Oeuvres de Lonergan
Pour amorcer un débat sur Insight

 

Cet article a paru dans les Proceedings
de la American Catholic Philosophical Association en 1958.
La traduction originale de Pierrot Lambert
a été publiée dans

Pour une méthodologie philosophique (1991)

Révision et © Pierrot Lambert 2020.

 

Pour amorcer un débat sur Insight

Dans son aimable invitation, le président de l’American Philosophical Association m’a demandé de vous parler d’Insight. Je pensais à ce moment-là pouvoir assister à votre réunion et y présenter une corrélation entre le développement personnel et les divergences philosophiques. J’ai dû y renoncer, à mon grand regret. Je dois plutôt me contenter d’offrir l’amorce d’une discussion; j’ai choisi à cette fin trois questions que mon livre semble avoir soulevées et qui peuvent de toute façon avoir un intérêt intrinsèque propre. Il s’agit 1) de la primauté de l’ontologique, 2) de la notion finaliste de l’être, et 3) de la connaissance de l’existence concrète, réelle.

L’incongruité majeure d’Insight tient à la primauté qui y est accordée à la connaissance. Dans les écrits de Thomas d’Aquin, la théorie de la connaissance est exprimée en termes métaphysiques et établie par des principes métaphysiques. Dans Insight, la métaphysique est exprimée en termes cognitifs et établie par des principes cognitifs. Le renversement semble complet. Si Thomas d’Aquin avait posé les choses dans le bon ordre – qui va le nier? – alors moi j’ai tout mis à l’envers.

Or, attention, il arrive à Thomas d’Aquin lui-même de mettre les choses « à l’envers ». Il écrit :

L’âme humaine se connaît elle-même par son acte d’intelligence, qui est son acte propre, et révèle parfaitement sa capacité et sa nature1

Ce passage semble établir clairement qu’un acte psychologique, appelé intelligere, constitue le fondement d’une révélation parfaite de la nature et de la capacité de l’âme humaine. La capacité et la nature sont toutefois des entités métaphysiques. Leur révélation parfaite exige une longue série de théorèmes métaphysiques. Pourtant, Thomas d’Aquin lui-même dit que d’un examen de l’intelligere, l’acte propre de l’âme humaine, on peut tirer une révélation parfaite de ces entités métaphysiques.

Je ne crois pas être en train d’établir cette perspective à partir d’une phrase isolée. Selon la doctrine aristotélicienne et thomiste, la connaissance des objets précède la connaissance des actes, la connaissance des actes précède la connaissance des puissances, la connaissance des puissances précède la connaissance de l’essence de l’âme. L’enseignement scolastique contemporain n’adopte pas une approche différente. Il fait appel à la puissance qu’est l’intellect pour distinguer l’âme humaine de la brute. Il fait appel, sinon à l’acte de compréhension, du moins au concept universel, pour arriver à la connaissance de la puissance qu’est l’intellect.

Cette affirmation claire de la primauté du cognitif s’intègre dans une doctrine plus vaste. La doctrine aristotélicienne et thomiste porte une distinction habituelle entre ce qui est d’abord quoad se et ce qui est d’abord quoad nos. Dans la perspective de ce qui est d’abord quoad se, des causes ontologiques, l’essence de l’âme fonde les puissances, les puissances fondent les actes, et les actes fondent la connaissance des objets. Par contre, dans la perspective de ce qui est d’abord quoad nos, des raisons cognitives, l’ordre est inversé : la connaissance des objets fonde la connaissance des actes, la connaissance des actes fonde la connaissance des puissances, la connaissance des puissances fonde la connaissance de l’essence de l’âme.

Cela dit, l’ontologique et le cognitif sont des démarches interdépendantes, et non les éléments incompatibles d’une alternative. Si l’on veut attribuer des causes ontologiques, il faut commencer par la métaphysique; si l’on veut attribuer des raisons cognitives, il faut commencer par la connaissance. On ne peut pas attribuer de causes ontologiques sans avoir de raisons cognitives, pas plus qu’il ne peut exister de raisons cognitives sans causes ontologiques correspondantes.

Cette interdépendance ne se limite pas au cas particulier de l’âme humaine. Elle est universelle, et cela tient à la nature même de la connaissance rationnelle et objective. Ainsi, bon nombre d’entre vous conviendrez que Thomas d’Aquin a ajouté l’existence, l’actus essendi, aux causes ontologiques d’Aristote; mais vous reconnaîtrez également que, correspondant à cette cause ontologique, il y a une raison cognitive, le jugement d’existence. Aristote a établi que la matière et la forme sont des causes ontologiques; mais il n’a pas posé ces causes ontologiques sans avoir de raisons cognitives, c’est-à-dire les sens et l’insight sur le phantasme.

Enfin, non seulement y a-t-il interdépendance, mais il est vrai également que c’est à partir des raisons cognitives que le développement doit commencer. Ce n’est pas la forme, mais la connaissance de la forme qui a commencé avec Aristote. Ce n’est pas l’existence, mais la connaissance de l’existence qui a commencé avec Thomas d’Aquin. Ainsi, tout développement authentique de la pensée aristotélicienne et thomiste, s’il se réalise selon les principes aristotéliciens et thomistes, s’enracinera dans un développement de notre compréhension de l’univers matériel; d’une compréhension plus profonde des choses matérielles, ce développement nous conduira à une compréhension plus profonde de la compréhension humaine; et, dépassant cette compréhension plus profonde de la compréhension humaine, il mènera à une conception plus claire ou plus complète ou plus méthodique des raisons cognitives et des causes ontologiques.

Insight traite justement de ce développement-là. Depuis l’époque de Thomas d’Aquin, une foule de questions disputées ont surgi, que Thomas d’Aquin lui-même n’avait jamais traitées de façon directe et explicite. Depuis ce temps-là, notre compréhension de l’univers matériel s’est développée considérablement, et une foule de disciplines nouvelles sont nées, qui présentent de nouveaux problèmes au philosophe catholique, et surtout au théologien catholique. Depuis cette époque, la situation de l’humanité s’est profondément modifiée dans de nombreux sens. Pour aborder de front ces questions, je pense qu’il est nécessaire, mais non suffisant, de choisir un minimum de certitudes unanimement reçues, de chercher à connaître en profondeur la pensée médiévale, et de tirer de nouvelles conclusions des anciennes prémisses. Or notre époque nous demande plus que cela. Elle nous demande, je crois, de connaître et de mettre en oeuvre la méthode aristotélicienne et thomiste; de reconnaître dans la compréhension humaine approfondie de l’univers matériel un principe permettant d’obtenir une compréhension approfondie de la compréhension elle-même; et enfin d’utiliser cette compréhension plus profonde de la compréhension humaine pour ordonner, éclairer et unifier tout un ensemble de disciplines et de modes de connaissance qui autrement continueraient à n’avoir aucun lien entre eux, à ignorer leurs fondements et à ne pas pouvoir être intégrés par la reine des sciences, la théologie.

Mon deuxième sujet touche la notion de l’être. Pour l’aborder je vais d’abord soulever un problème. Vous admettrez, je crois, l’existence d’un seul ens per essentiam, qui n’est pas un objet immédiat de notre connaissance en cette vie; vous admettrez aussi que les seuls objets immédiats de notre connaissance présente sont les entia per participationem. Notre connaissance intellectuelle de l’être ne peut donc pas résulter d’une abstraction de l’essence. Car si d’un cheval j’abstrais l’essence, ce que j’abstrais, c’est l’essence du cheval, et non de l’être : si j’abstrais l’essence d’un être humain, j’abstrais l’essence de l’être humain, et non de l’être; et cela est vrai pour tout autre objet immédiat de notre connaissance présente. Il n’est pas possible de tirer d’un être par participation une connaissance de l’essence de l’être, parce qu’aucun être par participation n’a l’essence de l’être, et ce qui est vrai de l’essence est également vrai de la quiddité, de la nature, du species et de la forme. Un être par participation n’a pas plus la quiddité de l’être, la nature de l’être, le species de l’être, la forme de l’être, qu’il n’a l’essence de l’être.

Ce fait pose un problème. L’intellect se différencie des sens, précisément par sa saisie de l’essence, ou, si vous préférez, sa saisie de la quiddité, ou de la nature, ou du species, ou de la forme. Or en cette vie nous ne saisissons ni l’essence, ni la quiddité, ni la nature, ni le species, ni la forme de l’être. Alors, comment pouvons-nous avoir une notion intellectuelle, un concept intellectuel, une connaissance intellectuelle de l’être? Pour situer le problème dans son acuité essentielle, comment se fait-il que nous ayons précisément une notion intellectuelle de l’être telle que 1) nous puissions concevoir l’ens per essentiam et que 2) nous puissions déterminer que les seuls êtres connus directement ne sont que des entia per participationem?

De plus, ce problème de la notion de l’être n’est pas unique, isolé, exceptionnel. En cette vie nous ne pouvons connaître Dieu par son essence. Et nous ne pouvons connaître les essences des choses matérielles que rarement, et de façon imparfaite et douteuse. Si notre connaissance de l’essence est si rare et imparfaite, ne faudrait-il pas conclure, soit qu’Aristote et Thomas d’Aquin se sont trompés en faisant de la connaissance de l’essence la caractéristique de l’intellect humain, soit, peut-être, que nous ne possédons pas d’intellect au sens plein du terme?

Un certain nombre d’entre vous, je pense, pencheront vers la deuxième affirmation. L’intellect humain est in genere rerum intelligibilium ut ens in potentia tantum; il appartient au royaume de l’esprit simplement comme puissance. La connaissance de l’intellect humain est un processus. Elle ne se résume pas en la seule saisie de l’essence et la seule affirmation de l’existence. Étalée dans le temps, elle est affaire de questionnement, d’élaboration de réponses possibles, puis de découverte d’un nouveau questionnement suscité par ces réponses. Notre intellect en cette vie est fondamentalement un dynamisme, un processus, une finalité. La connaissance des choses en leur essence est donc pour nous, non un fait accompli, mais simplement le but, la fin, l’objectif d’un désir naturel.

De plus, selon Thomas d’Aquin, l’objet du désir naturel de nos intellects comprend l’ens per essentiam. Lorsqu’on nous parle de l’existence de Dieu, nous nous demandons spontanément ce qu’est Dieu. Or le fait de se demander ce qu’est une chose déclenche un processus qui ne s’arrête qu’une fois atteinte la connaissance de l’essence. Nous avons donc un désir naturel de connaître Dieu par son essence.

C’est par un tel raisonnement que j’ai été amené dans Insight à affirmer que notre désir intellectuel naturel de connaître est un désir intellectuel naturel de connaître l’être. Le désir est une notion, précisément parce qu’il est intelligent. Or, la notion n’est pas une idée ou un concept ou une connaissance innée quelconque. Il s’agit du désir d’avoir des idées, des concepts, une connaissance; mais en soi c’est une simple ignorance inquiète, dépourvue d’idées, de concepts, de connaissance. Et ce n’est pas un postulat. Les postulats font partie des réponses hypothétiques, alors que le désir de connaître fonde les questions. Nul besoin non plus de postuler des questions. Ce sont des faits.

Qu’est-ce qui est en jeu ici? Quelque chose de très simple et de très fondamental à la fois, je pense. Si l’intellect n’est pas caractérisé par sa capacité de saisir l’essence, alors je crois que nous nous éloignons d’Aristote et de Thomas d’Aquin et que nous perdons du même coup la possibilité de rendre compte adéquatement de la nature de l’intelligence humaine. Si, d’autre part, l’intellect est caractérisé par sa capacité de saisir l’essence, alors le fait que notre connaissance des essences est si ténue ne peut s’expliquer que par une pleine reconnaissance du caractère essentiellement dynamique de nos intellects et, en particulier, de notre notion de l’être.

Le troisième sujet que je veux aborder a trait à l’univers objectif de l’être. Dans Insight, je pose que notre doit être connu par la totalité des jugements vrais, et qu’il ne doit pas être connu humainement sans des jugements vrais. Une telle affirmation soulève quatre grandes questions. D’abord, est-ce que l’univers de l’être est le monde réel? Deuxièmement, est-il concret? Troisièmement, est-ce l’univers qui existe de fait, ou simplement un univers essentialiste? Quatrièmement, comment peut-on connaître l’existence concrète, l’existence de fait, dans la démarche cognitive que présente Insight?

D’abord, est-ce que cet univers de l’être est le monde réel? Si par monde réel on entend ce qui doit être connu par la totalité des jugements vrais, alors, par définition, l’univers de l’être et le monde réel sont sûrement identiques à tous égards. Il arrive néanmoins fréquemment que l’expression le monde réel soit employée dans un sens très différent. Dans ce sens, chacun de nous vit dans son monde réel à soi, dont le contenu est déterminé par sa Sorge, par ses intérêts et ses préoccupations, par l’orientation de sa vie, par l’horizon inconscient qui lui masque le reste de la réalité. Chacun considère son monde réel privé comme vraiment très réel. Spontanément ce monde se présente comme le seul monde réel, la norme, le critère, l’absolu, ce par quoi tout est jugé, mesuré, évalué. Une telle qualification, il faut le dire, n’est pas admissible. Il y a une seule norme, un seul critère, un seul absolu, et c’est le jugement vrai. Dans la mesure où mon monde réel privé ne satisfait pas à cette norme, il est une sorte de produit douteux de la confiance animale et de l’erreur humaine. D’autre part, dans la mesure où mon monde réel privé est constamment et assidûment soumis aux corrections qu’apportent les jugements vrais, alors il en viendra nécessairement à être conforme à l’univers de l’être.

Deuxièmement : est-ce que cet univers de l’être, connu par le jugement vrai, est l’univers concret? Je dirais que oui. Connaître le concret dans son caractère concret, c’est connaître tout ce qu’il y a à connaître de chaque chose. Connaître tout ce qu’il y a à connaître de chaque chose, c’est précisément connaître l’être. Pour moi, en somme, l’être et le concret sont des termes identiques.

Cette façon de voir le concret présuppose néanmoins que les concepts expriment des insights et que dans l’insight l’esprit saisisse des formes immanentes dans les données des sens. Autrement dit, elle présuppose que le sensible ait été intellectualisé à travers des schèmes, des séquences, des processus, des développements. Dans cette supposition, la connaissance humaine forme un tout, et la totalité des jugements vrais est nécessairement la connaissance du concret. Si, d’autre part, on ignore ou on néglige l’insight, alors la connaissance humaine se dédouble. Les concepts ne sont liés aux données des sens que comme des universaux à des éléments particuliers. Les concepts et les jugements sont abstraits en eux-mêmes; pour atteindre le concret, il faut ajouter une série indéterminée de données sensibles sans relations internes entre elles. Dans cette perspective, que je rejette carrément, il est paradoxal de maintenir que la totalité des jugements vrais constitue la connaissance du concret. Dans cette perspective, on atteint la connaissance du concret en ajoutant à la connaissance de l’abstrait la totalité humainement inaccessible des perceptions sensibles.

Troisièmement : cet univers concret est-il essentialiste, ou existe-t-il de fait? La question se pose, je crois, parce qu’il y a deux façons d’analyser les jugements, donc deux façons de réfuter l’essentialisme.

On peut soutenir que certains jugements sont tout simplement une synthèse de concepts (un cheval est un quadrupède), mais il y a d’autres jugements qui comprennent un simple acte d’affirmation ou de rejet (le cheval existe). En fonction de cette analyse, on soulignera l’extrême importance du deuxième type de jugement et on en arrivera à rejeter l’essentialisme.

On peut soutenir d’autre part que tout jugement comprend un simple acte d’affirmation ou de rejet; tout jugement humain en cette vie repose, en fin de compte, sur des questions de fait contingentes, et aucune synthèse de concepts ne peut en elle-même constituer un jugement. Cela entraîne des conséquences de deux ordres : sur le plan cognitif, il ne peut y avoir de connaissance humaine de la possibilité réelle ou de la nécessité réelle sans jugements sur des questions de fait; sur le plan ontologique, il ne peut y avoir de nécessités réelles sans puissances actives ou passives existantes.

Vous trouverez dans Insight un exposé détaillé de ce rejet radical de l’essentialisme. Le jugement n’est pas une synthèse, mais l’établissement ou le rejet d’une synthèse. La synthèse est établie ou rejetée en fonction d’un inconditionné de fait, c’est-à-dire d’un inconditionné dont les conditions sont remplies effectivement. Un principe analytique exige donc plus qu’un lien (nexus) nécessaire; les termes du principe doivent aussi, dans leur sens défini, se présenter dans des jugements de fait concrets. En conséquence, notre connaissance de la métaphysique (et non pas seulement notre connaissance de l’univers concret) est tout simplement factuelle. Enfin, la théorie est suffisamment affinée pour répondre aux problèmes soulevés par la logique symbolique, par les mathématiques, par les principes probables auxquels on a recours en sciences de la nature, et par l’argument ontologique sur l’existence de Dieu.

Quatrième question : comment connaissons-nous l’existence concrète, l’existence de fait? Pour établir la cause ontologique de la connaissance de l’existence, il faut manifestement faire appel à l’existence de la chose, à l’existence immanente dans la chose. Quant à la raison cognitive permettant d’affirmer que l’on connaît l’existence, elle est un jugement vrai du même genre que ceci existe. La vérité est, en effet, le médium dans lequel l’être est connu; la vérité ne se trouve formellement que dans le jugement et l’existence est l’acte d’être.

Comment peut-on savoir que le jugement ceci existe est vrai? Dans ce cas, nous faisons appel, non à une cause ontologique mais à une raison cognitive. Il n’y a qu’une réponse possible : avant le jugement, il se produit une saisie de l’inconditionné. Car seul l’inconditionné peut fonder l’objectivité de la vérité, son caractère absolu, son indépendance par rapport aux points de vue, aux attitudes, à l’orientation du sujet qui juge.

Troisièmement, en quoi consiste cette saisie de l’inconditionné? Il ne s’agit pas d’une saisie d’un inconditionné formel, d’un inconditionné qui n’a aucune condition, de Dieu lui-même. Il s’agit d’une saisie d’un inconditionné de fait, d’un inconditionné qui a ses conditions, conditions qui cependant sont remplies. Donc la question Est-ce que cela existe? fait appel à un jugement qui sera un inconditionné. Dans une compréhension réflexive l’esprit saisit les conditions et la satisfaction des conditions. De cette saisie découle rationnellement le jugement : cela existe.

Quatrièmement : quelles sont les conditions? Prenons un exemple. Supposons que sur cette table il y a un petit chien très agité qui bouge, qui exige de l’attention, qui pleurniche, qui dérange. Cette supposition ne nous fournit toutefois qu’une cause ontologique. Ce qui vient en premier lieu dans notre connaissance, c’est un flot de données sensibles. Ce flot peut être organisé ou désorganisé de diverses façons. Il peut entraîner la réaction décrite par Sartre dans La Nausée; par contre, si le chien se met à japper ou à me mordre, il provoquera chez moi une adaptation vitale. Le flot de données sensibles peut aussi, à divers degrés, être perçu sans être remarqué, être remarqué sans attirer l’attention, ou encore éveiller l’attention, mais là il y a de nombreux processus psychologiques possibles. Toutefois, vous êtes des philosophes. Les données qui vous sont présentes sont organisées chez vous par une recherche intellectuelle désintéressée. Vous établissez qu’elles ne relèvent ni de l’illusion ni de l’hallucination. Vous leur prêtez attention, non dans leur aspect générique, mais dans leur particularité concrète. Dans ce flot de données, malgré leur multiplicité spatiale et temporelle, vous saisissez une unité intelligible, un tout simple, une identité qui unit ce qui dans l’espace est ici ou là, ce qui dans le temps a été et sera. De cet insight découle le concept d’une chose. Vous retournez du concept aux données pour concevoir l’objet particulier de la pensée qu’est cette chose. En fait, toute cette supposition ne nous a donné qu’un objet de pensée. Mais si cette supposition était entièrement vraie, vous seriez tous sûrs de l’existence réelle et concrète du chien. Pourquoi? Parce que j’ai énuméré des conditions de l’existence concrète et que – vous avez pu le constater – la satisfaction des conditions commande rationnellement une affirmation de l’existence concrète, de l’existence de fait.

Vous allez me dire pourtant : où exactement l’existence entre-t-elle en jeu? Dans une partie des données, ou dans leur totalité? En fait, les données, séparément et globalement, sont tout à fait compatibles avec le phénoménalisme, le pragmatisme, l’existentialisme : pourtant aucune de ces philosophies n’intègre l’actus essendi de Thomas d’Aquin. Est-ce que l’existence vient avec l’insight alors, ou avec le concept, ou avec le concept particularisé? En fait, les idéalistes et les relativistes connaissent tous l’insight, le concept et leur particularisation; supposer que ces activités produisent plus qu’un objet de pensée relève simplement de l’essentialisme dans sa forme radicale. D’où peut bien provenir alors la notion d’existence, si ni les sens, ni la compréhension ne suffisent? Revenez au processus que je viens de décrire; vous constaterez, je crois, que la notion d’existence a émergé lorsqu’on s’est demandé si le concept particularisé appelé cette chose était quelque chose de plus qu’un simple objet de pensée. Autrement dit, comme l’existence est l’acte de l’être, la notion d’existence est l’élément qui couronne la notion de l’être. Or la notion de l’être est notre désir de savoir, notre exigence de questionnement. La question qui couronne les autres est la question relevant de la réflexion : An sit? En est-il bien ainsi? Une réponse affirmative à cette question établit une synthèse. Par cet établissement, le « oui », le « est », nous connaissons l’existence et plus généralement le fait. Par la synthèse établie nous connaissons ce qui existe ou, plus généralement, ce qui existe ou se produit.

À quoi sommes-nous confrontés ici? À une question de fait, purement et simplement.

Le fait à établir est le suivant : est-ce que notre connaissance intellectuelle comprend, oui ou non, une appréhension, une exploration, une intuition de l’existence concrète, de l’existence de fait?

Si oui, un jugement d’existence est simplement une reconnaissance de ce que nous connaissons déjà. Fondamentalement, dans cette perspective, ce n’est pas par le jugement vrai que nous parvenons à la connaissance de l’existence, mais c’est par la connaissance de l’existence que nous parvenons à un jugement vrai.

Si nous répondons par la négative à la question posée, l’ordre des choses est le suivant : nous parvenons d’abord à l’inconditionné, puis nous portons un jugement d’existence vrai, et ensuite seulement, dans et par le jugement vrai, nous parvenons à la connaissance de l’existence de fait, de l’existence concrète. Dans cette optique, c’est la réalité de la vérité qui permet de connaître la réalité de l’être; et la vérité ne s’atteint pas par l’intuition de l’existence de fait, de l’existence concrète, mais par une saisie réflexive de l’inconditionné.

Voilà comment je perçois ce qui est en jeu. Enjeux énormes, qui ont des répercussions sur l’ensemble de notre attitude philosophique : enjeux déterminants pour qui veut porter un jugement sur l’ouvrage Insight. Par contre, l’attention aux conséquences peut obscurcir les enjeux sont d’une simplicité radicale. C’est pourquoi je les ai présentés de façon simple : quels sont les faits? Y a-t-il, oui ou non, une intuition humaine, intellectuelle, de l’existence concrète, de l’existence de fait?

Je vous remercie.


1 Somme théologique, I, question 88, article 2, solution 3m.

 

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