|
Entretiens |
Né aux États-Unis, Frank
Greaney a fait partie de la Compagnie de Jésus pendant une vingtaine
d’années. Il a fais ses classes de philosophie à Louvain, à l’école de Maréchal.
Il s’est intéressé à la pensée de Lonergan dès la parution
d’« Insight ». Il a traduit des textes latins de Lonergan. Il a
décidé de s’installer à Montréal, où il faisait un séjour pour études. Il s’est
engagé à l’Institut Thomas More, dont il est toujours
le directeur du Comité du curriculum. Durant sa carrière
dans l’enseignement, il a cherché à susciter chez ses étudiants l’appropriation de
leur propre dynamique intellectuelle. Il poursuit actuellement une recherche sur la
notion d’amour dans l’œuvre de Lonergan. M. Greaney, pouvez-vous nous parler un peu de vos origines, de votre formation? Je suis né aux États-Unis, au Massachusetts. Je suis entré chez les jésuites à dix-neuf ans, dans la province de la Nouvelle-Angleterre. J’avais étudié pendant deux ans à Boston College. C’est là que j’avais eu mon premier contact avec les jésuites. Je
suis resté chez les jésuites pendant vingt-deux ans. J’ai quitté la Société en
1971. Vous avez entendu parler de Bernard Lonergan à cette époque? En
1958, quand j’ai entrepris mes études de théologie à Weston College, un
confrère jésuite m’a prêté un exemplaire d’Insight. J’ai commencé à
lire ce livre en 1958, et je n’ai jamais cessé de le lire depuis! En 1958! Vous étiez l’un des premiers lecteurs! C’était
la première édition. À Noël de cette année-là, j’ai demandé à ma mère de me
donner ce livre, et elle m’a acheté l’édition pour les étudiants. J’ai gardé
cet exemplaire, qui est tout marqué. Je me suis procuré trois autres
exemplaires d’Insight depuis. Je
lis donc Lonergan depuis 45 ans. Vous avez entrepris la lecture d’Insight tout seul? Oui. Mais j’en discutais avec quelques confrères. C’est Bob Richards – qui était très actif dans les Lonergan Workshops il y a quelques années, et qui est mort très jeune – qui m’avait prêté ce livre. Il
savait que je pourrais être intéressé, parce que j’avais fait mes études de
philosophie en Belgique, au collège jésuite de Louvain. Le milieu que j’avais
connu là-bas était dominé par les disciples de Maréchal. J’avais donc été formé
à l’école thomiste maréchalienne. La transition de cette école de pensée à
Lonergan était assez facile. Je trouvais Lonergan plus riche, sa pensée était
plus expérientielle que la philosophie que j’avais apprise. Est-ce que les jésuites américains connaissaient déjà Lonergan à la fin des années 1950? De
petits groupes avaient découvert Lonergan. Joseph Flanagan était l’un de mes
confrères. À
cette époque, en 1957, Lonergan a donné une série de cours d’été à Boston
College. C’est peut-être grâce à ces cours que les jésuites américains l’ont
connu. Peut-être aussi par l’intermédiaire de Joseph Flanagan, qui a étudié à
Fordham, avec Robert Johann, qui avait lui aussi étudié à Louvain et qui
connaissait les travaux de Lonergan. Il a été l’un des conférenciers invités au
premier congrès international Lonergan, tenu en Floride en 1970. Pendant vos études de philosophie à Louvain, on vous a parlé de Lonergan? Un de nos professeurs a mentionné les articles sur la notion de verbe. Cela ne m’a pas frappé à ce moment-là. Je ne savais pas encore qui était ce Lonergan. Donc, par la suite, en 1958, vous avec commencé à le découvrir en lisant Insight … Un
peu plus tard, en 1960 ou 1961, j’ai reçu des exemplaires des traités de
Lonergan rédigés en latin. Divinarum personarum. De constitutione Christi. De
Deo Trino, Pars analytica. J’ai
traduit, pour mon propre usage et celui de mes confrères étudiants, le premier
chapitre de Divinarum personarum, où Lonergan explore la méthode
théologique. J’ai envoyé ma traduction à Lonergan, et il m’a envoyé une lettre
(que j’ai conservée) où il me donnait la permission de diffuser ma traduction,
mais à l’intérieur d’un certain cercle. Ma
traduction a été publiée dans une revue de Weston, le Modern Humanist, sous le
titre Theological Understanding. D’autres
jésuites se sont servis ensuite de ma traduction dans leur enseignement. La
réponse que Lonergan m’a envoyée en mars 1961, fournit une information sur lui
qui n’est peut-être pas connue. Il me prie de l’excuser pour le temps écoulé
depuis l’envoi de ma lettre (février). Il me dit qu’il a été malade (I have
been unwell). Avez-vous traduit d’autres textes latins de Lonergan? J’ai
traduit une section de De Constitutione Christi, celle où il parle de
l’« ex-sistentia », et où il renvoie à Kierkegaard. J’ai réalisé
cette traduction pour mes collègues. Vous avez enseigné chez les jésuites? Oui. Au Holy Cross College, à Worcester, Massachusetts. J’enseignais la philosophie. J’ai fait appel largement à Lonergan et Maréchal. Je donnais un cours de métaphysique. Je
suis venu ensuite à l’Université McGill, comme étudiant, en sciences
religieuses. Par la suite, j’ai enseigné la théologie une couple d’années à Worcester. Puis je suis revenu à McGill, pour terminer ma dissertation, qui portait sur Origène. La première fois que j’ai rencontré Lonergan, nous avons parlé d’Origène. Au cours de cette période, j’ai traversé une crise personnelle. J’ai finalement quitté les jésuites et me suis marié. Alors que je résidais à Loyola, j’ai aussi rencontré le P. O’Connor, qui m’a invité à animer des groupes de discussions à l’Institut Thomas More. J’ai refusé la première année, parce que j’avais trop de travail, mais j’ai accepté la deuxième année, en 1967-1968. J’ai donc animé un cours avec Cathleen Going. C’était là mon premier contact avec l’Institut Thomas More. Depuis lors, j’ai participé assez régulièrement aux activités de l’Institut. Donc, vous avez rencontré le P. Lonergan à cette époque? J’étais à Loyola et j’ai su que le P. Lonergan était de passage. Je suis allé à sa chambre et j’ai frappé à sa porte. Il m’a dit d’entrer. Il était assis dans un fauteuil et lisait, en allemand, Warheit und Methode (Vérité et méthode) de Gadamer. Il attendait, comme moi, le signal de l’heure du repas. Nous avons parlé d’Origène et de Maréchal. Je crois que nous avons parlé également d’Henri-Irénée Marrou. Je ne sais pas s’il avait lu Marrou à l’époque. Il travaillait alors à la rédaction de Method in Theology. J’avais suivi une série de conférences de Marrou à Louvain. Le contenu de ces conférences a été publié sous le titre De la connaissance historique. C’était ma première rencontre avec Lonergan. Je l’ai revu à plusieurs occasions par la suite, à l’Institut Thomas More (où il venait presque chaque année donner une conférence), mais aussi au Holy Cross College où on lui a remis un diplôme honorifique et où il a donné également une conférence … C’était, je crois, la conférence sur l’avenir de la théologie. Je l’ai vu également à un colloque sur les études religieuses, près de Boston, dans un hôtel. Je suis allé l’entendre. W.C. Smith faisait aussi partie des conférenciers invités. Je me souviens d’un incident, à l’Institut Thomas More. Lonergan faisait un exposé devant un groupe. Un des participants lui dit : « Je trouve l’idée d’insight trop abstraite ». Lonergan lui répond, fâché : « Mais l’insight est tout à fait concret, tout à fait concret! (utterly concrete) » Lonergan insistait toujours sur la concrétude de son analyse de l’activité cognitive, sur son caractère expérientiel. Nous comprenons notre propre compréhension justement parce qu’il s’agit d’une expérience concrète. Je me souviens aussi d’une conférence que Lonergan donnait au Collège Loyola, ce devait être en 1968 … Il avait subi une ablation d’un poumon. Il avait de la difficulté à parler. Il est resté assis et il a lu un texte qui venait d’être publié, « The Subject », une conférence qu’il avait donnée à Marquette. Le contenu était formidable, mais la transmission était pénible. Après votre mariage, vous êtes resté à Montréal? Oui. J’ai obtenu un poste de professeur au Collège Vanier. Je suis devenu citoyen canadien par la suite. Notre fille est née. Pendant quelques années, je n’ai pas eu le temps de m’engager à l’Institut Thomas More. Mais en 1977, il y avait un cours sur Method in Theology. On m’a invité à y participer et je suis venu. Par la suite, à compter de 1978, j’ai toujours animé des groupes de discussion ou conçu des cours. On m’a demandé de faire partie du conseil d’administration. J’y suis toujours. Quand Charlotte Tansey a pris sa retraite, l’Institut a formé un comité chargé du programme des cours. Je suis devenu le directeur de ce comité. Dans votre carrière, avez-vous utilisé la pensée de Lonergan dans votre méthode ou même le contenu de votre enseignement? Surtout
dans ma méthode. Le contenu, à l’occasion. J’ai parfois donné à mes étudiants
de courts extraits de textes de Lonegan. Vous enseigniez quelles matières au Collège Vanier? La philosophie et les lettres. Les lettres étaient une matière obligatoire, la philosophie était une matière facultative. Pendant plusieurs années, j’ai donné un cours intitulé « Les domaines de la signification ». Ce cours était inspiré des textes de Lonergan, mais il était élaboré selon mon style personnel. La méthodologie était empruntée à Lonergan. Dans mon cours de philosophie, j’essayais de suivre la méthode transcendantale, c’est-à-dire que je cherchais à amener les étudiants graduellement des données au questionnement, des images aux idées, aux insights, jusqu’au jugement. Pendant bon nombre d’années, j’ai donné un cours sur l’éthique. J’ai utilisé largement l’esprit de Method in Theology dans ce cours. Je n’utilisais pas le textes. J’enseignais, si vous voulez, ad mentem, dans l’esprit de Lonergan. J’ai toujours été fasciné par le fait qu’il concevait ses travaux comme une entreprise qui serait poursuivie par d’autres. Cela se poursuit, de fait, avec les publications, les rencontres, les conférences, et ainsi de suite. Vous avez donc eu la possibilité de vérifier la concrétude de l’analyse proposée par Lonergan? J’ai constaté, en l’utilisant, que cela fonctionnait. J’avais vérifié dans ma propre expérience la démarche décrite : perception, questionnement, insight, jugement … J’ai pu constater que les étudiants pouvaient aussi déployer cette démarche. Même les très jeunes étudiants, si on les amenait progressivement, lentement, d’une étape à l’autre. Je faisais appel largement à l’imagination pour ouvrir le questionnement. L’un de mes textes favoris était la pièce de W. Gibson, The Miracle Worker, qui met en scène l’histoire de Helen Keller; c’est un très bon texte pour illustrer l’insight et particulièrement l’insight sur la signification des mots. Et mes étudiants comprenaient. Je prenais aussi le dialogue de Platon, Ménon, où le jeune esclave doit résoudre un problème géométrique. Je reprenais la démarche avec mes étudiants, étape par étape. Je faisais la même chose pour arriver avec eux à la définition du cercle. Je voulais illustrer le processus du questionnement et de l’insight. Je leur demandais de trouver dans la classe un outil pour tracer un cercle parfait. Ils se mettaient à chercher. Puis quelqu’un trouvait : le cordon servant à monter et à baisser les stores, pouvait servir de compas. Ils suivaient cette démarche avec attention. Bon nombre d’entre eux avaient étudié les mathématiques et la géométrie sans que leur professeur leur fasse découvrir le travail intellectuel d’établissement d’une définition. On leur donnait des définitions, ils devaient associer ces définitions à des formules, mais ils n’avaient jamais découvert comment se crée une définition. Je me disais toujours, après cette leçon sur la genèse d’une définition, que quelque chose d’important venait d’être accompli. Les étudiants étaient sur la voie de l’insight. Vous avez enseigné à des jeunes collégiens au cours des années 1970 et 1980. Avez-vous constaté que cette démarche réflexive, cette invitation à découvrir leur propre dynamisme intellectuel, permettait de combler les fossés intergénérationnels, les mutations culturelles qui se manifestaient alors? Je n’ai pas pensé à ces aspects à ce moment-là, mais quand j’y repense, je me dis que nous cherchions à nous situer sur un plan fondamental, universel. Lonergan cherche à trouver un terrain commun où des personnes intelligentes peuvent se rencontrer. Je crois que cette perspective peut combler le fossé entre les générations. Elle permettait aussi d’accueillir la diversité culturelle de nos étudiants au Collège Vanier. Cette institution anglophone est fréquentée actuellement par des étudiants d’une vingtaine d’horizons ethno-culturels. Mais quelle que soit leur culture, ils peuvent tous se retrouver expérientiellement dans un certain nombre d’idées que je présentais dans mon cours. Ils savent tous ce qu’est une question. Ils savent tous que l’apprentissage est affaire de questions et de réponses. Cette analyse de la démarche intellectuelle est donc pertinente dans un contexte pluraliste? Oui. Cette analyse ne s’appuie pas sur une culture particulière. Elle s’appuie sur le langage. Certains étudiants que j’ai eus avaient des problèmes sur le plan linguistique avec mes exposés. Mais ils comprenaient facilement l’histoire de Helen Keller. Je comparais l’expérience de Helen Keller concernant l’apprentissage de la signification des signes avec les efforts des étudiants qui s’efforçaient d’apprendre l’anglais comme deuxième ou troisième langue, qui tentaient d’établir des liens entre leur première langue et cette nouvelle langue. Quand vous parlez de difficultés linguistiques, vous parlez ici de concepts d’une autre langue qui ne cadreraient pas avec l’analyse de Lonergan? Non. Je n’ai pas perçu autre chose que les simples problèmes de compréhension de l’anglais, la langue d’enseignement du Collège. Je cherchais à faire comprendre l’insight qui est au cœur de l’apprentissage de toute langue, et particulièrement l’apprentissage de la langue première. Il y avait une section de mon cours sur les domaines de la signification qui portait sur la religion. Il s’agissait du domaine de la transcendance, mais je le désignais en utilisant le mot religion. Nous examinions certains symboles qui caractérisent les grandes religions. Nous les comparions, pour saisir ce qu’est une signification symbolique. Cela touchait leur expérience. Ils venaient de divers univers religieux. Je leur demandais de m’apporter des images représentant leur tradition. De dessiner des images qui illustrent les idées que nous abordions en salle de classe. Au lieu de leur montrer un vidéo, je leur demandais de créer un vidéo. Au lieu de leur montrer une affiche, je leur demandais de créer une affiche. Montrez-moi comment vous illustrez, visuellement, les différents domaines de la signification. L’utilisation de moyens visuels devait permettre de franchir les barrières linguistiques. Les étudiants d’origine asiatique, en particulier, avaient recours tout naturellement à ces moyens visuels. Les étudiants chinois, notamment, créaient des affiches tout à fait convaincantes pour illustrer les thèmes abordés en classe. Ils montraient de manière très originale les liens entre les dimensions de la signification. Ils traçaient des figures géométriques, ou des figures organiques (un arbre, par exemple). Lonergan invite à l’utilisation de telles images, mais il n’y a pas beaucoup recours lui-même. Sauf ses fameux diagrammes au tableau … Oui, c’est vrai. L’appropriation de la pensée de Lonergan a eu de l’importance dans votre vie personnelle? Oui, beaucoup. Et encore davantage aujourd’hui. À l’époque de mes études de théologie, j’étais tout à fait dégoûté par les méthodes d’enseignement. On pratiquait l’ancien enseignement magistral, avec des questions et des réponses. Il fallait apprendre les réponses, et les répéter. Il y avait certes quelques exceptions, mais ce sont ces méthodes qui dominaient largement. Quand j’ai découvert la démarche proposée par Lonergan, axée sur l’insight, j’ai commencé à apprendre. Quand je me suis préparé en vue de mon dernier examen global, en quatrième année, l’examen qui couvrait l’ensemble de nos études de théologie, au lieu d’étudier les thèses, les notes des professeurs, les manuels, j’ai lu Divinarum personarum, De Deo Trino, De Constitutione Christi, De Verbo incarnato, les traités latins de Lonergan. Et j’ai bien réussi. J’ai donc décidé, à ce moment-là, de chercher à apprendre au lieu de mémoriser beaucoup de matière. Ce tournant a été important dans mon apprentissage. Je suis devenu, je crois, plus sensible, plus critique, dans ma façon de lire des textes. J’ai appris à me poser des questions : « Est-ce qu’il en est ainsi? Est-ce que c’est vrai? Qu’est-ce que cela signifie? Comment est-ce qu’il en est arrivé à cette affirmation? » Récemment, j’ai entrepris l’exploration du thème central des dernières œuvres de Lonergan : l’amour. Cette notion est moins présente dans Insight que dans Method in Theology, où elle occupe une grande place. J’essaie de retracer l’émergence de cette thématique dans les travaux de Lonergan. Cette genèse est très significative. Je dois chercher dans l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, et parcourir des ouvrages de Ceslas Spicq, un dominicain français, qui a écrit entre autres Agapè dans le Nouveau Testament et Prolégomènes à l’étude de l’Agapè dans le Nouveau Testament. Il explore l’Ancien Testament, la littérature juive du temps de Jésus, puis le Nouveau Testament. Il propose une vision très vaste. J’essaie de lier ces travaux à ceux de Lonergan. Ce travail me touche personnellement, puisque l’époque où Lonergan a commencé à parler de l’amour est celle d’un grand tournant dans ma vie, celle où je me suis marié, celle où notre fille est née. Jusque-là j’avais connu le langage de l’amour, mais là j’en vivais l’expérience. Dans ce langage, la charité était l’une des vertus infuses. Mais qu’est-ce que cela veut dire? On ne nous renvoyait jamais à quelque chose d’expérientiel. Lonergan ne parle pas de la charité, il parle de l’amour. Tout comme Spicq, dans ses livres, montre que l’agapè du Nouveau Testament couvre toutes les formes de l’amour, l’amour familial, l’amour conjugal, l’amitié, l’amour de Dieu, l’amour du prochain, sans opérer une différenciation. Il s’agit là d’un nouvel usage du terme agapè. Une création du Nouveau Testament. Lonergan m’a montré à toujours rechercher l’expérience sous-jacente, en tout. Même quand il s’agit des dogmes? Même quand il s’agit des dogmes. Les dogmes proviennent de l’expérience des premiers disciples, des premiers chrétiens. Ils ont une dimension historique. Vous êtes plus conscient de cette dimension? Oui. Lonergan met en relief le développement de la doctrine. C’est une perspective libératrice. Je crois que Lonergan a bien failli être accusé d’hérésie par la hiérarchie. De fait, il a été taxé d’hérésie par un théologien espagnol. Il a alors rédigé un article dans la revue Gregorianum où il défendait très fermement … à propos de De Constitutione Christi … son interprétation, fondée sur le développement historique de la doctrine. Il montrait par exemple que la doctrine des deux natures et des deux volontés n’était apparue que graduellement dans l’histoire de l’Église. Croyez-vous qu’aujourd’hui Lonergan pourrait être accusé d’hérésie? La mentalité dominante au Vatican actuellement ne me semble pas ouverte à la dimension du développement historique. Si elle était ouverte, nous aurions connu des progrès, par exemple dans la compréhension de la sexualité humaine. Une évolution de la compréhension du mariage, de l’homosexualité … En 1968, j’étais jésuite, je confessais des fidèles. Nous espérions une évolution de l’Église sur la question du contrôle des naissances. Beaucoup de gens mariés souffraient beaucoup. Que pouvions-nous faire? Et quand nous avons reçu l’encyclique Humanae Vitae, c’était comme une douche d’eau froide. Cela a été un facteur de ma réorientation. Lonergan n’a jamais abordé directement certaines des questions théologiques dominantes de son époque. Il n’a pas formulé d’énoncé qui aurait pu choquer. Mais il parlait beaucoup du courant anti-historique, de l’immobilisme qui se manifeste depuis le concile de Trente. Chez Lonergan, nous trouvons la méthode permettant de faire avancer la théologie. Mais il a pratiqué l’enseignement de la théologie dans un contexte très étouffant. Il a parlé des circonstances difficiles dans lesquelles il a dû vivre pendant les vingt-cinq années de son enseignement. Il n’a jamais eu l’occasion d’appliquer lui-même sa méthode et ses fonctions constituantes dans un domaine particulier de la théologie. Son travail en théologie, il l’a déployé avant d’écrire Method in Theology. Fred Crowe lui a suggéré d’explorer lui-même, en christologie, l’application de sa méthode. Mais après Method, Lonergan voulait se consacrer à ses études économiques. Il faut dire qu’il n’était pas heureux des changements qui survenaient à Regis College, que l’on avait fermé pour obliger les étudiants à s’installer un peu partout autour de l’université. Ce serait là une des raisons de son départ pour Boston. Par la suite, il a prononcé des conférences et écrit des articles théologiques, bien sûr, même si ses intérêts s’étaient portés sur l’économie. Quels sont vos textes préférés dans l’œuvre de Lonergan? Ce que j’aime lire actuellement, c’est Method in Theology et les articles ou conférences qui précèdent ou suivent immédiatement Method, parce que je m’intéresse à l’émergence du thème de l’amour comme sujet central dans l’œuvre de Lonergan. Quand je me rends à un rendez-vous, je glisse dans ma poche The Subject. Vous pouvez ouvrir ce petit livre à n’importe quelle page et lire un paragraphe, et vous retrouvez tout un ensemble de significations. Il y a aussi un autre texte que j’aime beaucoup lire : The Response of the Jesuit, qu’il a rédigé en 1972, pour une conférence de Jésuites. On lui avait demandé de donner son point de vue sur l’avenir de la Société de Jésus. Dans cette conférence, il y a un passage où il parle d’authenticité et de dépassement de soi. J’ai donné ces pages à lire à des étudiants. Certains peuvent comprendre ces thématiques. Lonergan parle de niveaux de conscience, de l’émergence du rêve, de la recherche et du questionnement, de la connaissance et de l’amour, et il pose la question : « Est-ce que de fait il y a des personnes qui parviennent à se dépasser elles-mêmes? » Il répond : « Oui, lorsqu’elles tombent en amour. » Vous estimez que la pensée de Lonergan est toujours pertinente dans le contexte actuel? Je pense que les œuvres de méthodologie sont encore plus pertinentes aujourd’hui qu’au moment où elles ont été écrites. Il y a une plus grande confusion qui règne aujourd’hui. Ce qu’on appelle post-modernisme traduit, pour des gens comme moi, une grande confusion. Nous sommes en présence de différentes religions, de différentes cultures. Nous vivons à l’époque de la mondialisation. Une collaboration s’impose, qui appelle la recherche de fondements communs. Je pense que Lonergan peut nous fournir ces fondements. Peut-être pas de la manière dont il a présenté ces fondements originalement. Mais la notion d’un accord fondamental sur ce que nous faisons quand nous connaissons, ce qui constitue la connaissance, comment nous parvenons à la connaissance … ces questions sont très pertinentes. Et elles ne sont pas posées. La réflexion sur la connaissance. La réflexion sur les diverses significations. L’importance de savoir dans quel domaine de la signification vous vous situez quand vous parlez. Toutes les frontières semblent devenir floues. Lonergan m’aide à clarifier, à me situer, quand je lis un texte : est-ce que le propos de cet auteur est d’ordre scientifique, mystique, historique, ou littéraire? La frontière jadis très nette entre la réalité et la fiction devient floue. Avec la téléréalité, on se demande où commence la fiction, où la réalité cède le pas au divertissement. Vous devez être toujours alerte pour discerner ce qui vous est présenté, son origine, sa valeur. Il faut cultiver un sens critique, que Lonergan avait, je pense. L’une des dimensions particulièrement pertinentes de sa pensée aujourd’hui est sa théorie du jugement. On oublie parfois cette dimension. Ici, à l’Institut, il est beaucoup question de l’insight, de la compréhension … nous cherchons à comprendre des textes … mais parfois nous oublions de nous poser la question qui s’impose ensuite : « En est-il bien ainsi? », pour rechercher les éléments de preuve justifiant le choix d’une interprétation parmi d’autres et pour atteindre au moins à un jugement probable. Je pense que la notion de jugement probable est pertinente. Nous avons abandonné la quête de certitude pour rechercher la meilleure interprétation ou compréhension possible, vérifiable. Les média nous présentent souvent un marché libre d’opinions sans proposer de jugement … C’est la même chose avec Internet. Tout le monde peut y afficher ses opinions. Parfois, un auteur présente des éléments de preuve justifiant ses opinions, mais cela représente une exception. Avez-vous publié? Non. Seulement de petits articles dans des publications internes. Certains articles de moi ont été diffusés au cours de Lonergan Workshops. Depuis que je suis à la retraite, j’ai le temps d’écrire. Le projet dont j’ai parlé produira un livre ou des articles. Mais cela ne me préoccupe guère. J’apprends au fil de cette recherche. Parfois je me laisse distraire. Par exemple, la question du Jésus de l’histoire a refait surface il y a quelques années. J’ai travaillé cette question dans les années 1960. Je suis donc actuellement en train de lire trois livres de J.P. Meier, A Marginal Jew. C’est ce que j’ai trouvé de mieux sur le sujet. C’est le genre d’ouvrages que Lonergan aurait approuvés. Tout est là, la méthode, les données, les éléments de preuve, le degré de probabilité, c’est le genre d’érudition qui correspond à la vision de Lonergan. Je lis ce livre parce que je veux voir comment Lonergan lisait et interprétait le Nouveau Testament. Surtout le Nouveau Testament, mais les Écritures en général. Il y a des citations qui reviennent tout le temps chez Lonergan. Comme Romains 5,5 … Oui, Romains 5,5. « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné ». Et aussi, si on remonte à Gratia Operans, le texte d’Ezechiel sur le cœur de pierre et le cœur de chair. Il y a certains textes de ce genre autour desquels gravite Lonergan. Et ce sont surtout des textes portant sur l’amour. Vous avez d’autres anecdotes qui vous viennent à l’esprit à propos de Lonergan? Un étudiant m’a raconté que tous les matins, pendant une demi-heure, Lonergan lisait et traduisait les grandes tragédies grecques. Il faisait cela pour éveiller ses facultés intellectuelles. Je n’ai qu’une source pour cette anecdote, mais cela correspond au genre de discipline qu’a dû avoir Lonergan, pour réaliser ce qu’il a réalisé.
|