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Entretiens |
Après des études à l'Université Saint-Paul d'Ottawa, où sa thèse de doctorat portait sur le corps dans le discours moral chez Julia Kristeva (The Significance of the Body in Ethical Discourse: Julia Kristeva's Contribution to Moral Theology), Christine JAMIESON a entrepris une carrière universitaire à l'Université Concordia de Montréal, où elle a été l'une des fondatrices du Centre de réflexion éthique Bernard Lonergan. Elle a concrétisé sa recherche éthique dans des travaux réalisés pour Santé Canada et un engagement au Bureau canadien de l’éducation internationale (BCEI). Deux de ses études pour Santé Canada ont été publiées, dont Tests génétiques de détection des maladies à déclenchement tardif : Analyse thématique approfondie des questions relatives aux politiques et aux domaines de compétence. Elle a aussi publié un article intitulé Racism and Xenophobia. Insights from Julia Kristeva ainsi que quelques textes pour le Canadian Catholic Bioethics Institute.
Vous avez étudié à Ottawa. Êtes-vous originaire d’Ottawa? Non. Mon père était dans les forces armées. Je suis née à Edmonton. Nous avons déménagé environ tous les trois ans et avons vécu un peu partout au Canada. Mes parents viennent tous deux de la Colombie-Britannique. J’ai étudié à Ottawa, à l’Université Saint-Paul. C’est là que j’ai obtenu tous mes diplômes. J’ai étudié aussi auparavant au Nouveau-Brunswick, à l’Université Saint-Thomas, pendant une couple d’années. Je suis allée à Saint-Paul pour étudier la théologie. J’ai été captivée par cette discipline. C’est le grand intérêt de votre vie? La théologie et la philosophie. La théologie m’apporte le genre de fondement existentiel dont j’ai toujours ressenti le besoin. La perspective de la foi en quête de compréhension. Vous vouliez devenir professeur d’université? Ce n’était pas mon but au départ. J’étudiais pour répondre à une recherche personnelle. J’ai obtenu des diplômes en poursuivant cette quête. Lorsque je suis arrivée au doctorat, je me suis mise à penser à ce que je voulais faire. Pendant la rédaction de ma thèse, j’ai appris qu’un poste était ouvert à l’Université Concordia. J’ai commencé à enseigner avant d’avoir obtenu mon doctorat. Vous avez travaillé à l’époque avec Kenneth Melchin? C’est sans doute lui qui vous a fait découvrir Lonergan? Mon premier contact avec l’œuvre de Lonergan ne m’a pas plu. Au départ, son
langage m’est apparu d’un abord difficile. Le langage faisait écran. Je ne
percevais pas le propos réel de Lonergan. Mais Lonergan faisait partie du
programme d’études à Saint-Paul. Je n’ai connu vraiment Ken Melchin qu’au
deuxième cycle. C’est au contact de James Pambrun que j’ai été influencée
d’abord. Et un autre professeur qui m’a marquée a été André Guindon. C’est en
grande partie sous son influence que j’ai décidé de poursuivre mes études
jusqu’au doctorat. J’ai suivi des séminaires dirigés par lui. C’est là que j’ai
découvert Julia Kristeva.
J’ai décidé de faire un doctorat sous la direction d’André
Guindon. L’œuvre de Lonergan n’était pas véritablement au cœur de ce projet.
Mais au cours de ma deuxième année, André est mort d’une crise cardiaque. J’ai
donc dû prendre une décision. Est-ce que je devais continuer à Saint-Paul et me
trouver un autre directeur ou aller ailleurs? J’ai pensé que Ken Melchin serait
la personne avec qui je devrais travailler et il a accepté ma demande.
À ce moment-là, je m’intéressais davantage à Lonergan et je percevais mieux le
sens de son œuvre. Je sentais que sa pensée concernait l’objet de mes
recherches, même si ces recherches étaient focalisées sur Julia Kristeva.
Ken a créé un espace me permettant de tracer les relations nécessaires. Je pouvais
donc explorer Kristeva tout en m’intéressant à Lonergan. Votre thèse portait sur l’éthique? Oui. L’éthique chrétienne. Le sujet était :
l’importance du corps dans le discours éthique et la contribution de Julia
Kristeva à la théologie morale. Vous avez continué de vous intéresser à l’œuvre de Julia Kristeva. Pouvez-vous nous dire comment vous appréciez sa pensée? Je me suis intéressée à elle premièrement parce que
j’avais des questions concernant les femmes, l’Église, l’expérience de la
marginalisation au sein de l’Église et dans la société.
Je n’ai jamais été satisfaite des solutions proposées à ce
que je ressentais comme une profonde expérience d’aliénation. Les propositions
de langage inclusif, les mouvements pour les droits de la femme, les
revendications d’égalité … Tout cela est important, mais ce qui m’intéressait
davantage, c’était de comprendre les racines de tout cela.
Je voulais comprendre pourquoi, dans presque toutes les cultures, les femmes ont
été marginalisées. Pourquoi les femmes ont été perçues comme une menace et ont
été tenues en tutelle.
Kristeva m’aidait à aller au cœur du problème. À réfléchir sur la question de la
différence. Sur le besoin de s’attacher à l’identité personnelle, de la
défendre, de la promouvoir au détriment de l’autre. Kristeva m’aidait à situer
l’origine du problème à un niveau psychique profond. Elle m’aidait à comprendre
l’origine et l’universalité du problème. Elle explore la relation de l’enfant
avec sa mère, avant la naissance et au moment de la naissance. Elle analyse la
dynamique de l’acquisition de l’identité qui doit passer par une séparation
entre l’enfant et la mère. Il ne s’agit
pas de ma mère ou de votre mère. Il ne s’agit pas de personnes en particulier,
mais d’une relation symbiotique antérieure au langage et à la signification.
Profondément, la femme est perçue comme une menace. Elle est associée à un niveau psychique
profond à une menace de perte d’identité. Selon Kristeva, cette expérience
originaire demeure présente en nous et colore notre perception de la réalité.
Je trouvais ces analyses très éclairantes. Mais Kristeva décrit une situation
incontournable. Il n’y a pas moyen d’en sortir. En naissant femme, je suis
déterminée. (Peut-être que maintenant, avec la fertilisation in-vitro, la
gestation hors du sein d’une femme, modifierons-nous cette expérience
originaire.)
Il s’agit d’une situation limite, qui détermine notre compréhension de nous-même
et de notre existence.
Ce que j’ai trouvé chez Lonergan, c’est son propos sur la probabilité émergente et
le passage à un point de vue supérieur. Chez Lonergan, il y a donc toujours
cette possibilité d’une ouverture. Kristeva décrit une situation, une situation
incontournable. Ce que j’ai compris avec Lonergan, c’est que Kristeva avait
raison dans sa description de la situation à ce niveau-là, mais qu’il était
possible de dépasser ce niveau. J’ai donc conclu ma thèse par une note
d’espoir, de rédemption.
Une expérience originaire a façonné notre expérience, notre expérience d’une perte,
d’une aliénation. Mais en la comprenant, nous pouvons avancer. Vous avez fait appel à Lonergan dans votre thèse? J’avais proposé au début de faire une thèse sur Lonergan et Kristeva. Mais mon projet
n’avait pas été accepté. On estimait que leurs langages étaient trop éloignés
l’un de l’autre. Leurs perspectives, leurs toiles de fond, leurs références
étaient très différentes. On estimait que j’aurais trop de mal à établir des
correspondances. Je ne pense pas nécessairement que cela aurait été impossible.
J’ai écrit depuis cette époque certains articles sur Kristeva et Lonergan et je
pense qu’il y a des correspondances permettant d’établir un dialogue entre ces
deux auteurs.
Mais on ne m’a pas permis de le faire dans ma thèse. J’ai fait appel à Lonergan
simplement à la fin, implicitement. Donc, vous avez commencé à enseigner à Concordia avant la défense de cette thèse? Oui. J’ai débuté en août 1998. J’ai défendu ma thèse à la
fin de septembre. J’enseigne à Concordia depuis six ans. Je dirige maintenant
le programme d’études de deuxième cycle dans notre département d’études
théologiques, à la faculté des sciences et des arts. Vous étiez rattachée au Lonergan University College? Non, pas vraiment. J’ai toujours cherché à établir des
liens avec le Lonergan University College. Il y avait là un travail
multidisciplinaire intéressant qui se déployait, depuis le lancement de cette
institution, correspondant à la vision de Sean McEvenue, qui voulait réunir des universitaires de diverses disciplines
pour aborder de manière plurielle des thèmes communs. La méthodologie sous-jacente de ce travail
interdisciplinaire reposait sur l'apport de Lonergan concernant les voies de la compréhension et
du dialogue. Mais cette vision s’est estompée avec le
temps. La focalisation sur Lonergan et sa méthodologie a été occultée
progressivement. Quand je suis arrivée, le Lonergan University College était
dirigé par quelqu’un qui ne connaissait pas vraiment la pensée de Lonergan.
Je me demandais comment faire pour dynamiser la référence
à la pensée de Lonergan dans ce milieu. Mais entre-temps le Lonergan University
College a cessé d’exister.
Nous avons donc créé dans notre département le Lonergan
Centre for Ethical Reflection (centre de réflexion éthique Bernard Lonergan).
Nous avons hérité des archives et des ressources du Lonergan University
College. L’université nous a offert de l’espace pour notre centre. Je suis donc
optimiste. Nous réussirons à garder vivante la transmission de la pensée de
Lonergan à Concordia. L’an dernier, à l’ouverture, Ken Melchin est venu nous
donner une conférence magnifique. Cette année, nous avons eu Robert Doran du Lonergan Research Institute de Toronto. Vous donnez un cours sur le nationalisme et la condition d’étranger. Ce cours est-il associé aux analyses de Kristeva? Notre référence principale est le livre de Kristeva, Étrangers
à nous-mêmes. Nous examinons l’expérience profonde de l’exil, présente chez
chacun d’entre nous. Kristeva explore la pensée grecque, la tradition
chrétienne et la littérature d’avant-garde pour y dégager des expressions de
l’expérience de la condition d’étranger.
Dans le judaïsme, par exemple, David descend de Ruth, la Moabite. La
condition d’étranger est inscrite au centre même du judaïsme. L’appel
prophétique à l’accueil des étrangers se fait entendre constamment.
Dans le christianisme, Kristeva voit en Paul l’apôtre des
étrangers. Il embrasse le christianisme pour en dépasser les origines juives et
inviter d’autres peuples à devenir chrétiens.
Kristeva fait appel à l’expérience d’aliénation liée à la
naissance, dont nous avons déjà parlé. Cette expérience d’être étranger nous
apparaît comme une menace. Il y a un besoin d’identité chez nous. Nous avons
besoin de savoir qui nous sommes. Et l’autre nous apparaît comme une menace. Il
y a donc une tension.
Les enfants, en grandissant, ont un sens de leur identité.
Leur identité sexuelle, par exemple. Ils ne s’aiment pas les uns les autres.
« C’est un garçon », « C’est une fille ».
Cette expérience de l’identité à travers la différence
représente pour Kristeva une expérience centrale. Une expérience menaçante. Ce
qui est fondamental, c’est une expérience de perte, d’aliénation, et non pas
une expérience d’identité. Sa vie en France représente pour elle à la fois un exil et une appartenance … C’est exact. Elle a adopté la France, la langue française,
mais elle réfléchit sur sa marginalité, sur son expérience d’être étrangère
dans ce pays. Elle valorise cette tension entre identité et différence, qui est
source de créativité. L’enlisement dans une identité bloque la créativité.
Bon nombre de ses ouvrages, par exemple La révolution
du langage poétique, fondé sur sa thèse de doctorat, explorent la poésie
comme langage marginal et son potentiel révolutionnaire. Que l’on songe aux poètes
et aux romanciers qui sont marginalisés, et même emprisonnés par les régimes
totalitaires. Pour Kristeva, ces écrivains avivent en nous des possibilités
créatrices, mais aussi une réalité menaçante.
J’ai utilisé ce livre dans mon cours. Kristeva éclaire
cette question de l’étranger et du nationalisme.
Nous avons également utilisé Eichmann in Jerusalem,
de Hannah Arendt. Je trouve que l’analyse de la banalité du mal chez Arendt est
extrêmement éclairante. « Extreme evil … renders
all people equally superfluous. This happens as soon as all unpredictability
and spontaneity is eliminated. » Je trouve intéressante
l’exploration de H. Arendt. Nous avons également examiné les réflexions de
Arendt sur l’origine du totalitarisme.
Et nous avons lu Lévinas, également. Les considérations de
Lévinas sur le visage. Les textes où Lévinas exprime l’expérience de
l’autre comme essentiellement une expérience de la responsabilité. Pour lui,
l’éthique précède l’être. Avant qu’existe le moi, se présente cette éthique de
la responsabilité devant l’autre.
Il y a là une relation intéressante à explorer, pour
comprendre notre rapport à l’autre, l’exigence que l’autre nous impose, et
pourquoi nous trouvons si difficile ce rapport à l’autre.
Nous avons donc exploré, dans les textes de Lévinas,
Kristeva et Arendt, la problématique de l’étranger, de la différence, du
nationalisme. L’expérience de l’aliénation. L’expérience de l’exigence d’autrui
à mon égard. Pour Lévinas, l’autre est mon maître, celui qui m’enseigne qui il ou
elle est. Cette expérience nous rend en quelque sorte impuissants.
Cette expérience de l’impuissance devant autrui peut être
source de violence. Nous pouvons chercher à l’éradiquer en détruisant autrui.
À la fin du cours, nous avons lu l’article de Lonergan sur
la rédemption. Comme dans ma thèse, les idées explorées mettaient en relief une
expérience du déclin, de l’horreur, de la barbarie humaine contre l’humanité.
Ce mal se déploie dans le monde. Mais il se manifeste
aussi en nous-même. Voilà une constatation désolante. C’est pourquoi je voulais
présenter la notion lonerganienne de rédemption, dans la dynamique de
l’histoire. Malgré ces limites que nous constatons en nous-même, et
l’impossibilité de les surmonter parfois, il y a une possibilité de rédemption,
ce principe de la foi, symbolisé par la vie, la mort et la Résurrection du
Christ.
Le cours est donc une réflexion théologique et éthique sur
la question-thème. Je l’ai donné deux fois. Vous avez réalisé des travaux pour Santé Canada et le Bureau canadien de l’éducation internationale (BCEI). J’ai travaillé pour le BCEI à l’époque de ma maîtrise et
de mon doctorat. J’ai été chargée de projet et directrice de recherche.
Comme chargée de projet, je travaillais avec des étudiants
venant d’un peu partout dans le monde, pour étudier au Canada. Une année, j’ai
travaillé avec des Indonésiens et des Thaïlandais qui poursuivaient des études
doctorales au Canada. Je les rencontrais, je m’occupais de leur dossier
universitaire, je cherchais à surmonter avec eux les chocs culturels, les
problèmes associés au retour dans leur pays après cinq ou six années passées au
Canada … le choc culturel du retour. La marginalisation qu’entraîne un
séjour à l’étranger. Vous aviez là des exemples concrets de l’expérience de l’étrangeté … Oui, exactement. J’ai beaucoup aimé ce travail. J’avais en
tête mes recherches chez Kristeva. Par exemple, sa notion d’une éthique du
respect pour l’irréconciliable. Elle parle entre autres du besoin d’embrasser
le cosmopolitanisme, comme elle le fait elle-même, en se tenant en marge, en
expérimentant la marginalisation, en évitant les appartenances trop fortes.
Ainsi, on peut évoluer au milieu de différentes cultures avec une éthique du
cosmopolitanisme, faite de respect pour ce que nous ne pouvons pas intégrer
dans notre propre existence … l’irréconciliable …
Au cours de ma deuxième année d’enseignements à Concordia,
l’occasion m’a été offerte de rencontrer une femme qui travaillait à Santé
Canada et qui cherchait quelqu’un qui puisse rédiger un document donnant un
aperçu de la question des tests génétiques de détection des maladies à
déclenchement tardif. Elle voulait avoir quelqu’un qui explore cette question,
qui en étudie les aspects éthiques, psychologiques, sociologiques, mais non pas
selon la perspective de la bioéthique. Elle voulait quelqu’un qui aborde ce
sujet dans une perspective plus large.
Ma formation est en éthique sociale, et non en bioéthique.
C’est cela qui l’a incitée à me demander de faire ce travail. Et ma formation
théologique me permet de soulever certains types de questions. Il n’est pas
nécessaire que ces questions soient formulées en un langage
« religieux ». Mais ce sont des questions religieuses,
essentiellement. Des questions ultimes sur le sens de l’existence humaine. La
juxtaposition de la technologie génétique et de ce questionnement dessine des
perspectives précieuses. Elle m’a demandé de rédiger ce texte, un texte
important, un document de 80 pages qui a été publié. Ce texte a été très bien
accueilli.
Les questions que je formule traduisent ma formation
théologique et éthique. Les gens de Santé Canada trouvent cette réflexion très
utile. J’ai produit quelques autres documents pour eux sur différents aspects
des tests génétiques, de même que sur la recherche sur les cellules souches.
J’ai rédigé un ou deux documents sur la recherche faisant appel à la
participation de sujets humains.
J’ai été interviewée il y a quelque temps à l’Institut
Thomas More. J’avais remis pour l’occasion aux intervieweurs un texte que
j’avais écrit sur l’éthique de la recherche et la méthodologie. Dans ce
document, j’utilise la méthodologie de Lonergan pour déterminer pourquoi les
méthodes en éthique de la recherche sont ou ne sont pas fructueuses.
J’ai aussi eu recours à Lonergan dans certains textes
rédigés pour Santé Canada. Par exemple, j’ai utilisé son échelle des
valeurs : vitales, sociales, culturelles, personnelles et
religieuses. Je me suis servi de cette échelle comme d’un outil d’analyse pour
l’exploration de certaines problématiques telles que celles des tests
génétiques. Ces outils d’analyse ont été beaucoup appréciés par les lecteurs de
ces documents de réflexion. Avez-vous constaté une mentalité conceptuelle en matière d’éthique dans la fonction publique? Oui. Leur compréhension de l’éthique concerne les codes et
les principes. Ils ont de la difficulté à comprendre l’éthique comme une
démarche plus dynamique.
Ils ne saisissent pas, par exemple, la notion
lonerganienne de « valeur originaire » …
Et ils font bien attention à ne pas introduire quoi que ce
soit qui s’apparente à une dimension religieuse.
Je me souviens d’une réunion, à Santé Canada. La femme qui
m’avait embauchée a tenu à me dire, avant que je fasse un exposé, que je ne
devais pas me présenter comme venant d’un département d’études théologiques. Je
devais me présenter comme une éthicienne. Elle voulait dire que certaines
personnes se seraient fermées complètement si elles avaient appris que j’étais
associée à un monde religieux.
Il y a là une déviation. Une crainte. Il y a là une vision
essentialiste de la personne humaine. J’ai lu récemment un ouvrage de Habermas,
L’avenir de la nature humaine. Habermas assume une tâche énorme. Il
s’oppose à l’instrumentalisation de l’embryon humain sous forme de clonage, de
recherche sur les cellules souches, et ainsi de suite. Il refuse de reconnaître
une dignité essentielle, une moralité essentielle de la personne humaine. Il
dit : l’être humain veut être moral et il trouve alarmant de devoir vivre
dans un monde sans morale. Mais il ne va pas plus loin pour se demander :
pourquoi l’être humain veut-il être moral? d’où vient ce besoin?
C’est là une question que Lonergan aborde. Je dirais à
Habermas : l’être humain est moral; c’est pour cette raison que
vous explorez cette question.
Mais il refuse cette qualification. La moralité a une
connotation négative. Cela se comprend, du fait de la dimension totalitaire de
bon nombre de systèmes religieux.
Kristeva également a cette crainte. Elle explore la
religion, elle l’analyse, mais elle refuse de reconnaître cette dimension
religieuse ou morale dans la personne humaine.
Dans l’administration gouvernementale, au niveau des
responsables, on refuse également de reconnaître cette dimension. En fait, j’ai
travaillé avec une fonctionnaire autochtone qui a une spiritualité profonde.
Mais elle ne peut faire intervenir cette spiritualité dans son travail à Santé
Canada.
J’ai fait appel à cette dimension, mais de manière
implicite. Quand j’ai utilisé l’échelle des valeurs, au lieu de parler de
valeurs religieuses, j’ai parlé de valeurs suprêmes. Il faut s’adapter à
l’auditoire. Selon vous, il y a une relation entre la pensée de Lonergan et les droits des femmes? Oui, mais seulement au sens profond que j’ai déjà évoqué.
Lonergan m’a aidée personnellement à voir plus clair dans ces questions qui me
préoccupent. Il m’a aidée à comprendre mon propre horizon et les problèmes de
mes propres déviations. Et de voir ainsi, avec un peu de recul, d’où viennent
mes préoccupations, mes questions.
Vous connaissez sans doute le livre de Cynthia Crysdale, Lonergan
and Feminism. C’est un excellent ouvrage. Elle parle d’un horizon qui n’est
pas restrictif, que nous pouvons faire reculer.
Lonergan permet d’analyser notre horizon, d’élever le
niveau de la réflexion. À Concordia, dans mes cours d’éthique appliquée, j’ai
recours à la méthodologie de Lonergan dès le début. Lonergan met en lumière le
besoin de savoir précisément ce dont on parle. Il y a tellement de dialogues
éthiques qui ne sont pas des dialogues du tout : les participants sont à
couteaux tirés, parce que chacun refuse de comprendre l’autre, d’adopter la
position de l’autre. La pensée de Lonergan a été importante pour vous personnellement? Dans Pour une méthode en théologie, Lonergan
dit : « La théologie sert de médiation entre la culture et la
religion, étant donné que la culture est comme une matrice par rapport à la
religion et que la religion joue un rôle important dans la culture. »
Lonergan m’a fourni les outils pour opérer une telle médiation. Dans mes
travaux pour Santé Canada, par exemple. Grâce à ma connaissance de la pensée de
Lonergan, j’ai pu exprimer des questions religieuses profondes dans un contexte
séculier, d’une manière favorisant la réceptivité.
Dans mes propres réflexions, une préoccupation importante
chez moi concerne le relativisme moral. J’attache beaucoup d’importance à la
possibilité de porter des jugements de valeur, de poser des affirmations sur la
réalité et les valeurs. Dans notre contexte postmoderne, cette possibilité
semble occultée.
Selon les conceptions des philosophes postmodernes, nous
serions enfermés dans une tradition qui n’a de valeur que pour ses adeptes.
Comment pouvons-nous nous inspirer d’une tradition religieuse et nous adresser
à un monde sécularisé, un monde qui a mis le transcendant de côté?
Si quelqu’un possède les outils pour opérer une telle
transposition, c’est bien Lonergan.
Nous avons un groupe de lecture. Nous lisons Insight
ensemble, à Concordia. Nous lisons actuellement le chapitre concernant
« la notion de chose ». J’estime qu’il s’agit de l’un des chapitres
les plus importants de tout l’ouvrage. Lonergan établit la différence entre une
« chose » et un « corps ». Je crois que toute la question
de la recherche sur des données sensibles en est éclairée. Nous devons
déterminer : Qu’est-ce que cette chose? Est-ce une personne humaine
ou un ensemble de cellules? Tous les débats à ce sujet ont mené à des impasses
entre les groupes pro-vie et les groupes pro-choix. S’agit-il d’un être
possédant la même dignité que vous et moi, ou s’agit-il plutôt simplement d’une
agglomération de cellules? Comment dépasser l’impasse actuelle? Je n’ai pas
travaillé cette question, mais je sens que dans ce chapitre, Lonergan nous
offre des pistes très précieuses.
Lonergan nous a fourni des instruments. Parfois j’aimerais
trouver chez lui plus que des instruments. J’aimerais qu’il nous guide dans nos
réflexions sur certaines de ces questions. Mais il nous revient de mettre en
œuvre les instruments qu’il nous fournit pour nous attaquer à certaines de ces
questions contemporaines importantes, particulièrement les problématiques liées
à la technologie génétique qui ont une grande incidence sur la civilisation, et
même sur la nature humaine.
Lonergan a eu une influence sur ma compréhension de
l’éthique. Je concevais l’éthique comme un domaine qui se trouvait là, devant
moi, et que je devais aborder. Un domaine où je pénétrerais pour trouver des
réponses, en découvrant une définition du bien. Lonergan a changé mes
perspectives. L’éthique n’est pas une affaire de principes et de codes. Les codes, tels que la Charte
canadienne des droits et libertés, jouent un rôle important dans nos délibérations morales.
Mais l'éthique n’est pas un domaine qui se trouve à
l’extérieur de moi. L’éthique tient à la démarche elle-même.
Je traite de cette perspective dans mon texte sur la
recherche faisant appel à des sujets humains. Je parle de la dynamique d’une
exploration collective.
Lonergan a eu une énorme influence sur moi. Dans vos groupes de lecture, comment les participants réagissent-ils aux textes de Lonergan? Notre groupe de lecture se compose de cinq personnes qui sont attachées à la pensée de Lonergan. Il n’y a donc pas de problème. Nous lisons Insight ensemble, lentement, posément. Le groupe comprend des professeurs et des étudiants. Je donne à Concordia un cours intitulé « Method in Theology ». C’est un de nos cours principaux. Nous lisons Pour une méthode en théologie. Certains étudiants trouvent difficile et dépassée la pensée de Lonergan. Mais j’invite constamment les étudiants à prêter attention à leur propre expérience lorsqu’ils lisent Lonergan. Et la très grande majorité d’entre eux arrivent à découvrir certaines richesses dans sa pensée. Ils ne continueront peut-être pas à fréquenter ses œuvres, mais s’ils se laissent guider par leur expérience, ils y découvrent des aspects fort précieux. La lecture des œuvres de Lonergan est l’affaire d’une vie. Je dis aux étudiants : J’ai lu ce livre cinq ou six fois, et je le lirai probablement encore une vingtaine de fois. Mais ce sur quoi j’insiste, c’est sur l’appropriation de soi. L’appropriation de leur propre esprit. Et les étudiants constatent que la façon dont Lonergan aborde la théologie, sa notion de fonctions constituantes, permet une intégration importante. Vous pouvez parler de vos publications? Deux de mes études pour Santé Canada ont été publiées, dont Tests génétiques de détection des maladies à déclenchement tardif : Analyse thématique approfondie des questions relatives aux politiques et aux domaines de compétence. J’ai aussi publié un article intitulé Racism and Xenophobia. Insights from Julia Kristeva. J’avais présenté cet exposé au cours d’une conférence sur la résolution de conflits, et il a été publié dans les actes de la conférence. J’ai aussi écrit quelques recensions. Et j’ai écrit quelques textes pour le Canadian Catholic Bioethics Institute. Un sur la mondialisation et la culture de la vie, qui sera publié dans un livre, et un autre sur les applications cliniques de la recherche en génétique humaine, qui sera également publié dans un livre. Et j’ai été invitée à présenter un exposé à la conférence sur Lonergan qui a eu lieu à Toronto cet été. Mon exposé s'intitulait « Middle Voice and the Recovery of the Transcendent in the Thought of Bernard Lonergan and Catherine Pickstock ». Vous avez pris part activement à des Workshops? J’ai présenté un exposé au Lonergan Workshop il y a une
couple d’années. J’ai pris part à une conférence de l’American Academy of
Religion, où j’ai présenté un texte sur Lonergan, il y a cinq ou six ans. J’ai
aussi pris la parole à une conférence de la Catholic Theological Society of
America, l’an dernier. J’ai présenté une allocution qui ne portait pas sur
Lonergan, mais faisait appel à sa pensée. Vous faites partie de l’équipe du site Web Lonergan.on.ca? Oui, je fais partie des fondateurs de ce site, avec Peter Monette et Paul Allen. Nous avions pensé, Peter et moi, à lancer une petite revue pour les étudiants. Finalement, nous en sommes venus à concevoir un site Web. C’est un site Web qui a beaucoup de succès. Peter l’administre. Il fait un très bon travail. Paul s’occupe de certains secteurs. Par exemple des recensions de livres. Moi je m’occupe de projets particuliers. J’aime beaucoup travailler pour ce site. Entre autres projets, Peter Monette et moi travaillons à la réalisation d’un court film qui sera une introduction à l’œuvre de Lonergan. Nous interviewons Charlotte Tansey, Martin O’Hara et Stan Machnik, tous trois associés à l'Institut Thomas de Montréal et nous prenons des extraits de ces entrevues pour montrer ce que Lonergan représente pour ces personnes. Nous avons aussi un extrait d’une allocution de Lonergan et un texte d’introduction. Ce film sera accessible sur le site Web? Oui, c’est ce que nous avons comme objectif. Je collabore à la réalisation du site Web dans le cadre de projets de ce genre. Et pouvez-vous parler de votre participation à la vie de l’Institut Thomas More? J’ai rencontré Eileen de Neeve quand elle était présidente. C’était à un Lonergan Workshop, en 1999 ou en 2000. J’avais toujours apprécié la méthode d’enseignement pratiquée à l’Institut Thomas More. Je fais partie du conseil d’administration de l’Institut. Quel est votre ouvrage préféré ou votre citation préférée chez Lonergan? Je lis actuellement le chapitre de L’insight sur la notion de chose. Je l’avais lu auparavant. Mais le cours que je fais actuellement me permet de saisir la profondeur de ce chapitre. J’aime beaucoup également le chapitre de Pour une méthode en théologie sur la religion. Et les chapitres 18 et 19 de L’insight sur la connaissance transcendante. Chez Lonergan, ce qui me plaît particulièrement, c’est cette recherche d’une compréhension profonde de ce que veut dire « être humain », ce que signifie être « un sujet qui questionne ». Simone Weil parle d’une relation avec Dieu. Elle parle de l’expérience de deux prisonniers séparés par un mur. Le mur empêche la communication entre les deux prisonniers. Pourtant, en frappant le mur, ils peuvent communiquer et développer un langage leur permettant de se comprendre. Donc, le mur qui les sépare devient un instrument de communication entre eux. Lonergan parle de la personne et de son expérience de l’étonnement, du questionnement. Notre questionnement nous permet d’être en relation avec le divin. Cette capacité de dépassement en nous, ce désir de comprendre, ce désir de savoir ce qui est bon, ce qui est vrai, ce que nous devons faire, qui nous sommes … En un sens, ces questions nous font sentir nos limites, notre aliénation. Mais nous connaissons aussi l’expérience du désir. Et cette expérience nous permet d’être en contact avec le transcendant. Lonergan m’a aidé à éclairer ma propre expérience existentielle. |