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La question du mal dans la pensée de Bernard Lonergan
Pierrot Lambert
- Introduction
Toute loeuvre de Bernard Lonergan, depuis ses théories économiques élaborées dès les années 1930, jusquà ses grandes explorations de lintériorité humaine, dans les années 1950, 60 et 70, est mue par une mobilisation contre le mal, perçu comme un déclin de lhumanité et une aliénation de lêtre humain.
Un thème revient constamment dans ses écrits : le bien. Si dans Linsight il est question du bien dans une perspective cosmologique, dans les écrits ultérieurs le bien humain est un axe central du propos de Lonergan.
- La définition du mal
Le mal dont parle Lonergan est le mal social ou le mal moral...
Mais pour bien saisir ce que Lonergan entend par « mal », il faut comprendre ce quil entend par « bien », et pour cela il faut donner un aperçu de son éthique. Un aperçu sommaire, forcément, mais une illustration permettra de clarifier les grandes lignes de son propos.
Prenons une situation que jai vécue : Je circulais en auto et jai vu une dame âgée tomber dans la rue avec sa marchette. Je suis descendu de voiture, et plusieurs personnes ont fait comme moi, pour secourir la dame et arrêter la circulation.
Nous avons vécu ensemble léveil dun sentiment spontané de responsabilité. Et une très brève interrogation (« que faut-il faire? ») avant de passer à laction.
Deuxième situation, que jimagine : après avoir composé le 911 et attendu lambulance, quelques-unes des personnes présentes décident daller rencontrer la direction de la résidence pour retraités où habite la dame, tout près, pour discuter de la sécurité des résidents en perte dautonomie. Ces personnes, en plus dintervenir dans un événement particulier, agissent sur la structure sociale à laquelle se rattache lévénement particulier.
Troisième situation, que jimagine également : la direction de la résidence pour retraités se montre peu réceptive, indiquant quelle est une entreprise à but lucratif qui laisse aux familles la responsabilité de déplacer une personne vulnérable vers un CHSLD quand son état empire, et le groupe de personnes qui a secouru la dame décide dintervenir auprès des autorités des services sociaux pour faire changer les choses.
Ce scénario permet de cerner les jalons de léthique selon Lonergan :
Dans la rue, les personnes qui aident la dame obéissent à un sentiment moral et interviennent dans une situation ponctuelle.
À la résidence, les mêmes personnes passent du niveau dun sauvetage individuel au niveau dune interrogation sur lorganisation qui devrait assurer la sécurité de la dame.
Devant dautres instances, comme le centre régional des services de santé et des services sociaux, le groupe va contester lorientation de lencadrement social des personnes âgées.
Lonergan invite à prendre conscience de trois opérations du sujet moral :
- Lattention à un besoin dassistance, ou lexpérience dun sentiment moral
- Une réflexion et une intervention concernant le lien entre un accident isolé, létat de santé de la dame et son cadre de vie
- Un jugement de valeur sur les orientations des dirigeants de la résidence et lencadrement social des personnes âgées
La démarche part dun sentiment personnel et dun questionnement personnel, donc de la subjectivité ou de lintersubjectivité. Remarquez que chez Lonergan tout part du subjectif pour aboutir à lobjectif, non pas en sélevant au-dessus du subjectif, mais dans la fidélité aux exigences intérieures du questionnement personnel, que ce soit sur le plan cognitif ou sur le plan moral.
Jai mentionné le mot valeur. Une valeur, pour Lonergan, ce nest pas un comportement ou une conviction imposé (e).
La valeur se rattache chez Lonergan à la définition du bien. Lonergan distingue trois niveaux du bien.
Dans le scénario évoqué, la sécurité de la dame âgée correspond au premier niveau, celui du bien individuel.
Les mesures de sécurité de la résidence où la dame habite correspondent au niveau du « bien quest lorganisation » (good of order), et qui est la structure sociale assurant les biens individuels.
Enfin, le jugement porté sur les déficiences de la résidence ou des services sociaux est un jugement de valeur. Lonergan appelle ce niveau : good of value, le « bien quest la valeur ». Un jugement de valeur est un jugement critique, qui peut être négatif.
Une valeur est le fruit dun jugement de valeur. Cest une valeur choisie (valeur choisie = valeur terminale) par le sujet (sujet qui choisit = valeur originaire).
Donc le « bien » a trois sens : le bien individuel (la sécurité de la dame), le bien quest lorganisation (la résidence et ses règlements), le bien quest la valeur (le jugement des intervenants sur les insuffisances des mesures de sécurité de la résidence ou des services sociaux).
Dans Philosophie de léducation1, Lonergan présente trois niveaux du mal correspondant aux trois niveaux du bien que nous avons mentionnés :
- Le premier niveau du mal, il lappelle « le péché (ou mal moral) en tant que délit » : dans notre exemple, il sagirait dune faute de « non-assistance à personne en danger » si le groupe dautomobilistes dont je faisais partie ne sétait pas arrêté pour porter secours à la dame.
- Le contraire du bien quest lorganisation, cest « le péché (ou mal moral) en tant que composante du processus social » : dans notre scénario, si la direction de la résidence ne dépasse pas le conflit dintérêts entre les revenus des loyers et lattention à la perte dautonomie de ses résidents, et si les familles ne sont pas attentives, les structures chargées de protéger ne jouent pas leur rôle.
- Le troisième niveau du mal est « le péché (ou mal moral) en tant quaberration ». Si la lourdeur du système de santé et de services sociaux, lindifférence de la société à légard des personnes âgées et certaines conceptions de la vie centrées sur le chacun pour soi entraînent une négligence des personnes seules, nous navons pas une éthique sociale à la hauteur de ce que Lonergan appelle « le souci global de lindividu ».
Nos sociétés sont victimes de telles aberrations quand lêtre humain « considère comme irrecevables, parce que non pertinents dans la vie concrète, les diktats de lintelligence et de la rationalité »2. Et cela se produit dans plusieurs domaines à notre époque marquée par le populisme qui ignore les limites du sens commun face à certains problèmes exigeant des éclairages scientifiques et une vérification rigoureuse des faits.
Nous avons distingué trois niveaux du bien et en parallèle trois niveaux du mal.
Je ferai référence dans la suite de mon exposé à louvrage de Ken Melchin, Lart de vivre ensemble3, qui présente dans un langage plus contemporain la philosophie et la théologie morales de Lonergan.
Melchin parle de trois niveaux de la signification morale, cest-à-dire de trois horizons de compréhension morale : le niveau du désir personnel, le niveau de lorganisation sociale et le niveau du progrès ou du déclin historique. La portée de chaque niveau est bien différente de celle des deux autres. Cest à une dynamique ascendante, celle du dépassement de soi, que nous appelle la réalité du mal
- La liberté verticale
Ken Melchin souligne un facteur intéressant4 : Lonergan fournit une analyse de la structure de la solution au mal dont le premier élément est le fait de la bonté de lêtre.
Mais cette bonté se concrétise dans le dépassement de soi.
Le choix de secourir une dame en danger, le choix de vérifier son cadre de vie ou le choix de militer pour un meilleur encadrement des personnes âgées sont trois instances de dépassement de soi.
Lonergan emprunte à Joseph de Finance la distinction entre la liberté horizontale, « qui sexerce à lintérieur dun horizon déterminé et qui reste fidèle à loption existentielle correspondant à cet horizon », et la liberté verticale, qui « sexerce explicitement lorsquon répond à la notion transcendantale de valeur en déterminant ce quil serait valable et approprié de faire pour soi-même et ce quil serait valable et approprié de faire pour son prochain »5.
De Linsight jusquà Pour une méthode en théologie, Lonergan a analysé la conscience humaine et ses niveaux, en invitant ses lecteurs à une prise de conscience et à une appropriation des opérations, des exigences, bref de tout le dynamisme de ce que Lonergan appelle leur intériorité. Cette démarche est appelée à sexercer sur le plan cognitif et sur le plan éthique, par des dépassements de soi et des changements dhorizon que Lonergan appelle des conversions, sur les plans intellectuel, moral et religieux.
Dans sa Philosophie de léducation, Lonergan consacre un chapitre, le chapitre 4, au « bien humain en tant que sujet qui se développe ».
Chez Lonergan, le modèle du développement humain est celui des deux lames dun ciseau. Le développement du bas vers le haut, celui des dépassements de soi du sujet, est complété et en fait favorisé par le développement du haut vers le bas, produit par léducation, la culture, la société et lamour que Dieu nous porte.
La solution du mal moral passe donc par des transformations de lêtre humain, en fonction dexigences éthiques et de valeurs personnelles.
Le sujet qui parvient à la « conscience de soi rationnelle », appelé « sujet existentiel », « se fait ce quil deviendra, et il le fait librement et de façon responsable; bien mieux, il le fait précisément parce que ses actes sont des expressions libres et responsables de lui-même »6.
Le sujet existentiel libre et responsable, dit Lonergan, « réalise la première et unique édition de lui-même »7.
Et le sujet existentiel réalise cette édition unique en étant fidèle à ce que Lonergan appelle des « préceptes transcendantaux » : « sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable, sois en amour ». Chacun de ces préceptes est une intensification et une appropriation dun niveau de conscience.
Mais le double développement mentionné, qui favorise laccès à des horizons supérieurs, passe par un processus de correction continu des déviations (bias) personnelles ou collectives et aux refus de comprendre qui font obstacle aux préceptes transcendantaux.
- La solution surnaturelle
Le déploiement de la liberté verticale dans le dépassement de soi constitue une partie de la solution au problème du mal.
Mais cette dynamique est insuffisante selon Lonergan, qui affirme que la solution du problème du mal doit être surnaturelle.
Pourquoi ce saut vers le surnaturel?
Premièrement, comme le souligne Ken Melchin, dans Lart de vivre ensemble, « notre réponse au mal, traduite dans notre vécu, nous situe demblée dans le domaine du religieux »8.
« Le mal remet en question toutes nos idées dordre et de justice. Il nous pousse aux limites de notre foi en nous-même, en nos proches et en tous les aspects de notre vie sociale. En dernier ressort, il nous oblige à prendre position sur les fondements mêmes de lespoir et nous force à affronter hardiment les incidences de nos convictions fondamentales sur la finitude humaine et la valeur suprême. Le mal, plus que toute autre réalité, nous contraint de pénétrer dans le domaine des questions religieuses »9.
Deuxièmement, poursuit Ken Melchin, « la foi restaure lattachement à la connaissance et à lagir moraux, érodé ou estompé par le spectacle de lampleur du mal dans le monde »10.
Certes, les violences et les abus commis par des membres de groupes religieux nous autorisent à nous demander si la religion est compatible avec un attachement à une moralité rationnelle.
Mais si nous sommes régulièrement choqués par limmoralité de certains groupes religieux, il ne faut pas occulter limmense témoignage de « lamour de charité » chrétien ou des autres vertus, comme la compassion, la bienveillance, lhumanité, qui caractérisent les grandes religions et civilisations, comme le souligne nul autre quAndré Comte-Sponville11.
Melchin propose une métaphore intéressante à propos de laction morale. Il la compare à une balle frappée au base-ball. La trajectoire de la balle dépend de langle du contact avec le bâton, de la force du frappeur, du genre de lancer que lui a servi le lanceur, du vent, mais avant tout la trajectoire dépend de la motivation du frappeur.
Il ajoute : « La foi chrétienne apporte une composante spécifique à la trajectoire de laction morale. Cette composante, cest notre attachement à la moralité à cause de notre foi en Dieu »12. « La foi a pour objectif, non pas de détourner ou de court-circuiter la compréhension morale, mais dhabiliter la raison à affronter des obstacles qui risquent de nous rendre moralement impuissants »13.
La solution quenvisage Lonergan (je cite Linsight) « sera efficace au sens où elle répondra au problème du mal non pas en supprimant les conséquences des égarements de lêtre humain, mais en introduisant une intégration nouvelle et supérieure, permettant à lêtre humain, sil le veut, de sélever au-dessus de ces conséquences... pour résoudre perpétuellement lirrationnel objectif des situations sociales en opposant à labondance du mal une diffusion plus généreuse du bien »14.
Lonergan a aussi beaucoup réfléchi à la notion chrétienne de rédemption et à la « loi mystérieuse de la croix ».
Dans une conférence donnée ici à Montréal, à lInstitut Thomas More, en 1958 (The Redemption15), Lonergan souligne que la rédemption produit une transformation du mal en bien. Il cite lÉpitre aux Romains : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien. »
Comme le souligne Brian McDonough dans un texte préparé pour la présente conférence, « lexpérience religieuse, selon Lonergan, favorise le dépassement de soi, pour faire accéder non seulement à la justice mais à lamour dabnégation. Elle exercera un rôle rédempteur dans la société humaine en autant quun tel amour peut réparer le tort causé par le déclin et relancer le processus cumulatif du progrès »16.
La « loi mystérieuse de la croix » renverse lirrationnel social en nous inspirant lespérance et en nous communiquant la charité, qui, affirme Lonergan, marquent laccomplissement de notre intentionnalité consciente.
Pour terminer je veux souligner un épisode de la vie de Lonergan où il a vécu lexpérience de la souffrance physique et de langoisse. En 1965, il a dû être opéré pour un cancer du poumon et des complications ont exigé deux opérations supplémentaires. Il serait mort, sans laide attentive dune infirmière dévouée, sr Florian.
Lonergan parle de « lamour désintéressé » ou de « lamour dune personne qui se sacrifie elle-même pour autrui », pour exprimer « lamour de charité » célébré par Comte-Sponville.
Lui qui a connu la souffrance en sa propre chair, a été touché par les effets de la Crise économique et de diverses formes de déclin de lhumanité au 20e siècle.
Son engagement au service du progrès humain était exprimé de façon claire dans la préface originale de Linsight où Lonergan écrivait :
... nous avons été témoins de tant de souffrances [...]
Nous devons chercher à être à la hauteur
des exigences de notre époque17.
1Philosophie de léducation, leçons sur léducation présentées à lUniversité de Cincinnati en 1959, traduction de Jacques Beauchesne et Pierrot Lambert, Montréal, Guérin, 2000.
2Linsight. Étude de la compréhension humaine, traduction de Pierrot Lambert, Montréal, Bellarmin, 1996, p. 702.
3Traduction de Pierrot Lambert, Ottawa, Novalis, 2006, p. 89.
4History, Ethics, and Emergent Probability, The Lonergan Website, 1999.
5Pour une méthode en théologie, traduction sous la direction de Louis Roy, Montréal, Fides et Paris, Le Cerf, 1978, p. 56.
6Le sujet, traduction de Baudoin Allard, dans Pour une méthodologie philosophique, Montréal, Bellarmin, 1991, p. 127-128..
7Idem, p. 133.
8Lart de vivre ensemble, p. 138
9Idem, p. 140.
10Idem, p. 153.
11Le sexe ni la mort, Albin Michel, 2012, p. 143
12Lart de vivre ensemble, p. 136-137.
13Idem, p. 136-137, 139.
14Linsight, p. 736.
15Reproduite dans Philosophical and Theological Papers 1958-1964, volume 6 des Collected Works of Bernard Lonergan, University of Toronto Press, 2012.
16Citation de Pour une méthode en théologie, p. 72.
17The Original Preface of Insight, dans Method: Journal of Lonergan Studies, vol. 3, no 1, mars 1985, p. 3
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