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Vous avez enseigné la pensée de
Lonergan. Enseignez-vous encore, maintenant que vous avez joint une communauté
de moniales dominicaines?
D'abord merci pour cette
entrevue. Il me fait plaisir de vous retrouver dans ce rôle. Je voudrais
rappeler pour nos lecteurs l'expérience magnifique que
nous avons connue quand nous avons réalisé jadis ces entrevues avec Bernard
Lonergan, pour lui permettre de tracer ainsi son autobiographie
intellectuelle Depuis des années, l'idée
circulait. Plusieurs voulaient l'inviter à se prêter à une
forme de récit autobiographique. (Je me souviens en particulier d'une
lettre du P. Pérez-Valera, du Japon, demandant au P. Eric O'Connor
à Montréal de demander à Bernard Lonergan de se plier à cet exercice. Mais
Lonergan répondait toujours : Je dois me concentrer sur
mes travaux économiques , jusqu'à ce
que vous le persuadiez, en 1981, de vous accorder des entrevues. Ainsi, nous avons pu converser avec lui
pendant cinq après-midis consécutifs en 1981, puis un autre après-midi l'année
suivante. Après, il aurait été trop tard, puisqu'il
devait bientôt tomber gravement malade. Je constate avec plaisir l'importance
du livre que nous avons produit avec ces entrevues. Il est constamment cité par
les commentateurs de la pensée de Lonergan.
Vous dites que j'ai enseigné la
pensée de Lonergan. J'ai été étonnée de cette
affirmation. Elle soulève des questions. Est-ce que nous pouvons réellement enseigner sa
pensée, ou est-ce que nous n'avons pas plutôt recours
à sa méthode(c'est-à-dire
à la dynamique présente en nous) qu'il nous a appris à saisir
et à nous approprier, pour enseigner aux autres et à nous-mêmes autre chose que
des thèses lonerganiennes? Mais cette
perspective se déploie certes davantage dans un cadre universitaire non
conventionnel, destiné à des étudiants d'âge mûr.
Pour répondre à votre question, je suis préservée
de l'enseignement de la pensée de Lonergan par la communauté monastique à
laquelle j'appartiens maintenant. On m'a bien invitée à donner
quelques cours de musique, de langue, et, une fois, de catéchisme au noviciat,
mais rien de plus.(Il n'y a
rien là de décevant pour moi, puisque je ne suis pas entrée ici pour
enseigner.) Par contre, j'ai participé à quelques
rencontres très vivantes, en tant que co-animatrice - et là, à mon
sens, nous étions en plein dans Lonergan. Dans la présente entrevue, c'est
probablement en me rappelant mes expériences de discussions que j'exprimerai
ma vision de l'oeuvre de Lonergan.
Je pense à une expression que j'ai vue
l'autre jour : la chaire de dialogue .
Êtes-vous capable de poursuivre
votre étude de la pensée de Lonergan actuellement?
Oui. Et ce
n'est pas qu'il soit impossible d'organiser des cours
structurés sur Lonergan dans un monastère. Simplement, dans ma communauté,
comme ailleurs dans l'Église, une femme qui a étudié la théologie
suscite toujours quelque méfiance. Lonergan fait peur également, puisque
certains Dominicains influents le considèrent comme un relativiste, ou un simple
méthodologue ou encore le leader d'un
groupe de disciples sans esprit critique, entre autres jugements malheureux.
Mais il est des Dominicains, comme Louis Roy, qui
ont beaucoup approfondi la pensée de Lonergan, sans perdre le respect de leurs
frères.(Pourtant, Louis Roy enseigne
dans une université jésuite!) Je crois
savoir que Francisco Quijano, un autre Dominicain, qui a traduit Insight
en espagnol, possède le même talent.
Vous est-il toujours possible d'écrire sur la pensée de Lonergan?
Oui. L'ordre dominicain
encourage l'étude. J'ai écrit pour la revue des Dominicaines américaines, Dominican Monastic
Search, une brève introduction à Lonergan (qui a été traduite en espagnol
et publiée dans la revue mexicaine Anámnesis, et publiée en anglais sur
le site Web du Lonergan Institute de Washington). J'y ai
formulé, dans les notes de bas de page, ce qu'on
pourrait appeler mes mémoires lonerganiens . En
fait, j'ai rédigé cet article en me replongeant dans Insight pendant le séjour de trois ans que j'ai fait
dans un monastère de Dominicaines du Nicaragua.
L'été dernier, pour un
hommage devant être publié sur un site Web, et lancé à la Memorial University
de Terre-Neuve, j'ai soumis un bref commentaire d'un article de Philip
McShane sur la mise en oeuvre de la méthode transcendantale. Je travaille
maintenant à un article sur - imaginez! - la prédication,
pour un livre que veut publier un Dominicain qui enseigne à Berkeley; cet
article fera appel à la pensée de Lonergan. J'espère
ensuite produire un index pour notre petit livre, Caring about Meaning.
Nous n'avions pas voulu ajouter un index à l'époque, pour inciter le
lecteur à plonger dans le flot des conversations. Mais je crois que ce serait
utile. La tâche d'établissement d'un index m'intéresse.
Parmi les fonctions constituantes de la
méthode de Lonergan, cette tâche relèverait je crois de l'explicitation
des fondements .
Pouvez-vous nous dire comment
vous en êtes venue à vous intéresser à l’oeuvre de Lonergan? Quelle utilisation
avez-vous faites de cette pensée dans votre carrière universitaire?
Ma rencontre avec Lonergan, l’homme et l’œuvre, je
la dois entièrement à l’Institut Thomas More de Montréal.
J’ai découvert l’Institut en 1956, au moment où je
suis revenue de St. Mary (Notre Dame, Indiana)
avec une maîtrise en théologie, pour retrouver ma sœur musicienne, Patricia
Going, à Montréal. L’Institut avait à
l’époque une dizaine d’années; son orientation théorique et ses pratiques
pédagogiques me fascinaient. J’ai fait
partie du personnel de l’Institut (d’abord à temps partiel, puis à temps plein)
de 1957 jusqu’à 1983, année de mon entrée au monastère dominicain de Farmington
Hills, Michigan (dans la banlieue de Détroit). Au cours de ces vingt-cinq
années, j’ai fréquenté l’œuvre de Lonergan et j’ai rencontré Bernard Lonergan
lui-même à plusieurs reprises.
Pendant des années, comme plusieurs autres
directeurs de l’Institut, j’ai travaillé « à temps partiel » à Thomas
More, partageant mon temps avec un emploi « à temps plein » dans une
faculté universitaire. Dans mon cas, ce travail à temps plein s’accomplissait à
Trinity College (Burlington, Vermont),
ou au Loyola College (Montréal), ou encore à l’Université McMaster (Hamilton,
Ontario). Après avoir commencé à travailler à temps plein à l’Institut Thomas
More, je suis retournée en affectation à McMaster pour une année, et j’ai aussi
été affectée pendant un semestre à la « Faculty of Divinity » de
l’Université McGill.
Quels cours avez-vous donnés sur
l’oeuvre de Lonergan?
Je n’ai jamais conçu à l’Institut de cours portant
explicitement sur Lonergan, mais ce que j’apprenais dans la fréquentation de
son oeuvre s’intégrait à la planification de toutes mes activités, dont la
trame y trouvait sa configuration : le recours à des œuvres de fiction
pour faire surgir l’expérience, le questionnement pour déclencher des insights,
et un questionnement à un autre niveau sur le fondement des jugements, sur
l’à-propos des décisions morales, et sur le mystère qui rouvre toute question
sur un plan nouveau. J’ai participé à des séminaires sur la pensée de Lonergan
à l’Institut, mais je n’en ai pas conçus moi-même.
Quant à mes cours dans d’autres
institutions … Le département d’études religieuses de l’Université
McMaster, co-fondé par George Grant, était ouvert à la pensée de Lonergan. Il y
avait donc une petite section consacrée à Lonergan dans la partie « penseurs
chrétiens contemporains » du vaste cours de première année sur les grandes
religions, ainsi qu’un séminaire au niveau de la maîtrise sur Insight.
J’ai aussi dirigé plusieurs thèses et siégé à des jurys de défense de thèse à
McMaster (de même qu’à McGill, plus tard) lorsqu’il était question de Lonergan.
Et à ma première année d’enseignement universitaire, dans mon Vermont natal, on
m’a demandé d’assumer un cours d’histoire de la philosophie, que j’ai abordé
par la voie de la théorie de la connaissance.
Je me souviens d’un cours donné à McMaster, la
première année. Les classes étaient si nombreuses qu’il fallait recourir à un
système de télévision en circuit fermé. Je venais de donner une introduction à
la partie sur les penseurs chrétiens contemporains, Un jeune homme s’approche
de moi et me dit (pendant qu’on éteignait les cameras) : « J’ai déjà
entendu parler de Tillich. Mais ce Loggernan [sic], qui est-ce? » J’avais
heureusement sous la main un numéro récent du magasine Time affichant en
première page une photo de cet obscur professeur.
Pouvez-vous nous parler de votre
travail à l’Institut Thomas More et de votre initiation à la pensée de
Lonergan?
À l’Institut, je me suis inscrite comme étudiante
à de nombreux cours, comme tous les autres animateurs. J’ai ainsi obtenu un
certificat de troisième cycle.
En ce qui a trait à Lonergan :
Peu après ma découverte de l’Institut, le P. Eric
O’Connor enseignait – je dis bien « enseignait » Insight. C’était au début de l’année
1957. Le P. O’Connor se servait du manuscrit, puisque le livre imprimé n’était
pas encore disponible. Et le
P. Lonergan lui-même – qui avait donné des cours à l’Institut pendant
sa période d’enseignement au scolasticat des Jésuites à
Montréal – s’est joint à nous à maintes reprises. Il participait aux
premières rencontres d’un cours ou deux chaque année, avant le début de ses
cours à Toronto ou, plus tard, à Rome (les cours à Rome débutaient à la fin
octobre). Il prenait part à des discussions après les cours, tard en soirée,
dans les locaux de l’Institut, ou autour de repas organisés par une amie
mutuelle, Patricia Coonan.
J’ai reçu en cadeau de l’Institut, à cette époque, à mon anniversaire ou à
Noël, Divinarum personarum, De Verbo incarnato, et De
constitutione Christi (des ouvrages préparés pour les élèves de Lonergan à
la Gregorianum à Rome). (Je me souviens d’avoir été décontenancée en voyant la
forme du traité De Verbo Incarnato après
l’introduction : j’avais entre les
mains une thèse, ce n’était pas du tout le même style qu’Insight!)
Pendant la rédaction de Method, Eric O'Connor
recevait dans ses filières, dans un bureau de l’Institut tout près du mien, les
chapitres de l’œuvre en gestation.
J’ai travaillé avec plusieurs membres du personnel
de l’Institut à préparer des extraits de textes à incorporer dans les documents
devant servir aux rencontres de l’International Lonergan Congress de 1970 (en
Floride). Le P. Eric O'Connor et moi avons pris part à
ce congrès.
En ce qui a trait plus généralement à votre
question :
J’ai oeuvré en tant qu’animatrice à l’Institut
pendant vingt-cinq ans. J’ai été membre du conseil de direction pendant une
période à peu près équivalente. J’ai été pendant un certain temps présidente de
l’Institut de recherche dont le mandat premier est de publier certains des
résultats de l’expérience de Thomas More dans le domaine des études
universitaires destinées à des gens d’âge mûr – et entre autres, à
l’époque, les conférences et les entrevues données par Lonergan, qui a toujours
été fidèle à l’Institut et qui a toujours voué un grand respect à la
« traduction » d’Insight offerte par l’Institut dans ses
cours.
Je maintiens toujours des relations précieuses
avec l’Institut Thomas More, et on me permet de continuer à être membre de
l’Institut de recherche. Je dois dire que le seul intérêt que je trouve à
esquisser ma propre biographie en rapport avec Lonergan – qui est
après tout le centre d’intérêt des visiteurs de ce site Web – c’est
que cela me donne la chance de souligner un aspect important de sa pensée. Ce
qui m’a toujours fascinée, c’est la diversité des lecteurs de Lonergan, des
esprits pour qui la pensée de Lonergan est séduisante, utile, révolutionnaire,
et toujours actuelle. Lorsque je pense à tous ces gens pour qui Lonergan a eu
une grande importance, je suis ravie. Je pense entre autres à Stan et Roberta Machnik, Martin O'Hara,
Fred Crowe, les Laflamme, Kathleen Taylor, les Morgenstern, Eileen et Pieter de
Neeve, Eric Kierans, Fred et Sue Lawrence, Gaston Raymond, Thérèse et Mel
Mason, Emmett Carter, Evelyn Dumas, Frank Greaney....! Il faudrait se pencher sur les raisons de
cette diversité. Il n’est guère étonnant que Charlotte Tansey, l’une des
directrices fondatrices de Thomas More et sa dernière présidente sortante, se
soit tant préoccupée de voir se perpétuer ce qu’elle appelle « l’héritage
Lonergan » de l’Institut.
Quand avez-vous fait la
connaissance de Bernard Lonergan?
La taille et le mode de fonctionnement de
l’Institut Thomas More facilitent les contacts personnels avec les
conférenciers invités.
Mes premiers entretiens véritables avec le P.
Lonergan remontent à 1960. L’Institut avait pris des dispositions pour que je
me rende à un séminaire, près de Boston, où Lonergan passait l’été. Pendant
deux semaines, j’ai pu le voir presque chaque jour et lui poser toutes les
questions que j’avais accumulées au cours de ma première année d’enseignement
de la théologie, de même que les questions que soulevait chez moi la lecture de
ses traités de théologie. Quelle chance merveilleuse !
J’ai envoyé récemment aux Archives Lonergan un
diagramme sur les processions trinitaires que le P. Lonergan a dessiné pour moi
sur une petite feuille de papier tout en parlant. Comme le fait remarquer le P.
Crowe, tout est là : ce diagramme nous fournit une clé importante pour
saisir le parallèle entre la théorie de la connaissance et la théorie
trinitaire, et met en relief la différence avec la théorie scotiste!
Un souvenir poignant me vient de ce séjour. Comme
je demandais instamment au P. Lonergan de se prêter à une deuxième séance de
questions la même journée, de façon à compenser la perte d’une journée à cause
du congé du 15 août, il me dit : « Vous savez, je deviens
fatigué ». Il y avait là les
premiers signes de la maladie (un cancer du poumon) qu’on allait bientôt
découvrir.
Parmi mes bons souvenirs, je pense à une rencontre
de l’Institut de recherche, où étaient présents, à la même table, Emmett Carter
et Bernard Lonergan!
Lorsque le P. Lonergan a été transféré à
l’infirmerie des Jésuites, en Ontario, je lui ai fait savoir que j’étais entrée
dans un monastère. J’espère qu’il a compris … au moins autant que
moi.
Dans un ouvrage portant sur « Lonergan et le
féminisme », on mentionne les « femmes de la première
generation » - qui ont étudié et pris très au sérieux la pensée
de Lonergan. Je pense à Eileen de Neeve, qui s’est rendue jusqu’au doctorat en économie.
Je faisais partie de ce groupe aussi. Mais il faut mentionner spécialement
Charlotte Tansey, qui a pu travailler pendant des années avec le P. Eric O'Connor
et d’autres membres de l’Institut à initier des gens à la pensée de Lonergan.
Et l’étudiant Lonergan lui-même, dans notre milieu
d’éducation permanente, trouvait à s’alimenter. Charlotte voyait à lui procurer sans cesse de nouveaux romans,
Pat Coonan l’amenait au cinéma (il avait un penchant pour les films où figurait
Goldie Hawn), Eric O'Connor lui parlait de
mathématiques et Martin O'Hara des artistes
québécois – et tout le monde lui parlait sans cesse d’Eric Voegelin
ou de Northrop Frye!
Quels aspects de la pensée de
Lonergan vous intéressent particulièrement aujourd’hui?
Il y a un thème qui m’intéresse depuis très
longtemps : celui de la personne comme valeur originaire ». Mon intérêt pour la notion de « probabilité émergente »
est un peu plus récent, quoi qu’il remonte véritablement à un échange suivant
une conférence à Boston College avant les Lonergan
Workshops), où Lonergan avait déclaré, à ma grande surprise, que l’activité
théologique s’inscrivait dans l’émergence du processus universel. Et je me suis mise à porter attention,
récemment, à un passage de l’Évangile selon saint Matthieu (11 25-26), où Jésus
parle de la façon dont le Père accroît certaines probabilités.
Le thème du « polymorphisme de la conscience
humaine » m’a toujours beaucoup intéressée. Lorsque je lis Insight,
je porte attention à la vieille histoire de Protée. J’accorde une importance de
plus en plus grande aux passages de Method concernant la communauté et
ce qui la constitue – y compris l’affirmation « Toute
opposition n’est pas dialectique » - , ainsi qu’aux exposés sur
le mythe et le mystère, dans Insight, qui éclairent implicitement la vie
sacramentelle, et aux pages sur le sens commun dont la pertinence est avérée
dans notre vie quotidienne.
En relisant récemment Caring about Meaning, je me suis promise
d’approfondir ce que Lonergan y dit de la « sagesse », et en
particulier une petite phrase surprenante : « le Père est
Caritas ».
J’aime beaucoup parcourir les notes des Collected
Works de Lonergan. Ces volumes sont très « conviviaux ».
Durant mon séjour au Nicaragua, quand j’écoutais
parler des soeurs qui y avaient passé une grande partie de leur vie, me venait
à l’idée l’analyse sociale du « cycle long du déclin », proposée par
Lonergan, dont j’appréciais la justesse. Je pensais au tremplin d’espoir que
fournit cette analyse touchant l’évolution du monde. Les analyses comparatives
du processus universel dans Insight m’apparaissent toujours aussi
pertinentes.
Je suis à la recherche d’une analyse du rôle de
l’intelligence dans l’expérience religieuse qui soit plus juste que celle
proposée par le parti du « coeur ». Je recherche quelque chose qui atteigne le niveau
d’expression déployé par Lonergan pour cerner le rôle de la religion dans une
culture.
J’accueille comme un avertissement salutaire
l’affirmation de Lonergan (empruntée à Piaget) selon laquelle l’enfant vers
l’âge de 12 ans devient capable de jouer avec des propositions. Mais je
n’oublie pas que cette capacité peut sembler étonnamment absente chez
l’étudiant adulte cherchant à saisir « le connu inconnu » !
Comme je l’ai mentionné au début de cette
entrevue, je suis en fait toujours en train d’explorer la pertinence de
l’oeuvre de Lonergan (dont l’étude a occupé une si grande partie de ma vie), en
cherchant la corrélation entre les questions comme opératrices du développement
humain, d’une part, et le Mystère, d’autre part.
Vous avez quitté l’Institut
Thomas More et Montréal pour entrer chez les moniales dominicaines. Pouvez-vous
nous expliquer ce grand tournant dans votre vie ?
Au début de mes activités à l’Institut, une
conférence donnée par Walter Burghardt sur l’école d’Origène à Alexandrie et la
lecture d’une traduction anglaise du livre d’Yves Congar, Jalons vers une théologie du laïcat, m’ont
confirmé le choix que j’avais fait d’une vie « laïque ».
J’ai mené une vie très riche tant sur le plan
professionnel que sur le plan personnel – tant chez moi qu’à
l’Institut – mais l’appel à « un plus », à un dépassement,
l’appel de la transcendance, pouvait m’atteindre et m’inciter à tout quitter
pour entrer dans un monastère. Pourquoi
l’Ordre dominicain ? À cause de l’importance qu’accorde traditionnellement cet
Ordre à la vie intellectuelle. (J’ajouterais que l’appel de la transcendance a
pris un autre visage lors de mon séjour en Amérique centrale, le visage du « Cristo hermano »)
Dans une perspective lonerganienne, je pense à une
anecdote intéressante. Après avoir été absente quelque temps d’une faculté où
j’enseignais, j’y suis retournée provisoirement. Entrant dans une salle à
manger, j’ai perçu un ton de voix que je n’avais pas entendu depuis
longtemps : un ton « professoral ». Comme j’étais engagée à
temps plein dans un mode d’apprentissage collectif centré sur l’échange, ce
type de communication attirait étonnamment mon attention.
En somme, je découvrais que la
pratique de l’écoute modifiait le rôle du professeur. Questionner,
écouter, réserver son jugement … en ce sens, il me vient une réponse
inédite à votre question : « N’a-t-il pas été difficile de
laisser l’enseignement pour devenir religieuse ? » Non,
en fait. Je me trouvais à
prolonger, sur le plan des comportements, de la morale et de la religion, le
« slogan » mis en exergue de votre site Web : « Si
vous arrivez à comprendre à fond ce que c'est que comprendre, non seulement
comprendrez-vous les grandes lignes de tout ce qu'il y a à comprendre, mais
vous allez également posséder une base fixe, une configuration invariante
débouchant sur tous les développements ultérieurs de la compréhension. »
Je peux affirmer qu’étant donnés la pratique de la discussion, le rôle du
questionnement, et d’autres aspects de la pensée de Lonergan, le changement que
j’ai vécu n’était pas si radical, du moins au début … j’ai appris à
participer à la vie d’une communauté, à une vie d’écoute dans le silence.
Dans l’entrevue que vous avez
accordée à Thérèse Mason et au P. Crowe il y a quelques années à Toronto et qui
est reproduite dans le livre Inquiry and Attunement (Discovery Theatre, Toronto,
Thomas More Institute Papers, 1981), vous mentionniez une phrase du chapitre de
L’insight consacré à « La
connaissance transcendante particulière » qui parle de l’amour de l’ordre
actuel de l’univers. Est-ce qu’il y a d’autres passages de l’œuvre de Lonergan
qui vous sont chers de cette façon ?
J’ai intitulé l’introduction à la pensée de
Lonergan, que j’ai rédigée pour ma communauté, « En amour avec
l’univers » (In love with the universe). Je paraphrasais ainsi le passage
dont vous parlez. J’ai développé ce thème dans mon texte.
Mes autres passages et expressions favoris
concernent les intérêts dont j’ai déjà parlé. Par exemple, je relie à la vie
sacramentelle ce passage de L’insight : « un opérateur
correspondant qui maintient profondément, puissamment, nos intégrations
sensibles ouvertes aux transformations ». Ces considérations se prêtent à
une réflexion inépuisable.
Quant à mes chapitres favoris : je donne
encore aux personnes qui manifestent le désir de s’initier à la pensée de
Lonergan le petit texte « La structure de la connaissance ». Le
chapitre de L’insight sur le sens commun constitue aussi une bonne
entrée en matière. C’est le texte que Charlotte Tansey recommandait aux
étudiants de l’Institut Thomas More cherchant un premier contact avec l’œuvre
de Lonergan. La conférence intitulée « The Redemption » m’a marquée,
de même que « Le sujet ». Et j’aime beaucoup la dernière entrevue
publiée dans Caring about Meaning.
Quel est selon vous l’avenir de
la pensée de Lonergan?
Devant cette question, je pense aux travaux de
Frederick Crowe, Philip McShane, Robert Doran, Matthew Lamb. Je n’ai pas les perspectives que ces auteurs
peuvent avoir – des perspectives touchant les périodes axiales et post-axiales. Mes
réflexions sur l’avenir de la pensée de Lonergan s’alignent sur une observation que raconte Ben Meyer. (Au sujet
de l’ouvrage de Meyer, The Aims of Jesus, j’ai entendu Lonergan
dire : voilà ce que j’appelle « faire de l’histoire »). Ben
racontait une conversation concernant Lonergan où une personne disait d’ Insight :
« c’est un grand livre ». Ce à quoi son interlocuteur
rétorquait : « Ou bien c’est un grand livre, ou bien ce n’est rien du
tout ». Pourquoi est-ce que je voudrais faire perdre leur temps à mes
soeurs contemplatives en leur présentant un ouvrage qui n’est pas un grand
livre?
Détroit, le 15 octobre 2002
Ces entrevues
ont été publiées à l=Institut Thomas
More sous le titre Caring about Meaning.
De fait, c=est une lettre du P. Louis Roy. o.p., alors aux études en
Angleterre, qui a persuadé le P. Lonergan de nous accorder ces entrevues.
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