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Née à Montréal, Charlotte TANSEY a été la première secrétaire de l'Institut Thomas More. Au terme de ses études en lettres
à l'Université McGill, elle s'est consacrée à la conception et l'animation de cours à l'Institut,
dont elle a été la présidente de 1980 à 1998. Elle a suivi de près la genèse de
l'oeuvre de Bernard Lonergan. Elle a participé à bon nombre d'entrevues publiées, dont Inquiry and Attunement,
Dialogues in Celebration, The Question as Commitment, Conversations with Eric Voegelin et Caring about Meaning.
Pouvez-vous
nous parler un peu de vous? Vous êtes née à Montréal?
Oui.
En 1922.
Et
vous avez fait vos études à Montréal?
J’ai vécu à Montréal
toute ma vie.
J’ai obtenu un B.A.
au collège Marguerite-Bourgeoys, qui relevait de l’Université de Montréal.
J’étais dans la section anglaise de Marguerite-Bourgeois, dirigée par la
Congrégation de Notre-Dame.
Vous avez obtenu votre B.A. dans les années 1940?
J’ai étudié à
Marguerite-Bourgeoys de 1939 à 1943. J’ai obtenu mon B.A. en 1943. J’ai alors
commencé à travailler. J’ai trouvé un emploi d’abord auprès de l’Organisation
internationale du travail, puis à la compagnie de téléphone Bell, et enfin en
relations publiques chez CIL.
À cette époque,
commençait ce qui allait devenir l’Institut Thomas More. C’est à cette époque
également que j’ai rencontré Bernard Lonergan. Je me suis inscrite à
l’Université McGill en 1946 en vue d’obtenir un M.A. en littérature anglaise.
Puis je suis allée travailler à l’Institut Thomas More, lorsqu’on y a ouvert un
bureau, en 1948.
Vous avez assisté
aux conférences données à l’Hermitage ou à Loyola pour des adultes?
Oui. J’y ai
participé.
Il y avait un groupe
de parents catholiques à l'Hermitage et un cercle de dames à Loyola. La plupart des personnes qui ont fondé l’Institut
Thomas More ont assisté aux conférences données aux deux endroits.
Nous faisions partie
d’un groupe de solidarité étudiante, qui rassemblait des étudiants du niveau
secondaire et du niveau collégial, à l’époque de ces conférences.
Au collège, je me
suis engagée dans le Forum Social, qui avait été créé à Ottawa. Nous vendions
des journaux mensuels sur le parvis des églises.
La première année, la nouvelle institution offrait des
« cours de culture catholique »; elle avait été enregistrée auprès de
l’administration municipale à ce titre.
Par la suite, nous
avons compris que nous devions ouvrir nos portes à toutes les personnes faisant
preuve de curiosité et de bonne volonté.
Vous connaissiez
déjà le P. Lonergan à cette époque?
Non. Stan (Machnik)
l’avait rencontré, au cours d’une retraite, lorsqu’il était étudiant à l’école
normale Jacques-Cartier. Lonergan était alors à l’Immaculée-Conception, le
scolasticat des Jésuites, dans l’Est de Montréal, où il enseignait. Eric
O’Connor l’a rencontré au Collège Loyola.
Il a présidé le
mariage de Stan et Roberta …
C’est l’un des rares
mariages qu’il a présidés. Il en a béni deux dans sa famille, sa nièce et son
neveu. Ce sont les seuls dont nous avons entendu parler. À moins qu’il ait
présidé des mariages en Angleterre, lorsqu’il se trouvait dans une paroisse,
pendant un été.
Vous avez donc
participé aux discussions tenues en 1944 et qui ont mené à la fondation de
l’Institut?
Oui. Nous nous
rencontrions dans des restaurants et un peu plus tard chez chacun d'entre nous, notamment à l'appartement de Stan et Roberta, qui
venaient de se marier. Au début, je faisais partie d'un petit groupe qui se réunissait chez Veronica Smyth où nous discutions de l’œuvre de
C.S. Lewis. C’est là que j’ai rencontré le P. Eric O’Connor.
J’ai été la première
secrétaire de Thomas More. Je m’occupais des dossiers et de la correspondance.
Et j’ai été la première registraire.
Puis, en 1948, je
suis devenue la secrétaire administrative. Je m’occupais de la correspondance
du P. Eric O’Connor, qui était responsable des levées de fonds, tout en
assumant les fonctions de vice-président et de directeur des études.
Nous apportions tout
ce que nous avions, les livres, les notes, les reçus, les enregistreuses, à
l’école secondaire D’Arcy McGee, chaque soir de cours et le samedi matin. Notre
bureau se trouvait sur McGill College, près de l’entrée de l’Université McGill.
Mon père occupait le rez-de-chaussée. Il était expert-conseil en campagnes de souscription.
Il a donc enseigné au P. O’Connor la façon de faire des levées de fonds. Eric
O’Connor et Eric Kierans entreprenaient alors les premières campagnes de
souscription. Mon père et Eric Kierans ont indiqué au P. O’Connor à quelles
compagnies il pouvait s’adresser. Le P.
O’Connor et bon nombre de ses amis ont poursuivi ces démarches pendant 35 ans.
Comme il portait un collet romain, il a pu obtenir un succès réel dans ses
efforts.
Donc, après avoir
travaillé chez CIL, vous avez étudié la littérature anglaise à McGill?
Oui, pendant deux
ans. J’ai rédigé un mémoire sur les relations humaines dans les œuvres de
fiction de Gertrude Stein.
Après l’obtention
de votre maîtrise, vous avez consacré toute votre vie à l’Institut Thomas More?
Oui. Par la suite,
j’ai reçu des diplômes honorifiques de l’Université Concordia, de l’Université
Bishop's et du Burlington College au Vermont, pour mon travail dans la formation
générale des adultes.
Vous avez donc
toujours cru en la valeur de l’Institut?
Nous étions sérieux.
Les professeurs de philosophie que nous avions au collège avaient une grande
estime pour la philosophie, mais ils avaient recours pour leur enseignement à
de vieux manuels. Nous voulions aller plus loin sur la voie de la connaissance,
et « être à la hauteur des exigences de notre époque » (une
expression d’Ortega y Gasset reprise par Lonergan). Lorsque le P. O’Connor est
arrivé à Montréal, nous avions quelqu’un qui comprenait Einstein. Il arrivait
de Harvard où il avait obtenu un Ph. D. en mathématiques. Auparavant, il avait
fait une maîtrise en mathématiques et en physique à l’Université de Toronto.
Nous, et toute la communauté catholique anglaise, étions très impressionnés par
son érudition. Le P. O’Connor venait de faire la connaissance du P. Lonergan.
Et il se montrait très enthousiaste à l’égard des travaux de Lonergan dont
allait sortir Insight. Lonergan et lui discutaient de mathématiques et
de physique. Eric a aidé Bernard à concevoir les premiers chapitres d’Insight.
Vous avez suivi
le premier cours de Lonergan à l’Institut : Thought and Reality (la
pensée et le réel)?
J’ai participé à
tous les cours, toutes les conférences, toutes les entrevues, qu’il a donnés à
l’Institut, sauf un dernier cours sur l’économie. Nous avions un ami, Jim Shaw,
qui venait de quitter la compagnie de Jésus. Il avait suivi les cours de
Lonergan à l’Immaculée-Conception. Il a été un des fondateurs de la maison
Benoît Labre, et l’un des fondateurs de l’Institut Thomas More.
Pour vous répondre
plus précisément, j’ai suivi le cours Thought and Reality, et le
suivant, qu’il a donné l’année suivante. Un cours assez bref, d’une quinzaine
d’heures, sur la théologie de l’eucharistie.
Vous aviez déjà
lu les articles sur le Verbum?
J’ai lu ces articles
plus tard.
Lonergan a publié
quelques articles dans des revues catholiques à l’époque, dont un sur la Vierge
Marie.
Vous dites que la
philosophie des manuels vous rebutait. Que trouviez-vous chez Lonergan?
Nous trouvions une
pensée vivante qui se nourrissait de la science.
Au cours des deux
années suivant Thought and Reality, nous avons étudié chaque année la Grammaire
de l’assentiment de Newman.
Nous avons étudié Insight
au complet après sa publication. Nous l’avons fait deux fois. Nous avons
constaté que les gens devenaient des « épigones », selon l’expression
de Voegelin. Ils répétaient des concepts, ils apprenaient à jouer avec la
terminologie. Nous avons constaté que la meilleure façon de faire était
d’intégrer Lonergan à nos cours, en prenant des parties de ses oeuvres.
Les étudiants
n’approfondissaient pas suffisamment …
Ils ne s’engageaient
pas véritablement. Ils imitaient simplement le langage employé. Ils utilisaient
les concepts, la terminologie, sans vraiment saisir les idées.
Ils ne saisissaient
pas vraiment la démarche de l’appropriation de soi?
Non. Bon nombre
d’entre eux se méprenaient au sujet de cette démarche.
Vous avez donc
trouvé difficile d’enseigner Lonergan?
Oui, toujours. Même
actuellement, la simple mention de son nom effraie bien des gens.
Nous avons adopté la
méthodologie de l’étude des grands classiques (Great Books Foundation). Au
début, nous avions de très bons professeurs, des universitaires. Nous avons eu
recours à eux pendant trois ou quatre ans, puis nous avons découvert la
méthodologie de l’étude des grands classiques. Et nous avons commencé à
procéder par questionnement pour presque tous nos cours, sauf les
mathématiques, dont O’Connor disait qu’elle était la seule discipline où
l’étudiant pouvait parvenir à savoir ce qu’est la certitude. Nous n’avons pas
appliqué cette méthode non plus dans nos cours de physique. Mais nous y avons
eu recours dans presque toutes les autres matières de notre programme du
baccalauréat. Et nous continuons de le faire, en intégrant la pensée de
Lonergan dans certains cours.
La méthode
adoptée par l’Institut est donc empruntée à l’école de la Great Books
Foundation, élaborée à Chicago?
Oui. Nous avons
adopté la méthode de Great Books. Nous avons appliqué cette méthode pendant dix
ans, puis nous avons commencé à concevoir nos propres cours.
Déjà, à cette
époque, nous utilisions l’Apologie de Socrate pour les séances de
formation des animateurs.
La méthode centrée
sur les grands classiques (Great Books) prévoyait des sessions de 18 rencontres.
Nous les avons prolongées pour tenir 24 rencontres, en vertu d’un accord avec
l’Université de Montréal, quant à la longueur standard et à l’obtention de
crédits et de diplômes. Nous avons pu, en moins de deux ans après la fondation
de l’Institut, décerner des baccalauréats, grâce à Monseigneur Joseph
Charbonneau et au recteur Olivier Maurault.
Vous avez
également été animatrice à l’Institut dès le début?
Oui, et jusqu’en
2001. J’ai encore conçu un cours pour l’année 2003-2004. Au cours de mes bonnes
années, j’ai conçu 4 ou 5 cours et en ai animé 3! J’ai assumé les fonctions de
secrétaire responsable des dossiers pendant 25 ans et de secrétaire responsable
de la correspondance pendant 54 ans. J’étais entre-temps devenue
vice-présidente responsable des études.
Combien de temps
avez-vous été présidente de l’Institut?
Le P. O’Connor est
décédé en décembre 1980. J’ai été présidente et directrice des études pendant
18 ans. J’ai pris ma retraite il y a 5 ans.
Pouvez-vous nous
parler un peu du P. O’Connor?
C’était un homme
énergique, qui s’intéressait à beaucoup de domaines. Il conseillait des
psychiatres. Il accueillait le dimanche après-midi des gens qui éprouvaient des
difficultés sur le plan conjugal ou religieux.
C’était un homme
remarquable. Il a été en 1945 l’un des fondateurs du congrès des mathématiciens
canadiens et a été le secrétaire anglais de cet organisme pendant 28 ans. Il a
participé à une étude sur l’éducation des prisonniers dans le système carcéral
canadien, vers la fin de sa vie. Il a participé à une exploration réalisée par
la fondation Ford du collège universitaire de Chicago. Il est devenu, pendant
la période 1959-1962, président du centre pour l’étude de l’éducation générale
des adultes, à Chicago.
Il a été membre de
la commission sur l’éducation des adultes au Conseil supérieur de l’éducation
du Québec, de 1969 à 1973. Il a également été membre du comité d’examen pour
l’étude menée par l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario sur l’éducation
et la formation dans les pénitenciers fédéraux, en 1978-1979.
Il a présidé le
comité responsable des ateliers de discussions au Congrès international
Lonergan, qui s’est tenu à Tampa, en Floride. En 1973, il a assumé le même rôle
au congrès de la province du Haut-Canada de la Société de Jésus.
Il a obtenu en juin
1980 des doctorats honorifiques en droit des universités McGill et Concordia, à
Montréal.
Lorsqu’il a rencontré Lonergan à Loyola,
pour la première fois, Eric a discuté avec lui. Il se disait : « Voilà l’homme dont on parle tant dans la
Société, à la fois pour faire ses louanges et pour dire qu’il est un peu
fou ». Mais il a appris à apprécier très rapidement la profondeur de
l’esprit de Lonergan. Lonergan l’interrogeait sur les mathématiques. Entre eux
s’est développée une amitié profonde et intense.
Quand le P. O’Connor
vivait, je voyais le P. Lonergan avec ses yeux. Je ne sais pas quand au juste,
au cours de ma première année à l’Institut, je l’ai rencontré. Il était
toujours là, de fait.
Lorsque j’ai assumé
la présidence de l’Institut, tout en étant directrice des études, j’ai estimé
essentiel que la pensée de Lonergan demeure la base, le fondement, de la
pédagogie de l’Institut.
J’espère que cela va
durer.
Je suis
impressionnée, en particulier, par le travail qu’accomplit Christine Jamieson à
l’Université Concordia, auprès des jeunes, au Department of Theological Studies.
On vient de créer dans ce département le centre Lonergan pour une réflexion
éthique. Ce centre a hérité des archives du Lonergan College, qui vient de fermer.
À l’entrée de
l’Institut, une plaque rappelle une levée de fonds qui a rapporté
125 000 $ pour les locaux sur la rue Atwater. Les personnes
généreuses, engagées pendant longtemps au service de l’Institut, qui y sont
nommées, expriment le souhait que l’héritage (intellectuel) du P. Lonergan et
du P. O’Connor soit maintenu vivant à l’Institut.
Le P. O’Connor
établissait toujours un contact immédiat avec les personnes qu’il rencontrait.
À l’Institut, il y avait toujours environ 400 personnes qui allaient et
venaient, sur les 1000 étudiants inscrits à nos différents sites de cours. Et
chacune de ces personnes avait une relation directe avec lui.
Il excellait en
plusieurs domaines. Au cours de la dernière année de sa vie, il a lu The
Faerie Queene, d’Edmund Spenser. Sœur Eileen Scott, de la Congrégation de
Notre-Dame, qui m’avait enseigné, était une spécialiste du Moyen Âge. Elle
avait obtenu un doctorat à l’Université Fordham. Elle était devenue une amie du
P. O’Connor, à l’Institut. Elle se moquait gentiment de lui en
disant : « Il ne sait pas qu’en tant que scientifique il ne
devrait pas citer Shakespeare. »
C’était ce genre
d’énergie intellectuelle dont nous avions besoin et que nous voulions
communiquer à l’Institut. Je dois dire que le P. Lonergan et le P. O’Connor ne
toléraient jamais les conversations oiseuses. Nous connaissions bien Northrop
Frye, qui était très mal à son aise dans les conversations banales. Nous allions
assister à des conférences de Northrop Fry et nous faisions la conversation avec
lui, ce qui le mettait à l’aise socialement. Mais nous n’avons jamais eu à
faire cela avec Eric O’Connor.
Emmett Carter, qui a
été notre premier président (pendant 17 ans), puis évêque de London (Ontario) et enfin archevêque de Toronto et
cardinal, faisait preuve d’une grande habileté politique. Il a apporté de
grandes améliorations dans l’enseignement secondaire et la formation des
professeurs chez les catholiques anglophones qui auparavant avaient une
éducation assez pauvre. Nous savions que l’éducation des anglophones
protestants était bien meilleure. Avant la Révolution tranquille au Québec,
nous formions un lien avec les francophones, parce que nous avions les mêmes
origines catholiques et qu’en raison de l’Acte de l’Amérique du Nord
britannique nous partagions avec les francophones l’expérience d’un système
d’éducation plafonné à la neuvième année.
Tout cela a évolué
au cours des années 1940 et 1950. Nous étions heureux de compter Eric O’Connor
parmi nous, à cause de sa formation supérieure.
Et c’est à ce niveau
que se situait aussi Bernard Lonergan, qui tentait d’opérer sa propre
révolution avec Insight.
Donc la pensée de
Lonergan …
Elle pénétrait
certainement nos travaux et nous l’accueillions avec gratitude.
Le cours Thought
and Reality a donc été pour vous une porte d’entrée dans cette pensée …
Nous lisions
Lonergan et y trouvions une voie de développement personnel … Sa participation
à l’évolution de l’Institut s’est poursuivie toute sa vie.
Eric Voegelin et
Lonergan se sont rencontrés à notre premier colloque, auquel Fred Lawrence a
assisté. Fred Lawrence a présenté les deux conférenciers. C'est Lonergan qui
a fait connaître l'oeuvre d'Eric Voegelin à Eric O'Connor au cours d'une conversation téléphonique.
Il avait l'habitude de téléphoner ainsi, quand il se trouvait en Amérique du Nord,
pour faire connaître à l'Institut des auteurs importants qu'il avait découverts. Lonergan n'avait pas encore rencontré Voegelin en personne.
Entre-temps, il a pu rencontrer Voegelin qui a accepté une invitation à prononcer une conférence,
suivant une suggestion de Lonergan.
Eric O’Connor lui
procurait un abonnement annuel au New Yorker, pour qu’il se tienne au
fait de l’actualité. J’ai maintenu cet abonnement après la mort d’E. O’Connor.
Bernard m’était très reconnaissant. C’était inattendu pour lui.
Vous aviez une
relation d’amitié avec lui?
Pas vraiment une
relation affective personnelle, je crois. Il me voyait habituellement à travers
le regard d’Eric O’Connor. C’est Eric O’Connor qui l’avait rencontré à Loyola.
Les échanges
véritables que j’ai eus avec Bernard Lonergan se sont produits au cours de la
dernière entrevue relatée dans Caring about Meaning. Patterns in the Life of Bernard Lonergan. Il m’a appelée
par la suite et m’a dit que je commençais à parler comme une mystique et il m’a
demandé si je voulais rencontrer une personne à Montréal, qu’il me suggérait de
consulter. Je n’ai pas donné suite à sa suggestion.
Il nous a appelés une
fois, alors qu’il était conseiller auprès de la fondation Kennedy sur la
question de l’avortement. Il cherchait le titre d’un roman. Je lui ai indiqué
un roman de Penelope Mortimer, The Pumpkin Eater. Il était impressionné.
Après la mort d’Eric
O’Connor, à notre première rencontre avec Bernard Lonergan, Patricia Coonan a
invité comme d’habitude Bernard Lonergan à dîner avec notre petit groupe. Nous
lui avons souligné ce soir-là que l’activité de l’Institut allait se
poursuivre.
Fred Lawrence a
écrit, plus tard, que Lonergan avait eu avec l’Institut une relation
symbiotique.
Après la publication
de Caring about Meaning, nous sommes allées lui remettre ce livre à la
résidence des Jésuites, à Boston College. C’était juste avant la fête de saint
Ignace et le 60e anniversaire de son entrée chez les Jésuites. Il
venait de subir alors une seconde intervention chirurgicale majeure.
La dernière fois que
je me suis trouvée en sa présence, c’était dans une petite chambre, dans un
hôpital de Boston, où j’étais allée le voir avec Pat Coonan. C’était un peu
avant son transfert à Pickering, en Ontario. Il se sentait très seul.
La pensée de
Lonergan est toujours présente à l’Institut …
Nous accueillons un
spécialiste de la pensée de Lonergan chaque année à l’Institut. En 2003, nous
avions déjà accueilli 36 spécialistes de sa pensée. Ils ne viennent
habituellement qu’une fois. Ils ne voient pas vraiment l’Institut. Nous leur
offrons une tribune pour présenter leurs idées. Ils trouvent chez nous une
atmosphère spéciale et la présence de témoins d’une relation importante.
Ce qui m’intéresse
vraiment, c’est de faciliter pour les gens l’accès à la pensée de Lonergan.
Les deux articles
que j’ai envoyés à la revue Method: Journal of Lonergan Studies (et qui
n’ont pas été publiés) ont été écrits en réaction à une conférence de William
Murnion, qui traitait de la relation entre l’œuvre de Lonergan et les arts
libéraux, après la période du postmodernisme. Nous avons eu une très bonne
entrevue avec lui lorsqu’il est venu à Montréal.
Je me pose une
question au sujet de la conversion morale. J’ai connu une expérience
surprenante récemment … Je pense que l’Institut, au fil des années, a
abordé de belle façon la conversion intellectuelle, mais semble avoir peu
traité de la conversion morale. Je suppose qu’il est impossible de savoir ce
qui se passe dans le cœur et l’agir des étudiants.
Avez-vous d’autres
souvenirs concernant Bernard Lonergan?
Lorsqu’E. O’Connor
est mort subitement, j’ai appelé B. Lonergan. Il a eu un choc. Il s’est mis
tout de suite à parler de son frère Gregory, qui était malade. Après notre
entretien, il a veillé toute la nuit et au petit matin, il a dit la messe. Il y
a là une réaction primale : je pense que sa peine était très profonde.
Pouvez-vous nous
parler un peu des publications de l’Institut Thomas More?
Je pense que ces
publications ont été une des grandes réalisations de l’Institut. Le P. Lonergan
a félicité le P. O’Connor d’avoir eu une si bonne idée. Ces publications ont
été rendues possibles, en pleine année académique, par des dons offerts par des
amis de l’Institut. Nous n’avons pas eu de subventions spéciales.
Je vous parlerai ici
de six des neuf publications (que l’on peut se procurer en s’adressant à
l’Institut). La première est épuisée, et les trois conférences de Lonergan qui
forment cette publication ont été intégrées dans d’autres recueils des oeuvres de Lonergan (chez University of Toronto Press).
The Question as
Commitment est la
transcription d’un colloque auquel prenaient part Bernard Lonergan, Eric
Voegelin, Fred Lawrence, Eric O’Connor, Cathleen Going, moi-même et trois
autres personnes, en 1977.
Dialogues in
Celebration est une série
d’entrevues réalisées en 1980 avec B. Lonergan, F. Crowe, M. Lamb, M. Vertin,
F. Lawrence, R. Doran, D. Roy, M. Gibbons, P. Pocock, E. Carter, M. Czerny, M.
Stogre.
Inquiry and
Attunement est la
transcription de cinq entrevues portant sur l’éducation des adultes, avec E.
O’Connor, E. de Neeve, M. O’Hara, C. Going et moi, réalisées en 1981.
Caring about Meaning présente six conversations avec
Bernard Lonergan, réalisées sur une période de quinze mois par Cathleen Going,
Pierrot Lambert et moi, à partir de février 1981.
Future Insight offre le contenu d’un deuxième colloque, tenu
cinq ans après le premier, auquel participaient D. Hubel, A. Eichner, D. Tracy
et d’autres.
Curiosity at the
Center of One’s Life est formé
de différentes interventions d’Eric O’Connor. L’ouvrage contient aussi quatre
conversations avec Bernard Lonergan ainsi qu’une discussion où E. de Neeve, M.
Gibbons et P. McShane explorent le manuscrit de Lonergan :
« Circulation Analysis ».
… Nous parlions
de Pat Coonan … c’est elle qui s’est avancée jusqu’en avant et qui en
frappant le pupitre d’où enseignait Lonergan s’est écriée : « Je
l’ai! » « J’ai trouvé! »
Alors c’est elle
… Pat Coonan!
Oui.
Pendant les années
où il vivait à Rome, quand il venait à Montréal et résidait à Loyola, il nous rencontrait chez Pat.
Pat invitait à sa table, outre Bernard Lonergan, Stan et Roberta Machnik, Martin O'Hara, Cathleen Going, Eileen et Peter de eeve, Eric O'Connor et moi.
Pat avait dit à Bernard Lonergan qu’elle le conduirait partout où il voulait aller.
Elle s’entendait bien avec lui. Elle le conduisait même dans ses déplacements à
Boston … quand se tenait le Boston Workshop.
Elle lui a rendu
visite quelques fois à Boston vers la fin de son séjour dans cette ville. Elle l’amenait au cinéma
et au restaurant. Elle lui a rendu visite à Pickering dans les derniers temps de sa vie, tout comme Mel et Thérèse Mason,
et ils ont apporté à Lonergan les salutations de ses vieux amis de Montréal.
Vous avez conçu
des cours pour l’Institut Thomas More?
Environ 250 cours.
Tous liés à des
sujets philosophiques, à Lonergan?
Non. J’ai même conçu
un cours sur le jazz. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est la littérature, la psychologie, la sociologie,
la théologie, la philosophie. Tout un ensemble de disciplines, quoi!
L’an dernier, j’ai
conçu un cours appelé Double Focus Le cours présentait un peu la
pensée de Lonergan et de Voegelin. La première moitié de ce cours de 24
semaines portait sur le théâtre, depuis les Grecs jusqu’à nos jours. La deuxième portait sur l'existence authentique
dans la configuration dramatique. Et à la
fin nous abordions les différences entre Lonergan et Voegelin. Je me suis
inspirée d’un livre de Thomas J. McParland, Lonergan and the Philosophy of
Historical Existence, publié en 2001 par University of Missouri Press.
Je reste en contact
avec le groupe de Toronto, affilié à l’Institut, par l’intermédiaire de Thérèse
Mason. … Les trois derniers cours que j’ai conçus, je les ai conçus à la
demande de Thérèse, et avec sa collaboration.
J’ai deux citations
… Lorsque j’anime une discussion, je
pars des images et des symboles. J’en cherche dans
l’oeuvre de Lonergan, où je n’ai trouvé que quatre images spéciales. J’aimerais vous lire mes deux citations
favorites qui contiennent ces images.
Il y a une vingtaine
d’années, Pierre Robert m’a aidé à découvrir (je connaissais l'image, mais non la citation exacte) le passage suivant de Method in
Theology : « l’expérience du mystère d’amour et d’effroi n’est
pas objectivée. Elle demeure enfouie dans la subjectivité comme un vecteur,
un courant de fond, un appel inéluctable à une sainteté
redoutable. » (Pour une méthode en théologie, p. 136)
L’autre citation se
trouve dans Le droit naturel et la mentalité historique.
Quand nous avons
cherché à montrer la méthode d’apprentissage de l’Institut, par lecture et
discussions, au Boston Workshops, nous avons demandé à toutes les personnes que
nous pouvions contacter de lire une bonne partie de l’article Le droit
naturel et la mentalité historique auparavant. C'est cet article que Lonergan a porté
deux fois à l'attention d'Eric O'Connor en faisant remarquer qu'il était particulièrement pertinent
pour l'Institut.
L’image que je
trouve dans ce texte – je verse dans la pensée en images, tout en
connaissant ses dangers – cette image concerne le mouvement et le
dynamisme … « Et ce principe plus profond et plus englobant
n’est-il pas lui-même une nature, à la fois principe de mouvement et de repos,
tel un mouvement de marée qui s’amorce avant même l’éveil de la
conscience, se déploie à travers la sensibilité, l’intelligence, la réflexion
rationnelle, la délibération responsable et trouve son repos uniquement au-delà
toutes ces étapes. Je pense que oui. Ce qui se situe au-delà, c’est le fait d’être
en amour, état dynamique qui élève tout ce qui précède, principe de mouvement à
la fois purificateur et illuminateur et principe de repos grâce auquel l’union
s’accomplit. Le mouvement dans son entier est un processus évolutif de
dépassement de soi. » (traduction de Jean-Marc Gauthier, publiée dans Les
voies d’une théologie méthodique, Paris/Tournai, Desclée et Montréal,
Bellarmin, 1982)
Vous voyez, il n’a
pas souvent recours à des images. J’ai réfléchi pendant des années à la
citation d’Aristote concernant le phantasme qui se trouve dans la page
de titre d’Insight. O’Connor disait que les gens se méprenaient dans
leur interprétation de Lonergan, parce qu’ils ne saisissaient pas que Lonergan
parle toujours de choses concrètes.
Pouvez-vous nous parler de votre
appropriation personnelle de la pensée de Lonergan?
L’une des incidences
de la démarche à laquelle nous convie Lonergan, une incidence très effective à
mon sens, est qu’elle favorise une conception très nette de la pensée
personnelle et une confiance dans la capacité d’exprimer cette pensée. Je crois
que la conversion intellectuelle s’est produite chez bon nombre de ses
lecteurs.
Cela m’amène à penser
que depuis le début l’étude des arts libéraux forme un projet incomplet.
Depuis, en fait, l’époque où saint Augustin enseignait ces arts libéraux, avant
sa conversion. Et même depuis l’époque où Socrate posait la question de la
possibilité d’enseigner la vertu.
Pourquoi
diriez-vous cela?
J’avais toujours
pensé, depuis 1945, que si une personne accroissait ses connaissances, si son
horizon s’élargissait, elle afficherait une compassion plus profonde dans un
plus grand nombre d’occasions. J’ai constaté depuis que ce n’est pas le cas. Ce
qui s’est passé dans les universités allemandes à l’époque de l’holocauste
aurait dû m’ouvrir les yeux. Et les réflexions de Lonergan sur la scotomisation
et le scotome touchent directement à cette problématique.
Quel est
l’ouvrage ou le passage que vous préférez dans les oeuvres de Lonergan?
Je perçois
l’importance du début de L’insight – les chapitres sur la physique et
les mathématiques. Mais je fréquente tous les livres de Lonergan. J’aime citer
les chapitres 6, 7 et 18 de L’insight et les chapitres 2, 3 et 4 de Pour
une méthode, ainsi que plusieurs textes plus courts.
Vous aimez chez
lui le mouvement de libération de la curiosité?
La curiosité a été
focalisée par l’apparition de nouvelles questions. Ces questions nouvelles
m’ont libérée et ont avivé ma curiosité.
Cette pensée a
donc été essentielle dans votre vie?
Oui. Cathleen Going
disait tout le temps quand elle était avec nous que nous ne nous occupions
guère du jugement. Nous n’avons pas accordé au jugement
une place spéciale dans nos cours. En fait, nous ne voulions pas imposer une
sorte de fermeture, nous ne voulions pas avoir l’air d’imposer quelque chose. Vers la fin de sa vie, lorsqu’Eric O’Connor
participait à une discussion, ils disait « Yes, yes », lorsqu’il
voyait une personne s’animer …
Quelle est selon
vous l’importance de la pensée de Lonergan aujourd’hui?
Elle pourrait avoir
une très grande importance sur les plans social et moral à l’époque actuelle.
Beaucoup de gens y
trouveraient de grandes lumières, s’ils percevaient les insights et les appels
de cette pensée.
Mais comment inviter
des personnes à découvrir cette pensée, dont les adeptes affichent un tel air
de gravité, comme s’il s’agissait d’un culte pour une élite?
Une première lecture
des textes de Lonergan peut donner une impression de rigueur, de grande
précision, avec un air de supériorité qui peut être perçu comme une sorte
d’ironie. Une telle impression est tout à fait injuste et malheureuse.
Le groupe de
Washington, qui a adopté la désignation « The Good under
Construction », s’est donné pour première tâche d’explorer le domaine
scientifique, de sorte à intéresser les scientifiques, dans sa présentation
initiale de la pensée de Lonergan.
Je ne sais pas
comment nous pourrions nous y prendre. Nous avons déployé bien des efforts,
certes. Je pense, comme l’a dit William Murnion, qu’il nous faut rafraîchir une
partie du vocabulaire. Murnion, tout comme Fred Lawrence et Fred Crowe, cherche
à faire état de l’avènement du post-modernisme.
Je pense qu’il est
absolument fondamental de reconnaître ce qu’entend Lonergan par réalisme
critique. Sans une telle clarification, nous risquons de vivre sans connaître
notre propre démarche cognitive. Notre pensée risque d’être gauchie en
permanence par des perspectives naïves. Michael Gibbons a prononcé une très
belle allocution à l’Institut à ce sujet. Et William Mathews a écrit un
excellent article également.
J’ai noté que vers
la fin de sa vie Lonergan parlait de moins en moins de la grâce, parce qu’il
avait d’autres façons d’exprimer l’aide que nous recevons, la guérison, les
invitations à agir avec amour, l’être-en-amour avec Dieu.
Pourtant, il
parle de rédemption …
… et du
« regard de l’amour », du dépassement de soi. Il souligne que la démarche
du repentir et de la conversion prend toute la vie. Il emploie un très beau
synonyme pour désigner Dieu, dans le chapitre de Pour une méthode
consacré à la religion : il parle du « bien-aimé inconnu » (p.
132).
Il ne parle pas
beaucoup de la « grâce » dans Pour une méthode …
Un certain nombre
d’Européens, qui avaient dû interrompre leurs études à cause de la guerre, sont
venus à l’Institut pour obtenir leur B.A. Un homme, parmi ceux-là, qui était
venu entendre parler Lonergan au moment où il était en train de modifier ses
perspectives, entre Insight et Method in Theology, et commençait
à parler d’amour, de médiation et du changement de domaine, est venu me voir un
jour et m’a dit : Ce n’est plus le Lonergan d’Insight que j’ai
entendu là. Et il est parti. Il a par la suite obtenu un doctorat à l’Institut
d’études médiévales de l’Université de Montréal, et est devenu professeur de
philosophie. Il ne pouvait accepter le Lonergan de Method in Theology.
J’ai eu du mal à
m’adapter à ce changement, personnellement. Il m’a fallu quelques mois.
C’était au cours
des années 1960?
Oui.
Le fameux
changement dans sa pensée?
Oui. Mais j’ai
beaucoup apprécié ce changement.
Vous y avez perçu
une évolution naturelle, ou vous avez estimé que ce changement était lié aux
difficultés personnelles de Lonergan?
Ni une évolution
naturelle, ni une réaction à des difficultés personnelles. Je n’analysais pas
ce qui se passait. Est-ce que je peux dire qu’il s’agissait d’une conversion?
Eric O’Connor, dans
la dernière année de sa vie, se situait dans la perspective qu’il exprimait de
plus en plus en faisant appel à une expression que Voegelin emprunte à
Platon : « Je suis dans l’entre-deux ».
Le P. Gerald
MacGuigan, un autre spécialiste de la pensée de Lonergan, qu’il avait connu dès
l’époque de l’Immaculée, est venu à l’Institut au moment de prendre sa retraite
de Loyola puis du ministère paroissial. Il avait suivi initialement une
formation pour la méthode des « Great Books », en 1950. C’était à
l’époque où la faculté des sciences venait d’ouvrir ses portes à Loyola. Nous
avons demandé à un groupe de Jésuites, cinq environ, d’établir un programme
d’études, un parcours pour l’obtention d’un B.A.. Gerry MacGuigan était de ce
groupe-là.
Donc, après la mort
d’Eric O’Connor, le père Gerry MacGuigan est revenu. Il a animé des groupes de discussions,
également, tout en enseignant à Loyola.
Il n’aimait pas
l’expression « tomber en amour avec Dieu ». Moi je l’aime bien.
Ces modifications
de la terminologie expliqueraient pourquoi Pour une méthode en théologie
est un ouvrage moins précis?
En fait, c’est un
ouvrage précis, mais qui se lit de manière fluide. Le texte coule bien, mais sa
simplicité est trompeuse. Or, quand vous l’abordez avec une question en tête,
il manifeste sa beauté lumineuse.
Diriez-vous que
la pensée de Lonergan peut vraiment intéresser les jeunes aujourd’hui?
Oui, mais ils n’ont
pas le même bagage que celui que nous avions. Nous avions connu un thomisme
décadent et voulions quelque chose de mieux.
Moira Carley a pu
constater que certains jeunes accueillent comme une réelle illumination la
notion de l’insight et la découverte de leur propre dynamisme comme sujets
connaissants. Mais, sauf cet exemple,
je ne perçois pas de curiosité. Ma propre expérience concerne des personnes de
45 ans et plus.
Diriez-vous que
l’élément signification est absent de notre tissu social?
Nous vivons à une
époque très difficile. La liberté de parole est menacée, tout comme la probité
morale chez plusieurs leaders.
Charles Taylor dit
que nous vivons au-delà de nos moyens, que constituent les valeurs du passé.
Dans un beau passage
de Le droit naturel et la mentalité historique, Lonergan parle d’un
moment où la dialectique peut se transformer en dialogue :
… il peut être plus utile pour ceux qui s’adonnent aux investigations,
spécialement quand les oppositions sont moins radicales, de dépasser la
dialectique en s’orientant vers le dialogue, de passer d’un conflit de
positions à une rencontre de personnes. Car chaque personne incarne le droit
naturel. Chaque personne peut révéler à n’importe quelle autre sa propension à
rechercher la compréhension, à juger de façon rationnelle, à évaluer de façon
honnête, à être ouverte à l’amitié. Pendant que la dialectique de l’histoire
relate froidement nos conflits, le dialogue ajoute le principe qui nous incite
à les guérir : le droit naturel qui est le noyau le plus intime de notre
être.
Une dame venue suivre une formation me dit, parlant de
l’œuvre de l’Institut Thomas More et de Bernard Lonergan : « Voulez-vous
me dire le secret? »
Mais il n’y a pas de secret. Il n’y a que cette
ouverture, que Lonergan nous a appris à célébrer. Le monde est ouvert. La
conscience est ouverte. L’apprentissage est dynamique. Très tôt dans cette
expérience vous devez vous reconnaître. Vous devez faire un pas à l’extérieur
de la conscience. Vous devez reconnaître dans un jugement que vous êtes un
sujet connaissant.
Je lisais l’autre jour quelque chose de Harold
Bloom, qui disait : « Nous n’aimons pas les gens qui nous
apprennent des choses ». Cela ne correspond pas à mon expérience. Je veux
apprendre tout ce qu’il m’est possible d’apprendre. J’ai une terrible soif
d’apprendre. « Nous voulons apprendre tout ce qui nous permet d’être
à la hauteur des enjeux de la civilisation. » (Lonergan)
Lonergan était déjà là et cette symbiose
s’opérait tout le temps. Puis Lonergan a découvert Eric Voegelin. Et à partir
de ce moment-là Voegelin est devenu un familier. Il nous rendait visite à
l’Institut chaque fois qu’il venait à Montréal, depuis la Californie où il
habitait.
De nos discussions avec lui, nous avons fait un
petit livre. Voegelin hésitait à publier un livre fait de conversations. Sa
femme et son secrétaire (Paul Caringella, devenu par la suite directeur de son
conseil de publication) l’ont persuadé de le faire. Et selon Paul Caringella,
le livre publié par Thomas More constitue la meilleure introduction qui soit à
sa pensée.
Quand Bernard Lonergan venait à l’Institut,
chaque année, il donnait une conférence ou se prêtait à une entrevue devant un
large groupe. Et à cette occasion il prenait part à une rencontre autour d’un
repas avec un petit groupe. Sa pensée était présente à l’Institut. Quand Eric
O’Connor est mort, lui qui nous apportait tant d’énergie, tant d’enthousiasme,
j’ai senti que j’avais une responsabilité. J’ai senti le besoin d’assurer la
poursuite de l’enseignement de la pensée de Lonergan à l’Institut. À cause de
cette ouverture. À cause de ce mouvement de convergence de l’objectivité et de
la subjectivité.
Être, dans le sillage de Lonergan, un réaliste
critique, c’est joindre l’intensité à l’urgence de l’authenticité, et les
intégrer dans toutes nos actions.
J’aime beaucoup une image qu’emploie Lonergan
dans le chapitre sur la religion de Pour une méthode en théologie :
celle du courant de fond (undertow). Ce qui nous dirige dans la vie, c’est ce
courant de fond, où opère la visée (intending), qui est une conscience,
peut-être pas reconnue, mais cristallisée dans notre agir. Je lis chez Lonergan
le déploiement de ce dynamisme, qui combine l’objectif et le subjectif. Dans le
courant de fond on n’est pas du tout sûr de survivre.
Je pense que ma vie aurait été très différente
sans Lonergan.
J’ai aussi un faible pour Eric Voegelin, qui est
un interprète très pénétrant.
Je suis en train d’écrire un livre sur la façon
de mener une discussion. J’aimerais ajouter un chapitre sur les bases
philosophiques. Si vous prêtez attention aux lectures proposées pour la
discussion, elles font ressortir très vite l’importance de la question.
La question est là, comme un fil dans un tissu.
Tout serait bien différent si la question n’entrait pas dans les discussions de
l’Institut.
C’est dans Le droit naturel et la mentalité
historique que Lonergan formule ses affirmations les plus marquantes à
propos du questionnement. Il a appelé deux fois Eric O’Connor à l’Institut pour
lui parler de l’importance de ce texte.
(Des participants soulèvent la question de la
reconnaissance de Lonergan dans les milieux universitaires).
Comme Lonergan n’était pas bien accepté dans les
universités, les spécialistes de sa pensée de la première génération ont
cherché à le rendre acceptable et ils ont dû faire publier ses
œuvres – les deux tiers le sont maintenant -. Mais il faut
fréquenter assez longtemps une œuvre comme celle de Lonergan … Quand j’ai
commencé à aller à l’opéra, il m’a fallu deux ans pour entendre le rythme,
pour entendre la musique qui s’en dégageait. C’est comme Les Confessions
de saint Augustin. La compréhension doit se passer à l’intérieur. Il ne s’agit
pas de quelque chose d’extérieur. Il ne suffit pas d’apprendre une
terminologie.
Le film qui me touche le plus cette année est The
Hours. Je suis touchée par ces trois femmes, par leur questionnement et
leur isolement par rapport aux milieux intellectuels. Je fais le lien avec les
femmes qui viennent à l’Institut. Il y a plus de femmes que d’hommes qui
fréquentent les cours de l’Institut. Une femme, dans le film et le roman d’où
le film a été tiré, déclare, dans un mouvement de
désespoir : « Tout ce que je peux apporter, ce sont des
fleurs ». Une autre femme vient près de se suicider, puis rentre à la
maison et fait un gâteau pour l’anniversaire de son mari … si vous ne
vivez pas ces moments, ils passent. Je dirais que Virginia Woolf a exprimé un
ressentiment devant le fait que la plupart des femmes consacraient toute leur
existence à servir les hommes et leur famille, sans s’occuper d’elles-mêmes,
sauf en des moments furtifs.
Lonergan considérait Voegelin comme un mystique. S’il
y a eu un désaccord entre Lonergan et Voegelin, il portait sur l’importance et
l’usage des dogmes dans l’Église catholique. Le père de Voegelin était juge. Il
avait une formation en droit canonique. Voegelin est merveilleux en ce qui
concerne la tragédie, dans le troisième volume de Order and History. Les
deux s’intéressent aux différenciations de la conscience.
Je n’aime pas faire un cours de philosophie qui
ne contienne pas de roman, de pièce … d’histoires … qui
puissent s’intégrer à notre horizon. Une œuvre de fiction favorise l’éveil de
la réflexion sur soi au centre de la conscience, et ajoute à cette réflexion ce
qui se passe dans d’autres contextes, pour créer une distance, une mise en
relief, puisqu’il s’agit d’une autre histoire.
La conversion. À Thomas More, nous avons réussi
la conversion intellectuelle, c’est-à-dire le passage à l’ordre intellectuel.
Mais moi je m’intéresse à la conversion morale. Et je ne crois pas que nous
ayons eu sur ce plan le même succès. Je suis surprise de le constater, à la fin
de ma vie. J’ai cru que la conversion morale allait suivre automatiquement la
conversion intellectuelle.
Un ami me dit : Que dites-vous à un mendiant
en lui donnant une pièce de monnaie? Il faut le regarder dans les yeux.
La conversion ne doit pas signifier que vous
cherchez à gagner quelqu’un à votre point de vue. Il ne s’agit pas d’une
catéchèse. Il s’agit d’un appel au jugement, qui apporte une clarification. Le
mot « conversion » effraie. À première vue, il signifie un changement
de religion.
Le cours Double Focus a été créé en
collaboration avec Therese Mason, qui dirige le Discovery Theatre, à Toronto,
un centre affilié à l’Institut Thomas More.
L’idée à la base du cours est une phrase que
Lonergan a empruntée à Aristote : La vie est un drame que le théâtre
ne fait qu’imiter.
Ma citation préférée chez Voegelin, vient de
Platon. Le pathos est ce qu’on cherche à atteindre pour communiquer en
profondeur.
Nous devons chercher à atteindre un niveau où
nous partageons tous l’expérience humaine.
Le bien est une chose qui se développe, qui
évolue. Le bien n’est pas nécessairement beau. Le bien n’est pas une chose
finie. L’expression « The
good under construction » est de Flannery O’Connor. Le
bien désigne une demarche, et non un résultat.
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