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Introduction à |
Pierrot Lambert (conférence prononcée à l’Institut Thomas More - en Anglais - dans le cadre de la série Listening to Lonergan, le 20 octobre 2010) En marge de la galaxie cognitive Ne cherchez par le nom de Bernard Lonergan dans l’index des ouvrages de Daniel Dennett, Stephen Pinker, Francis Crick, John Searle ou Alva Noë. Ne le cherchez pas non plus sur le site Web du Center for Consciousness Studies de l’Université de l’Arizona. Le Center for Consciousness Studies, comme bien des milieux des sciences cognitives, se nourrit de perspectives matérialistes. « Nombreux sont ceux qui croient que la conscience, ce Saint Graal de la science et de la philosophie, sera bientôt élucidée par des explications neurologiques », souligne Alva Noë1. Le matérialisme dominant autour du « mind-body problem » reconnaîtrait-il son impuissance à cerner la pensée? Alva Noë invite ses collègues à changer leurs perspectives. « Vous ne pouvez pas expliquer l’esprit en fonction des cellules, pas plus que vous ne pouvez expliquer la danse en fonction des muscles », affirme-t-il2. Des chercheurs de l’Université de Montréal3 remettent eux aussi le matérialisme en question. Ils se penchent sur des phénomènes qui ne sont pas pris en compte dans les approches matérialistes. Notamment, ils ont observé l’activité neurale d’un groupe de Carmélites en état de prière. David Chalmers et David Bourget ont compilé sur Internet un répertoire de 7 734 articles téléchargeables gratuitement, qui portent sur la conscience, en philosophie et en science, et sur différents sujets dans la philosophie de l’esprit … Et Lonergan dans tout ça? Deux des articles répertoriés sont de lui. L’apport de Lonergan Thomas J. McPartland souligne que Lonergan n’entend pas par conscience ce que la plupart des gens, voire la plupart des philosophes, entendent4. Lonergan s’intéresse, certes, à la base neurale de la conscience, mais son propos concerne les manifestations de la conscience. Chez Lonergan, tout est centré sur l’expérience. Division du présent exposé Nous aborderons quatre aspects de l’approche de Lonergan :
I. La conscience comme expérience d’une « perception interne (awareness) ». Nous aborderons dans cette partie :
La perception interne immanente Lonergan définit la conscience comme une perception interne (awareness) immanente aux actes cognitifs … Nous pourrions élargir la définition pour y intégrer, comme le fera Lonergan dans ses ouvrages ultérieurs, les sentiments, les réponses intentionnelles et les états non intentionnels.5 Lonergan précise déjà dans L’insight (un ouvrage centré sur la dimension cognitive) : « je ne pense pas que les actes cognitifs soient les seuls actes conscients ».6 Voyons ce que cette définition signifie. Vous voyez passer une voiture dans la rue. Cet acte de vision est tout à fait différent d’une action de votre métabolisme, tel votre digestion, la circulation de votre sang ou la pousse de vos cheveux (sauf si une telle fonction biologique n’opère pas correctement bien sûr). Les actions biologiques échappent à votre conscience, les actes cognitifs s’inscrivent dans le champ de la conscience. Ici, maintenant, vous êtes conscients. Nous sommes tous conscients. Vous faites l’expérience de cette « awareness ». Vous écoutez. Vous regardez. Vous pourrez dire plus tard : j’ai entendu, j’ai vu … J’ai vu une voiture rouge passer il y a cinq minutes. La conscience est une qualité immanente à l’acte de voir ou d’entendre. L’acte de voir ou d’entendre a un contenu, mais il possède aussi la qualité d’être conscient. L’acte de comprendre, l’acte de porter un jugement, l’acte de décider présentent les mêmes caractéristiques. Ils ont un objet, et en même temps ils sont conscients. Nos sentiments sont également à la fois intentionnels et conscients : J’aime une femme et j’en suis conscient. Nous sommes conscients, de même, de nos états non intentionnels (la fatigue, la mauvaise humeur, l’anxiété) et de nos tendances non intentionnelles (la faim, la soif, l’inconfort sexuel).7 Être conscient ne signifie pas prêter attention Joseph Flanagan affirme que l’erreur fondamentale dans l’analyse de la notion de conscience est la confusion possible entre la conscience et l’attention ou l’intention. Flanagan ajoute : c’est là le problème de la distinction qu’opère Freud entre le conscient et l’inconscient. Dans la perspective freudienne, on dira que vos motivations sont inconscientes parce que vous ne leur prêtez pas attention. C’est l’attention à vos motivations qui les rendrait conscientes8. La conscience et l’attention désignent deux niveaux différents. Lonergan souligne : « Un acte conscient n’est pas (…) forcément un acte auquel nous prêtons attention (…) il est possible d’élever la conscience en prêtant attention à l’acte lui-même, et non plus à son seul contenu, mais ce n’est pas ce déplacement de l’attention qui constitue la conscience »9. La conscience ne tient pas de l’introspection Qui dit introspection dit recherche10. La recherche marque déjà une démarche d’un autre niveau que la simple « awareness ». Déjà, dans L’insight, Lonergan affirmait : « … il ne faut pas considérer la conscience comme une sorte de regard tourné vers l’intérieur »11. La conscience n’est pas un regard … pas plus que la connaissance n’est un regard. La conscience est une présence à soi-même « Tout comme, grâce à leur intentionnalité, les opérations rendent les objets présents au sujet, ainsi, grâce à la conscience, elles rendent le sujet présent à lui-même. »12. Nous venons de voir que la conscience n’est pas une introspection. Ce n’est pas en essayant de regarder en dedans de moi que je fais l’expérience d’être moi. C’est à travers les opérations de mon esprit, de mes réponses cognitives, affectives au monde. La conscience est l’expérience d’être soi. L’expérience d’être un sujet, dit Lonergan13. Lonergan cite Georges van Riet à propos d’une thèse de Sartre. Sartre tient la conscience pour une présence à soi-même, et non pour une connaissance de soi : (« À notre avis, toute activité consciente est nécessairement présente à soi de façon irréfléchie ou, selon la graphie de Sartre, consciente (de) soi. Ce qui caractérise cette conscience, (de) soi, c’est d’être encore inexprimée; elle est présence à soi, non connaissance de soi »14. La conscience : expérience ou perception? Cette question évoque un épisode intéressant de la vie de Lonergan. Dans son traité sur le Christ15, Lonergan affirmait : la conscience ne perçoit rien, ni directement ni indirectement, ni de façon médiate ni de façon immédiate; car ce qui est connu par la conscience ne se trouve pas du côté de l’objet (elle constituerait alors un percept), mais du côté du sujet, et non seulement du côté du sujet qui perçoit, mais aussi du côté du sujet qui rêve ou qui s’éveille, du côté du sujet qui connaît ou qui désire, du côté du sujet qui opère sur le plan sensible ou sur le plan intellectuel. Lonergan ajoute que l’expérience forme un tout en soi, que nous pouvons appeler le champ de la conscience. Mais ce champ, dans la mesure où il est conscient, consiste en une connaissance préliminaire du sujet ainsi que de tout acte ou contenu. La conscience offre donc une connaissance primitive du sujet … une base pour connaître le sujet. Or un jésuite espagnol, le P. Perego, publie un article dans la revue Divinitas, où il accuse presque son confrère Lonergan d’hérésie. L’enjeu : la définition de la conscience. Lonergan va répondre. Dans sa réponse, intitulée : Christ as Subject: A Reply (CWL 4), il souligne que le débat concerne l’opposition entre la conscientia-experientia et la conscientia-perceptio. Lonergan affirme16 : si la conscience est conçue comme une expérience, il y a un sujet psychologique, mais si elle est conçue comme la perception d’un objet, il n’y a pas de sujet psychologique … La conscience n’est donc pas une perception, elle n’est pas un acte intentionnel, mais, comme le dit Lonergan dans Pour une méthode en théologie (p. 8), elle est un événement cognitif. Elle qualifie les actes intentionnels; plus précisément, elle qualifie le sujet. Il y aurait toute une étude, fort intéressante, à entreprendre, sur Lonergan et la phénoménologie de la perception (notamment l’œuvre de Renaud Barbaras, un disciple de Merleau-Ponty). II. L’élévation de la conscience et le moi agrandi Nous aborderons les sujets suivants dans cette deuxième partie :
Nous faisons l’expérience d’une variété de modes (ou de niveaux) de conscience Chacun de nous est présent à soi dans ses sentiments, ses réponses intentionnelles et même ses états non intentionnels (la fatigue, l’irritabilité, la mauvaise humeur, l’anxiété) ou ses tendances non intentionnelles (la faim, la soif, l’inconfort sexuel)17. Nous faisons tous l’expérience d’être un sujet, un moi, dans ces sentiments, ces états, ces tendances, mais aussi dans nos actes cognitifs : le questionnement, la compréhension, la vérification, le jugement, et dans nos opérations de détermination de nos existences que sont la décision et le passage à l’agir. Il y a là une différentiation. Patrick Byrne fait remarquer que la notion de niveau de conscience chez Lonergan renvoie d’abord à des modes ou des qualités de présence à soi-même18. Quand vous lisez une affiche et cherchez à la comprendre, vous expérimentez une présence à vous-même bien différente que quand vous découvrez que vous êtes en amour. Quand vous réussissez à résoudre un problème mathématique, vous expérimentez une présence à vous-même bien différente que quand vous décidez de cesser de fumer, de faire un voyage ou de quitter votre emploi. Lonergan différencie les niveaux de conscience et d’intentionnalité. Il distingue trois niveaux dans L’insight. Il ajoute un niveau au cours des années 1960. Dans Pour une méthode en théologie (page 22), il présente ces quatre niveaux : Au niveau empirique, nous sentons, percevons, imaginons, éprouvons, parlons, bougeons. Au niveau intellectuel, nous cherchons, parvenons à comprendre, exprimons ce que nous avons compris, dégageons les présuppositions et les implications de nos expressions. Au niveau rationnel, nous réfléchissons, arrangeons les éléments de preuve, prononçons un jugement sur la vérité ou la fausseté, la certitude ou la probabilité d’une affirmation. Au niveau de la responsabilité, nous sommes confrontés à nous-mêmes, à nos propres opérations, à nos propres buts, et nous délibérons ainsi sur des actions possibles, les évaluons, prenons des décisions et les mettons en pratique. Il y a une progression. Le moi va s’élargissant. « À chacun des quatre niveaux, on est conscient de soi-même, mais, à mesure que l’on monte d’un niveau à l’autre, c’est d’un moi (self) agrandi que l’on devient conscient et cette conscience elle-même est différente de celle qui précède. »19 Le flot de la conscience Dans L’insight, Lonergan employait ce qu’on appelle le langage de la psychologie des facultés (l’intellect, la volonté, etc.). Dans Philosophie de l’éducation (1959), il parle d’une … transition [qui] nous a fait passer de la psychologie des facultés au flot de la conscience. La psychologie des facultés, c’est très bien, mais cela ne suffit pas pour notre propos, puisque cela ne nous permet pas de nous approcher suffisamment du concret. Pour étudier le développement, il faut être dans le concret. Les abstractions ne bougent pas, elles ne se développent pas, elles ne changent pas.20 Lonergan parle désormais du flot de la conscience. Il souligne que :
Le « Je » ou l’unité de la conscience Qu’est-ce qui unit les diverses opérations cognitives, les sentiments, les états non intentionnels qui s’inscrivent tous dans notre expérience? Vous entendez un bruit inhabituel, vous vous posez une question, vous fermez la radio, vous allez voir du côté d’où vient le bruit, vous saisissez que le bruit est plus fort quand vous êtes sous un détecteur de fumée, vous comprenez que la pile est peut-être faible et que le détecteur est muni d’un dispositif d’avertissement, vous allez acheter une pile et vous l’installez, et le bruit disparaît. Il y a une unité dans toute cette démarche. En fait, il y a une double unité. Une unité du côté du connu : le bruit perçu, le son qui se rapproche, l’hypothèse de la pile à changer, la vérification par le remplacement de la pile : les données sensibles, les questions « qu’est-ce que c’est? » et « d’où ça vient? », l’insight sur le lien entre le détecteur de fumée et le bruit, et la vérification par le remplacement de la pile, convergent vers une connaissance unifiée : un dispositif du détecteur de fumée signale qu’il faut remplacer la pile. « Les contenus s’accumulent pour former des unités », dit Lonergan.22 Une unité également du côté du sujet. L’unité de la conscience. C’est le même Je qui entend, se questionne, a un insight, vérifie et agit. Lonergan consacre toute une section (The Word “I”) de son ouvrage The Ontological and Psychological Constitution of Christ23 au sens du mot « Je » qui pour lui tient sa signification d’une source unique : la conscience. Évident, non? Eh bien non. L’« expérience à la première personne » n’existe pas pour certains théoriciens naturalistes, tel Daniel Dennett, qui soutient une approche à la troisième personne des états mentaux (l’hétérophénoménologie)24 … Dennett écarte le Je comme une fiction cartésienne, soutenant l’inexistence d’un maître d’oeuvre dans les myriades de machines et de processus neuraux de notre cerveau. À propos du mot « expérience » Lonergan utilise beaucoup ce mot, et pas toujours dans le même sens. Clarifions. Voyez le tableau ci-dessous. Le mot expérience signifie dans ce contexte le niveau de la présentation des sens.
Jim Kanaris25 note que dans l’oeuvre de Lonergan le mot « expérience » revêt deux sens différents : 1) un sens spécifique, quand Lonergan entend par expérience les opérations de la conscience sensible (voir, entendre, toucher, sentir, goûter) et 2) un sens général, quand Lonergan réfère à l’expérience systémique des niveaux combinés de la conscience, la perception interne (awareness) qui accompagne les opérations cognitives, les sentiments et les états dont nous avons déjà parlé. L’expérience concerne donc la perception interne (awareness) des données des sens et la perception interne (awareness) des données de la conscience. Élever sa conscience Lonergan nous invite vous et moi à une démarche, à une aventure au coeur de notre propre personne. « Il s’agit essentiellement », dit Lonergan, « d’atteindre un degré de conscience plus élevé en objectivant celle-ci »26. Qu’est-ce que cela veut dire? « Il s’agit d’appliquer nos opérations en tant qu’intentionnelles à la conscience que nous avons de ces mêmes opérations. »27 Le tableau des opérations « intentionnelles », que nous avons vu, présente une série de niveaux, qui rreprésentent autant de dépassements, d’élévations. À chaque dépassement, le niveau supérieur s’appuie sur le niveau inférieur. Il y a des ajouts continuels … . Et toute la structure est fondée sur le premier niveau, celui de l’expérience, des données des sens. La proposition de Lonergan est à la fois simple et étonnante. Il dit : Et si la structure prenait pour point de départ le deuxième sens du mot expérience? Si nous partions de la perception interne (awareness) immanente à nos opérations intentionnelles? Lonergan reprend l’adage socratique : Connais-toi toi-même. Mais ici tout est à la fois plus empirique et plus méthodique … Nous avons dit plus tôt que l’expérience, la perception interne, de nos opérations, de nos sentiments, de nos états, ne faisait appel à aucun effort d’attention. Mais là, maintenant, nous allons porter attention à cette perception interne (awareness). Attention! Ce ne sera pas un exercice d’introspection. Nous allons porter attention à notre expérience comme sujet. À l’expérience d’avoir des sentiments, de nous retrouver dans des états, à l’expérience de comprendre, de porter des jugements de réalité ou de valeur, de prendre des décisions et d’agir. Puis nous sommes invités à nous interroger sur les relations entre ces différents moments de notre vie. La connaissance de soi, chez Lonergan, passe par une application des opérations de la structure cognitive aux données de la conscience. Voyons ce que cela donne.
Cela s’appelle chez Lonergan l’appropriation de soi. Appropriation d’une capacité vérifiable, d’une dynamique qui fait de moi une source d’idées nouvelles, de jugements personnels, d’orientations singulières. Dépassement de soi et préceptes transcendantaux Lonergan décrit des opérations, et le mouvement intérieur qui relie ces opérations en une structure dynamique. Mais surtout, il nous invite à prêter attention à ce mouvement en nous, à aviver le désir de comprendre, de connaître … L’un des moments décisifs de l’intentionnalité humaine est la prise de conscience du questionnement. Tellement de gens reçoivent tous les jours des tas d’informations par leur perception sensible, par les médias, par leurs rencontres d’autres personnes, sans se rendre compte vraiment de leur besoin de comprendre! Lonergan nous lance une invitation pressante à élever notre conscience. À élargir notre moi. « Sois attentif » : Carpe Diem! Il se passe plein de choses dans notre environnement. Robert Pirsig, dans Zen and the Art of Motorcycle Maintenance, ou Matthew Crawford, dans Shop Class as Soulcraft, lancent de semblables invitations à une attention plus grande devant le monde du quotidien, du travail notamment. « Sois intelligent » : Aujourd’hui peut naître une idée, et même plusieurs idées, pour peu que chacun/e de nous interroge un peu ses propres observations. Nous sommes invités à nous élever au-dessus du sensible, à l’enrichir par la création de relations intelligibles. Nous sommes plus que des fibres nerveuses reliées à des neurones. « Sois rationnel » : Nous pourrions dire : sois exigeant. Vérifie. Remets en question les idées reçues. Remets en question tes propres insights. Pose-toi la question : « Vraiment? Est-ce qu’il en est ainsi? Est-ce que c’est vraiment la bonne explication? » Nous sommes bombardés tous les jours d’explications séduisantes, d’expressions toutes faites, de conceptions du monde et de révisions du passé qui soulèvent chez l’esprit exigeant des tas de questions. Ne négligeons pas ces questions qui relèvent de la réflexion. « Sois responsable ». Nous entrons ici dans l’univers moral. L’éthique est un chapitre important de l’oeuvre de Lonergan. Pour Lonergan, le jugement de valeur procède, comme le jugement de réalité, d’un questionnement réflexif. L’attention aux sentiments et le questionnement moral préparent le jugement de valeur, qui est le fruit d’une délibération où le sujet humain peut exercer sa liberté et devenir valeur originaire.28 Dans un beau texte qui date de 1968, Lonergan parle des différentes élévations de la conscience. L’une de ces élévations est celle où « la conscience rationnelle est élevée (sublated) par la conscience de soi rationnelle lorsque nous délibérons, évaluons, décidons, agissons. C’est à ce niveau que la conscience humaine émerge dans sa plénitude.29 » « Sois en amour ». Cet « ajout » aux préceptes transcendantaux concerne en fait une actualisation de toute la dynamique du dépassement de soi : « Les notions transcendantales que sont nos questions relevant de la compréhension, de la réflexion et de la délibération, constituent la capacité que nous avons de nous dépasser nous-mêmes. Cette capacité s’actualise lorsque nous commençons à aimer.30 » L’amour anime et accomplit l’intentionnalité consciente. III. Une méthode généralisée fondée sur les données de la conscience et le dépassement de soi
Désir et être Lonergan a eu au début des années 1940 un insight très important, qu’il a communiqué à son premier auditoire de l’Institut Thomas More. Il écrira, dans L’insight : L’être est l’objectif du désir de connaître (c’est ainsi qu’il définit la notion de l’être31). La forme de l’objet désiré se trouve dans le désir lui-même. Bob Doran affirme qu’il s’agit là de l’un des insights les plus importants de toute la philosophie occidentale.32 Le désir est l’opérateur qui nous fait passer d’un niveau à un autre. Le désir est questionnement, recherche, insatisfaction, inquiétude, ouverture. William Mathews commente : Lonergan nous dit qu’il s’agit d’un potentiel entièrement relationnel dont le déploiement nous tire hors de nous-mêmes, vers une relation esprit-monde qui va s’approfondissant. Cette relation définit le rapport esprit-monde d’une manière qui dépasse totalement l’horizon de la philosophie kantienne.33 Réalité, valeur, vérité, objectivité Lonergan déploie une stratégie de retrait vers l’intériorité en vue d’un retour34, donc une exploration/appropriation des opérations intentionnelles, passant par la conscience, puis un retour aux domaines du sens commun et de la théorie avec la capacité de satisfaire à l’exigence méthodique). Dans ce mouvement de retour il définit la réalité, la valeur, la vérité, l’objectivité, en passant par une relation sujet-objet très bien marquée, au troisième niveau de la conscience. Ces notions ne sont pas dans ce contexte des blocs statiques, mais s’inscrivent dans un movement de dépassement de soi, d’ouverture sur l’univers. Je connais la réalité lorsque je parviens à l’inconditionné de fait qui me permet de porter un jugement de réalité. La valeur constitue mon engagement à la suite d’un type de jugement particulier, fondée sur une appréhension nourrie de mes sentiments. La vérité est un rapport du connaître à l’être.35 La notion de l’objectivité est principalement contenue dans un contexte configuré de jugements.36 Isomorphisme Pour Lonergan, la réalité n’est pas là, devant nous. La définition du réel passe par les opérations de l’esprit. Un parallélisme se dessine entre la dynamique de l’esprit et la dynamique de ce que Lonergan appelle (s’inspirant de la philosophie médiévale) l’être proportionné. Il faudrait explorer le riche contenu du chapitre 8 de L’insight. Il faudrait explorer la notion de chose, et les notions que Lonergan développe ailleurs : conjugats descriptifs et explicatoires, genres et espèces, probabilité d’émergence et ainsi de suite. « … l’isomorphisme … se présente entre la structure du connaître et la structure du connu. Si le connaître consiste en un ensemble d’actes reliés, et le connu en l’ensemble des contenus reliés de ces actes, alors la configuration des relations entre les actes est similaire, du point de vue de la forme, à la configuration des relations entre les contenus des actes. »37. La genèse des méthodes Lonergan souligne qu’une « science moderne se caractérise davantage à partir de sa méthode qu’à partir de son champ de recherche, parce que celui-ci tend à s’élargir de manière à intégrer tous les domaines auxquels la méthode peut s’appliquer avec succès ».38 Lonergan définit la méthode comme « un schème normatif d’opérations susceptibles d’être reproduites (recurrent), reliées entre elles et qui donnent des résultats cumulatifs et progressifs ».39 Toutes les sciences se fondent sur un ensemble semblable de conditions présidant à leur genèse et à leur développement. Conditions que révèle une prise de conscience des données de la conscience. Une philosophie de l’intériorité Lonergan fait remarquer que « … les sciences s’entendent entre elles pour entreprendre d’expliquer toutes les données sensibles… », et que la philosophie « recherche ses données propres dans la conscience intentionnelle ».40 Quel est le propos de la philosophie, dans cet état de choses? D’abord, l’appropriation de soi. La philosophie nous invite à une démarche décisive vers ce que Lonergan appelle le « rocher sur lequel on peut bâtir ». La seconde fonction de la philosophie est « de distinguer, de relier et de fonder les divers domaines de la signification, celle de fonder les méthodes des sciences et de favoriser ainsi leur unification. »41 Une méthode fondée sur le sujet La méthode dont parle Lonergan ne concerne pas « une chaine de montage, ou … certaines opérations mécaniques ou routinières ».42 La méthode est axée sur le dynamisme du sujet. Nous pourrions dire que la méthode en science réside dans le scientifique même. En théologie, dira Lonergan, la méthode, c’est le croyant/théologien. Joseph Fitzpatrick43 souligne qu’« en reconnaissant les données de la conscience tout autant que les données des sens, Lonergan rend possible une théorie de la connaissance à la fois empirique et cohérente. » Lonergan construit toute une philosophie à partir des données de la conscience. Les opérations sont déployées par un opérateur conscient. Lonergan affirme que cette méthode « consiste en une détermination des configurations de relations intelligibles qui unissent les données de manière explicative » … et qu’elle doit pouvoir « traiter, du moins globalement, non seulement des données d’une conscience, mais aussi des relations entre différents sujets conscients, entre des sujets conscients et leur milieu ou leur environnement, et entre la conscience et sa base neurale »44 La méthode de la théologie, fondée sur la structure de la conscience et de l’intentionnalité La méthode proposée par Lonergan pour la théologie trouve ses fondements chez le sujet théologien (cette méthode peut être transposée à d’autres sciences humaines). La structure s’organise dans un double mouvement : un mouvement ascendant (théologie médiatisante), expérience, compréhension, jugement, décision, puis un mouvement descendant (théologie médiatisée), décision, jugement, compréhension, expérience.
Une recherche humaine unifiée Lonergan envisage « une époque où les chercheurs engagés dans tous les domaines pourront trouver dans la méthode transcendantale des normes communes, des fondements communs, une systématisation commune, ainsi que des procédés communs de critique, de dialectique et d’heuristique ».45 Une recherche humaine illimitée Lonergan définit la notion de l’être comme l’objectif du pur désir de connaître. Et il pose que ce désir est sans restriction. Cathleen Going (Sister Mary of the Saviour, o.p.) propose la vision de Lonergan dans un beau texte : In love with the universe (en amour avec l’univers), à l’opposé de tout réductionnisme. IV. La conscience collective et ses différenciations
Ce petit exposé concernait jusqu’ici l’analyse que Lonergan propose de la conscience individuelle. Or, le thème de la conscience collective occupe une place très importante également dans son oeuvre. Comme nous l’avons vu, Lonergan envisage une méthode capable « de traiter, du moins globalement, non seulement des données d’une conscience, mais aussi des relations entre différents sujets conscients … »46 Conscience et domaines de la signification Lonergan propose une vision du développement humain axée sur de grands tournants qui président à l’avènement de nouvelles configurations de la pensée. Au sens commun, domaine de la pensée pratique, s’ajoute depuis les Grecs le monde de la théorie. La philosophie moderne explore le monde de l’intériorité. Le désir non restreint d’intelligibilité, l’exigence d’un inconditionné dans le jugement humain et la soif de plénitude, de paix et de joie ouvrent un nouveau domaine, celui de la transcendance. 31 types de conscience différenciée L’humanité est plurielle. Individuellement et collectivement, les humains se développent en traçant des trajectoires faites de multiples différenciations. Dans une conférence prononcée au Massachusetts Institute of Technology en 1972, Lonergan souligne une grande variété de différenciations de la conscience : différenciations linguistiques, religieuses, littéraires, systématiques, différenciations de l’érudition et de la philosophie moderne.47 Chacun de nous évolue dans le monde du sens commun, mais aussi dans tel ou tel autre domaine de la signification. Lonergan s’amuse à dénombrer, par combinaisons mathématiques, trente-et-un types de conscience différenciée, le sens commun étant couplé avec deux, trois ou même quatre autres domaines, tels la religion et l’art, l’art et l’érudition, l’érudition et l’intériorité, et ainsi de suite.48. Conscience mondiale Dans Pour une méthode en théologie, Lonergan parle de l’émergence d’une conscience à la fois mondiale et historique : Conscience mondiale : « nous sommes conscients qu’il existe, à l’heure actuelle, plusieurs cultures très variées » … Conscience historique Conscience historique : « … et que des différences considérables séparent ces cultures de celles du passé. »49L’incidence de la « révolution historique » est au coeur de toute l’oeuvre de Lonergan. « … toute la trame de l’existence humaine apparaît être un produit de l’histoire, de l’appréhension, du jugement, des choix et de l’agir de l’être humain. »50 Lonergan emprunte à Alan Richardson l’expression « mentalité historique », significant que « pour comprendre les hommes et leurs institutions, on doit étudier leur histoire ».51 Dans Le droit naturel et la mentalité historique, Lonergan parle des composantes variables et permanentes de l’humanité. Il fait ressortir l’expansion des significations sociales dans l’évolution des organisations domestiques, économiques et politiques. Les expansions se déploient suivant une succession de paliers, depuis les cueilleurs de fruits primitifs jusqu’aux grandes civilisations antiques. Une « montée de signification » intermédiaire concerne principalement la parole. À un troisième palier, l’attention se porte sur le développement en général, par-delà les développements qui se produisent dans l’action et le langage.52 Or, les humains ne vivent pas tous au même palier. La plupart des humains vivent sur plus d’un palier à la fois. Le polymorphisme de la conscience « … le flot de la conscience forme différentes configurations : configuration artistique, configuration dramatique de la vie ordinaire et des relations interpersonnelles, configuration pratique des gens d’action, configuration intellectuelle … configuration mystique … »53 Mais Lonergan entend par « polymorphisme de la conscience » une réalité plus radicale, soit : « les oppositions profondes et irréconciliables en matière de religion, de morale et de connaissance ».54 La fonction de la dialectique révèle ce polymorphisme : mais chacun doit prendre position selon son horizon personnel. La possibilité du dialogue – la conscience comme noyau le plus intime de notre être Lonergan propose plusieurs façons d’affronter l’intersubjectivité, le pluralisme et les positions inconciliables. Ses réflexions sur les dépassements d’horizon, les points de vue supérieurs, le processus auto-correcteur de l’apprentissage, la cosmopolis, offrent des balises fort précieuses pour le progrès humain. Ses analyses de la conscience humaine permettent « de dépasser la dialectique en s’orientant vers le dialogue, de passer d’un conflit de positions à une rencontre de personnes ». Lonergan entend par « droit naturel » l’intentionnalité humaine, la dynamique de la conscience. Chaque personne peut révéler à n’importe quelle autre sa propension à rechercher la compréhension, à juger de façon rationnelle, à évaluer de façon honnête, à être ouverte à l’amitié. Pendant que la dialectique de l’histoire relate froidement nos conflits, le dialogue ajoute le principe qui nous incite à les guérir : le droit naturel qui est le noyau le plus intime de notre être.55 1 Out of Our Heads: Why We are not Our Brains and Other Lessons from the Biology of Consciousness, New York, Hill and Wang, 2009, p. xi. 3 voir Du cerveau à Dieu. Plaidoyer d’un neuroscientifique pour l’existence de l’âme, de Mario Beauregard et Denyse O’Leary, traduction de Jocelin Morrison, Paris, Guy Trédaniel, 2008. 4 Consciousness and Normative Subjectivity: Lonergan’s Unique Foundational Enterprise – Method: Journal 13 – 2 Automne 1995 – p. 114. 5 Pour une méthode en théologie, traduction sous la direction de Louis Roy, Fides 1978, p. 44-46. 6 L’insight. Étude de la compréhension humaine, traduction de Pierrot Lambert, Bellarmin, 1996, p. 339. 7 Pour une méthode en théologie, p. 45. 8 Quest for Self-knowledge, University of Toronto Press, 1997, 131.. 10 The Ontological and Psychological Constitution of Christ - CWL 7 – p. 165. 11 P. 338. 12 Pour une méthode en théologie, p. 20. 13 The Ontological and Psychological Constitution of Christ, p. 7. 14 Christ as Subject : A Reply, note 33, dans Collection, CWL 4, p. 173. 17 Pour une méthode en théologie, p. 45. 18 Patrick Byrne, Consciousness: Levels, Sublations, and the Subject as Subject – Method. Journal of Lonergan Studies, 13 1995, p. 133. 19 Pour une méthode en théologie, p. 22. 20 Philosophie de l’éducation, traduction de Jacques Beauchesne et Pierrot Lambert, Guérin, 2000, p. 79. 21 Philosophie de l’éducation, p. 77-78. 24 Sweet Dreams. Philosophical Obstacles to a Science of Consciousness, MIT Press, 2006, p. 56. 25 Bernard Lonergan’s Philosophy of Religion, State University of New York Press, 2002, p. 29-38. 26 Pour une méthode en théologie, … p. 27 27 Idem, p. 28. 28 Pour une méthode en théologie, p. 69. 29 « Le sujet », traduction de Baudoin Allard, dans Pour une méthodologie philosophique, écrits philosophiques choisis de Bernard Lonergan, Bellarmin, 1991, p.129. 30 Pour une méthode en théologie, p. 127. 31 Chapitre 12. 32 William Mathews, Lonergan’s Quest, University of Toronto Press, 2005, p. 258. 33 Idem. 34 Pour une méthode en théologie, p. 103. 38 « La genèse des méthodes », traduction d’Élisabeth Lacelle, dans Les voies d’une théologie méthodique, p. 129. 39 Pour une méthode en théologie, p. 16. 41 Pour une méthode en théologie, p. 115. 42 Idem, p. 18. 43 Philosophical Encounters. Lonergan and the Analytical Tradition, University of Toronto Press, 2005, p. 44. 45 Pour une méthode en théologie, p. 39. 47 The World Mediated by Meaning, dans Philosophical and Theological Papers 1965-1980, CWL 17, p. 112 et suivantes. 48 Pour une méthode en théologie,p. 311. 49 Pour une méthode en théologie, p. 180. 50 Philosophie de l’éducation, p. 71. 51 Le droit naturel et la mentalité historique, traduction de Jean-Marc Gauthier, dans Les voies d’une théologie méthodique, p. 213. 53 Philosophie de l’éducation, p. 177. 54 Pour une méthode en théologie, p. 306. 55 Le droit naturel et la mentalité historique, dans Les voies d’une théologie méthodique, p. 225. |