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Cours à l'Institut Thomas More |
Transcription et adaptation des douze dialogues sur l'appropriation de soi
1 On ne voit que ce qu'on regarde Conscience et attention Le mot « conscience » dont nous parlons ici est, non pas la conscience morale, mais la conscience psychologique.
Lonergan distingue nettement la conscience et l'attention.
La conscience vient donc automatiquement avec les actions, les états et les tendances que nous venons de mentionner.
L'attention est un niveau élevé de conscience.
La conscience fait l'objet d'une immense littérature où elle reçoit de nombreuses définitions.
La distinction de Lonergan entre l'attention et la conscience n'est pas toujours observée
Nous avons donc deux niveaux qui se concrétisent dans la vie de tous les jours
Pour illustrer les niveaux d'expérience, citons un extrait d'un livre de Mark Morelli, Self-Possession : Moi, les corneilles et les boules de billards
2 Attention et intérêt Quand je regarde à l'extérieur, j'enregistre des images. Comme les animaux. Mais il y a une grande différence entre l'être humain et l'animal, d'une part, et, d'autre part, une caméra de surveillance.
Vous étiez conscient de certaines choses, mais inattentif à certaines autres.
Ce qui m'intéresse, ce qui vous intéresse est plutôt subjectif.
Même si c'est un monde que nous partageons avec d'autres, il y a là une dimension subjective.
Exemples de « qualia »
Lonergan ne parle pas des qualia
Ce que Lonergan appelle le désir de comprendre
Beaucoup de gens ne se contentent pas de voir.
Mais si l'objet devant une personne est « objectif », pour ainsi dire, l'intérêt qu'il suscite est subjectif.
Il y a là manifestement un désir de dépasser la simple vision, mais ce désir varie selon les individus
Les qualia nous font sortir du monde matériel
3 De l'étonnement à la compréhension Deux modes d'intelligence La conscience, l'attention, l'intérêt mènent au questionnement, qui est le seuil de la démarche de compréhension.
L'existence du savon est le résultat d'un acte de compréhension.
Mais que veut dire au juste : comprendre?
Ceux qui partent des concepts raisonnent à partir d'idées toutes faites.
Parlons donc de l'insight.
L'insight se produit à l'intérieur.
Lonergan dit que l'insight pivote entre le concret et l'abstrait
La compréhension mène à la connaissance du réel. Mais pour certains la connaissance du réel ignore l'insight!
4 Ce que la compréhension ajoute « L'enrichissement » Nous avons dit que l'insight produisait une idée, qui devenait un concept. Nous avons dit que l'insight faisait pivoter le sujet du concret vers l'abstrait. De cette façon, l'insight est un acquis. Nous avons une explication d'un phénomène qui est valable pour d'autres phénomènes identiques. Quand nous apprenons une matière, une langue par exemple ou un domaine comme la chimie, nous progressons en accumulant des insights. Helen Keller a compris une fois pour toutes le langage des signes tracés dans la main. Mais certains diront que l'idée abstraite nous coupe de l'expérience sensible, du concret. Il semble y avoir là un appauvrissement. Il y a un éloignement du sensible. Si vous expliquez ce qui cause les changements de couleurs des arbres en automne, vous prenez une certaine distance par rapport à une promenade en forêt en automne, sous de grands érables aux feuilles jaunes et rouges baignées de soleil. Mais votre explication enrichit la qualité de l'expérience. Si vous comprenez le principe de la chlorophylle et du raccourcissement des heures d'ensoleillement, vous avez non seulement un beau spectacle, mais la compréhension du phénomène. Même chose devant le portail d'une grande église. Par exemple la basilique de Vézelay. Les sculptures dans la pierre et l'effet du portail à l'entrée de la basilique prennent une autre dimension si vous comprenez grâce à un guide le sens de la scène représentée, l'identité des personnages, etc. Ce niveau pour Lonergan est essentiel. Là-dessus il s'oppose à d'autres théories de la connaissance. David Hume, dans son Traité de la nature humaine, dit que « toutes les perceptions humaines se ramènent à deux espèces distinctes », soit les impressions et les idées. Les impressions sont les sensations, passions et émotions telles qu'elles se présentent d'abord à l'âme. Les idées, ce sont les images affaiblies des impressions dans la pensée et le raisonnement. Hume a vécu au 18e siècle, mais sa pensée est toujours très actuelle chez les théoriciens de la conscience et de la connaissance. Cette pensée a des implications importantes. Hume est le chef de file de l'empirisme. « Pour lui, notre connaissance consiste en impressions sensorielles reliées entre elles par l'habitude » (Lonergan, La compréhension et l'être). Dans le même ouvrage, Lonergan affirme que chez Hume « la connaissance est décrite comme un faisceau d'impressions sensibles liées par de simples habitudes et croyances ». Pour certains courants de pensée, dont Hume est un représentant, la connaissance de la réalité se situe au niveau des impressions sensibles. Ce que l'acte de compréhension, l'insight, ajoute au monde sensible, c'est ce que Lonergan appelle la signification (meaning). L'insight est un acte de signification. Il nous donne accès à un monde constitué par la signification. Le mouvement de l'insight qui nous fait pivoter du concret vers l'abstrait nous permet de saisir l'essentiel et de négliger l'accessoire, de séparer ce qui est important de ce qui est insignifiant. Par exemple, quand vous saisissez le principe de la coloration des feuilles des arbres à l'automne, vous n'avez pas à vous occuper des différentes sortes d'arbres feuillus. Vous généralisez autrement dit. La transformation du feuillage s'opère autant pour les érables que les chênes, et ainsi de suite. Vous oubliez les différentes sortes d'arbres feuillus. Vous pouvez continuer de contempler la forêt qui devient multicolore. Vous ne perdez pas la beauté du paysage. Mais vous y ajoutez une dimension, puisque la transformation devient intelligible. Vous avez les données sensibles plus l'intelligibilité. L'intelligibilité, c'est quoi au juste? Une corrélation par exemple. Une corrélation entre les changements qui surviennent en septembre-octobre en fait de luminosité et de température et les changements que subissent les feuilles des arbres. L'intelligibilité ce peut être une loi physique, une cause, la solution d'un problème. Un phénomène devient compréhensible. L'intelligibilité est saisie dans les données sensibles. Ça c'est l'aspect essentiel de l'abstraction. Il ne s'agit pas d'un concept appliqué artificiellement à un phénomène. Il s'agit d'une découverte dans les données sensibles du phénomène. Prenons un exemple archi-simple. Un casse-tête. Vous cherchez une pièce qui doit avoir telle couleur, et comporter une partie de l'image déjà à moitié composée. Et vous saisissez le lien entre la forme, la couleur, le dessin d'une pièce particulière et les caractéristiques de l'espace vacant sur le casse-tête. Ou encore une blague. Au cours d'une conversation entre amis, l'un d'eux fait un jeu de mots. Certains saisissent la relation inattendue et s'éclatent de rire. D'autres, qui ont bien entendu la remarque, ne saisissent pas tout de suite la drôlerie. Ceux qui rient ont saisi le sens du jeu de mots. Nous avons souvent l'expérience de la saisie du sens d'une blague ou de la découverte du morceau de casse-tête qui manquait. Mais nous reviendrons sur le sens apporté par l'insight, en contraste notamment avec les théories de Wittgenstein sur le langage qui a du sens et le langage qui n'a pas de sens (ou les objets sur lesquels il vaudrait mieux garder le silence).
5 L'intersubjectivité « La pensée des autres » Nous avons jusqu'ici examiné la vie de l'esprit sur un plan individuel. Nous avons parlé de la conscience et de l'attention, de l'attention et de l'intérêt, du désir de comprendre et de l'insight, puis d'un fruit de la compréhension qui est l'enrichissement de l'abstraction. Mais Lonergan s'intéresse à la vie de l'esprit sur le plan collectif également. Lonergan consacre deux chapitres de L'insight au sens commun, qui est si on veut l'intelligence pratique collective. Alva Noë, dans un livre important, Out of Our Heads, propose une vision originale de la conscience. Il se penche entre autres sur une réalité capitale : les autres esprits autour de nous (Other Minds). Il souligne que nous ne connaissons pas vraiment les esprits des gens autour de nous. Leur comportement ne reflète pas vraiment ce qui se passe en eux (p. 26). Cette position est opposée bien sûr au behaviorisme. C'est ce que Lonergan appelle « l'intersubjectivité ». L'être humain évidemment vit dans une collectivité. Il gère le monde et satisfait ses besoins dans une collaboration pratique éclairée par un ordre, le sens commun. Le sens commun, il faut le préciser, est différent d'une collectivité à une autre. Lonergan écrit : « . l'être humain est un animal social, et le fondement primordial de la collectivité humaine n'est pas la découverte d'une idée, mais une intersubjectivité spontanée ». Il ajoute : « Même une fois advenue la civilisation, la collectivité intersubjective survit dans la famille avec son cercle de proches et son complément périphérique d'amis, dans ses coutumes et son folklore, dans son art et son artisanat fondamentaux, dans son langage, ses chants et ses danses, et, de façon très concrète, dans toute la psychologie et l'influence rayonnante des femmes ». Ce texte semble affirmer l'existence d'un esprit collectif. À notre époque, l'individualité est plus affirmée. Et l'individualité s'affirme dans une tension entre le système social et l'individu qui doit s'y soumettre. Lonergan parle d'une tension radicale entre la « spontanéité intersubjective et l'ordre social ». Par ailleurs, Lonergan souligne que le sens commun ne réside pas tout entier dans un seul esprit, et qu'il ne reconnaît pas ses limites. Le sens commun, c'est autre chose que le « gros bon sens ». Il faut se méfier ici de la parenté avec le « common sense » dont parlent certains politiciens. Le gros bon sens existe, bien sûr. Mais le sens commun dont parle Lonergan est un bagage d'insights de nature pratique. qu'il faut compléter par de nouveaux insights dans chaque situation particulière. Et le sens commun ne reconnaît pas ses limites. Le sens commun aborde toujours les choses par rapport à nous. L'exemple le plus courant est le langage qui parle du soleil qui se lève ou se couche. Le sens commun devrait reconnaître la science, qui envisage la relation des choses entre elles (des corrélations). Lonergan dit : « Le sens commun connaît, mais il ne sait pas ce qu'il connaît, il ne sait pas comment il connaît, et il ne sait pas corriger et combler ses propres lacunes ». Il arrive souvent, dans des situations qui exigent un recours à la science, que des influenceurs s'obstinent à présenter les choses dans la perspective du sens commun. La pensée collective n'est pas toujours bien éclairée autrement dit. C'est ce que Lonergan appelle « La dialectique de la vie en collectivité ». C'est un sujet très vaste. Ici il faut aborder notamment la question des « distorsions cognitives » (bias) et de la scotomisation. En gros, la scotomisation c'est le refus d'une question. comme un angle mort où nous refoulons les questions que nous ne voulons pas nous poser. Quand une personne refuse de se remettre en question, par exemple, même si elle sent qu'un comportement, notamment une forme de dépendance, lui cause du tort. Une distorsion cognitive peut être l'effet d'un préjugé tenace, ou de l'égoïsme, ou d'une idée toute faite chez des gens un peu dogmatiques, ou encore l'effet des intérêts personnels ou collectifs qui empêchent de réfléchir objectivement. Lonergan distingue notamment la distorsion cognitive individuelle (l'« égoïsme »), la distorsion cognitive collective, qui crée un aveuglement chez les membres d'un groupe, et la distorsion cognitive générale, que nous sommes tous portés à subir, parce que notre développement intellectuel est incomplet, et parce que, comme dit Lonergan, le sens commun « est incapable de s'analyser, incapable de constater qu'il constitue lui aussi un développement spécialisé de la connaissance humaine, incapable d'arriver à saisir qu'il présente un danger particulier : celui de prolonger son souci légitime du concret et de l'immédiatement pratique en un mépris des questions plus vastes, et en une indifférence envers les résultats à long terme ». Notre sujet aujourd'hui est « la pensée des autres ». Nous avons parlé du sens commun et des distorsions cognitives, mais il y a bien d'autres dimensions à explorer. En fait, la pensée des autres, c'est le monde constitué par des actes d'intelligence pratique, le monde constitué par la signification comme dit Lonergan. Nous naissons dans un monde qui a une histoire. Et nos parents, nos éducateurs, nous transmettent leur savoir. Lonergan parle du développement humain comme d'une paire de ciseaux. La lame inférieure est celle de nos propres expériences, de nos propres apprentissages. La lame supérieure est l'enseignement reçu, la culture, la civilisation. Et tout le monde de la communication. Oui. Lonergan souligne que l'enseignement ne consiste pas simplement à énoncer des éléments du savoir pour que les étudiants les assimilent. Le professeur s'adresse à des personnes qui ont chacune son propre horizon. Si le professeur ne rejoint pas cet horizon, la communication ne se fait pas. Dans Pour une méthode en théologie, Lonergan fait de la communication une fonction constituante de la théologie. Il ne s'agit pas simplement de transmission, ni même de vulgarisation. Il s'agit d'un travail créatif. Ici nous touchons à toute la question de l'altérité. Lonergan a beaucoup exploré la question du pluralisme. Pluralisme des cultures, des philosophies, des instances du sens commun. Il parle aussi du polymorphisme de la conscience, qu'il définit comme « les oppositions profondes et irréconciliables en matière de religion, de morale et de connaissance » (Pour une méthode, ch. 11). Tout le problème pour Lonergan revient à trouver la clef pour favoriser la collaboration humaine. Comment favoriser le progrès humain quand il y a autant de désaccords profonds? Lonergan propose sa fameuse « cosmopolis ». La cosmopolis, c'est la vision d'un monde où les gens collaboreraient au progrès de l'humanité. Pour cela, ils devraient corriger leurs distorsions cognitives personnelles ou collectives, dépasser leurs intérêts et viser ce que Lonergan appelle le « cycle long ». Trop souvent, dans nos démocraties, les décisions se prennent en fonctions d'un cycle court et bien sûr d'une foule d'intérêts particuliers. Il y a là une critique fondamentale de nos démocraties. La cosmopolis, c'est l'intelligence au pouvoir. Mais la cosmopolis est au-dessus de toute politique. Elle « a pour rôle d'activer les idées opportunes et fertiles qui autrement ne seraient pas opératives ». Lonergan souligne que la cosmopolis « est extrêmement pratique lorsqu'elle ignore ce qui est considéré comme réellement pratique. Elle ne perd pas son temps et ses énergies à condamner l'égoïsme individuel en révolte contre la société et déjà condamné par la société. Elle ne se laisse pas aiguillonner par l'égoïsme collectif, qui engendre bientôt les principes impliquant son renversement. Elle est cependant très déterminée à empêcher les groupes dominants de tromper l'humanité en rationalisant leurs péchés ». Elle « doit protéger l'avenir contre la rationalisation des abus et la création des mythes ». Tout un programme. La cosmopolis ne porte pas la marque de la facilité. Lonergan a cette remarque ironique : « Quiconque entend vendre des livres et des journaux, proposer des spectacles et des programmes d'éducation a avantage à ne pas se situer trop à contre-courant de la distorsion cognitive du sens commun, mais plutôt à s'en écarter légèrement sans l'affronter carrément ». L'espoir d'un progrès social. Lonergan souligne que « le sens commun tend à être profondément sain ». Il ajoute que « le refus de l'insight se trahit lui-même. Le Babel de notre époque est le produit cumulatif d'une série de refus de comprendre. Et l'analyse dialectique peut découvrir et révéler à la fois les refus du passé et les tactiques d'une résistance contemporaine à la lumière de l'intelligence ». C'est très intéressant, cette confiance dans la bonne santé du sens commun. Mais là il faut faire intervenir le jugement de réalité. Et l'exigence de la vérité.
6 L'exigence de la vérité « C'est bien trouvé, mais est-ce que c'est vrai? » Le pluralisme dans nos sociétés s'accompagne de la difficulté de dépasser les « distorsions cognitives » et les intérêts individuels et collectifs pour résoudre les problèmes qui empêchent les collectivités de progresser. Aujourd'hui, nous vivons à l'ère du soupçon. Partout, pour contrer les politiciens populistes entre autres, on voit dans les médias des chroniques de « vérification des faits ». D'une part, nous avons des influenceurs qui dénigrent les sources d'information en parlant de « fake news ». D'autre part, nous avons des philosophies dites « post-modernes » qui s'attaquent à la notion même de vérité. L'apparence de vérité ou la « véracité » (« Truthiness » - Joseph Heath, ou « truthfulness » - Bernard Williams) semble l'emporter sur l'exigence de la vérité. L'exigence de la vérité, la vérification des faits, se situe à un autre niveau que l'insight. Après un insight, nous avons une explication, une réponse intéressante, séduisante. Mais notre questionnement ne s'arrête pas là. Nous nous demandons : c'est bien trouvé, mais est-ce que c'est vrai? Lonergan dit : « . une idée brillante n'est pas forcément une idée juste ». C'est là que se manifeste l'esprit critique. Lonergan distingue la compréhension directe (l'insight) et la compréhension réflexive (qui est aussi un insight). La compréhension directe répond à une question du genre : « qu'est-ce que c'est? », « comment? », « pourquoi? », « à quelle fréquence? ». La compréhension réflexive répond à un autre niveau de questionnement : « En est-il bien ainsi? ». Plus simplement, nous pourrions demander : « Est-ce que c'est comme cela, oui ou non? » Pour répondre à ce genre de question, il faut chercher des éléments de preuve. Pour affirmer ou nier, par exemple, que le bruit que j'entends provient de la machine à laver en marche, j'arrête la machine et je vais voir. Je trouve un objet qui a été mis dans la machine par erreur avec le linge et j'ai la réponse à ma question. Il faut rassembler des éléments de preuve pour prononcer un jugement. Ça ressemble à un tribunal. Le jugement est prononcé après évaluation de la preuve. Si je dis : l'itinérance augmente à Montréal, vous pouvez me demander : Comment pouvez-vous affirmer qu'il y a augmentation du nombre de sans-abri? Ma réponse devra inclure des chiffres, des résultats d'enquête auprès des services de police, des refuges, des organismes communautaires, etc. Le jugement de réalité fait appel à une vérification (« faire vrai ») des faits. Dans l'insight direct, vous saisissez des relations, une intelligibilité dans des données, tout d'un coup. Dans l'insight réflexif, le processus est plus complexe. Si j'ai un jugement de réalité à poser, par exemple : y a-t-il eu une augmentation de l'itinérance à Montréal depuis cinq ans, le jugement « prospectif » sera « oui » ou « non ». Mais ce jugement est conditionné. Je peux dire oui si certaines conditions sont réunies. Sinon, ma réponse sera négative. Ici, les conditions seront une augmentation chiffrée des nuitées dans les refuges, des demandes de services aux organismes communautaires ou des noms recueillis dans les interventions policières. Si les conditions sont remplies, le jugement prospectif (« il y a eu une augmentation du nombre de sans-abri à Montréal depuis cinq ans ») est devenu un « inconditionné de fait ». Le jugement est une affirmation. Nous sommes sur un terrain plus solide qu'avec le simple insight direct. Mais attention! Lonergan distingue les insights vulnérables et les insights invulnérables. La différence tient au questionnement critique. S'il reste des questions qui n'ont pas été posées, l'insight est vulnérable. Lonergan présente une approche progressive, et même subjective de l'accès à la vérité. Aujourd'hui la notion de vérité est décriée par bien des penseurs. Prenons un exemple. Le philosophe Richard Rorty (Philosophy and the Mirror of Nature) soutient que la « valeur de vérité » des propositions tenues pour vraies reflète simplement une convention et non la réalité. Lonergan propose un « réalisme critique ». Que signifie cette expression? Réalisme, parce que la démarche cognitive passe constamment par l'expérience. Les insights qu'appellent les questions se fondent sur des données, sur des observations. Et l'exigence du questionnement appelle de nouveaux insights, tant que notre compréhension est vulnérable. Critique, parce que les insights sont remis en question, parce qu'il y a une exigence de vérification qui soupèse les éléments de preuve permettant de vérifier notre compréhension. Ainsi, chacun d'entre nous, pourrions-nous dire, détermine ce qui est réel et vrai. Mais ce passage de la subjectivité à l'objectivité se fait en fonction d'exigences qui en garantissent l'authenticité. Pour Lonergan, l'objectivité n'est pas le contraire de la subjectivité, mais le fruit d'une subjectivité authentique, c'est-à-dire d'une subjectivité qui se soumet aux exigences de son propre questionnement. Il y a là quelque chose de fascinant. La distinction entre les insights vulnérables et invulnérables, entre les insights corrects et erronés, se fait en fonction non pas d'un arbitre ou d'un mécanisme extérieur, mais d'exigences intérieures. Lonergan parle d'« une loi immanente et opérative au sein du processus cognitif ». Le sujet est fidèle à lui-même en se dépassant lui-même. Et dans ce processus d'apprentissage autocorrectif, le sujet distingue les faits des fausses nouvelles. Nous sommes bombardés de tellement de prétendus faits. Prenons un cas intéressant. Vous vous souvenez du fameux roman de Dan Brown, le Code Da Vinci. C'est un polar, si l'on veut, mais à saveur historique et même religieuse. Il y a des prétentions historiques dans ce livre. Dan Brown affirme qu'il s'appuie sur des faits réels, concernant l'Opus Dei et le Prieuré de Sion. Brown dit que Isaac Newton, Botticelli, Victor Hugo et Léonard de Vinci ont fait partie du Prieuré. Or, Frédéric Lenoir et Marie-France Etchegoin ont découvert (Code Da Vinci : L'enquête) que le fameux Prieuré a été créé le 25 juin 1956! Dan Brown aime bien puiser dans « l'imaginaire complotiste » comme disent les auteurs. Mais il a peut-être une excuse. Il se serait inspiré d'un faux document déposé à la Bibliothèque nationale de France par trois comparses, qui ont laissé croire que le parchemin avait été découvert dans une vieille église au 19e siècle. Les « révélations » diffusées par Brown ont créé tout un battage médiatique et inspiré des itinéraires touristiques. Dans ce cas-là, l'erreur de Brown tient à l'ignorance d'un subterfuge. Mais nous pouvons commettre des jugements erronés par manque de curiosité, par une sorte de paresse intellectuelle. Nous pouvons porter des jugements irréfléchis bien sûr. Des jugements trop rapides, influencés par nos intérêts. Il faut cultiver le questionnement en soi. Lonergan écrit : « La semence de la curiosité intellectuelle doit se développer jusqu'à ce que l'arbre qu'elle engendre présente une écorce rugueuse le protégeant des désirs et des craintes, des conations et des appétits, des besoins et des intérêts qui habitent le cour humain ». Ce développement se fait par l'acquisition graduelle d'insights dans un domaine. Plus nous comprenons de choses, plus nous nous nous posons de nouvelles questions qui nous font évoluer. « Ces insights se produisent dans un processus autocorrectif où les lacunes de chaque insight provoquent de nouvelles questions, ce qui donne lieu à des insights complémentaires ». Le processus d'apprentissage se déploie par l'accumulation de jugements corrects. Il faut bien comprendre que les jugements corrects qui composent mon savoir proviennent de deux sources : mes propres actes cognitifs et tout le savoir des autres. Il faut que j'exerce un jugement critique sur la justesse des jugements d'autrui, quand j'assimile le savoir d'autrui. Ce qui signifie : savoir discerner les distorsions cognitives, les préjugés, les limites des gens que j'écoute ou que je lis. La vie en société exige une collaboration, donc un minimum de confiance, mais aussi un minimum de méfiance. Il faut notamment savoir que le sens commun a des limites. Il a une portée pratique, mais il doit s'incliner devant la science quand il s'agit d'expliquer des phénomènes. Après l'insight direct qui permet de comprendre, et l'insight réflexif, celui du jugement, qui permet d'affirmer si ce que nous avons compris est vrai ou non, nous pourrions espérer être parvenus à la certitude. Ce n'est pas le cas. Nous devons reconnaître que notre connaissance est incomplète. Nous devons reconnaître que nos jugements sont le plus souvent probables et non certains. Lonergan écrit : « Le processus autocorrectif de l'apprentissage consiste, comme nous l'avons vu, en une séquence où les questions font surgir les insights, qui entraînent d'autres questions, suscitant d'autres insights, jusqu'à une limite où ne surgissent plus de nouvelles questions pertinentes. Lorsque nous avons dépassé nettement cette limite, les jugements sont de toute évidence certains. Lorsque nous sommes bien en deçà de cette limite, les jugements sont au mieux probables ».
7 Les repères de l'éthique (« Qui détermine mes valeurs? ») Dans l'ordre de la connaissance, nous avons vu que pour Lonergan l'accès au réel, à la connaissance du réel, part du sujet et de son questionnement, et passe par deux niveaux d'insights. La compréhension qui trouve une explication dans les données que sont les impressions des sens. Et le jugement de réalité (ou compréhension réflexive), qui détermine si oui ou non l'explication est juste. C'est le sujet qui détermine si l'explication est juste ou non ... mais en obéissant à des exigences qui sont à l'intérieur de lui, dans un niveau de questionnement (« Est-ce vrai? ») qui demande des éléments de preuve. Il y a là une loi immanente, mais une loi contraignante tout de même. Le sujet s'approche de l'objectivité par le questionnement critique. Lonergan aborde l'éthique ... d'une manière tout à fait semblable. Les étapes ici, ou les niveaux, sont le sentiment (le questionnement) moral, la compréhension éthique et le jugement de valeur, suivi de la décision. Prenons un exemple, tiré du livre de Ken Melchin, L'art de vivre ensemble. Ken Melchin est un professeur émérite de l'Université Saint-Paul d'Ottawa. Il a été actif longtemps au Lonergan Workshop annuel du Boston College. Melchin (dans L'art de vivre ensemble) donne l'exemple d'une personne qui est en train de se faire bronzer sur une plage. Tout à coup, elle entend un cri : « Au secours! ». Elle est immédiatement éveillée par un sentiment d'urgence et de responsabilité. Elle se questionne : « D'où vient ce cri? ». Elle comprend que quelqu'un est en danger. Et elle s'élance vers le lac pour porter secours à une baigneuse en détresse. Tout ça se passe très vite. Cette personne n'a pas le temps de réfléchir. Entre le moment où cette personne se laisse aller dans un demi-sommeil et le moment où elle s'élance vers le lac, il se passe quelques secondes. Mais une analyse attentive révèle des opérations distinctes qui entraînent une transformation radicale de l'état de cette personne.
Il y a là une démarche qui ressemble à la démarche cognitive. Vous avez la perception auditive et visuelle d'une situation. Vous avez un insight concernant la nature de cette situation. Vous portez un jugement et vous agissez. Ce sont les mêmes étapes : expérience-compréhension-jugement que sur le plan de la connaissance. Mais cette fois le jugement est un jugement de valeur. Un jugement de valeur qui pousse à agir. Si par exemple je comprends que l'usage du tabac est mauvais pour ma santé et que je porte un jugement de valeur sur ma consommation de tabac, ma réflexion n'aurait pas de sens si je ne décidais pas d'agir et de cesser de fumer. Nous sommes actuellement aux prises avec une pandémie qui illustre bien notre propos. Les gens qui défient les mesures de protection, qui s'opposent aux vaccins, et ainsi de suite, se dérobent à la responsabilité sociale au nom d'une seule valeur, la liberté individuelle (et en évitant la démarche cognitive proposée par les scientifiques). Comparons le jugement de valeur et le jugement de réalité. Dans la connaissance du réel, le jugement de réalité vous permet, après avoir soupesé les éléments de preuve, après avoir vérifié si les conditions d'un jugement sont remplies, de désigner une « réalité ». Une démarche subjective devient objective en se soumettant à des exigences internes de dépassement de soi, de questionnement critique, de correction progressive des insights sur un objet ou une situation. Dans le domaine moral, c'est vous qui désignez une valeur. Là encore, vous partez d'une expérience. Dans ce cas il s'agit d'un sentiment. Lonergan consacre un chapitre de son livre Insight aux « fondements possibles d'une éthique ». Oui, le chapitre 18. Mais dans L'insight Lonergan se situe encore dans la « psychologie des facultés » qui traite séparément l'intelligence et la volonté. Et l'éthique intervient comme l'aboutissement de la connaissance du bien. Il y a eu une évolution importante de la pensée de Lonergan durant les années 1960. La psychologie des facultés a fait place à « l'analyse de l'intentionnalité ». Dans Pour une méthode en théologie, surtout dans le chapitre sur le bien humain (chapitre 2), Lonergan présente la notion de valeur et le jugement de valeur en faisant appel au sentiment. Il s'est inspiré notamment de Dietrich von Hildebrand. Dans le même chapitre, il présente une structuration du bien humain qui correspond aux niveaux de la conscience. C'est dans cette présentation qu'intervient la notion de la valeur. Faisons le parallèle entre les niveaux de la conscience et les niveaux du bien.
La valeur choisie par les parents fait partie de l'éducation des enfants. Mais souvent de nos jours nous voyons des enfants qui contestent les choix des parents. Les enfants sont conscientisés et protestent s'ils estiment que le choix des aliments et des contenants ne correspond pas à leurs valeurs. Ce qui importe ici, c'est de voir que le choix des valeurs provient d'une démarche intérieure. Je me souviens, après le « scandale des commandites », qu'au sein de la fonction publique fédérale on avait établi et placardé partout des « codes de valeurs ». Ken Melchin avait créé une formation qui a été offerte dans plusieurs ministères. Il montrait, en s'inspirant de Lonergan, qu'un comportement éthique n'est pas une affaire de directives ministérielles, mais d'éveil et de stimulation du dynamisme intérieur de questionnement moral et de responsabilisation. Mais comment Lonergan conçoit-il le mal? En fait, le mal est à concevoir selon la même structure que le bien. Si nous prenons l'exemple de la dame que j'ai vu tomber dans la rue,
Il s'agit là du même schéma que celui du bien individuel, du bien qu'est l'organisation et du bien qu'est la valeur. Ces deux volets d'un même schéma sont développés en rapport avec la notion de progrès et de déclin. Lonergan propose une échelle des valeurs. Lonergan distingue cinq types de valeurs : vitales, sociales, culturelles, personnelles et religieuses. Une valeur vitale touche la santé et le bien-être physique. Une valeur sociale correspond au « bien qu'est l'organisation » : elle conditionne les valeurs vitales. Une valeur culturelle donne un sens à l'existence. Ici, les divers segments de la société affichent des divergences. Une valeur personnelle, selon Lonergan, correspond à l'épanouissement intégral de l'être humain, son autodétermination comme sujet existentiel. Une valeur religieuse est « au cour du sens et de la valeur du vécu et de l'univers de l'homme ». Il s'agit ici d'une orientation fondamentale de la conscience vers un horizon ultime qui domine toutes les autres valeurs. Lonergan parle d'une échelle « intégrale » des valeurs... il y a là deux aspects importants : l'ascension et l'intégration. L'ascension sur le plan moral comme sur le plan intellectuel suppose un changement d'horizon Lonergan parle de conversions intellectuelle, morale et religieuse (Pour une méthode en théologie, p. 154-155) pour exprimer « une transformation du sujet et de son monde ». Une conversion est « un changement de parcours et de direction », une transformation de l'horizon personnel.
8 Quand l'amour prend les commandes (« Un état qui devient une source d'action ») Nous avons jusqu'ici parlé des opérations de la conscience que sont l'expérience sensible, la compréhension, le jugement de réalité et le jugement de valeur. Nous étions dans l'ordre cognitif, sauf à notre dernière rencontre, consacrée à l'éthique, où intervient le sentiment. Et l'amour dans tout ça? Lonergan a parlé d'amour bien longtemps avant d'écrire L'insight. Un texte important, intitulé « Finality, Love, Marriage », est daté de 1943. Mais il faut surtout retenir que toute l'ouvre de Lonergan, toute sa théorie de la connaissance et son analyse de l'intentionnalité, est traversée par un opérateur central, le désir (voir l'ouvrage magistral de William Matthews, « Lonergan's Quest. A Study of Desire in the Authoring of Insight »). Le désir de comprendre, le désir de connaître, oui, mais l'amour n'est pas un thème très important dans L'insight. Il faut évoquer la « conversion » de Bernard Lonergan. Une expérience d'un amour désintéressé, déterminante semble-t-il. En 1965, Lonergan est opéré deux fois pour un cancer du poumon. Mais des complications se présentent et il faut intervenir d'urgence. Sour Florian, une infirmière attentive, qui a veillé sur Lonergan pendant plusieurs semaines cet été-là, prend les choses en main. Les trois médecins qui assurent le suivi habituel sont absents. Il faut en trouver un autre, pour installer le drain dont il a absolument besoin. Sour Florian réussit à obtenir la procédure recherchée pour son patient. William Matthews, s.j., dans A Biographical Perspective on Conversion and the Functional Specialties in Lonergan, dans Method. Journal of Lonergan Studies, volume 16, numéro 2 (automne 1998), p. 144-145, raconte : « l'arrivée de sr Florian a été hautement providentielle. Cette religieuse infirmière très attentive alliait une profonde spiritualité à un sens de l'humour. Lonergan avait confiance en elle. À cette époque dramatique, il a vécu l'expérience d'une sollicitude, d'un amour qui débordaient amplement ses expériences intellectuelles et ses horizons habituels. » Dans ses écrits ultérieurs, et notamment dans Pour une méthode en théologie, Lonergan parle d'un sentiment qui devient un état, l'état « d'être en amour ». Voyons ce qu'il écrit justement dans Pour une méthode en théologie : « Jusqu'à maintenant, j'ai présenté les sentiments comme des réponses intentionnelles, mais je dois ajouter qu'ils ne sont pas simplement transitoires, limités au moment où nous percevons une valeur ou son opposé, pour disparaître au moment où notre attention s'en détournerait. Il y a certes des sentiments qui surgissent et disparaissent facilement. Il y a aussi ceux que nous avons inhibés en les réprimant et qui mènent une vie malheureuse et souterraine. Mais il existe aussi des sentiments dont nous sommes pleinement conscients et qui s'avèrent si profonds et si forts - surtout quand ils sont délibérément renforcés - qu'ils canalisent l'attention, configurent l'horizon et inspirent la vie d'un individu. Ici, l'exemple suprême est l'amour. Un homme ou une femme qui se met à aimer reste en amour non seulement en présence de l'aimé mais en tout temps. Outre les actes particuliers que l'on fait par amour, on peut remarquer l'état originel qui consiste à être en amour ; cet état constitue en quelque sorte la source de toutes les actions d'une personne. Si bien que l'amour mutuel est un enlacement de deux vies. Il transforme un je et un tu en un nous si intime, si sûr, si permanent que chacun veille, imagine, pense, projette, sent, parle et agit en pensant aux deux. » (C'est moi qui souligne) C'est très beau, « l'enlacement de deux vies ». Le sentiment qui devient un état permanent. Et qui « constitue en quelque sorte la source de toutes les actions d'une personne ». Un idéal... Vigneault chantait « qu'il est difficile d'aimer »... Mais vous et moi, nous savons que c'est possible, puisque nous sommes en couple depuis longtemps. Lonergan situe l'amour dans la dynamique du dépassement de soi. Il écrit que « la capacité que nous avons de nous dépasser nous-mêmes... s'actualise lorsque nous commençons à aimer. Notre être devient alors un être-en-amour ». Une fois que cet être-en-amour s'est épanoui et aussi longtemps qu'il dure, il prend les commandes. Lonergan souligne qu'il y a différentes façons d'être en amour. Il distingue notamment « l'amour d'intimité entre mari et femme, ou entre parents et enfants... l'amour de ses concitoyens qui porte ses fruits dans la réalisation du bien-être humain... et l'amour de Dieu ». Mais nous n'abordons pas ici la vision originale de la religion dans la pensée de Lonergan. Cela n'entre pas dans le propos de ce cours, mais cela mériterait un autre cours, qui serait très intéressant. L'amour se situe au niveau supérieur de la conscience, le niveau de la décision, de l'exercice de la liberté. Il s'agit pour Lonergan d'un saut. Il écrit : « se mettre à aimer constitue un nouveau commencement, un exercice de la liberté verticale grâce auquel notre monde intérieur reçoit une nouvelle configuration ». Le début de l'amour est un événement sans proportion avec ses causes, ses conditions, ses occasions et ses antécédents. L'amour peut couver, avant de se déclarer, de se réaliser... Lonergan avance un principe intéressant : « Tant qu'un homme et une femme s'aiment sans s'avouer leur amour, ils ne sont pas encore en amour. Leur silence même signifie que leur amour n'a pas atteint le point où l'on s'abandonne et où l'on se donne. C'est l'amour que chacun des deux révèle librement et pleinement à l'autre qui amène cette situation radicalement nouvelle où l'on est en amour, et qui amorce le déploiement de ses implications, déploiement qui se continuera tout au long de la vie ». L'homme et la femme en question passent d'un amour latent à une relation active. Nous sommes ici au plan de l'agir. L'amour est un sentiment, une expérience. Il devient un état dynamique, activé en toute conscience, et qui pousse à l'action. Et il engendre un désir de connaissance de l'être aimé (ou de la communauté humaine aimée). Lonergan en fait un précepte. Vous me direz que l'amour ne se commande pas... et pourtant un chanteur populaire chante : « Ne laisse pas passer la chance d'être aimé »... Lonergan répète souvent ses fameux préceptes : sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable. Il ajoute : sois en amour.
9 L'expérience de soi ... et le débat autour des « qualia » (états subjectifs) Ce cours s'intitule « L'appropriation de soi ». Nous en sommes à la 9e rencontre, que vous intitulez « L'expérience de soi ». L'expérience de soi, c'est-ce ce que nous faisons depuis le début, mais... Nous avons touché à différents modes de conscience, ou de présence à soi, sous différents thèmes :
Et à chaque étape il s'agissait surtout pour les participants de reconnaître ces modes de conscience dans leur propre expérience. Lonergan nous invite à prêter attention aux données de notre conscience. Nous avons parcouru huit facettes de notre expérience, mais en fait les opérations de la conscience se déploient sur quatre niveaux :
Nos huit rencontres couvraient ces niveaux. Et maintenant... Maintenant, nous abordons la « conscience de la conscience », ou ce que Lonergan appelle l'objectivation de notre conscience. Voyons ce qu'il entend par là : « Il s'agit d'appliquer nos opérations en tant qu'intentionnelles à la conscience que nous avons de ces mêmes opérations ». Ce que signifie cette expression concrètement. Nous avons repéré, dans notre expérience, quatre niveaux de conscience, désignés par les opérations que Lonergan appelle : expérimenter (experiencing), comprendre, juger et décider. Ces opérations sont à la fois conscientes et intentionnelles. Nous avons conscience de ces opérations, qui sont intentionnelles parce qu'elles visent des objets. Lonergan applique la structure à quatre niveaux à la structure elle-même. Il nous invite à :
Aujourd'hui, nous nous concentrons sur le premier volet. L'expérience de soi : « Expérimenter notre façon d'expérimenter, de comprendre, de juger et de décider »... Autrement dit, nous récapitulons nos huit premières rencontres. Mais cette vue d'ensemble nous permet d'embrasser toute la portée de l'expérience du moi, qui perçoit par les sens et qui tombe amoureux, qui saisit l'intelligibilité des données sensibles et décide de son orientation personnelle, en portant des jugements de réalité et des jugements de valeur. Nous portons un regard d'ensemble sur « l'expérience d'être soi », pour constater que cette donnée fondamentale n'est pas évidente pour tout le monde. Il faut faire une remarque très importante ici. L'analyse que propose Lonergan est fondée sur des données « empiriques », vérifiables dans notre expérience (et vérifiables aussi dans l'expérience d'autrui, en particulier dans l'histoire de la science). Autrement dit, nous avons repéré dans notre expérience des données vérifiables qui donnent un sens au pronom « Je ». Ce pronom-là semble simple et évident. Pourtant, les bouddhistes et les disciples de David Hume, notamment, soutiennent que le moi est une illusion. L'un des disciples de Hume (1711-1776) les plus influents aujourd'hui est Daniel Dennett (1942- ). Je mentionne Daniel Dennett, mais je pourrais citer beaucoup d'autres noms de penseurs adeptes du « naturalisme », pour qui l'esprit humain est tout simplement un assemblage de neurones, de neurotransmetteurs etc. Dennett a le sens de la formule. Il reprend dans Sweet Dreams la grande thèse qu'il avait avancée dans Consciousness Explained : « Nous sommes tous faits de robots dépourvus d'esprit et rien de plus ». Dennett critique ce qu'il appelle le « théâtre cartésien ». « À savoir l'idée d'un point de vue unique et continu qui coïnciderait avec ce qu'on appelle la conscience ou l'expérience intime, et qui serait au fond ce à quoi je me réfère lorsque je fais usage des mots « je », « moi », ... Dennett s'efforce de démontrer qu'il n'existe pas de « moi total » qui serait le spectateur désincarné de notre vie mentale, car il n'y a pas dans le cerveau de point unique correspondant à un prétendu « siège » de notre pensée ou de notre personnalité, mais seulement de multiples flux d'activité localisés dans des zones très diversifiées de notre cerveau. » (Stéphane Legrand, La conscience et ses illusions, Le Monde, 4 juillet 2008). Les états subjectifs sont évacués. Dennett propose un naturalisme mécaniste, évolutionnaire (il s'intéresse beaucoup à Darwin). Il rejette une approche de la conscience à la première personne et propose une philosophie à la troisième personne (une « hétérophénoménologie », ou une science des phénomènes observés du dehors de la conscience). Il se demande notamment quelles entités sont dotées d'une conscience (les fotus humains? les plantes? les huitres?)[1]. Dennett évacue donc le sujet, comme le font certains courants philosophiques contemporains[2]. C'est un naturaliste pur et dur. Pourtant, d'autres spécialistes des sciences cognitives reconnaissent l'existence de la subjectivité. John Searle, par exemple, qui est pourtant matérialiste (pour lui la conscience est une réalité biologique), défend l'existence des états qualitatifs (qualia). Il avoue que les sciences cognitives ne parviennent toujours pas à expliquer la vie de la conscience : ... nous n'avons pas la moindre idée de la manière dont des processus cérébraux, qui sont des phénomènes objectifs, publiquement observables, pourraient bien causer quoi que ce soit d'aussi étrange que des états qualitatifs internes de connaissance immédiate ou de sensibilité[3]. C'est la négation du principe selon lequel le cerveau cause l'esprit. Markus Gabriel, un philosophe allemand, s'attaque à ce « principe » et dénonce entre autres le Human Brain Project, financé par l'Union européenne, qui se déploie selon le modèle du Moi comme clé USB[4]. Terminons par une affirmation d'un autre auteur, Alva Noë : « Vous ne pouvez pas plus expliquer l'activité de l'esprit en fonction des cellules que vous ne pouvez expliquer la danse en fonction des muscles »[5].
10 La compréhension de soi L'être humain comme unité dynamique Nous avons examiné au dernier chapitre l'expérience de soi. Rappelons de quoi il s'agissait. Lonergan applique la structure des données de la conscience à quatre niveaux (expérience sensible, compréhension, jugement, décision) à la structure elle-même. L'expérience de soi consiste à expérimenter notre façon d'expérimenter, de comprendre, de juger et de décider. Cette démarche consiste à prendre conscience de notre conscience. Ces opérations de notre esprit que nous avons repérées dans notre expérience deviennent des données « empiriques ». Nous en prenons conscience. C'est-à-dire que nous intensifions la conscience que nous avons de ces opérations mentales de notre vie courante. L'étape suivante consistera à comprendre ces données de la conscience. À comprendre en fait l'unité et les relations qui existent entre ces diverses opérations, ces différentes modalités de notre conscience. Quels sont les liens entre la perception sensible, l'insight, le jugement de réalité ou de valeur, et la décision? Ces liens forment-ils un tout, une unité? Permettent-ils de comprendre l'être humain que je suis? L'unité du moi à partir de la dynamique de ses opérations intentionnelles. À cet égard, il est intéressant de lire un texte de Lonergan, « Structure de la connaissance ». http://www.lonergan.org/francais/structure_connaissance.htm Dans ce texte, qui date de 1964, Lonergan affirme que « la connaissance humaine est... formellement dynamique... puisqu'elle s'assemble elle-même, se constitue elle-même... consciemment, intelligemment, rationnellement. L'expérience stimule la recherche, et la recherche est l'intelligence s'actualisant; la recherche mène de l'expérience à l'insight en passant par l'imagination, et de l'insight aux concepts qui combinent en des objets simples à la fois ce qui a été saisi par l'insight et ce qui dans l'expérience ou l'imagination est pertinent pour l'insight. En retour les concepts stimulent la réflexion, et la réflexion est l'exigence consciente de la rationalité; réfléchir, c'est arranger et soupeser les éléments de preuve; cela mène au jugement ou au doute qui relance la recherche ». Donc, les opérations des différents niveaux s'appellent et se complètent les unes les autres. Il y a une unité dynamique au sein des activités de notre esprit. Et cette unité concerne le moi. Au chapitre 11 de L'insight Lonergan avait écrit : « 'Soi' s'entend ici d'une unité-identité-totalité concrète et intelligible ». Dans ce même chapitre, il dit : « ... un grand nombre de contenus, à divers niveaux, s'accumulent pour former un seul et même connu ». Q Lonergan parle ici des opérations cognitives. Comment ces propos s'appliquent-ils à la compréhension de soi? Dans les années 1960 et 1970, Lonergan élargit son propos pour sortir d'un cadre centré sur les opérations cognitives, comme dans L'insight, et élaborer son analyse de l'intentionnalité, plus existentielle. Mais déjà, dans le chapitre 11 de L'insight, il écrivait : ... s'il n'y avait pas de « je », comment pourrait-on dire : « ma recherche » porte sur « mon expérience », ou : « ma réflexion » porte sur « mes pensées »? S'il n'y avait pas « une » conscience, à la fois empirique, intelligente et rationnelle, comment le jugement rationnel pourrait-il être porté à partir d'un inconditionné saisi dans la combinaison de la pensée et de l'expérience sensible? ». Nous avons déjà évoqué d'autres conceptions philosophiques, auxquelles s'oppose Lonergan. Dans un texte très important, http://www.lonergan.org/francais/o_sujet.htm « Le sujet » (une conférence prononcée en 1968), Lonergan affronte différentes philosophies. Il affirme que ces philosophies oublient le sujet, en font un sujet amputé, immanentisé ou aliéné. Le propos de cette conférence exigerait toute une exploration de la philosophie contemporaine permettant de bien saisir le combat de Lonergan. Jusqu'ici nous avons parlé brièvement du matérialisme, cette conception adoptée par beaucoup de philosophes et de scientifiques, selon laquelle l'être humain est fait de matière et rien de plus. Lonergan affirme que le matérialisme est une position extra-scientifique. Au chapitre 16 de L'Insight, Lonergan soutient que « l'être humain est un, et pourtant il est à la fois matériel et spirituel ». Vous pouvez comparer cette affirmation avec la philosophie de Descartes, qui tient que l'être humain est composé de deux substances, l'une matérielle (la « res extensa ») et l'autre, spirituelle (la « res cogitans »). Vous pouvez aussi comparer l'affirmation de Lonergan avec celle d'un matérialiste contemporain, André Comte-Sponville. « Le matérialisme est une conception de l'esprit et de la pensée : être matérialiste, c'est nier leur existence substantielle et indépendante... Être matérialiste, c'est penser que la physique pourrait, en théorie, tout expliquer - même si, en pratique, c'est évidemment impossible... Le matérialisme, dès ses commencements, est un émergentisme. Tout est physique, mais la physique n'explique pas tout. Sommes-nous autre chose que de la matière? Non. Mais la nature, en quelques milliards d'années, a produit des organismes vivants puis pensants, faisant ainsi apparaître des phénomènes tout aussi matériels que les autres, mais relevant pourtant d'autres lois (celles du vivant, celles de la pensée), que la physique ignore et ne pourra jamais, à elle seule, suffire à expliquer »[6]. Un penseur comme John Searle, qui adopte une position matérialiste, parle tout de même du « mystère de la conscience ». Notre sujet à cette étape est la compréhension de soi. Comprendre ce que je suis comme être humain. Lonergan aborde la question à partir des données de la conscience. Oui. C'est-à-dire les opérations observables de notre esprit, les sentiments, les désirs qui relient les opérations entre elles. Je suis un être qui perçoit par les sens et veut comprendre. Un être qui comprend et veut vérifier. Un être qui ressent et veut déterminer ce qui est valable. Un être qui aime, qui agit, qui oriente sa propre vie. Le lien entre les niveaux de conscience est un dynamisme intérieur. Un dynamisme intérieur qui donne un sens au mot « Je ». Lonergan parle souvent du « dépassement de soi » comme condition de la « réalisation de soi ». Et ce dépassement de soi répond à des exigences intérieures : le désir de comprendre, le questionnement, le besoin de vérifier, d'évaluer, l'amour... L'intentionnalité humaine se déploie dans toute une vie faite d'appels à être à la hauteur de ces exigences internes. Mais pas seulement internes. L'éducation, l'influence des autorités, mais surtout l'inspiration des personnes que nous admirons sont des facteurs essentiels. Mais ces facteurs servent à révéler justement les exigences intérieures et la voie de la réalisation de soi. Ces influences n'agissent sur nous que si nous obéissons à nos propres exigences intérieures. Nous sommes appelés à cette étape à comprendre les opérations et les états intentionnels qui forment notre être, notre « Je ». C'est exact. Et à comprendre aussi l'unité dynamique entre les opérations et les états. C'est cette unité dynamique que je suis. En terminant, je veux citer un extrait de l'Introduction de L'insight qui porte sur le pivot central de toute cette démarche, la compréhension de la compréhension : Si vous arrivez à comprendre à fond ce que c'est que comprendre, non seulement comprendrez-vous les grandes lignes de tout ce qu'il y a à comprendre, mais vous allez également posséder une base fixe, une configuration invariante débouchant sur tous les développements ultérieurs de la compréhension.
11 La connaissance de soi ou la conscience de soi rationnelle Après l'expérience de soi et la compréhension de soi, nous abordons la connaissance de soi. Rappelons-nous que pour Bernard Lonergan la connaissance est le troisième niveau de la démarche cognitive. Le premier niveau est l'expérience sensible et le deuxième niveau est l'acte de compréhension, l'insight. La connaissance est complète quand intervient le jugement de réalité. Dans la deuxième phase de notre parcours, nous avons donc déjà exploré l'expérience de soi, qui est la conscience élémentaire de la vie de notre conscience, et la compréhension de soi, qui est une saisie des liens entre les éléments de notre vie consciente. La connaissance de soi concerne l'affirmation que ces liens entre les éléments de notre vie consciente constituent une unité dynamique, qui est moi. Donnons un exemple d'une telle unité dynamique chez une personne concrète. Nous pouvons évoquer Percy Spencer et l'invention du four à micro-ondes. Cette invention est le fruit de l'unité dynamique de différents modes de conscience. Spencer était un cadre de la compagnie Raytheon Manufacturing. Un jour, en 1945, il visite un laboratoire de la compagnie à Waltham, au Massachussetts, où l'on teste des magnétrons. Il tient dans sa poche une barre de bonbons pour nourrir les écureuils, comme d'habitude. Il remarque que le bonbon se met à fondre sous l'effet des rayons haute fréquence des magnétrons. Il se fait apporter du pop corn non éclaté dans la zone de ces rayons et le pop corn éclate. Spencer fait des observations, il comprend ce qu'il a observé, il vérifie ce qu'il a compris et donc il invente le four à micro-ondes (The Big Thirst, de Charles Fishman, p. 40). Percy Spencer a déposé 130 brevets d'invention. Il s'est donc affirmé comme esprit intelligent et créatif. Lonergan établit que la connaissance est le fruit de trois opérations cognitives : l'expérience sensible, l'insight direct (l'acte de compréhension) et l'insight réflexif (le jugement de réalité). Percy Spencer est passé d'une observation à la création d'un instrument révolutionnaire grâce à une série d'opérations cognitives reliées entre elles par sa curiosité, son désir de comprendre et son exigence de vérification. Il pourrait dire : Je suis un sujet connaissant, puisqu'il passe de l'observation à la connaissance d'un phénomène. L'affirmation de soi, qui exprime la connaissance de soi, constitue un jugement de réalité. Lonergan présente au chapitre 11 de L'insight le jugement de réalité « Je suis un sujet connaissant ». Rappelons qu'un jugement de réalité repose sur un « inconditionné de fait », c'est-à-dire sur un conditionné dont les conditions sont remplies de fait : L'affirmation à poser est un jugement de réalité. Il ne s'agit pas d'affirmer que j'existe en vertu d'une nécessité, mais simplement que j'existe de fait. Il ne s'agit pas d'affirmer que je suis un sujet connaissant en vertu d'une nécessité, mais simplement que je le suis de fait. Il ne s'agit pas d'affirmer que la personne qui accomplit les actes énumérés connaît réellement, mais simplement que j'accomplis ces actes, et que « connaître » pour moi ce n'est rien de plus que le fait d'accomplir de tels actes. L'affirmation de soi, comme tout jugement, repose sur une saisie de l'inconditionné. L'inconditionné est la combinaison 1) d'un conditionné, 2) d'un lien entre le conditionné et ses conditions et 3) de l'accomplissement des conditions. Le conditionné pertinent ici est l'énoncé « Je suis un sujet connaissant ». Le lien entre le conditionné et ses conditions peut se traduire par la proposition suivante : « Si je suis un sujet connaissant, je suis une unité-identité-totalité concrète et intelligible, qui se caractérise par des occurrences d'actes tels que sentir, percevoir, imaginer, chercher, comprendre, formuler, réfléchir, saisir l'inconditionné et juger. L'accomplissement des conditions est présent à la conscience. C'est très intéressant ce qu'il dit là. « Il ne s'agit pas d'affirmer que la personne qui accomplit les actes énumérés connaît réellement, mais simplement que j'accomplis ces actes, et que 'connaître' pour moi ce n'est rien de plus que le fait d'accomplir de tels actes ». Notre cours actuel porte sur l'appropriation de soi, mais nous pourrons, dans un autre cours, aborder le volet suivant, qui portera sur la réponse que Lonergan donne à la question de Kant : « Que puis-je connaître? ». Il importe ici de noter ce que Lonergan présente dans Le sujet à propos de l'unité de la conscience. Les niveaux de conscience sont non seulement distincts mais reliés entre eux, et la meilleure façon d'exprimer leurs rapports est de les voir comme des cas de ce que Hegel appelait l'aufheben, l'élévation, acte par lequel un être supérieur retient et préserve (élève) un être inférieur en le transcendant et en le complétant. L'intelligence humaine dépasse la sensibilité humaine mais ne peut s'en passer. Le jugement humain dépasse la sensibilité et l'intelligence mais ne peut fonctionner que conjointement avec elles. Enfin, de façon similaire, l'action humaine présuppose et complète à la fois la sensibilité, l'intelligence et le jugement humains. Si j'affirme que je suis un sujet connaissant, cela signifie que je prends conscience de mes capacités personnelles. Cela signifie aussi que je prends conscience des chemins de la connaissance. Si je comprends un phénomène, ce n'est pas en plaquant un concept sur mes observations, mais en ayant un insight original. Si je parviens à la connaissance de ce phénomène, ce n'est pas en me fiant simplement à l'explication que j'ai trouvée ou reçue de l'extérieur, mais en vérifiant par moi-même et en portant un jugement de réalité. Mais au niveau où nous sommes, le phénomène à connaître c'est ma propre activité mentale. Lonergan nous parle de nous-mêmes en fait. Un théologien américain, Langdom Gilkey, disait : « J'avais l'habitude de lire tel ou tel penseur pour découvrir ce qu'ils pensaient. Maintenant je lis Lonergan pour découvrir ce que moi je pense ». C'est capital. Je ne lis pas Lonergan d'abord pour saisir la pensée d'un grand auteur. Je lis Lonergan pour découvrir ma propre activité mentale. L'affirmation « Je suis un sujet connaissant » n'est pas la simple conclusion d'un raisonnement. C'est un jugement de réalité d'une grande portée. Joseph Flanagan, dans Quest for Self-Knowledge, souligne toute la portée de la définition de chacun/e de nous comme « Self-Affirming Knower ». Pensez-y un peu. Je peux percevoir, je peux comprendre, je peux questionner, je peux affirmer ou nier, je peux définir la réalité, les valeurs, le monde, je peux aimer, je peux déterminer la conduite de ma vie. Q Je pourrais me faire l'avocat du diable et souligner que mon activité mentale est une évidence de tous les jours. Je n'ai pas besoin de la découvrir. Pourtant, en suivant l'invitation de Lonergan, j'apprends à être plus attentif aux données extérieures ou intérieures. J'apprends que je peux créer mes propres idées et non plaquer des concepts empruntés sur mes expériences pour les expliquer. J'apprends que comprendre ce n'est pas jouer avec des concepts. J'apprends que l'exigence de questionnement au fond de moi qui m'appelle à vérifier les idées exprimées autour de moi et dans les médias est une dynamique puissante qui me permet de définir la réalité et la vérité. Et j'apprends que je suis une source de valeurs, capable de déterminer de manière toute personnelle la conduite de sa vie. Autrement dit, l'analyse de l'intentionnalité de Lonergan n'est pas le simple balisage (mapping) de notre activité mentale. Elle est un véritable programme de vie. Ce que Lonergan nous invite à découvrir, à connaître, c'est notre moi tel qu'il est quand il obéit à ses exigences internes de dépassement de soi, et notre moi tel qu'il est quand il se construit en se laissant interpeller par des éducateurs, des maîtres, des modèles, des traditions. Notre moi quand il parvient à la conscience de soi rationnelle. Définissons cette expression. Revenons d'abord à toute la démarche de notre cours. Nous avons exploré les différents modes de la conscience qui accompagne notre vie quotidienne, pour dégager quatre niveaux : la conscience empirique, la conscience intellectuelle, la conscience rationnelle, la conscience existentielle. Pendant cette exploration (nos huit premières rencontres), nous étions au plan de la conscience empirique de notre conscience. Puis, nous avons entrepris la démarche que l'on peut appeler la conscience de la conscience. La neuvième rencontre nous invitait à une attention à notre vie consciente (une sorte de regard d'ensemble sur ce que nous avions exploré déjà). Avec la dixième rencontre, nous avons commencé à objectiver cette conscience de notre conscience, en l'élevant au niveau de la conscience intellectuelle de notre conscience. Aujourd'hui, à notre onzième rencontre, nous en sommes à la conscience rationnelle de notre conscience. Ou conscience rationnelle de soi.
12 L'appropriation de soi La conscience de soi existentielle Nous sommes parvenus au terme de cette démarche qui visait l'appropriation de soi. Cette dernière étape porte elle-même le titre « L'appropriation de soi ». ` Esquissons tout d'abord le mouvement qui trouve son couronnement à cette douzième étape. Pour récapituler notre démarche, une image nous sera utile. Imaginez un escalier à double révolution, ou à double hélice (ou colimaçon). Si vous avez visité le château de Chambord ou les musées du Vatican, vous avez déjà vu cette merveille architecturale. Les deux escaliers ne se touchent pas, mais ils sont l'un dans l'autre et ils permettent à des visiteurs de s'élever parallèlement dans la structure. Disons que le premier escalier représente l'intentionnalité du sujet humain, c'est-à-dire le mouvement du sujet vers le monde extérieur. Et le second escalier, la conscience de cette intentionnalité. Cette intentionnalité, comme nous l'avons vu, se déploie sur quatre niveaux d'opérations. Notre escalier n'aurait pas autant de marches que ceux de Chambord et du Vatican, mais vous saisissez l'idée. Les opérations, que nous avons repérées dans notre propre vécu, ont des objets de plus en plus larges, d'un palier à l'autre. L'objet de notre activité s'agrandit à mesure que nous montons du niveau des sens (données sensibles) au niveau de la compréhension (données sensibles + intelligibilité), puis au niveau du jugement (données sensibles + intelligibilité + vérité ou valeur) et enfin au niveau d'un agir responsable (données sensibles + intelligibilité + vérité ou valeur + orientation existentielle). Et ces opérations « intentionnelles » sont conscientes. La conscience qui accompagne ces opérations s'élargit parallèlement à la portée des opérations. Voyons ce que dit Lonergan à propos des niveaux ou dimensions de ces opérations et de la conscience qui les accompagne : La conscience du sujet se déploie dans une dimension nouvelle quand il passe de la simple expérience à l'effort de comprendre ce dont il a fait l'expérience. Une troisième dimension émerge, celle de la rationalité, quand on considère le contenu de l'acte de compréhension comme n'étant, de soi, rien de plus qu'une belle idée et qu'on s'efforce d'élucider son rapport avec la réalité. Une quatrième dimension apparaît lorsque après avoir porté un jugement sur les faits, le sujet délibère sur ce qu'il va faire en tenant compte de ces derniers. À chacun des quatre niveaux, on est conscient de soi-même mais, à mesure que l'on monte d'un niveau à l'autre, c'est d'un moi (self) agrandi que l'on devient conscient et cette conscience elle-même est différente de celle qui précède. Donc, l'objet de notre activité s'agrandit à mesure que nous montons d'un niveau au niveau supérieur, et le moi s'agrandit également. Prenons deux exemples très simples de ce double élargissement. Une personne qui visite la basilique de Vézelay sans aucune connaissance de l'histoire et de l'architecture sera impressionnée par le portail, les bas-reliefs, la nef harmonieuse. Mais une touriste avertie, qui comprend les scènes et les symboles du portail et les clés de l'art roman, et qui a une connaissance minimale de Moyen Âge chrétien, se situera à un tout autre plan. La première personne est limitée à son regard. La seconde embrasse la signification et la profondeur historique du monument. La première appréhende beaucoup moins de choses, et est beaucoup moins présente à la scène de la basilique, que la seconde. Deuxième exemple. Une personne qui sait que le tabac nuit à la santé mais ne se décide pas à arrêter de fumer n'a pas la même stature que sa voisine qui a décidé d'agir et de renoncer à cette dépendance. La personne qui passe à l'action déploie un moi agrandi par rapport à celle qui demeure dans l'indécision. Lonergan emploi l'expression « sujet existentiel » pour parler du sujet qui agit. Le sujet expérientiel couronne une démarche de dépassement de soi, qui va du sujet expérientiel au sujet intellectuel, puis au sujet rationnel. Le deuxième escalier représente la conscience de l'intentionnalité. Le deuxième escalier représente une démarche semblable à celle du premier, mais qui porte cette fois sur le sujet lui-même, sur les données de la conscience du sujet. Ici les quatre marches sont les paliers d'une activité intentionnelle qui porte sur l'expérience, la compréhension et l'affirmation de l'activité du sujet lui-même. Il y a là un travail sur soi. Mais un travail sur soi qui exige le dépassement d'une conception spontanée de ce qu'est la conscience, la connaissance, la réalité, la vérité, et ainsi de suite. En fait, la conscience de soi existentielle exige des dépassements d'horizon, que Lonergan appelle « conversions », mais qui comportent des prises de position philosophiques sur ce qu'est la connaissance, la réalité, etc. Au quatrième palier du deuxième escalier, la conscience existentielle de soi, l'horizon est celui d'un sujet qui a écarté une fausse objectivité de la vérité, le conceptualisme et son immobilisme historique, la « pensée en images » et autres formes d'inauthenticité. La conscience existentielle de soi, c'est l'autodétermination. C'est l'exercice responsable de sa liberté. Je cite Lonergan ici. « Le paradoxe du sujet existentiel s'étend donc au sujet existentiel bon. Comme le sujet existentiel, librement et de façon responsable, se fait ce qu'il est, ainsi il se fait bon ou mauvais et il rend ses actions bonnes ou mauvaises. Le bon sujet, le bon choix, la bonne action n'existent pas isolément. Car le sujet est bon à cause de ses bons choix et de ses bonnes actions. Antérieurement à tout choix et à toute action, il n'y a, universellement, que le principe transcendantal de toute évaluation et de toute critique, la visée du bien. Ce principe fait surgir des cas du bien, nommément les bons choix et les bonnes actions. Ne me demandez pas cependant de les déterminer, car leur détermination dans chaque cas est l'ouvre du sujet libre et responsable qui réalise la première et unique édition de lui-même ». La première et unique édition de lui-même. Le sujet humain selon Lonergan est un être personnel au sens plein de ce mot. Il y a là une vision de l'humanité. Et une vision du savoir. L'appropriation de soi est pour Lonergan la base d'une méthode fondamentale. Les opérations du sujet sont récurrentes, incontournables. Elles constituent un rocher. Dans Pour une méthode en théologie, Lonergan écrit : « Il y a donc un rocher sur lequel on peut bâtir. Mais qu'on me permette d'insister sur la nature bien particulière de ce rocher. Toute théorie, description ou explicitation de nos opérations conscientes et intentionnelles ne peut manquer d'être incomplète et donc ouverte à d'autres éclaircissements et d'autres développements. Mais ceux-ci devront découler des opérations conscientes et intentionnelles elles-mêmes. Telles que données dans la conscience, ces opérations constituent le rocher ; elles confirment chaque explicitation qui s'avère exacte ; elles réfutent toute explicitation inexacte ou incomplète. Le rocher, c'est donc le sujet, avec son attention, son intelligence, sa rationalité et sa responsabilité conscientes en même temps que non objectivées. Le travail qui consiste à objectiver le sujet et ses opérations conscientes a pour but de nous faire commencer à inventorier ce qu'ils sont et de nous faire découvrir que le rocher en question existe ». L'appropriation de soi, c'est donc ce travail d'objectivation du sujet et de ses opérations conscientes. Et cette objectivation a des conséquences énormes sur la portée de notre connaissance et de notre agir. L'invitation à cette objectivation est plus qu'une simple analyse de nos opérations mentales. Elle est un appel pressant à devenir ce que nous pouvons être. Lonergan énonce ses fameux préceptes transcendantaux. « Sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable... sois en amour ».
1 Voir l'exposé éclairant de Louis Roy, au chapitre 7 de son livre Mystical Consciousness (notamment la section « Arguing against the Self »), State University of New York Press, 2003. 2 Michel Foucault proclame la « mort du sujet » (au sens du moi autonome et souverain) dans Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines (1966). 3 Le mystère de la conscience, traduction de Claudine Tiercelin, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 20. 4 Markus Gabriel, Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, traduction de George Sturm avec la collaboration de Sibylle M. Sturm, JC Lattès, 2017, p. 36 s. 5 Alva Noë, Out of Our Heads. Hill and Wang, New York, 2009, p. 48. 6 Comte-Sponville, C'est chose tendre que la vie. Entretiens avec François L'Yvonnet, Albin Michel, 2015, p. 81-82.
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