Gilles LANGEVIN,
jésuite, a été ordonné prêtre en
1955. Il est Docteur en théologie de l'Université
Grégorienne de Rome, où il eut le P. Lonergan comme
directeur de séminaire. À partir de 1960, il a
enseigné la théologie, d'abord aux Facultés
jésuites de Montréal, puis, durant vingt-cinq ans,
à l'Université Laval. De 1995 à 2000, il a
été théologien-conseil de la Conférence
internationale de théologie et du Conseil pontifical de la
culture. Il a publié notamment sur des questions de
christologie et d'œcuménisme, ainsi que sur les rapports
de la culture et de la foi. Il a dirigé durant près de
trente ans la revue Science et Esprit.
Vous avez connu le
Père Lonergan à la Grégorienne ...
Oui. Je l'ai connu à la Grégorienne en
1957-1958 et 1958-1959. J'ai suivi deux cours de lui. La
première année, c'était sur le Verbum, et
la deuxième année, sur ce qui devait devenir Method
in Theology.
On a assisté à la première
ébauche de son enseignement sur ce thème-là.
Est-ce qu'il parlait d'Insight
à ce moment-là?
Non. Il commentait des textes de saint Thomas, à
partir de ses travaux parus dans Theological Studies sur le Verbum.
Comment percevait-on son
enseignement à ce moment-là?
Il avait une réputation de profondeur qui
faisait partie du folklore de la Grégorienne. La
clientèle de ses cours était variable. Par exemple,
pour le cours sur le Verbum, qui était un
séminaire, nous n'étions pas très nombreux. Mais
pour le cours concernant la méthode, nous étions assez
nombreux, peut-être cinquante ou soixante.
Mais il avait une langue assez difficile à comprendre.
Il enseignait en latin?
Oui, mais il avait un accent anglais tel que les gens
qui n'étaient pas habitués à l'anglais, comme
les Espagnols ou les Italiens, étaient un peu
déroutés déjà par la prononciation.
Le cours était optionnel?
Oui. Les cours sur le Verbum et sur Method
étaient optionnels.
Pouvez-vous nous parler
un peu de sa vie à Rome?
Il avait un humour, un « Irish
Wit », qui déconcertait ses collègues,
surtout les professeurs européens. Les Français, les
Belges, peut-être aussi les Allemands, le trouvaient paradoxal
- ce qu'il était, en fait - et plein d'humour, d'un humour
dont les collègues ne saisissaient pas toujours le sens et la portée.
Lonergan était un peu un mystère pour
plusieurs de ses collègues. Il devait avoir des rapports
surtout avec ses collègues de langue anglaise, des Anglais,
des Irlandais, des Américains, je pense que c'était le
groupe avec lequel il se tenait au moment où la
communauté avait quelques loisirs.
Avec les étudiants, il n'avait pas beaucoup de
rapports. Il faut dire que la Grégorienne n'abritait pas d'étudiants.
Je l'ai rencontré quelques fois lors de
diverses cérémonies. Mais on savait que Lonergan
était un gros travailleur, un chercheur, un grand penseur. On
le savait dans sa chambre ou à la bibliothèque ...
À Rome il avait une régularité de
vie assez remarquable. L'après-midi, chaque jour, après
une sieste de peut-être une demi-heure, il partait pour le
Pincio. Le Pincio, c'était le parc public.
Il parlait de la Villa
Borghese ...
Oui, la Villa Borghese, c'est à l'entrée
du Pincio. Je le vois encore très bien partant de la
Grégorienne et s'en allant d'un pas solennel vers ce
parc-là ...
Est-ce qu'il vous
parlait de ses recherches?
Je ne sais pas s'il le faisait avec ses
collègues, mais il ne le faisait pas avec nous.
Est-ce qu'Insight
était connu à l'époque?
Nous qui venions du Canada, nous le connaissions plus
que les autres. Moi j'avais lu Verbum déjà. Mais
ses travaux étaient vaguement et peu connus.
Il y avait avec moi, aux cours de Method, un
Américain, maintenant bien connu, Avery Dulles, qui avait
probablement lu Insight. Mais il ne devait pas y avoir
beaucoup de gens qui à ce moment-là avaient lu l'ouvrage.
Pouvez-vous parler un
peu de l'homme qu'était Lonergan à l'époque?
C'était un homme joyeux, plein d'humour.
C'était un bon compagnon, un bon Irlandais plein d'esprit.
Mais on ne le voyait pas beaucoup.
On dit qu'il enseignait
à des classes immenses. Quelque chose comme 600 personnes.
Il y a un grand amphithéâtre où se
donnaient des cours généraux. Le nombre de 600 est
peut-être un peu fort. Mais c'est un très grand
amphithéâtre. Peut-être que 300 ou 400 personnes
pouvaient y tenir pour les cours de premier cycle qu'il a
donnés, en christologie et sur la Trinité.
À Rome, de 1962 à 1965, il a
travaillé aussi comme expert au concile.
Était-il
rattaché à un évêque?
Je ne sais pas.
Il a eu affaire à Rome également de 1969
à 1974. Il a fait partie du premier groupe de la Commission
internationale de théologie. Il était là avec
Rahner et von Balthasar et les gros canons de l'époque.
Donc il a fait d'autres
séjours à Rome au cours de ces années-là?
Les réunions ont toujours eu lieu à
Rome, mais je sais qu'en 1972, il a envoyé à Rome une
communication écrite.
Vous ne l'avez pas connu
à Montréal?
Non. Mais je peux vous dire que Montréal a
été très importante pour lui. Et son
séjour à Montréal a été très
important pour nous autres, les jésuites canadiens-français.
Il a été à Montréal de
1940 à 1946. Son premier enseignement, il l'a donné au
scolasticat de l'Immaculée-Conception. C'est là qu'il a
obtenu son doctorat. À cause de la guerre, il ne pouvait pas
défendre sa thèse à Rome. On a accordé
à un jury de l'Immaculée-Conception la tâche
d'analyser ses travaux et de lui conférer le doctorat.
En quelle année
a-t-il défendu sa thèse?
Je pense que c'est en 1940.
Il a laissé une empreinte très profonde
sur les étudiants en théologie de l'époque,
parmi lesquels il y avait des types de grand talent. Je peux nommer,
parmi ceux dont l'ardeur intellectuelle a été
stimulée par Lonergan, le Père François
Bourassa, qui a enseigné lui aussi à la
Grégorienne. Le Père Paul Vanier, qui a écrit un
ouvrage important s'inspirant des travaux de Lonergan. Les
Pères Robert Bernier, Pierre Angers, Lucien Roy ... Il y a eu
des groupes assez remarquables de scolastiques, pour qui Lonergan a
été vraiment le maître à penser, une
source d'inspiration.
Est-ce que Regis College
a été créé à ce moment-là,
en 1946?
Regis College a été créé
en 1930. On y faisait jusqu'en 1943 des études de philosophie
seulement. Avant 1943, plusieurs scolastiques canadiens-anglais
étudiaient à Montréal.
En français?
Non, ça se faisait en latin à ce
moment-là. Peut-être aussi en anglais. Et en
français. Il était tout à fait à l'aise
en français. C'était l'habitude, chez les
jésuites canadiens, dans nos provinces respectives,
d'apprendre l' « autre » langue.
Au noviciat du Sault-au-Récollet, au
réfectoire la lecture se faisait tous les soirs en anglais.
Quand Lonergan était professeur à
l'Immaculée, de 1940 à 1946, c'était lui qui
était le Père Repetat pour la lecture anglaise. Quand
un type faisait une faute de prononciation, soit en français,
soit en anglais, il y avait un Père qui était
assigné pour lui dire : Repetat.
Vous avez parlé
de Sault-au-Récollet. Il parle dans Caring about
Meaning de sa décision de devenir jésuite
quand il était à Loyola. Il disait que c'était
à deux heures de tramway. Ça se trouve sur l'île
de Montréal?
C'est dans la paroisse de la Visitation, dans le
nord-est de la ville, sur le boulevard Gouin. Actuellement, c'est une
institution d'enseignement secondaire je pense qui est là.
Le tramway, c'était le no 24, qui partait du
centre-ville et se rendait jusqu'au Sault-au-Récollet.
...
Je l'ai rencontré quelques fois après.
Je l'ai fait venir à l'Université Laval, à
Québec. En mars 1975, nous avions organisé un colloque
sur la christologie. Il nous avait donné un exposé. Sa
santé ne devait pas être tellement bonne, à ce
moment-là. C'était avant son départ pour Boston.
Il m'a dit : « Tu sais, ça m'a pris trois ou quatre
mois à préparer cette conférence. Je ne
travaille pas avec la rapidité d'autrefois. »
C'était un texte de qualité, mais je voyais que
ça lui avait coûté pas mal de peine.
Introduction
à
la
conférence de Bernard Lonergan
au colloque de
christologie de l'Université Laval
de Québec par le
P. Gilles Langevin
en 1975
C'est un grand honneur et une grande joie pour
l'Université Laval et, en particulier, pour la Faculté
de théologie de vous accueillir, P. Lonergan. L'occasion nous
est donnée aujourd'hui tout à la fois d'entrer dans le
mouvement d'une pensée toujours active et créatrice et
de rendre hommage à l'un des grands penseurs de ce temps.
Nous n'éprouvons pas peu de fierté
à rendre cet hommage à un compatriote, non seulement
canadien, mais même québécois, puisque vous
êtes né à Buckingham, dans la région de
l'Outaouais. Une bonne partie de votre vie devait d'ailleurs se
passer au Québec : après avoir étudié,
puis enseigné au Collège Loyola de Montréal,
vous reveniez dans cette ville pour y commencer, de 1940 à
1946, à la Faculté jésuite de théologie,
votre carrière de professeur, qui s'est poursuivie à
Toronto, puis à Rome et à Harvard. En vous rendant
aujourd'hui cet hommage, nous voulons nous associer aux fêtes
qui ont marqué, à Toronto, au début de cette
année, votre 70e anniversaire de naissance.
Ce qui frappe des théologiens, quand ils
considèrent l'activité du Père Lonergan et ce
qui a pour eux valeur d'exemple, c'est la profondeur à
laquelle il a situé son travail de philosophe et de
théologien; c'est encore la vigueur d'une pensée qu'une
fréquentation vivante de la tradition a toujours faite
créatrice; c'est, en troisième lieu, le rayonnement et
la modernité d'une réflexion qui, en s'attachant
à l'étude des structures de l'esprit,
s'intéressait, en fin de compte, aux conditions de
possibilité de toute révision.
- I -
À une époque où un essayiste
français reproche aux théologiens de s'absorber dans
une recherche appliquée et de négliger la recherche
fondamentale, vous avez donné l'exemple du penseur qui
consacre sa vie à scruter la nature et le fonctionnement de la
pensée, de la liberté, de notre être moral, afin
de mieux savoir comment parler du Verbe incarné et du
Dieu-Trinité. Préoccupé de ce qui est
fondamental, le P. Lonergan s'est intéressé,
pourrait-on dire, à l'élément formel de
l'activité humaine plus qu'à l'aspect matériel,
aux structures et au fonctionnement plus qu'aux résultats. Ce
souci s'exprime partout, depuis les séries d'articles sur le
verbe et la grâce, dans les traités De Verbo Incarnato
et De Deo Trino, dans les deux grands ouvrages qui sont
déjà des classiques : Insight. A Study of Human
Understanding et Method in Theology, dans les textes ou
conférences que recueille la série des Collection.
On devine la qualité et la profondeur aux
tâches de l'esprit
- chez un homme qui n'a pas cherché une
popularité rapide et facile, mais qui a plutôt
passé sa vie dans le cadre austère des salles de cours
dans le contact peu spectaculaire avec d'autres spécialistes
et surtout dans le secret de son bureau de travail;
- chez un homme qui s'est toujours soumis, en son
travail, aux exigences d'une rigueur extrême, apparentée
à celle des mathématiciens, qu'il connaît et aime bien;
- chez un homme qui a montré une telle
application, depuis maintenant plus de quarante ans, dans la
poursuite d'une même tâche de philosophe et de théologien.
- II -
Ce qui frappe encore, c'est l'originalité et la
force de renouvellement d'une pensée qui a d'abord voulu
interroger à fond la tradition philosophique et
théologique de l'Occident. Les œuvres si originales que
sont Insight et Method in Theology trouvent leur point de
départ dans la fréquentation assidue d'Aristote, de
saint Thomas d'Aquin et de Newman.
L'entrée en possession de sa propre
activité de conscience dans le dialogue avec les grands
maîtres du passé a permis au Père Lonergan de
rencontrer avec sympathie les intuitions et les aspirations des
sciences les plus modernes et de les faire entrer dans cette "
ongoing collaboration " qui est, pour lui, la loi du
développement scientifique. Ainsi, le dialogue se continue
avec Husserl, Cassirer, Gadamer, Piaget, Collingwood et Jung. Et la
pensée même du Père Lonergan s'enrichit et se
renouvelle, 1) passant d'une théorie de la connaissance qui,
par l'usage qu'elle fait de la notion de puissance, reflue vers la
métaphysique pour y trouver ses coordonnées
premières, 2) à une théorie de la connaissance
qui, voyant dans l'intentionnalité de l'esprit un
élément indépassable, en fait dériver une
métaphysique - sans pourtant donner de gages à un
immanentisme de type husserlien; 3) passant ensuite d'une certaine
préséance de la connaissance sur le vouloir à un
état de choses où les questions et les réponses
liées à la délibération polarisent et
réorganisent celles qui ont trait à la réflexion
et à l'intelligence.
- III -
Ce qui retient, en troisième lieu, l'attention,
c'est la force de rayonnement de la pensée du Père
Lonergan. Au Canada et aux États-Unis d'abord, dans le monde
entier ensuite, peut-on dire, grâce à son enseignement
à l'Université Grégorienne de Rome, et à
la publication de ses grands ouvrages, le P. Lonergan a
éveillé des générations de philosophes et
de théologiens qui sont à la source, en divers milieux,
d'un renouvellement de la pensée. Des articles en nombre
toujours croissant paraissent dans les revues de théologie et
de philosophie sur des aspects de l'œuvre du P. Lonergan. On
traduit ses livres en diverses langues, le dernier en date
étant le De Deo Trino qu'on traduit actuellement en anglais.
On a déjà publié d'importants ouvrages sur
l'œuvre du P. Lonergan, principalement : The Achievement of
Bernard Lonergan, de David Tracy et Bernard Lonergan's Philosophy of
God, de Bernard Tyrrell. Enfin, événement probablement
unique dans l'histoire de la théologie catholique, on tient en
Floride, en 1970, autour d'un théologien bien en vie, un
International Lonergan Congress, qui réunit 70 savants de
diverses disciplines (deux volumes des communications de ce
congrès ont déjà paru).
Les raisons de ce rayonnement, je les vois dans le
fait que le P. Lonergan a rejoint des bases assez profondes pour que
les interrogations d'un monde nouveau comptent y trouver un point
d'appui. Je les vois encore dans la parenté de cette œuvre
avec les préoccupations majeures de notre temps :
l'historicité de l'homme, la place centrale du sujet en toute
considération sur l'activité humaine, l'importance de
la méthode et de l'herméneutique, le rôle en nos
vies du langage et du symbole, le sens enfin de la conversion et du
dépassement. Cette œuvre, dirons-nous d'un mot, est
moderne par le souci critique qui l'anime, mais la critique n'est pas
ici au service du soupçon : elle est instrument de
prospection, et donc implicitement de découverte et d'affirmation.
Pour achever cet hommage en le reliant aux fêtes
de Toronto, je citerai le passage de saint Matthieu qui figurait sur
le programme des festivités : « Un homme avisé
a bâti sa maison sur le roc. La pluie est tombée, les
torrents sont venus; les vents ont soufflé; ils se sont
précipités contre cette maison et elle ne s'est pas
écroulée, car ses fondations étaient sur le
roc ». Ce roc, il évoque, bien sûr,
l'œuvre même du Père Lonergan, dont même le
style a quelque chose de lapidaire; il parle bien davantage du roc
sur lequel sa vie s'appuie, ce Jésus, Christ et Seigneur, dont
il va maintenant nous parler. |