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Oeuvres de Lonergan |
Conférence donnée à Montréal, le 13 mai 1975,
Créativité, guérison et histoire Le sujet quon ma confié se lit comme suit : créativité, guérison et histoire. Quest-ce que ce titre signifie exactement ou encore quest-ce quil pourrait signifier ? Ce nest pas évident à première vue. Aussi une première clarification simpose. Il est question de créativité et de guérison en relation avec lhistoire. Mais comme aucun domaine particulier de lhistoire nest spécifié et quaucun peuple ou pays nest mentionné, nous navons pas à nous cantonner dans lhistoire religieuse, culturelle, sociale, politique, économique ou technologique, ni dans celle des Babyloniens ou des Égyptiens, des Grecs ou des Romains, des Asiatiques ou des Africains, des Européens ou des Américains. Il sagit plutôt, semble-t-il, de créativité et de guérison dans les affaires humaines. Car celles-ci sont la substance même de lhistoire et, considérées dans un contexte assez large où leur importance se manifeste par la relative durée de leurs effets, elles ont droit à lattention de lhistorien. En donnant à lhistoire ce sens général daffaires humaines, nous pouvons plus facilement nous faire une première idée de ce qui signifient les deux autres termes de notre titre : créativité et guérison. Pour nous y aider, nous avons en main un texte de Sir Karl Popper, intitulé : « The History of our Time: An Optimists View »1. Il y confronte deux explications différentes du mal dans le monde. La première, quil attribue à maints hommes déglise, bien sincères, ainsi quau philosophe rationaliste Bertrand Russell, consiste en ceci : notre développement moral tire de larrière par rapport à notre développement intellectuel. Il écrit : Daprès Russell, nous sommes devenus très intelligents, et même trop intelligents. Nous pouvons fabriquer des tas de merveilleux gadgets, comme la télévision, les fusées ultra-rapides et la bombe atomique ou thermo-nucléaire si vous préférez. Mais nous navons pas réussi à atteindre la maturité politique et morale qui seule nous permettrait dorienter et de contrôler avec prudence lutilisation de nos immenses capacités intellectuelles. Voilà pourquoi nous nous trouvons maintenant en danger de mort. Et notre misérable orgueil national nous a empêchés de former, à temps, un gouvernement mondial. Sir Karl Popper, au contraire, serait porté à dire que nous sommes bons, peut-être un peu trop bons, mais que nous sommes également un peu stupides et que cest ce mélange de bonté et de stupidité qui est à la racine de nos maux. Sir Karl, qui sinclut lui-même, avoue-t-il, parmi ceux quil considère un peu stupides, présente ainsi son point de vue : Les grands maux de notre temps et je ne nie pas que nous vivions en des temps troublés ne dépendent pas de notre méchanceté mais, au contraire, de notre enthousiasme moral souvent mal orienté, de notre désir anxieux daméliorer le monde dans lequel nous vivons. Nos guerres sont foncièrement des guerres religieuses, où saffrontent des théories opposées concernant la meilleure façon de construire un monde meilleur. Et si notre enthousiasme moral est souvent mal orienté, cest que nous ne nous rendons pas compte que nos principes moraux, sûrement simplistes, sont souvent difficilement applicables aux situations humaines et politiques si complexes où, par ailleurs, nous nous sentons obligés de les appliquer3. Et Sir Karl donne quelques exemples pour appuyer son affirmation. Il admet la méchanceté dHitler et de Staline et reconnaît quils ont fait appel à toutes sortes despoirs et de peurs, de préjugés et denvies, et même à la haine. Mais il maintient quils ont surtout fait appel à une sorte de moralité : ils avaient un message et ils ont demandé des sacrifices. Sir Karl trouve regrettable quun appel à la moralité puisse être mal employé. Mais, pour lui, en fait, les grands dictateurs ont toujours essayé de convaincre leur peuple dune chose : ils connaissaient le chemin dune moralité supérieure. Certains seront daccord avec Lord Russell, et dautres avec Sir Karl. À vrai dire, on peut facilement donner son accord aux deux car, dans la tradition chrétienne, lobscurcissement de lintelligence et laffaiblissement de la volonté font tous deux partie des effets du péché originel. Mais quelle que soit lopinion de chacun, il reste quil y a tout un monde entre le diagnostic dune maladie et la proposition dun remède. Que lon insiste, avec Lord Russell, sur la conjonction intelligence/méchanceté ou, avec Sir Karl, sur la bonté/stupidité, nous nen sommes toujours quau diagnostic. Et quand on parle de créativité et de guérison, il sagit plutôt de lignes de conduite positives. Aussi cest vers cet aspect plus positif de la question que nous allons maintenant nous tourner. Cette créativité dont nous parlons nest pas une création à partir de rien. Une telle création relève de Dieu seul. La créativité humaine est dun autre ordre; en fait, malgré les apparences, elle ne produit pas quelque chose à partir de rien. Le psychologue et philosophe américain William James a décrit en trois étapes la carrière dune théorie : tout dabord « ... elle est attaquée comme absurde; puis elle est admise comme vraie, mais dune vérité évidente et insignifiante; finalement elle devient si importante que ses adversaires prétendent en avoir fait eux-mêmes la découverte »4. Cest ce que jappelle une théorie créatrice. Jaimerais vous montrer ce besoin de créativité humaine à partir de la situation économique contemporaine. Lan dernier paraissait un gros volume de Richard Barnet et Ronald Müller intitulé Global Reach, ayant pour sous-titre : Le pouvoir des compagnies multinationales5. Ses treize chapitres se divisent en trois parties. La première présente les buts des compagnies multinationales : elles veulent diriger le monde, parce quelles sont capables de le faire, alors que nos gouvernements nationaux ne sont pas équipés pour une telle tâche. La deuxième partie précise les conséquences de laction des multinationales dans les pays sous-développés : à cause delles, la situation de ces pays sest détériorée encore plus et de façon plus désespérante. Dans la troisième partie, les auteurs se demandent quelles sont, aux États-Unis, les conséquences de laction des multinationales, pour la plupart dailleurs américaines; leur réponse : elles agissent aux États-Unis de la même façon quelles agissent dans les pays sous-développés et, à long terme, les effets y seront les mêmes que dans le reste du monde. Mais alors, si ces compagnies multinationales sont en train de préparer un désastre mondial, pourquoi les laisse-t-on faire ? Le problème, cest quil ny a rien de vraiment neuf dans le comportement des multinationales. Elles visent au profit maximum, comme toutes les entreprises économiques, depuis la prise en charge de plus en plus complète de nos affaires par les révolutions commerciale, industrielle et financière. Pas de profit, et cest la faillite; pas de maximisation des profits, et la capacité de rendement plafonne6. Tout ce que font les multinationales, cest de maximiser leur profit non pas au niveau dune ville, dune région ou même dun pays, mais à léchelle mondiale. Elles achètent la force de travail et les matières premières dans les pays où le coût en est le plus bas. Comme leur crédit ne peut être mis en doute, elles peuvent se procurer tout largent quelles veulent dans nimporte quelle banque ou marché monétaire capable den fournir. En termes de marché, elles ont accès à un réseau mondial et, pour leur faire concurrence, il faudrait dabord se bâtir un réseau de débouchés aussi étendu. Les compagnies multinationales sont des entreprises toujours en mouvement; leur croissance et leur expansion sont continues. Elles reposent sur les principes mêmes qui, lentement mais sûrement, pendant des siècles, ont façonné notre technologie et notre économie, notre société et notre culture, nos idéaux et nos pratiques. Mais ces principes, acceptés depuis longtemps, sont inadéquats : ils reposent eux-mêmes sur des erreurs fondamentales. Daprès Barnet et Muller, leur application rigoureuse à une grande échelle ne peut nous conduire quau désastre. Mais, comme ladmettent les deux auteurs : « Le nouveau système dont nous avons besoin pour notre survie collective nexiste pas »7. Quand notre survie même requiert un système qui nexiste pas, alors il est clair que nous avons besoin de créativité. Même sil faut souvent plusieurs désastres pour convaincre les gens du besoin de créativité, il reste que le long et difficile chemin du progrès, cest le processus créateur lui-même. Après coup, ce processus pourra ressembler à une grande stratégie qui sest déployée en une série détapes ordonnées et cumulatives. Mais les rétrospectives ont toujours lavantage de connaître davance les réponses, alors que la tâche créatrice, cest toujours de trouver ces réponses. Cela ne peut se faire sans insights, non pas un seul mais plusieurs, non pas isolés mais combinés, des insights qui se complètent et se corrigent entre eux, qui influencent les politiques et les plans daction et dont les résultats concrets montrent les insuffisances, ce qui donne naissance à de nouveaux insights correcteurs et à des politiques et plans daction révisés, le tout aboutissant peu à peu à un système global et équilibré, qui fonctionne tout doucement. Et cest de ce système quon avait besoin au point de départ; mais à ce moment-là on ne le connaissait pas. Il ny a rien de mystérieux dans ce processus créateur. Dans son livre : The Economy of Cities8, Jane Jacobs la décrit comme la découverte répétée de nouvelles utilisations des ressources existantes. Arnold Toynbee, dans le chapitre : « Challenge and Response » de son ouvrage: A Study of History, en a fait une admirable présentation : le jaillissement de nouveaux insights prend sa source dans une minorité créatrice, et le succès de leurs applications lui gagne le soutien des masses9. Je viens de parler dinsights et jaimerais préciser ce quil ne faut pas entendre par ce terme. Un insight, cest plus quun slogan; et laccumulation croissante dinsights, cest beaucoup plus quune campagne de publicité. Un processus créateur, cest un processus dapprentissage : il sagit dapprendre ce qui, jusque-là, nétait pas connu. Cest tout le contraire du sommeil mental produit par les contes et enfantillages qui interrompent constamment les programmes de télévision dans notre pays et dans la grande république voisine. Il faut bien distinguer entre insight et concept. Les concepts sont ambigus. Même sils sont heuristiques, ils ne font quindiquer sans les spécifier des possibilités aussi désirables soient-elles comme la justice, la liberté, légalité, la paix qui demeurent de vagues notions ne nous révélant pas comment les possibilités pourraient se réaliser et ce que leur réalisation concrète implique. Et sils sont spécifiques, ils sont alors définis, délimités, fermés et abstraits. Comme les livres de théologie morale, ils peuvent nous énumérer tous les maux à éviter pour finalement nous dire dinutiles généralités sur le bien à accomplir. Alors que le bien nest jamais abstrait: il est toujours concret10. Dans tout ce processus cumulatif dinsights, le plus important à comprendre, cest que chaque insight est en rapport au concret et que le processus cumulatif est orienté vers une vision de plus en plus complète et adéquate. Si on additionne des abstractions, on nobtient rien de plus quune somme dabstractions ; mais si on additionne des insights on en arrive à une maîtrise de toutes les possibilités et complications dune situation concrète. Le processus créateur aboutit à un système, mais ce système est dynamique; il na rien dun système statique qui, une fois développé, se figerait à tout jamais. Cest ce qui arrive lorsque sarrête le jaillissement de nouveaux insights et quaucune réponse némerge face aux défis toujours présents : la minorité créatrice devient alors une minorité dominante et lardeur des masses, qui se réjouissaient au temps des réussites, devient la hargne dun prolétariat interne frustré et dégoûté qui découvre que, dans ce pays où tout allait pour le mieux, ça va maintenant de plus en plus mal. Ce désenchantement, pour parler comme Toynbee, met fin à la genèse dune civilisation; il annonce dabord ses ruptures et éventuellement sa désintégration. Mais, demandera-t-on, pourquoi les insights nouveaux cessent-ils de jaillir ? Si les défis sont toujours là, quest-ce qui empêche lémergence des réponses ? Et pourquoi une minorité qui était créatrice cesse-t-elle de lêtre pour devenir seulement dominante? À ces questions, on peut apporter plusieurs réponses intermédiaires qui tiennent compte de la variété et du grand nombre de circonstances entourant le déclin dune civilisation. Mais finalement la réponse se trouve dans les limites intrinsèques à tout insight. La mise en application des insights implique que les gens aient lesprit ouvert. Même si les problèmes sont clairs et les insights pour les résoudre disponibles, ils ne pourront pas être compris et mis en application par des esprits déviés. Et ces déviations sont nombreuses. Il y a celle du névrosé qui lamène à fuir linsight dont il a justement besoin, comme le voit bien son analyste. Il y a celle de légoïste qui ne sintéresse quaux insights lhabilitant à mieux exploiter les situations nouvelles à son propre avantage. Il y a aussi légoïsme du groupe qui ne voit pas que sa fonction nest plus utile et qui saccroche au pouvoir par toutes sortes de manoeuvres qui, dune façon ou de lautre, bloquent le développement et empêchent le progrès. Il y a enfin la déviation générale propre à tous les hommes de sens commun qui simaginent que leur unique talent, leur bon sens, leur donne une compétence universelle : ils mettent de lavant des manières de faire qui ne marchent plus, ils pensent que la seule façon dagir, cest de sagiter nimporte comment et ils rejettent toute approche rationnelle face aux actions à entreprendre, ny voyant quidées en lair et vain verbiage11. Et non seulement faut-il tenir compte de cette quadruple exclusion des insights nouveaux par la névrose, par légoïsme individuel, par légoïsme collectif pire que le premier et par les illusions du prétentieux sens commun, mais en plus il faut considérer les effets de toutes ces déviations sur lensemble du processus de croissance. Dans ce processus de croissance, de progrès, les situations provoquent des insights doù vont naître des politiques et des projets qui transformeront la situation initiale ; et cette transformation de la situation amène de nouveaux insights qui corrigent et complètent les insuffisances des insights antérieurs. Ainsi, à travers ces transformations successives dune situation initiale, qui rassemblent de façon cohérente et cumulative tous les insights advenus en cours de route, la roue du progrès continue davancer. Mais, quand ce processus est faussé par les déviations, cette roue du progrès devient une roue du déclin. Loin de devenir le produit cumulatif de insights cohérents et complémentaires, la situation se transforme en dépotoir où sentassent tous les produits inconsistants et disparates de toutes les déviations dues à légocentrisme et à la myopie des individus et des groupes. En fin de compte, à mesure que la situation deviendra objectivement un dépotoir, lintelligence humaine pourra de moins en moins en dégager autre chose quun catalogue des aberrations et folies du passé. De même quun diagnostic de cancer terminal élimine toute perspective de guérison, ainsi un dépotoir social est-il la fin de tout insight fécond et du développement cumulatif qui en résulte. Jai parlé de la créativité, en relation avec lhistoire, et de son destin. Mais, étant donné mon sujet, jaimerais dire aussi quelques mots sur la guérison. Dans A Study of History, Toynbee ne consacre en fait que les six premiers volumes à la genèse et au déclin des civilisations. Dans les volumes 7 à 10, un nouveau facteur émerge : les frustrations et les dégoûts du prolétariat interne donnent naissance aux grandes religions et à un nouveau style de développement humain. Le développement humain peut se faire de deux façons, bien différentes lune de lautre. Il peut se faire de bas en haut: de lexpérience à une compréhension plus grande, dune compréhension plus grande à un jugement équilibré, dun jugement équilibré à des lignes daction fécondes, et des lignes daction fécondes à de nouvelles situations qui amènent une plus grande compréhension, des jugements plus profonds et des lignes daction plus riches. Mais le développement humain peut aussi se faire de haut en bas, grâce aux transformations que produit lavènement de lamour : lamour familial; lamour humain pour ceux de sa tribu, de sa ville, de son pays, de lhumanité; lamour divin qui guide lhomme dans lunivers et sexprime à travers le culte. Là où la haine ne voit que du mal, lamour révèle des valeurs ; et il demande un engagement immédiat, vécu avec joie, quel que soit le sacrifice impliqué. Là où la haine renforce les déviations, lamour les dissout, quelles soient liées à nos motivations inconscientes, à notre égoïsme individuel ou collectif, ou aux illusions de notre sens commun myope. Là où la haine tourne en rond en des cercles vicieux de plus en plus étroits, lamour brise les chaînes des déterminismes psychologiques et sociaux, avec la conviction de la foi et la puissance de lespérance. Ce que jai attribué à lamour et refusé à la haine, il faut aussi le refuser à tout mélange ambigu et trompeur damour et de haine. À défaut dautres voies, notre expérience au moins nous a appris que les déclarations de zèle pour le salut éternel des âmes ne justifient pas la persécution des hérétiques comme moyen de réconciliation. Au contraire, les persécutions provoquent des hostilités encore plus fortes et, à la limite, des guerres de religion. De telles guerres nont pas aidé à la défense de la religion; elles ont donné du poids au sécularisme qui considère les religions révélées ou bien, dans le monde anglophone, comme une affaire strictement privée, ou bien, en Europe continentale, comme un mal. Mais, si le sécularisme a réussi à faire de la religion un facteur marginal dans les affaires humaines, il na cependant pas réussi à inventer un vaccin ou à fournir quelque antidote contre la haine. Le sécularisme est une philosophie; aussi, autant que la religion, il peut se réclamer dabsolus qui lui sont propres ; et en leur nom, la haine peut se déplacer des groupes religieux aux classes sociales. Ainsi, les professions de tolérance du Siècle des Lumières nont pas sauvé de la guillotine la noblesse féodale française ; et en Russie lhistoire marxiste en marche a su veiller à la liquidation non seulement de la bourgeoisie mais aussi des Romanovs, des propriétaires terriens et des Koulaks12. De même que la guérison ne peut sallier à la haine, elle ne peut non plus sacoquiner au matérialisme. Alors que le guérisseur est essentiellement un réformateur et quil compte, dabord et avant tout, sur ce quil y a de meilleur en lhomme, le matérialiste se condamne, par ses propres principes, à nêtre rien de plus quun manipulateur. Il appliquera aux êtres humains la méthode du bâton et de la carotte, celle que prône, sous le nom de renforcement, le behavioriste B.F. Skinner de Harvard. Avec Marx, il affirmera que les attitudes culturelles sont un sous-produit des conditions matérielles ; aussi, à ceux qui sont soumis au pouvoir communiste, il fournira ces conditions de leur salut: la fermeture des frontières, un endoctrinement clair et vigoureux, le contrôle des media dinformation, la vigilance de la police secrète et la terrible menace des camps de travail. Alors que les chrétiens donnent à la grâce de Dieu le rôle principal pour toucher le coeur des hommes et éclairer leur esprit, il semble que le vrai croyant en lévangile selon Marx doive être plongé dans des conditions de vie prolétariennes : seules ces conditions matérielles pourront produire en lui la justesse de pensée et de sentiment propre à une conscience de classe prolétarienne13. La guérison, donc, ne doit pas être confondue avec la domination et la manipulation auxquelles en est réduit le matérialiste réformateur de par ses propres principes. Elle doit se garder de la haine religieuse des sectes hérétiques et de la haine philosophique des classes sociales14. Mais, en plus de ces exigences, intrinsèques à la nature même de la guérison, il y a aussi une exigence qui lui est extrinsèque: elle doit aller de pair avec un processus créateur. De même que celui-ci, si la guérison ne laccompagne pas, est faussé et corrompu par les déviations, de même le processus de guérison, si la créativité ne laccompagne pas, nest quune âme sans corps. Le christianisme sest développé et répandu dans les frontières du Haut-Empire romain. Il possédait une puissance spirituelle capable de guérir les maladies de cet empire. Mais cette force spirituelle nétait pas accompagnée de son complément naturel, la créativité. Alors quun véritable développement comporte deux vecteurs : lun, de haut en bas, la guérison, et lautre de bas en haut, la créativité. Aussi, quand vint le déclin et la désintégration de lEmpire romain, lÉglise certes a continué de vivre mais elle a vécu dans un monde non civilisé, dans une époque sombre et barbare où, comme le rapporte un contemporain, les hommes sentre dévoraient comme les poissons dans la mer15. Si nous voulons échapper à un pareil sort, il nous faut tenir à ce que deux exigences soient remplies : la première concerne les théoriciens de léconomie et la deuxième ceux de la morale. Aux théoriciens de léconomie, il nous faut demander, en plus de toute autre forme danalyse qui leur semble indiquée, un type danalyse nouveau et spécifique qui montrerait en quoi les préceptes moraux ont un fondement dans le processus économique lui-même et par conséquent comment ils pourraient effectivement sy appliquer. Aux théoriciens de la morale, il nous faut demander, en plus de leurs autres formes de sagesse et de prudence, des préceptes spécifiquement économiques qui émaneraient du processus économique lui-même et qui favoriseraient son bon fonctionnement. Pour le dire de façon négative, si les physiciens peuvent réfléchir en se fondant sur lindétermination, alors les économistes peuvent réfléchir en se fondant sur la liberté et reconnaître la pertinence de la moralité. Quand le système dont nous avons besoin pour notre survie collective nexiste pas, il est futile de détruire ce qui existe dans lignorance tranquille de notre vraie tâche, celle de bâtir un système économique qui soit techniquement viable et qui puisse remplacer lancien16. Mon projet est-il utopique ? Il fait simplement appel à la créativité et à une théorie interdisciplinaire qui, tout dabord, sera dénoncée comme absurde, puis sera admise comme vraie, mais dune vérité évidente et insignifiante, et enfin, peut-être, deviendra si importante que ses adversaires prétendront en avoir fait eux-mêmes la découverte... 1 K. Popper, Conjectures and Refutations. The Growth of Scientific Knowledge, New York, Harper Torchbooks, 1968. 4 W. James, Pragmatism, Londres, Longmans, 1912, p. 198. Cité par L. Mink dans Mind. History, and Dialectic. The Philosophy of R.G. Collingwood, Bloomington, Londres, Indiana University Press, 1969, p. 255. 5 Richard Barnet et Ronald Müller, Global Reach. The Power of Multinational Corporations, New York, Simon and Schuster, 1974. 6 Là où, évidemment, lincompétence signifie, par définition, de ne pas réussir à maximiser le profit. 7 Barnet et Müller, Global Reach, p. 385. 8 J. Jacobs, The Economy of Cities, New York, Random House, Vintage Books, 1970. 9 Pour une liste incomplète des critiques de louvrage de A. Toynbee, A Study of History, 12 vol., Londres, 1948-1961, voir le volume XII: Reconsiderations, p. 680-690. A la lumière de ces « reconsidérations », les critiques impressionnent beaucoup moins. (Labrégé des six premiers volumes, réalisé par D.C. Somervell, a été traduit en français : Lhistoire, Paris, 1951. Le chapitre cité sintitule : « Défi et riposte » N.d.t.). 10 Comme le disent les scolastiques : Bonum ex integra causa : malum ex quocumque defectu (une action est bonne lorsquelle est bonne à tous égards; une action est mauvaise lorsquelle accuse une lacune sous un aspect quelconque). 11 Jai présenté beaucoup plus longuement les déviations dans Linsight, p. 209-222, 238-261, 703 et 710. Dans la tradition hégélo-marxiste, la déviation est traitée de biais sous le nom daliénation. 12 Voir la pénétrante analyse de Christopher Dawson : « Karl Marx and the Dialectic of History » dans The Dynamics of World History, édité par J.J. Mulloy, Londres, Sheed & Ward, 1957, p. 354-365. Ce chapitre a dabord paru dans C. Dawson, Religion and the Modern State, Londres, Sheed & Ward, 1935. 13 Pour Marx, la moralité est relative à la classe sociale. Comme Dawson le dit de manière tranchante : « Il semble donc que la seule véritable immoralité, cest de trahir les intérêts de sa propre classe; par conséquent un homme comme Karl Marx lui-même, ou F. Engels, qui ont servi les intérêts dune autre classe, même si cest la classe de lavenir, ne sont pas des héros mais des apostats et des traîtres. Marx est devenu un mauvais bourgeois mais il ne pourra jamais devenir un bon prolétaire, à moins quil sintègre économiquement et sociologiquement dans le prolétariat ». Ibid., p. 362-363. 14 Évidemment, même si le racisme et le nationalisme sont pré-philosophiques, ils peuvent être vus comme des absolus et produire beaucoup de haine. 15 Lonergan évoque peut-être la plainte suivante dun clerc du 10e siècle : « Les villes sont dépeuplées, les monastères ruinés et brûlés, le pays réduit à la solitude... À linstar des premiers humains sans foi ni loi, qui ne connaissaient pas la crainte de Dieu et se livraient à leurs passions, chaque être humain agit maintenant comme il lui plait, méprisant les lois humaines et les lois divines et les commandements de lÉglise. Les forts oppriment les faibles; partout dans le monde les pauvres sont victimes de violence et les biens de lÉglise sont pillés... Les hommes se dévorent entre eux comme les poissons dans locéan ». Stephen Neill, The History of Christian Missions, Penguin History of the Church, vol. 6, sous la direction de Owen Chadwick, Londres, New York, Penguin Books, 1986, p. 84. 16 Les préceptes moraux qui ne sont pas techniquement spécifiques finissent par être tout à fait inefficaces, comme le montre Christian Duquoc dans Ambiguïtés des théologies de la sécularisation : essai critique, Gembloux, 1972. Voir aussi ses remarques sur le livre de Harvey Cox, The Secular City, à la page 67 et celles des p. 103-112 et 113-128 sur la Constitution Pastorale Gaudium et Spes du Concile Vatican II.
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