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Entretiens |
Ils ont participé aux activités de l'Institut Thomas More de Montréal depuis ses débuts, en 1945. Stan faisait partie des fondateurs et a été membre du conseil de direction de l'Institut jusqu'en 2002. Roberta a animé plusieurs cours au fil des années. Ils ont connu intimement Bernard Lonergan, qui a présidé à leur mariage en 1944. Ils ont assisté à tous les cours et conférences donnés par Bernard Lonergan à l'Institut entre 1945 et 1980. Toujours actifs, ils ont accepté volontiers de partager quelques souvenirs et réflexions. Roberta, pouvez-vous nous parler un peu de vos
origines? Je suis née à Montréal. J’ai vécu très jeune dans les Cantons de l’Est, à Bedford. À la fin de mes cours secondaires, je voulais m’orienter vers la médecine, mais les ressources familiales ne le permettaient pas. J’ai poursuivi mes études à Montréal, au Collège Marguerite-Bourgeoys. Et
vous, Stan? Vous
avez rencontré Bernard Lonergan pour la première fois à l’occasion d’une
retraite à Oka? S. En 1941, j’étais en première année. Emmet Carter avait organisé une retraite à Oka. Le prédicateur était Bernard Lonergan. Ça a été une excellente retraite. De nature à susciter en nous un engagement profond. J’avais près de 19 ans. Bernard Lonergan nous a incités à entrer dans la mentalité d’autrui, à essayer de comprendre de l’intérieur de point de vue de l’autre. Il nous a brillamment montré qu’il faut comprendre l’autre pour enseigner. Vous
avez raconté dans un recueil présenté au Lonergan Workshop en 1993 (Lonergan
and Thomas More Institute) un exercice qu’il vous a fait faire à cette
occasion[1]. Cet exercice n’avait
rien de religieux … S.
Moralement, pour bien communiquer en tant que professeur, il faut percevoir
l’esprit de la personne avec qui vous êtes en communication. Comment
pouvons-nous pénétrer les attentes d’une personne, son esprit, son langage, et
ainsi de suite? Je retrouvais là le problème des transferts
linguistiques : je parlais anglais à l’école, hongrois à la maison, et je
devais traduire bien des choses pour les membres de ma famille qui avaient plus
de mal que moi à apprendre l’anglais. L’expérience
de cette retraite m’a vivement marqué. J’ai demandé au P. Lonergan s’il me
permettait de lui rendre visite régulièrement, et de m’accueillir en tant que
directeur spirituel. Il a accepté. Je lui ai donc rendu visite très
régulièrement, environ toutes les deux semaines. À
l’Immaculée-Conception? S. Oui, c’est ça. Nous vivions à Rosemont à cette époque. Savez-vous
si le P. Lonergan a prêché d’autres retraites? S. Pas que je sache. En fait, oui, il a prêché en Angleterre une fois. Mais il n’a jamais travaillé en paroisse. Emmet Carter avait dû entendre parler de lui à Loyola. Vous avez-donc entrepris à cette époque ce qui allait
être une longue relation personnelle. S. Une longue relation personnelle, oui. J’aimerais
faire quelques remarques sur la communauté catholique anglophone de Montréal.
Il y avait les Women’s Auxiliary (je pense qu’elles avaient un autre nom) de
Loyola, qui organisaient des conférences occasionnelles pour informer les gens
de ce qui se passait dans le monde des lettres et des sciences. Ces conférences
étaient des événements importants à Loyola. Parmi les invités, il y a eu Frank
Sheed, l’éditeur anglais, et Mgr Fulton Sheen. Ces conférences attiraient un
grand auditoire. J’ai
donc obtenu mon diplôme de l’École normale en 1942, et j’ai commencé à
enseigner. J’avais
rencontré Roberta à l’époque. Nous étions intéressés aux questions sociales. Il
y avait le Social Forum, un journal publié à Ottawa à l’époque, mais dont le
contenu provenait surtout de Toronto. Ce journal présentait des perspectives
socialistes, correspondant à celles qui s’exprimaient à New York, mais sans
déboucher sur une intervention directe dans la rue. Il s’agissait de comprendre
les problèmes sous-jacents à la crise économique et à la guerre qui faisait
rage. R.
On y retrouvait l’influence du mouvement lancé par Dorothy Day. Une grande
partie de l’énergie que j’ai vue canalisée par ces perspectives provenait du
collège. Certaines personnes qui étaient là, plus âgées que moi, se montraient
très intéressées par les questions sociales. Certains de nos amis sont partis
travailler avec Dorothy Day. S.
Nous distribuions le journal Social Forum dans les paroisses. Après
mes débuts comme professeur (j’enseignais sur la rue du couvent, à Saint-Henri,
à l’école Saint-Thomas d’Aquin) … En
français? S. Non, en anglais. Et
vous, Roberta, vous avez poursuivi vos études? R. Oui, j’ai fait des études classiques. Vous manifestez des intérêts scientifiques …R.
J’ai lu et étudié pas mal de choses. J’ai travaillé dans un laboratoire de
balistique puis dans une société médicale. S.
En enseignant, j’ai constaté que je devais accroître mes connaissances. Mais à
cette époque l’enseignement aux adultes, ça n’existait pas. Il y avait les
cours d’été de l’Université Queen’s. Et ici, le collège Sir George Williams
offrait des cours de niveau secondaire aux adultes. Il y avait aussi des cours
qui se donnaient à Marguerite-Bourgeoys. Le P. Régis y enseignait. C’était un
de nos bons amis. L’éducation
aux adultes est devenu un domaine important quand les militaires sont revenus
de la guerre, pour s’engager dans une carrière professionnelle. En
1944, je suivais des cours donnés à Loyola, pour obtenir un B.A. Les Jésuites
ont décidé cette année-là de cesser de donner ces cours aux adultes, n’ayant
plus les ressources pour le faire. Ces cours attiraient à ce moment-là une
vingtaine d’étudiants. Entre-temps,
l’association parents-professeurs avait organisé une série de conférences pour
sensibiliser les parents à diverses questions dans le domaine de l’éducation et
stimuler la réflexion des professeurs sur ces questions. Trois personnes ont
joué un rôle important dans cette organisation : je me souviens d’un nommé
Cunningham, qui se spécialisait en psychologie de l’éducation à New York à
cette époque, l’autre était Bernard Lonergan, qui avait accepté de donner des
cours. Cela se passait à l’Hermitage, sur la rue Guy. Les
gens venaient en grand nombre à l’Hermitage. Nous étions fascinés. Les cours
donnés captaient nos imaginations. Ils nous présentaient l’apprentissage en
faisant appel à la métaphore de portes qui s’ouvraient dans notre monde de
parents ou de professeurs. Après
les conférences, nous nous rencontrions et nous parlions de ce qui allait se
produire, à la suite de la fermeture des cours pour adultes à Loyola. Nous
constations qu’il y avait un intérêt très grand, une soif d’apprendre, chez les
gens déjà engagés dans le monde du travail. Nous nous disions que si nous
pouvions organiser suffisamment de conférences, nous pourrions offrir un
véritable curriculum. Eric
O’Connor participait à ces réflexions. Il était déjà en contact avec certaines
anciennes élèves de Marguerite-Bourgeoys, comme Veronica Smyth et Beatrice
White-Kelly, et plus tard, Charlotte Tansey. Il connaissait bien Bernard
Lonergan. Bernard avait enseigné à Loyola au début des années 1930. Et je pense
que c’est Eric O’Connor qui avait pris sa relève comme professeur de
mathématiques. Eric avait obtenu un doctorat à Harvard. C’était un très bon
mathématicien. Nous
nous demandions si nous pouvions avoir des professeurs qui s’engagent à donner
des cours dans l’institution que nous envisagions. Nous avons demandé à Joseph
Ledit, s.j., un spécialiste en littérature russe, qui était allé vivre
incognito en Russie, pour voir comment était la vie là-bas. C’était un Belge,
qui avait étudié à Louvain, je pense. Il a accepté de nous donner un cours de
littérature russe. Il y avait aussi deux psychiatres, Karl Stern et M. Prados.
Nous voulions être mis au courant de l’évolution de la pensée concernant les
besoins et les motifs de l’être humain, dans le sillage de Freud, Jung et
Adler. Prados et Stern ont accepté de nous donner des cours. Nous
avons aussi demandé à Lonergan de donner un cours, et il a accepté. Son cours s’intitulera « Thought and Reality ». Il y avait aussi le P.
Smith, un spécialiste de la littérature grecque classique. Nous voilà donc en train de vivre le passage de l’Hermitage à l’Institut Thomas More. R. L’Institut a été
lancé en parallèle à l’Hermitage. S. À l’Hermitage, on
n’offrait que des conférences occasionnelles. Donc, après avoir obtenu
un engagement de certains professeurs, nous sommes allés voir les autorités de
l’Université de Montréal. Nous avions déjà rencontré chez nous, de fait, sur la
rue de l’Oratoire, cela s’appelle maintenant Coronet … Vous étiez déjà mariés à l’époque? R. Oui, nous nous sommes
mariés en 1944. S. Donc nous nous
rencontrions. De Loyola, il y avait W. X. Bryan, Gerald MacGuigan et Eric
O’Connor. Nous cherchions à déterminer les exigences d’une institution
d’éducation des adultes, au niveau du premier cycle universitaire. Après six ou
sept rencontres, une délégation – Emmet Carter, Eric O’Connor et moi
(représentant les futurs étudiants) – s’est rendue à l’Université de
Montréal rencontrer Mgr Maurault, le chancelier. Mgr Moreau s’est montré très
intéressé. Il nous a dit qu’il allait réfléchir à ce projet. Nous avons attendu
longtemps sa réponse. Il fallait que les professeurs qui avaient pris un
engagement préparent leur cours. Nous avons décidé d’aller de l’avant, sans
attendre le feu vert de l’Université. R. Cette autorisation
concernait les crédits que nous pourrions octroyer. S. Nous avons communiqué
avec Mgr Maurault une fois nos cours lancés. Il nous a avoué qu’il reculait
devant les difficultés qu’il aurait à affronter sans doute s’il soumettait le
projet au sénat de l’Université. Il nous a donc donné l’autorisation sans
consulter le sénat. Nous avons donc commencé à l’automne 1945. R. Mgr Maurault s’est
montré très souple quant aux équivalences. Par exemple, au lieu du grec, nous
pouvions étudier les classiques traduits en anglais. Et il ne tenait pas à
superviser nos examens. Il s’en remettait aux gens de Thomas More. Mais nos questions
d’examen et les dissertations de nos étudiants étaient envoyées à l’Université
de Montréal pour y être examinées. Entre parenthèses, plus
tard, au début des années 1970, je faisais partie d’un comité chargé de
conseiller le ministre du Travail à propos de la mise sur pied d’un programme
d’éducation des adultes avec, je m’en souviens, une subvention initiale de
92 000 $ d’Ottawa. Le comité se composait de représentants des universités,
des commissions scolaires, et des syndicats. Madeleine Ryan, la femme de Claude
Ryan, en faisait partie. Le représentant de l’Université de Montréal m’a dit
que le personnel de cette institution connaissait bien les innovations
apportées sur le plan académique par l’Institut Thomas More et qu’ils étaient
impressionnés par la qualité des examens et des travaux de l’Institut. Où était situé l’Institut au début? S. Les cours se
donnaient au D’Arcy McGee High School, à l’angle de Jeanne-Mance et l’avenue
des Pins, près de l’Hôtel-Dieu. Un édifice de quatre ou cinq étages. La
Commission des écoles catholiques de Montréal nous avait loué des classes, à la
demande d’Emmet Carter, qui était commissaire à cette époque (il représentait
le diocèse de Montréal). Nous avons donc
commencé. Le cours de Bernard Lonergan, « Thought and Reality », a
attiré un bon nombre de personnes : des professionnels, des épouses de
professionnels, des professeurs, et d’autres … Nous étions 45. Il y avait environ 90
étudiants en tout à l’Institut au début. Comment s’est déroulé le cours « Thought and Reality »? S. Lonergan avait 40, 41
ans à l’époque. Comme professeur, il était très vivant, très dynamique. Il
avait beaucoup d’humour. Il était brillant. Sa classe, la plus nombreuse, se
réunissait dans la bibliothèque. Il y avait un tableau noir. Il nous faisait
réfléchir sur l’activité de la compréhension. Il a abordé l’expérience
sensible, l’observation des données, en faisant appel à beaucoup
d’illustrations. C’était un très bon mathématicien. R. En fait, il nous
invitait à faire l’expérience qu’il propose dans les huit premiers chapitres d’Insight.
Porter attention à nos propres expériences de l’insight, comprendre ce que nous
faisions … Est-ce qu’il utilisait ses articles sur la notion de verbe, qui étaient publiés à cette époque? S. Non, pas que je
sache. R. Il utilisait les
fondements de la théorie de la connaissance qu’il était en train d’élaborer. S. Il avait pénétré la
pensée de saint Thomas, et examiné en profondeur le passage de l’idéal d’une
connaissance vraie et certaine, d’une connaissance définitive, à un idéal
nouveau. Il faisait appel à une vaste expérience des mathématiques, ainsi qu’à
des lectures et à certaines études en physique et en chimie. Il possédait donc
une vue pénétrante de la méthode des sciences, et des incidences des procédés
logiques et systématiques dans les mathématiques et les sciences. Il faisait
appel à ces perspectives dans une exploration très attentive des questions
abordées par saint Thomas d’Aquin. Il traduisait ses découvertes dans une
démarche insérée dans notre culture. Il y déployait un sens des probabilités
d’une portée très ample. C’est tout cela qui se profilait dans Thought and
Reality. R. Ce qui m’est apparu
très significatif, c’est sa relation avec un auditoire très varié. Il était
étonné de constater l’intérêt, le questionnement, les attentes de l’ensemble du
groupe. Il n’y avait pas que les érudits qui pouvaient comprendre son propos.
L’intérêt était énorme. Et les gens sont restés jusqu’à la fin du cours! Et là,
il a compris que son propos pouvait intéresser tout le monde. Mais en même
temps, il se disait que les gens ne devaient pas assimiler de telles
perspectives aveuglément. Il se disait qu’il devait développer sa pensée pour
d’autres auditoires. Vous avez suivi les autres cours de Lonergan, comme « Intelligence and Reality »? S. Oui, mais là il ne
s’agissait plus de cours proprement dits. Il s’agissait d’une série de
conférences. Lonergan était déjà à Toronto à cette époque? S. Oui, c’est ça. Je pense que j’ai
assisté à toutes les conférences que Lonergan a données à Thomas More. R. Sauf en 1949-1950.
Nous étions en France, cette année-là. S. J’avais obtenu un
diplôme de l’Institut Thomas More. J’étais un des premiers diplômés, en 1947.
J’ai entrepris des études en vue de l’obtention d’une maîtrise à l’Université
de Montréal. Je voulais poursuivre des études en littératures comparées.
Jean-Paul Vinet, de l’Université, était venu enseigner à Thomas More. C’est lui
qui m’avait persuadé de m’inscrire à l’Université de Montréal. L’été et le
samedi, je suivais des cours à l’Université de Montréal. J’ai obtenu une bourse
du gouvernement français pour étudier à la Sorbonne. Et je suis parti suivre
des cours de littérature comparée à la Sorbonne. Mais je pensais que je
pourrais étudier parallèlement les littératures anglaise, française et
hongroise. Or, pour étudier la littérature hongroise. Or, quand je suis arrivé
à la Sorbonne, on m’a dit qu’il n’y avait personne qui puisse superviser la
partie hongroise. Pour poursuivre le programme envisagé, il aurait fallu que
j’apprenne l’allemand, et c’était là une tâche trop difficile pour le temps
dont je disposais. J’ai donc suivi les
cours de littératures comparées. Et j’ai obtenu un diplôme en linguistique, à
l’Institut d’études orientales. Donc, nous sommes
demeurés un an à Paris, avec nos deux enfants. C’est la seule année où nous
n’avons pas participé à la vie de Thomas More. J’ai été membre du
conseil de direction de l’Institut depuis le début jusqu’à cette année. J’ai
démissionné cette année. J’ai quatre-vingts ans, vous savez! Pour revenir au cours « Thought and Reality », Lonergan parle d’une femme qui a compris son propos. Était-elle la seule? Avez-vous compris vous aussi? S et R. Oui S. (riant) J’ai bien
réussi l’examen! R. Je peux dire que j’ai
saisi ce qu’il voulait établir, mais de manière périphérique, si on veut. Ma
compréhension de son propos s’est enrichie au fil des années. S. Je dois reculer un
peu dans le temps. À l’époque où je rendais visite à Lonergan comme directeur
spirituel, je suivais des cours à Marguerite-Bourgeoys. Le P. Régis y donnait
des cours. De même que Mère Sainte-Rita. Nous apprenions la philosophie en
recourant à une méthode fondée sur des questions et des réponses. J’avais de la
difficulté à saisir l’intellectus agens. J’ai demandé à Lonergan ce que c’était
et il m’a aidé à comprendre. L’intellect agens n’est pas une faculté en mode
actif, mais il s’agit de la façon dont l’intellect opère. J’ai donc eu très tôt
un « insight sur l’insight », parce que j’avais présenté ce problème
à Lonergan. C’était en 1943, je pense, avant les conférences qu’il a prononcées
en 1944. Après « Thought and Reality », Lonergan a donné plusieurs conférences à l’Institut, mais jamais des cours complets? S. Non, jamais. Il a
donné des conférences pour inaugurer certains cours. Nous avons souvent passé
de longues heures à discuter avec lui après ces conférences. Après ces conférences,
il restait avec nous une heure ou deux. Nous discutions au sujet de
publications récentes, d’ouvrages universitaires, ouvrant des perspectives
nouvelles sur le développement humain. Au cours de ces trente années, de 1950 à
1980, bon nombre de cours ont gagné en profondeur et en pertinence du fait que
nous faisions appel à des auteurs que Lonergan avait porté à notre attention. Vous étiez de ses amis intimes … S. Oui. Il avait présidé
notre mariage, en 1944. Je pense qu’il n’a présidé qu'à deux mariages dans sa
vie. R. Il était à
l’Immaculée à cette époque. Vous avez sans doute échangé une importante correspondance avec lui par la suite? S. Oui, bien sûr. Vous êtes intéressé à
connaître le développement de sa pensée à partir de « Thought and
Reality ». Lonergan s’intéressait beaucoup à l’histoire. Il était fasciné
par Christopher Dawson. Il lisait beaucoup et il avait un système de fiches,
qu’il avait créé en espérant pouvoir écrire dans le domaine de l’histoire,
avant que son Ordre ne décide de l’envoyer étudier la théologie. Pour lui, un travail
s’imposait sur le plan de l’histoire. Le P. Crowe rapporte une affirmation de Lonergan, portant que sa tâche consistait à introduire l’histoire dans la théologie catholique … S. Il savait que je
m’intéressais beaucoup à l’histoire également. Quand il venait donner des
conférences, il y insérait souvent un contenu historique. Un contenu très
riche, en fait. Ses conférences ouvraient tellement de perspectives! R. En fait, nous avons
vécu la mise en œuvre de cette méthode. Mais elle avait été conçue par un
groupe de Chicago, qui est venu nous donner la formation voulue. Il s’agit de Great Books? S. C’est Mortimer Adler
et Robert Hutchins qui avaient créé cette méthode. C’était là le mouvement
d’éducation des adultes le plus intéressant en Amérique. Il s’agit d’un
événement très important dans l’histoire de l’éducation des adultes. Cela s’est passé en 1948? R. Oui, c’est bien cela.
Pendant une couple d’années, nous avons suivi la théorie et adopté les choix
d’ouvrages proposés. S. Nous sommes allés
assister à une conférence de Mortimer Adler. Il insistait sur la nécessité de
mettre entre les mains des gens le texte original, et non pas des commentaires.
Qu’il s’agisse des penseurs grecs, ou d’Augustin, ou de Thomas d’Aquin, ou
encore de Hobbes, Locke, Montaigne, Rousseau et Adam Smith, il fallait exposer
les gens aux écrits mêmes des grands auteurs. Bien sûr, il fallait une méthode
pour la conduite efficace des discussions associées à ces lectures. Nous avons
rencontré Adler au Ritz Carleton après sa conférence. Nous avons exprimé notre
intérêt. Et son groupe à Chicago nous a envoyé deux personnes pour nous former. Vous étiez des proches du P. Lonergan. Est-ce qu’il vous a parlé à l’époque de ses grands projets? S. Je ne dirais pas
qu’il nous faisait part de ses projets. Il le faisait en compagnie d’Eric
O’Connor et de Charlotte Tansey. Bien sûr, il venait parfois à la maison et
nous avions de bonnes discussions, mais pas tellement à propos de ses plans
personnels. Nous parlions plutôt de différentes choses que nous cherchions à
comprendre. Il y avait Patricia
Coonan, très proche de Bernard Lonergan, qui nous invitait à venir manger chez
elle, Eric, O’Connor, Charlotte Tansey, Roberta et moi, et Bernard Lonergan.
Lonergan était très à l’aise. Il exprimait ses réflexions, ou bavardait
familièrement, ou tout simplement regardait un match de hockey. J’en suis venu à connaître
son intérêt pour l’économie, né de la situation des années 1930. L’un des
étudiants, Eric Kierans, l’aidait à parfaire ses connaissances de base. Kierans
avait étudié en économie à McGill. Lonergan lisait des ouvrages sérieux, comme
ceux de Schumpeter. Il se familiarisait avec les grands courants de la science
économique. Il estimait qu’une
partie de la problématique du péché tenait à l’ignorance. Le péché de fait est
une négation d’intelligibilité. Les maux associés à la crise économique peuvent
être combattus d’une meilleure façon si nous saisissons sur le plan théorique
la dynamique de l’agir humain. R. Bien avant que nous
le connaissions, il voulait se spécialiser en économie, mais les Jésuites l’ont
orienté ailleurs. Vous êtes revenus de Paris en 1950. Vous avez obtenu un diplôme là-bas, Stan? S. Oui, en linguistique. Et vous avez enseigné ensuite? S. J’ai repris
l’animation de groupes de discussion à l’Institut, en soirée. Et j’ai repris
l’enseignement, en littérature et en histoire, au niveau secondaire, durant le
jour. Vous étiez animatrice également, Roberta? R. Oui. Eric O’Connor a
pensé que je devais me spécialiser dans l’animation de discussions sur des
sujets scientifiques. J’ai donc commencé à lire plus intensivement des ouvrages
scientifiques. S. Elle est devenue très
versée en mathématiques. Quand l’Institut Thomas More s’est-il installé sur la rue Drummond? S. Nous avions jusqu’à
la fin des années 1950 les cours à l’école D'Arcy McGee, et nos bureaux sur
McGill College. Nous nous sommes installés sur la rue Drummond ensuite, et y
sommes demeurés jusqu’en 1990, et à ce moment-là nous sommes venus ici, sur la
rue Atwater. En 1958, vous êtes allés à Halifax pour y participer à la série de cours que devait y donner Lonergan? R. Oui. Il devait donner
pendant dix jours, cet été-là, un cours spécial. C’est Eric O’Connor qui nous a
demandé de suivre ce cours de deux semaines. Vous aviez déjà à l’époque Insight entre les mains? S. Oui. J’ai dirigé une
discussion sur Insight avec Eric O’Connor, à Loyola, à cette époque. Il
y avait 5 ou 6 participants, dont Eric Kierans. À Thomas More, avez-vous organisé des cours sur le contenu d’Insight? S. Par la suite, oui.
Mais pas sur tout le livre à la fois. Nous prenions certains chapitres. Nous
pouvions dans un cours traiter du sens commun et de la scotomisation, par
exemple. R. Nous avons abordé
presque systématiquement tout le contenu du livre. Les étudiants
disaient : « Tiens, voilà encore Lonergan! » Mais c’était
toujours des parties du livre que nous abordions. Sauf peut-être … Je
pense que c’était Eric O’Connor, ou peut-être Charlotte, qui avait demandé aux animateurs de diriger
une discussion sur un chapitre d’Insight. Je pense que le cours The
Hidden Rock (Le rocher secret), que nous avons cette année, est celui qui
cerne le plus l’ensemble du contenu d’Insight. L’enseignement de la pensée de Lonergan a toujours été présent à Thomas More, explicitement ou implicitement. Mais il a toujours été perçu comme difficile. S. Les gens trouvent
très exigeante l’attention à des choses très simples. Mais quand les questions
commencent à se profiler, ils découvrent que la pensée de Lonergan touche de
façon très pertinente leur questionnement personnel. Et des perspectives très
prometteuses s’ouvrent progressivement. S. Non. Mais j’ai
représenté l’Institut à la célébration du 50e anniversaire de son
entrée dans l’Ordre des Jésuites. J’ai parlé pendant une dizaine de minutes. La
célébration durait deux heures. Avant moi, ceux qui avaient pris la parole
avaient fait des exposés de style universitaire. Quant à moi, j’ai exprimé une
appréciation vibrante, j’ai dit à quel point Bernard Lonergan était pour nous
une personne importante. À quel point son dynamisme nous animait. Ma petite
allocution a changé le ton de la réunion. Les personnes qui ont pris la parole
après moi ont heureusement continué dans cette veine plus festive, moins solennelle. S. Non. Il n’aimait pas
du tout parler de lui-même. Après son opération,
dans la seconde moitié des années 1960, Eric et moi lui avons rendu visite à
Toronto, à la maison des Jésuites, dans le nord de la ville, au moins deux
fois. Et nous avons pu nous rendre compte que, derrière l’humour qui ne le
quittait jamais, se manifestait une certaine inquiétude, une certaine
tristesse. R. Non, ce n’était pas
cela. S. Certains de ses
supérieurs et de ses collègues n’aimaient pas du tout son enseignement
philosophique et théologique. Beaucoup de ses collègues s’opposaient à lui et
dévalorisaient son œuvre. Pas MacGuigan, pas Belair. Le soutien fraternel que
lui prodiguaient Fred Crowe, Eric O’Connor, Bob Doran et quelques autres, le
respect et l’appui de ses immenses efforts et des produits de ces efforts,
créait entre eux et lui des liens d’affection profonde. Le soutien et le
respect de Fred Lawrence a été important également. Fred comprenait les
préoccupations éthiques et sociologiques associées chez Lonergan à son intérêt
pour l’histoire. R. En 1982, Lonergan a
exprimé certaines réserves très nettes quant au texte publié des entrevues de Caring
about Meaning, parce qu’il ne voulait pas critiquer publiquement ses
supérieurs. Il pensait qu’on ne l’avait pas consulté sur le texte final. S. Le texte de Caring
about Meaning lui a été présenté au printemps de 1982, alors qu’il était
encore en pleine possession de ses moyens. Pour des raisons que
j’ignore – je ne veux pas spéculer là-dessus – il s’est
montré agacé par ce texte. Il a affirmé qu’il n’avait pas donné son approbation
finale. J’ai vérifié ensuite auprès de Cathleen Going et de Charlotte Tansey.
Les deux m’ont assuré que Bernard avait approuvé le manuscrit. S. Pas souvent. Nous
n’avions pas les moyens d’y aller. Nous sommes allés trois ou quatre fois. … S. J’aimerais dire deux
choses importantes. Quand Lonergan
travaillait à la rédaction de Method in Theology, son intérêt pour le
mythe et la mythologie s’est accru considérablement, sous l’influence
particulièrement d’Eric O’Connor et de Charlotte Tansey. Ils l’ont incité à
considérer la mythologie comme une voie d’accès au mystère. Nous avions étudié
Northrop Frye et beaucoup d’œuvres littéraires, où nous avions cherché des
formes d’expression mythique. Autre élément. Eric
avait découvert Voegelin. Nous l’utilisions à l’Institut, après avoir fait
appel à Toynbee très longtemps. Je pense que c’est Eric qui a fait connaître
Voegelin à Lonergan. Par la suite, Lonergan a rencontré Voegelin à Boston. Il
avait beaucoup d’estime pour Voegelin. Il aimait beaucoup la vision de
l’histoire qu’exprimait Voegelin, les tournants éthiques d’une transformation
de l’histoire. Nous utilisions abondamment les trois volumes d’Order and
History, puis nous avons utilisé le quatrième volume, The Ecumenic Age.
Ses perspectives ont eu pour nous presque autant de retentissement que la
philosophie de Lonergan. La théologie de Lonergan
est devenue pour nous une dimension très importante. Elle nous a ouvert des
perspectives sur l’origine de l’amour et sur l’action transformante de l’amour.
La question des valeurs est devenue centrale. S. Nous avions décidé de
nous soumettre aux exigences traditionnelles des universités, et d’adopter une
structure large, d’inspiration humaniste, en y faisant une place pour la
religion. Au début, nous avions,
du moins pour la dimension religieuse, une institution explicitement
catholique. Mais quand nous avons intégré l’approche de « Great
Books », nous avons adopté des perspectives beaucoup plus larges que
celles d’une seule confession religieuse. Nous avons écarté à Thomas More toute
apologétique. R. La communauté juive a
manifesté un grand intérêt à l’égard de l’Institut. Nous avons eu des étudiants
juifs dès les premières années. C’était de très bons étudiants, avides
d’apprendre. Leur présence a contribué au façonnement de Thomas More. Un autre facteur a contribué
au façonnement de la mentalité ouverte affichée par l’Institut : c’est le
retour, après la guerre, des militaires qui obtenaient des bourses pour
poursuivre leurs études. S. Après la guerre,
l’accessibilité aux militaires démobilisés désireux de poursuivre leurs études
sans retourner dans les écoles secondaires et les collèges est devenue un
critère de l’éducation des adultes, aux États-Unis et ici. Cela a eu une grande
influence sur l’Institut Thomas More. S. Oui, nous avons eu un
cours sur l’hassidisme, un autre sur les Upanishads … Le quatrième volume
d’Order and History, de Voegelin (The Ecumenic Age) nous a
beaucoup aidés à cet égard. Quand Method in
Theology a paru, nous y avons trouvé une approche méthodique à une
compréhension de l’Esprit, comme réponse au divin, et une perspective sur la
reconnaissance de l’expérience du mouvement de l’Esprit. Nous y avons trouvé
une méthode s’appliquant à toute pensée religieuse. Une méthode nous permettant
d’intégrer ce qui est authentique. Nous avons eu plusieurs
cours sur Kierkegaard. Nous avons toujours considéré Kierkegaard comme un
auteur important. R. Je me souviens d’un
retour de vacances, en 1965. Eric O’Connor était avec nous. Charlotte aussi,
peut-être. Lonergan devait être opéré le lendemain. Eric a pensé lui parler par
téléphone. Nous sommes arrêtés. Eric est allé l’appeler. Quand il est revenu,
il nous a dit : « J’ai eu une très bonne conversation avec lui. Je
lui ai dit que nous respirerons tous avec lui demain ». Le lien entre ces
deux hommes était très fort, très riche. Quand Eric est mort, en
1980 – ce fut une mort subite – quelqu’un a dit :
« Bernard Lonergan n’a pas l’air d’être bouleversé ». Par la suite,
Charlotte a appris que Lonergan était resté éveillé toute la
nuit – Eric est mort à l’heure du souper – et il a dit la
messe pour Eric à l’aube. Il voulait être le premier à dire la messe pour Eric. S. Quelqu’un avait fait
le portrait d’Eric au fusain, après sa mort. Nous en avons donné une copie au
P. Lonergan. Il l’a accrochée au mur de sa chambre. Il l’a toujours conservée. R. Quand il venait chez
nous, à la maison – certaines personnes le percevaient comme un homme
rigide, grave – il était affable, très, très affable. S. Je peux seulement
donner un exemple, qui illustre un aspect de cette influence. J’enseignais la
religion à l’école élémentaire dans les années 1940. J’avais de la difficulté à
parler de la transsubstantiation, et des choses de ce genre. Je voulais que les
enfants comprennent quelque chose. Je me suis dit : je vais présenter cela
dans la perspective du théâtre. La perspective d’un théâtre possédant une
dimension de vénération et une dimension de mémoire. J’ai demandé à Bernard
Lonergan s’il croyait que je pouvais adopter cette méthode. Il m’a dit :
« Mais certainement! » Il était assuré que je préserverais l’élément
de vénération. Et quand j’ai étudié Voegelin, j’ai découvert dans ses
considérations sur la période classique du théâtre grec que le théâtre pour les
Grecs n’était pas un spectacle. Les gens entraient dans une méditation
efficace, à laquelle ils participaient sérieusement. C’était, avec Eschyle et
Sophocle, un événement religieux. Il y avait là une manifestation de la
condition humaine, de la situation existentielle de l’être humain, faisant
appel à l’autorité, à la responsabilité, au courage, à la loyauté, à ce qui
constitue les rapports interpersonnels des humains. Je me suis dit :
« Voilà ce que j’essaie de communiquer à ces enfants, à qui je veux faire
comprendre ce qu’est la messe. Je dois leur faire comprendre la dramatique, et
non pas leur expliquer la transsubstantiation, un mot technique qui a pris trop
d’importance dans l’enseignement de la foi ». R. Et qui comporte un
élément de magie … de puissance. S. Lonergan m’a fait
comprendre que le dogme est en fait une réponse à une situation. Si vous ne
comprenez pas la situation, le dogme n’a pas de sens. On ne peut pas séparer
une affirmation de la question qui l’a suscitée. R. Quand Method in
Theology a été traduit en français, Louis Roy (qui a été responsable de la
traduction) est venu donner un cours en français à l’Institut sur cet ouvrage.
On m’a demandé de diriger les discussions avec lui. Nous avons étudié tout
l’ouvrage. S. Elle a une importance
énorme. Face à l’insignifiance d’un monde en désintégration, un monde qui doit
être annihilé – c’est un dogme répandu en
physique – l’existence n’a aucune signification. Les penseurs
post-modernes ouvrent la porte à une telle perspective. Mais tôt ou tard, il
faut affronter la question de la causalité, de la cause finale. Qu’arrive-t-il
si la question de la causalité dans ce monde infini n’a pas de sens?
Qu’arrive-t-il si le big bang n’est l’expression d’aucune intention? S’il n’y a
qu’un jeu aveugle des probabilités et non pas la probabilité émergente? Alors
l’évolution signifie simplement la conquête du pouvoir : je suis le
couronnement de ce qui précède, tout ce qui vient avant moi préparait tout
simplement mon existence … ce genre d’occultation du passé revient à une
occultation de notre propre être. R. Nous venons d’un
monde où nous devions gagner notre ciel sur la terre. Le problème, c’est que
nous étions de pauvres habitants de la terre. Nous avions peu de souci des
autres. La religion était plus importante, souvent, que le prochain. Nous avons
de la chance d’être sortis de cette époque, de ce mythe. S. Pendant la deuxième
Guerre mondiale, j’avais conscience des gens de ma parenté qui étaient dans
l’autre camp. J’avais conscience de la violence que nous exercions les uns sur
les autres. Les gens de ma parenté ont été ensuite soumis à l’occupation
soviétique. Un de mes oncles s’est caché avec sa femme et ses deux filles dans
la crypte d’une église pendant un bout de temps, à l’arrivée des soviétiques.
Il était maître de la chorale de cette église, mais aussi responsable du
système d’éducation de sa province. Un autre oncle, qui était juge, a perdu son
emploi sans toucher de pension, à l’arrivée des soviétiques. Il a dû tout
vendre pour survivre. La jeunesse est sacrifiée à la guerre. Quel sens tout
cela a-t-il? Je n’ai pas trouvé de réponse vraiment signifiante dans l’Église
catholique. Mais certains membres de l’Église catholique m’ont apporté des
réponses très signifiantes. Eric O’Connor et Bernard Lonergan sont de ceux-là.
J’ai trouvé chez eux une source immense, un grand éclairage. Ils m’ont permis
d’assumer mes responsabilités, mes engagements. S. Le présent et
l’avenir de l’humanité. [1] Un empereur cherche un conseiller. Il lance un appel. Parmi les postulants, il choisit cinq hommes. Il les soumet à un test. Les cinq hommes doivent rester en silence dans une pièce. Chaque homme se voit attribuer une couleur, soit le bleu, soit le vert, mais ignore quelle couleur lui est attribuée. Il n’y a pas de réflecteurs dans la salle. On dit à chaque homme qu’il y a des bleus et des verts parmi eux. Le premier qui trouve quelle est sa couleur sera choisi comme conseiller. Les autres mourront. Pour résoudre le problème, il faut entrer dans l’esprit des autres. Dans le texte cité, Stan Machnik commente : « Non seulement Lonergan était fasciné par les différences que comporte l’expérience d’autrui, mais il faisait ressortir de façon remarquable les structures d’une telle différenciation ».
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