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Le mal aura-t-il raison de Dieu?
Jacques Lison
À lusage exclusif des participant(e)s au colloque Lonergan 4 mai 2019
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Au centre de la grande fresque de la bataille de Stalingrad quoffre le roman Vie et destin de lécrivain soviétique Vassili Grossman, il y a ce récit:
Des Allemands, un détachement punitif, sont entrés dans le village. Deux soldats allemands avaient été tués la veille sur la route. Le soir, on réunit les femmes du village et on leur ordonna de creuser une fosse à la lisière de la forêt. Plusieurs soldats sinstallèrent dans lisba dune vieille femme. Son mari fut emmené par un politsaï [auxiliaire ukrainien de la police allemande] au bureau, où on avait déjà rassemblé une vingtaine de paysans. Elle resta éveillée toute la nuit : les Allemands avaient trouvé dans la cave un panier doeufs et un pot de miel, ils allumèrent eux-mêmes le poêle, se firent frire une omelette et burent de la vodka. Puis, lun dentre eux, le plus âgé, joua de lharmonica, les autres, tapant du pied, chantaient. Ils ne regardaient même pas la maîtresse de maison, comme si elle était un chat et non un être humain. Au lever du jour, ils vérifièrent leurs mitraillettes, lun dentre eux, le plus âgé, appuya par mégarde sur la détente et reçut une rafale dans le ventre. Les autres criaient, couraient à travers la maison. Ils le pansèrent tant bien que mal et le couchèrent sur le lit. À ce moment-là, on les appela tous dehors. Ils ordonnèrent par signes de veiller sur le blessé. La femme voit quelle pourrait aisément létrangler : il bredouille des mots informes, ferme les yeux, pleure, claque des lèvres. Puis il ouvre soudain les yeux et demande dune voix claire : « Mère, à boire. » « Maudit, dit la femme, je devrais tétrangler. » Et elle lui donne à boire. Il la saisit par la main et lui montre quil veut sasseoir, le sang lempêche de respirer. Elle le soulève et lui se tient à son cou. À cet instant, on entendit la fusillade, la femme était secouée par des tremblements.
Par la suite, elle raconta ce qui sétait passé, mais personne narrivait à la comprendre et elle ne pouvait pas expliquer ce quelle avait fait.1
Ce que la femme venait de faire était un acte de bonté, explique Grossman. Un acte de la «bonté privée, occasionnelle, sans idéologie» qui se manifeste «dans la vie de tous les jours»2. Lhorreur, latrocité du moment pâlit en comparaison de la bonté sans arrière-pensée de cette femme.
Cette observation a une énorme portée. Selon Grossman, elle signifie que le mal est impuissant devant lêtre humain : le mal naura jamais raison de la bonté qui se manifeste en celles et ceux qui en sont doués comme ce quil y a de plus humain dans lêtre humain.
Mais cela protège-t-il Dieu? Cela empêche-t-il le mal davoir raison de Dieu?
Oui, le mal est impuissant devant la pointe dhumanité quil y a en lêtre humain, mais lexpérience nous apprend en même temps quà linverse, lêtre humain est impuissant devant le mal, il ne parvient pas à léliminer. Bien au contraire, chaque fois quun groupe, un clan, une communauté, un parti veut réduire le mal, il sexpose à le commettre et le propager. Cela est dautant plus troublant lorsque Dieu est réquisitionné dans ce projet. Ainsi, cest au nom de Dieu que le christianisme, supposé dépositaire de la doctrine de la paix et de lamour, a apporté «les tortures de lInquisition, la lutte contre les hérésies [...], la guerre entre les protestants et les catholiques [...] des persécutions séculaires contre la science et la liberté, le génocide de peuples entiers»3. Tant dhorreurs commises avec plein de bonnes intentions au nom de Dieu mettent la foi en Dieu et lidée quon se fait de lui à rude épreuve. Ce mal aura-t-il raison de Dieu?
Pour bien répondre à cette question, je vais la situer dans lhistoire de la pensée philosophique et théologique occidentale, particulièrement engagée dans leffort de rationalisation qui aboutira dans la théodicée.
- Dieu en question
Lexistence du mal sinscrit en faux contre la foi en un Dieu bon et tout-puissant. Après avoir été longtemps théorique, ce problème a commencé à devenir plus existentiel au point de remettre en cause lexistence même de Dieu. La réponse chrétienne, théologique, a évolué en conséquence. Elle a consisté essentiellement à prendre la défense de Dieu. Voyons cela de plus près.
- Le mal contre Dieu (contra Deum)
- OBJECTION
Au XIIIe siècle, Thomas dAquin instruisait le procès de Dieu en ces termes, dès la deuxième question de sa Somme théologique :
Il semble que Dieu nest pas. Car si lun de deux contraires est infini, lautre est entièrement détruit. Or ce mot Dieu comprend lidée quil est un bien infini. Donc si Dieu était, il ny aurait aucun mal. Mais il y a du mal dans le monde. Donc Dieu nest pas. (Ia q.2 art 3)
Ce raisonnement nétait en réalité quune objection théorique. Et Thomas dAquin la résolvait immédiatement par le recours à largumentation de saint Augustin († 430) que nous verrons un peu plus loin.
- RÉVOLTE
Avec le temps les consciences et le sens critique saffinent. Lépoque moderne ne se satisfait plus de ces justifications abstraites.
Lécrivain russe Fiodor Dostoïevski († 1881) traduit lobjection en révolte existentielle. Dans un chapitre de son roman Les frères Karamazov, Yvan raconte à son frère Aliocha quelques cas de cruauté envers les enfants (des cas concrets que Dostoïevski a capté dans les journaux ). Il refuse catégoriquement lidée dune harmonie supérieure qui pourrait finalement tout expliquer et faire admettre que le Seigneur aurait raison. Ivan est au bord de lathéisme.
- ATHÉISME
Lune des principaux arguments de lathéisme contre lexistence de Dieu est précisément la question du mal. Cette objection athée est excessivement cinglante sous la plume du philosophe Michel Onfray. Celui-ci estime que les trois monothéismes (judaïsme, christianisme et islam)
partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de lintelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom dun seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. En lieu et place et de tout cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la foi et la croyance, lobéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de lau-delà, lange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, lépouse et la mère, lâme et lesprit. Autant dire la vie crucifiée et le néant célébré? »4
Autrement dit, non seulement la réalité du mal détruit la définition de Dieu comme bon et tout-puissant, mais Dieu lui-même est un concept destructeur, source dun anéantissement de la vie. En interprétant la critique de Onfray par le constat de Vassili Grossman, je dirais que Dieu est le bien au nom duquel le mal est commis et se propage.
- Plaidoyer pour Dieu (pro Deo)
Tant que le mal nétait quune objection philosophique, la pensée chrétienne sen tirait bien. Ainsi saint Augustin.
- AUGUSTIN
Dans sa réfutation du manichéisme, Augustin cherche à concilier Dieu avec lexpérience que nous faisons du mal. Voici son argumentation
- Les défaillances de la nature ne sont pas un problème : il faut considérer la vue densemble qui est belle.
- Le problème se pose pour le mal qui atteint lhomme. La réponse de saint Augustin, qui sera systématisée par saint Thomas dAquin, est que ce mal est soit péché (culpa / peccatum) soit peine (poena), au sens de punition.
- THÉODICÉE
Le terme théodicée a été créé par Leibniz († 1716). Il indique un effort de rationalisation systématique. Il sagit de penser ensemble, sans la moindre contradiction, la toute-puissance de Dieu, sa bonté infinie et lexistence du mal. La solution de Leibniz est que Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles (celui qui a le moins de défauts). Ne nous scandalisons donc pas des quelques manifestations du mal. Cest lharmonie de lensemble qui compte.
Cette construction sera réfutée vigoureusement par Emmanuel Kant († 1804) selon qui la réalité très concrète du mal, particulièrement la disproportion injustifiable entre les peines et les crimes dans le monde, met en échec les trois attributs de Dieu auteur de ce meilleur des mondes : à sa sainteté en tant quil est législateur sobjecte le mal moral; à sa bonté en tant quil gouverne le monde sobjecte le mal physique; à sa justice sobjecte limpunité des méchants.
- Impasse
Lorsque lon tente de penser Dieu et le mal ensemble, il ne paraît y avoir que deux options possibles : soit poser la réalité du mal contre Dieu (contra Deum), au risque de devenir athée; soit plaider en faveur de Dieu (pro Deo) pour linnocenter du mal, au risque de senliser dans des explications abstraites sans fin. Deux causes me semblent conduire à ce dilemme sans issues :
- Dabord, les efforts de la philosophie et théologie chrétiennes pour innocenter Dieu du mal, ou pour effacer rationnellement les contradictions entre les attributs de Dieu et la présence du mal font abstraction de lessentiel : la plainte de celui ou celle qui souffre.
- Ensuite, les plaidoyers pro Deo et contra Deum se trompent de cible. Les antagonistes se battent pour ou contre une idée philosophique de Dieu, une figure de Dieu qui nest pas celle de la révélation.
Bref on croise le fer abstraitement, loin du problème existentiel qui compte, et en sacharnant sur un concept devenu très abstrait de Dieu. Les adversaires se ressemblent étrangement, tellement que rien de neuf ni de libérateur ne peut sortir de leur confrontation. Je propose donc de reprendre les choses autrement, théologiquement.
- Inversion de la question
Les efforts qui ont tendu vers la théodicée ne tiennent aucun compte de deux récits importants de lAncien Testament.
- Deux voies oubliées
Il y a dabord ce quon appelle aujourdhui le mythe adamique.
- MYTHE ADAMIQUE (GN 2-3)
Le récit dAdam et Ève répond à la question : pourquoi le mal? Il raconte que celui-ci a pris Dieu par surprise. Et lêtre humain en porte une certaine responsabilité, mais pas une responsabilité totale : il a cédé aux insinuations du serpent. Le mal est un malheur qui frappe Dieu autant que lêtre humain.
- SAGESSE
La littérature de sagesse répond à la question : pourquoi moi? Sa première explication est celle de la rétribution. Cest le point de vue quont repris Augustin et la tradition chrétienne occidentale. Mais il ne faut pas oublier que cette idée de rétribution est contestée à lintérieur même de la littérature biblique sapientielle, par Qohelèth et surtout par Job : celui-ci proclame son innocence, il se révolte littéralement face à Dieu contre lexcès et linutilité de sa souffrance. Et Dieu lui donne finalement raison.
Empruntons donc résolument ces deux voies.
- Impliquer Dieu
Il sagit doser laisser la blessure du mal sexprimer. Plus précisément doser croire en la capacité de Dieu dêtre plongé dans la redoutable question du mal. Déposer la question en Dieu, in Deo, est «le geste spécifiquement théologique, inconnu des philosophes» (Gesché), quil faut avoir le courage de faire.
Mais comment sy prendre concrètement? Comment impliquer Dieu dans la question du mal?
Il ny a pas dautre chemin que celui ouvert par Job, le juste souffrant, qui a osé parler à Dieu, donner libre cours à sa plainte devant lui (voir Jb 10, 1), jusquà lultime acceptation de lincompréhensible.
- Dieu contre le mal
On sexpose alors à «une formidable inversion de la question» (Gesché). La surprise est de découvrir que Dieu lui-même est touché et scandalisé par le mal (cf le mythe adamique). Dès lors, le mal cesse dêtre une objection contre lui; cest au contraire Dieu qui devient lobjection contre le mal en le faisant apparaître dans sa réalité : comme lirrationnel absolu, ce qui doit absolument être combattu (cf Kant et surtout Karl Barth). Dieu mène notre combat et nous menons le combat de Dieu contre le mal. Le combat de Dieu et le nôtre ne font quun.
- Combattre le mal?
Comment cela peut-il se faire? Comment éviter que ce combat ne produise plus de mal que de bien? Je reviens ici à Vie et destin de Vassili Grossman.
- Au nom du bien?
Celui-ci a observé dans lenfer quil a lui-même traversé que les crimes contre lhumanité sont toujours commis au nom du bien : en réalité, au nom de ce que chaque protagoniste des conflits de notre histoire considère être le bien. À ses yeux, la tragédie de Stalingrad, des camps dextermination nazis, des goulags staliniens avaient le bien pour cause; plus précisément, le «rétrécissement de la notion du bien». Au cours des derniers millénaires, écrit-il, le bien sest progressivement fragmenté dans celui dune religion, dune confession chrétienne, dune secte, dune «race», dune nation... Dès lors, quiconque lutte pour le bien de son groupe sefforce de faire passer ce bien particulier pour le bien général. Ainsi, selon lui, les nazis et les bolcheviques ont commis les pires horreurs au nom de ce que chacun deux considérait être le bien. Depuis des millénaires, trop de sang a été versé au nom de conceptions étriquées du bien, parmi lesquelles comptent les interprétations confessionnelles du message évangélique.
- Garder avec bonté
Alors, comment faire reculer le mal? Le seul rempart devant lequel il pâlit et baisse pavillon est celui de la bonté tenace de lâme humaine, la bonté qui sest emparée de la veille femme devant le tortionnaire en détresse quelle était sur le point détrangler. Grossman écrit encore à ce propos :
Jai vu que ce nétait pas lhomme qui était impuissant dans la lutte contre le mal, jai vu que cétait le mal qui était impuissant dans sa lutte contre lhomme. Le secret de limmortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle! Les prophètes, les maîtres de la foi, les réformateurs, les leaders, les guides ne peuvent rien contre elle! Lamour aveugle et muet est le sens de lhomme.5 (385)
«Plus la bonté est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande...» Saint Paul a dit des choses comme celle-là : «...lorsque je suis faible, cest alors que je suis fort» (2 Co 12, 10). Mais le christianisme sest habitué, il a oublié la mystique de ses origines. Il a fini par ne plus vouloir que continuer sur sa lancée et conserver ses acquis, il sest cléricalisé, il codifie et moralise encore beaucoup trop. Il est grand temps que nous recommencions, que les béatitudes, la passion du Christ et lexpérience dEmmaüs reviennent nous bouleverser et nous engager comme aux origines. Sil y a un combat à mener, ce nest pas celui du bien contre le mal, mais celui de la bonté désarmée du Messie crucifié.
Me revient ici en mémoire lhomélie que le pape François a prononcée le 19 mars 2013, lors de la messe inaugurale de son pontificat. Il a dit que le centre de la vocation chrétienne, cest «le Christ! Nous gardons le Christ dans notre vie, pour garder les autres, pour garder la création!» Sinspirant de saint François dAssise, il a précisé entre autres que la vocation de garder,
cest le fait davoir du respect pour toute créature de Dieu et pour lenvironnement dans lequel nous vivons. Cest le fait de garder les gens, davoir soin de tous, de chaque personne, avec amour, spécialement des enfants, des personnes âgées, de celles qui sont plus fragiles et qui souvent sont dans la périphérie de notre coeur [...] Nous ne devons pas avoir peur de la bonté, et même pas non plus de la tendresse!
Ai-je répondu à la question du titre? Il est acquis que le mal est impuissant devant la bonté humaine. Mais naura-t-il quand même pas raison de Dieu? Plus précisément, Dieu nest-il que les visages du terrible grand bien que façonnent les maîtres, les réformateurs, les guides spirituels? Les efforts de la pensée qui ont culminé dans la théodicée ne peuvent répondre à cette question. Cette réponse, on la cueille peut-être dans le point de lumière qui transfigure celles et ceux qui sont capables de bonté. Après avoir constaté que Dieu a disparu de notre histoire et de notre monde, Maurice Bellet invite à le trouver précisément là. Il écrit :
Si Dieu est, il est en lhomme ce point de lumière qui précède toute raison et toute folie et que rien na puissance de détruire. Peut-être qualors croire en Dieu consiste en ceci : croire quen tout être humain existe ce point de lumière. 6
1 Vassili GROSSMAN, Vie et destin, Traduit du russe par Alexis Berelowitch avec la collaboration de Anne Coldefy-Faucard, préfacé par Efim Etkind, Paris/Lausanne Julliard/LÂge dhomme, p. 383-384.
2 Id., p. 383.
3 Id., p. 381.
4 Michel ONFREY, Traité dathéologie, C 4 (résumé de léditeur)
5 Vassili GROSSMAN, Op. cit., p. 385.
6 Maurice BELLET, Dieu, personne ne la jamais vu, Suivi de Essai sur la violence absolue, coll. «Espaces libres» au format de poche, Paris, Albin Michel, 2016.
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