraction mutuelle et du consentement, mais elle n’exige que très peu de paroles, d’images et d’idées, puisqu’elle correspond à un retour à l’immédiateté corporelle et perceptuelle. Comme l’indique la partie de L’insight consacrée aux configurations d’expérience (199-207), les êtres humains qui ne souffrent pas de troubles neurologiques sérieux ne se situent jamais totalement dans la configuration d’expérience biologique. Il peuvent toujours, certes, sentir la présence physique de leur environnement, mais cette activité sensorielle est intégrée à une autre configuration d’expérience, esthétique, intellectuelle ou dramatique. La configuration esthétique est celle qui se rapproche le plus de la configuration biologique. Elle produit une libération des nécessités sensorielles, mais elle exprime sa créativité et sa fantaisie par des moyens sensibles (mouvements du corps, sons, vues, images et mots). L’immédiateté perceptuelle peut donc être plus ou moins directe, selon la complexité de l’expression. Un deuxième type d’immédiateté médiatisée se fonde, non plus sur les données des sens, mais sur les données de la conscience. La conscience accompagne toutes nos opérations. Elle est médiatisée en ce sens qu’elle est déjà façonnée par le langage; mais elle est aussi immédiate, puisqu’elle nous est directement présente dans la perception que nous avons de nos propres actes. De même, et malgré une différence que nous ferons ressortir bientôt, la ferveur du mystique (la « piété » de Schleiermacher) tire son sens des croyances, des insights et des décisions déjà établis, même si elle se déploie en un mouvement qui s’éloigne de la réflexion et de la délibération pour pénétrer dans la « nuée d’inconnaissance » (Pour une méthode en théologie, p. 95, 135, 304, 384). La réflexion sur la conscience qui accompagne nos actes humains constitue la clef d’une exploration de ce type d’immédiateté médiatisée tournée vers l’intérieur. Nous décelons ici deux dimensions de l’intériorité. Lonergan distingue la « première intériorité » (304) de « l’intériorité religieuse » (331) (à laquelle il réserve habituellement les désignations : « transcendance » ou « religion »). L’intériorité religieuse marque un prolongement de « l’autre intériorité » (la conscience qui accompagne tous nos actes et tous nos états), actualisé par la découverte de l’ouverture de la conscience humaine sur la transcendance. Pour Lonergan, l’immédiateté médiatisée – expérimentée par les petits enfants – ne fournit pas un modèle adéquat de la connaissance et de la réalité, puisqu’elle est d’ordre sensoriel. Ce que les humains appréhendent par le contact direct n’est pas encore entièrement réel, puisque cela n’a pas été soumis au questionnement ni à la vérification. Les données des sens ne représentent qu’une étape du processus d’atteinte de l’objectivité. L’accès à la réalité exige le déploiement d’ensembles d’opérations constitués d’expériences, de souvenirs, de questions, d’insights et de jugements. Ces opérations forment l’immédiateté médiatisée. Leur objectivation produit un modèle adéquat de la dynamique d’atteinte de la réalité. Manifestement, le monde médiatisé par la signification ne saurait être le « déjà, dehors, là, maintenant, réel ». Il est aisé d’imaginer, à tort, le domaine religieux comme un objet expérimenté par un autre type de perception, comme un cas du « déjà, dehors, là, maintenant, réel ». Pour échapper à cette erreur, il importe d’extirper le mythe tenace qui tient une présence infantile à son milieu pour le meilleur lien de l’être humain avec la réalité. Il faut rien moins qu’une conversion intellectuelle pour dévoiler cette illusion et expliquer autrement la connaissance humaine (272-276 et 299-301). Même s’il ne le dit pas explicitement, tout ce que Lonergan écrit à propos de l’immédiateté médiatisée laisse entrevoir une différence énorme entre les formes d’union qui se déploient entre les humains et celle qui caractérise la rencontre entre le mystique et le divin. Le premier type d’union – la sympathie ressentie dans les relations sexuelles, les rencontres sportives, l’interprétation et l’écoute de la musique, et diverses autres activités sociales – exprime une signification et une valeur cristallisées dans la perception sensorielle et le mouvement. Elle marque donc un retour à la première immédiateté, caractéristique de l’enfance, tout en manifestant, puisqu’elle se déploie chez des adultes, la médiatisation de la signification et de la valeur. Par contre, l’union mystique transcende la perception, la signification et la valeur, qui en constituent des éléments préparatoires, en niant leurs limites et en s’orientant vers une signification, une valeur infinies. En somme, l’union interhumaine déploie une médiatisation marquant un retour à la première immédiateté, tandis que l’union mystique déploie une médiatisation marquant un dépassement de sa propre dynamique, et l’entrée dans une seconde immédiateté. Expérience religieuse et conversion Lonergan décline une notion de l’expérience religieuse à la fois plus large et plus restrictive que notre notion d’expérience de transcendance. Plus large, puisqu’il ne trace aucune distinction entre l’expérience religieuse et la conversion religieuse. Et pourquoi cette absence de distinction? Peut-être pour des raisons théologiques : le parti que prend Lonergan semble tenir à une identification de l’expérience religieuse à ce que saint Thomas d’Aquin appelle la grâce habituelle. Transposant le concept métaphysique de la grâce habituelle dans le langage de l’analyse de l’intentionnalité, il parle d’un état permanent, qui exige le consentement humain et une sorte de permanence. Nous avons, par contre, dans le présent ouvrage, séparé nettement l’expérience de transcendance et la conversion; nous considérons la conversion comme le sixième élément, tout simplement, mais en fait comme l’achèvement le plus désirable, de l’expérience de transcendance, qui forme notre propos. D’un autre point de vue, l’intelligence de l’expérience religieuse exprimée par Lonergan s’avère plus restrictive que la nôtre. Elle ne comprend que les troisième et quatrième types de l’expérience de transcendance, au sens où l’attrait envers une valeur ou une personne est de nature affective. L’amour n’est pas associé intrinsèquement au premier et au deuxième types – les types esthétique et ontologique. Si toutefois nous identifions l’expérience de transcendance à la grâce actuelle de saint Thomas d’Aquin, qui est passagère, nous pouvons intégrer les quatre types et les considérer comme de simples invitations, que la personne concernée y réponde ou non. L’expérience de transcendance est un événement, et non un état permanent, et constitue donc un épisode de la transmission de la grâce actuelle, qui peut s’effectuer soit avant soit après la réponse engageante que nous appelons conversion. Sommaire Maréchal, Rahner et Lonergan explorent de manière pénétrante l’esprit humain. Leurs écrits offrent un fondement intellectuel de l’infinitude de la personne en son ouverture à la transcendance. Ces auteurs adoptent un parti à la fois critique et réaliste : ils suivent jusqu’à un certain point le mouvement lancé par la critique kantienne de la raison, pourtant ils soulignent le réalisme de l’acte du jugement d’une manière qu’aurait rejetée Kant, mais que Hegel aurait approuvée. Ils parachèvent l’approche transcendantale en accentuant la validité de notre perception de l’infini au-delà des niveaux de perception admis par Kant, par les post-kantiens tels que Schleiermacher et Otto, ou par le pragmatiste James. Ils récusent cependant l’effort spéculatif déployé par Hegel pour saisir le divin. Tandis que Maréchal se contente d’explorer l’aspect intellectuel de l’intentionnalité, Rahner et Lonergan analysent beaucoup plus la dimension affective. Ils ne s’arrêtent pas à l’aspect rationnel. Rahner traite non seulement de la connaissance mais aussi de la liberté : il décèle une relation avec Dieu dans nos décisions fondamentales. Lonergan fait état non seulement de l’insight et du jugement, mais aussi du sentiment : il voit dans l’amour une amorce de l’expérience religieuse. Rahner va plus loin que Maréchal dans la transformation de l’intelligence kantienne du transcendantal. Dans son propos, le transcendantal – ou l’a priori – subit une modification profonde : il devient une dynamique non thématisée d’atteinte du mystère. De cette dynamique, nous avons une conscience distincte de la perception subséquente, thématisée. Quant à Lonergan, il offre une analyse plus différenciée de la conscience et de l’intentionnalité, de l’immédiateté et de la médiation, que tout autre auteur présenté dans la deuxième partie de la présente étude. La troisième partie fera appel à sa pensée, et à celle de certains autres penseurs, aux fins de dénouer un ensemble de questions philosophiques complexes laissées en plan dans notre dialogue avec certains grands ténors de la pensée moderne. 1 Voir le Heythrop Journal 37, 1 (1996). 2 Le point de départ de la métaphysique. Leçons sur le développement historique et théorique du problème de la connaissance, L’Édition universelle, Bruxelles, Desclée de Brouwer, Paris, 1946. 4 Mélanges Joseph Maréchal, L’Édition universelle, Bruxelles, Desclée de Brouwer, Paris, 1950, tome 1, p. 89. 6 Voir Gerald A. McCool, The Neo-Thomists, Milwaukee, Marquette University Press, 1994, ch. 6, « Joseph Maréchal », notamment les p. 127-135. 8 Revue des questions scientifiques, 1908-1909, Louvain, 1909. 9 Voir Jure Kristo, « Human Condition and Mystical Knowledge : Joseph Maréchal’s Analysis of Mystical Experience », Mélanges de Science religieuse 37 (1980), p. 53-73, notamment, p. 54-55, 58 (y compris la note 4). 10 Études sur la psychologie des mystiques, tome premier, L’Édition Universelle, Bruxelles, Desclée de Browuer, Paris, 1938, p. 102. 13 « Science empirique et psychologie religieuse », dans Études sur la psychologie des mystiques, tome premier, p. 59. 14 Bernard McGinn en offre un exposé pondéré dans The Foundations of Mysticism, p. 297-302. 15 « Vraie et fausse mystique », Nouvelle Revue Théologique 67 (1945), p. 275-295, les passages cités se situent aux p. 282-283. 16 « Die Warheit bei Thomas von Aquin », p. 21-40, dans Schriften zur Theologie, Einsiedeln et Zürich, 1954–1984, Band X. 17 Idem. 18 L’homme à l’écoute du verbe. Fondements d’une philosophie de la religion, traduction de Joseph Hofbeck, Paris, Mame, 1967. 19 Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme. Traduction de Gwendoline Jarczyk, Paris, Le Centurion, 1983, p. 100; voir p. 100-102, 142-144. 20 « Transzendenzerfahrung aus katholisch-dogmatischer Sicht », Schriften zur Theologie, Band XIII, p. 207-225. 21 « Erfahrung des Geistes und existentielle Entscheidung », Schriften zur Theologie, Band XII, p. 41-53. 22 Idem. 23 « Gotteserfahrung heute », dans Schriften zur Theologie, Einsiedeln et Zürich, 1954–1984, Band IX, p. 161-176. 24 Traité fondamental, p. 157. 25 « De l’expérience de la grâce », traduction de B. Fraigneau-Julien, dans Écrits théologiques, tome III, Desclée de Brouwer, 1963, p. 74-75. 26 « Erfahrung des Heiligen Geistes », dans Schriften zur Theologie, Einsiedeln et Zürich, 1954–1984, Band XIII, p. 226-251. 27 « Kirchliche une außerkirchliche Religiosität », dans Schriften zur Theologie, Einsiedeln et Zürich, 1954–1984, Band XII, p. 582-598. 29 Les renvois entre crochets concernent deux ouvrages de Bernard Lonergan, L’insight. Étude de la compréhension humaine, traduit par Pierrot Lambert, Montréal, Bellarmin, 1996 et Pour une méthode en théologie, traduit sous la direction de Louis Roy, o.p., Montréal, Fides et Paris, Le Cerf, 1978. 30 James Price, « Typologies and the Cross-Cultural Analysis of Mysticism : A Critique » dans Religion and Culture: Essays in Honour of Bernard Lonergan, S.J., sous la dir. de Timothy P. Fallon, S.J. et Philip Boo Riley, Albany, SUNY Press, 1987, p. 181-190. 31 Lonergan mentionne occasionnellement un cinquième niveau dont plusieurs spécialistes de sa pensée préfèrent ignorer (à juste titre, selon moi) l’importance théorique. Voir Micheal Vertin, « Lonergan on Consciousness : Is There a Fifth Level? » Method: Journal of Lonergan Studies 12 (1994), p. 1-36. 32 Terry J. Tekippe et Louis Roy, « Lonergan and the Fourth Level of Intentionality », p. 225-242. 33 Dans une synthèse qu’il présente, « The Concept of the Unrestricted in the Thought of Bernard Lonergan », Proceedings of the American Catholic Philosophical Association 55 (1981), p. 169, Paul Schuman souligne que le qualificatif clé pour Lonergan est, non pas « infinite » (infini), mais « unrestricted » (illimité). Dans le neuvième chapitre j’emploierai l’adjectif « indéfini » en lui conférant le sens que Lonergan attribue au dynamisme humain « illimité ». 34 Lonergan va plus loin que Maréchal, puisqu’il ne se limite pas à signaler l’intentionnel, mais qu’il thématise aussi la conscience de soi (que Maréchal ignore jusqu’à un certain point). Voir Michael Vertin, « Maréchal, Lonergan, and the Phenomenology of Knowing », dans Creativity and Method: Essays in Honour of Bernard Lonergan, S.J. , sous la dir. de Matthew L. Lamb, Milwaukee, Marquette University Press, 1981, p. 411-422. 35 Cette constatation, je la dois à un auteur qui discerne un isomorphisme fascinant entre la quadruple conscience que Lonergan nous permet de repérer dans l’expérience de transcendance et la quadruple exploration mythique-symbolique de la présence de la transcendance chez Ricoeur. Voir Emile J. Piscitelli, « Paul Ricoeur’s Philosophy of Religious Symbol : A Critique and Dialectical Transposition », Ultimate Reality and Meaning 3 (1980), p. 275-323, notamment p. 304-312. 36 Dietrich von Hildebrand, Ethics, Chicago, Franciscan Herald Press, 1953. La distinction a été tracée originalement par Max Scheler, entre Gefühlszustand (un état émotif causé par une pulsion instinctive) et intentionales Gefühl (un sentiment associé à un référent intentionnel). 37 Victor Basch, Essai critique sur l’esthétique de Kant, deuxième édition, Paris, Vrin, 1927, p. 51-66; Jean Maisonneuve, Les sentiments, Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 6-8; Jerome Neu, Emotion, Thought and Therapy, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 1-3, 80-95; Robert R. Williams, Schleiermacher the Theologian : The Construction of the Doctrine of God, Philadelphie, Fortress Press, 1978, p. 24-25. 38 Hildebrand, Ethics, p. 197 : « Nihil volitum nisi cogitatum » (Rien n’est voulu sans avoir été d’abord pensé ». 39 Ibid., p. 192-211, 228-235. 40 Voir l’article sus-mentionné, « Lonergan and the Fourth Level of Intentionality », notamment les observations sur les emprunts faits par Lonergan à Scheler et von Hildebrand, p. 225, 229-231. Mark J. Doorley présente une autre interprétation de cette influence dans The Place of the Heart in Lonergan’s Ethics : The Role of Feelings in the Ethical Intentionality Analysis of Bernard Lonergan, Lanham, University Press of America, 1996. 41 Sur les états affectifs, voir Elizabeth A. Morelli, « The Feeling of Freedom », dans Religion and Culture, p. 96-98. 42 J’utilise ici l’expression « seconde immédiateté » en un sens différent que celui employé par Robert M. Doran dans Subject and Psyche : Ricoeur, Jung, and the Search for Foundations, Washington, University Press of America, 1977. Doran désigne comme « immédiateté primordiale » ce que j’appelle immédiateté seconde. L’immédiateté primordiale dont il parle est directe, puisqu’elle est « la présence du sujet à lui-même » (114). Mais elle est aussi indirecte, puisque le sujet situe inévitablement sa présence dans un contexte de signification. Ni Lonergan ni Doran ne mentionne ce fait. Doran propose de la seconde immédiateté la définition suivante : « la seconde immédiateté est le résultat de l’objectivation, par la méthode, de l’immédiateté primordiale » (118). Mais comment peut-on encore parler d’immédiateté, s’il y a eu objectivation? Ma notion de l’immédiateté seconde concerne une étape à mi-chemin entre la première immédiateté et une objectivation complète : l’immédiateté qui a été médiatisée par une signification non encore entièrement thématisée. De Doran, voir également Psychic Conversion and Theological Foundations : Toward a Reorientation of the Human Sciences, Chico, CA, Scholars Press, 1981, p. 161-162. |