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Introduction à |
Présence de Dieu dans notre monde moderne Jean-Philippe Trottier Généralités, la croix tombée sur son côté A Mon exposé sera divisé en remarques préliminaires un peu théoriques, auxquelles succéderont des réflexions plus personnelles sur le christianisme. J’ai écrit un livre à la demande d’un éditeur, à la suite de mon second ouvrage consacré à un testament spirituel sous forme de lettres d’un père à son fils. Celui-ci contenait beaucoup de références chrétiennes mais aussi littéraires, païennes, musicales, psychanalytiques contemporaines. Le corps y avait une place non négligeable, le corps et la sexualité sous des formes parfois surprenantes, en apparence. J’y parlais notamment de nostalgie de Dieu, d’un Dieu qu’on n’arrive pas à nommer et que, faute de mieux, on rabaisse à notre niveau pour en faire une idole (sexe, argent, pouvoir, science, progrès, morale, idéologies diverses). Je parlais également des dimensions tragique et cosmique de l’existence, de celle de l’unité, dimensions oubliées dans notre culture moderne et dont le christianisme est pourtant pétri. On passe ces aspects sous silence souvent, en privilégiant davantage le côté moral, le côté « valeurs », le côté justice sociale ou solidarité. L’éditeur est donc arrivé et m’a demandé un témoignage chrétien. J’ai plutôt opté pour un témoignage-réflexion. En toute liberté, avec les risques inhérents à ce genre d’exercice, notamment de proférer quelques âneries ici et là. Je m’exprime ici à titre de quelqu’un qui pense que le Christ vit en lui, même s’il n’en a qu’une idée confuse, tellement ce Christ lui est à la fois consubstantiel et fuyant par le fait même. . Afin d’y voir un peu plus clair, j’ai tenté de prendre du recul et de m’observer, un peu à la façon d’un Montaigne ou d’un Nietzsche. Mon obsession aura été de sortir du « système conceptuel chrétien », pour ainsi dire, afin de retrouver la fraîcheur de l’expérience humaine dans sa brutalité (à la fois brute et brutale) pour, dans un deuxième temps, confronter celle-ci à l’arsenal conceptuel et symbolique chrétien qui nous structure, quelque conscience qu’on en ait. Ainsi, poser la question de la présence de Dieu dans notre monde moderne nous oblige, je pense, à poser celle de la phénoménologie, autrement dit, celle de l’analyse directe de l’expérience vécue par un sujet : moi, en tant qu’homme, est-ce que mon expérience contemporaine d’une vie apparemment décousue correspond au bagage chrétien? Si oui, en quoi? En cours de réflexion, j’ai fait un constat qui me semble fondamental, constat sous la forme d’une réflexion qui figure dans la conclusion du livre : Pourquoi être chrétien? « Parce que la croix est tombée sur son côté, faisant basculer l’axe vertical dans le temporel et l’axe horizontal dans le transcendant, créant ainsi toute idolâtrie. » Je m’explique : la croix est la réalité par excellence qui constitue l’autre versant de l’Incarnation, c’est-à-dire la rencontre entre l’éternel – axe vertical – et le temporel – axe horizontal. Entre le transcendant et l’histoire. Entre l’amour de Dieu et sa manifestation ou son déploiement dans le temps de l’humanité. Deux réalités hétérogènes l’une par rapport à l’autre et qui s’embrassent en Jésus-Christ, complètement homme, complètement Dieu. En ce sens, la croix est le passage obligé d’un ordre ontologique (l’ici-bas) à un autre (l’au-delà), tout comme l’Incarnation est le passage inverse, c’est-à-dire de l’au-delà vers l’ici-bas. Un mouvement ascendant et un autre descendant sur une échelle de Jacob que nous avons tellement de peine à saisir. Que veut dire alors cette formule : la croix est tombée sur son côté, faisant basculer l’axe vertical dans le temporel et l’axe horizontal dans le transcendant, créant ainsi toute idolâtrie? Elle signifie simplement que nous avons interverti les axes vertical et horizontal, rabaissant Dieu dans l’histoire et divinisant le temporel. Toutes les idéologies du progrès : marxisme politique, socialisme, main invisible du marché, féminisme essentialiste, idéologie du bonheur sur terre et j’en passe, constituent des aplatissements eschatologiques dans le temps. Ainsi : la béatitude éternelle, entre-aperçue ici-bas devient le paradis égalitaire sur terre, la société sans classe sur terre, le monde du bonheur inaliénable sur terre, la libération LGBT sur terre et d’autres fumeuses utopies. À l’inverse, nous avons placé le temps au niveau du divin. Dans les idéologies de la réalisation de soi, dans le moralisme à outrance, dans le djihadisme islamiste, dans le contrôle absolu de nos vies, dans une religiosité individualiste où l’homme est la mesure de toute chose, selon la formule de Protagoras, chez Platon. L’homme qui dirige l’histoire et qui a réalisé tant de progrès scientifiques, en est venu à s’imaginer qu’il est un dieu. Il imagine, sans trop le savoir et sans se l’avouer, être passé d’un ordre ontologique à un autre, par simple accélération et accumulation du progrès. On appelle cela la tentation démiurgique et je rappelle l’étymologie de Démiurge : demos (peuple), ergon (travail) : qui crée, qui travaille pour le peuple, avec comme horizon la possibilité de remplacer le créateur dans sa besogne. En ce sens, Prométhée est un démiurge. Bref, nous ne savons plus trop séparer les ordres de réalité. Et faute de cela, nous les confondons dans une symbiose vague au lieu de les séparer en vue de mieux les unir. Cette symbiose s’opère la plupart du temps au détriment d’un des deux membres. J’évoquais le djihadisme où l’homme est happé, phagocyté par Dieu. Notre Occident suit le chemin inverse : le divin se dissout dans l’humain. Ça, c’est une façon dont Dieu est présent dans la culture actuelle. Je dirais que c’est la mauvaise façon, la caricature mortifère ou assassine. Et je doute qu’il s’agisse là du vrai Dieu, du moins du Dieu pur. Mais n’oublions pas, encore avec Platon, que l’ici-bas est constitué d’un mélange de vrai et de faux, de bien et de mal, de pur et d’impur. D’où la fin de l’aphorisme : la croix est tombée sur son côté, faisant basculer l’axe vertical dans le temporel et l’axe horizontal dans le transcendant, créant ainsi toute idolâtrie. Or, l’idolâtrie n’est pas le faux Dieu, c’est davantage le Dieu dégradé en fonction des besoins de l’homme. Ce dernier, inversant l’ordre de la création, se crée un Dieu à son image, une image mouvante au gré de la sensibilité historique, de l’identité du moment, des préoccupations de l’heure, des concupiscences qui l’assaillent. La croix tombée sur son côté signifie alors tout simplement que ce n’est plus Dieu qui crée l’homme à son image mais que c’est l’homme qui crée Dieu à son image. Et ces deux processus sont extrêmement ressemblants, ce qui explique pourquoi il est si difficile de distinguer la croix debout et la croix tombée sur son côté, de même qu’il est difficile de séparer clairement Dieu d’une idole. Mais cette forme de présence de Dieu dans notre monde moderne, est-ce la seule ou bien y en a-t-il d’autres, plus authentiques, plus réelles? L’idolâtrie ne révèle-t-elle pas un autre appétit sous-jacent? Autrement dit, si j’idolâtre l’argent, le sexe, la réputation sociale, le renom littéraire ou sportif, le djihad militaire ou même la connaissance, quel est le sens de ce culte? Si l’objet est dévoyé, dégradé, le désir humain qui l’investit n’est-il pas mobilisé par une nostalgie de ce qui gît au plus intime de l’idolâtre? Et est-ce que l’on ne ferait que se tromper de dieu, ce qui rappelle le terme grec qui décrit le péché, c’est-à-dire la hamartia qui signifie se tromper de cible? Aorasie, nostalgie, idolâtrie Alors, de quelle manière Dieu est-il présent dans la culture actuelle? A priori, on pourrait imaginer qu’il est de plus en plus absent à cause de l’évanouissement de la pratique et de la culture religieuses, des symboles et référents auxquels nous nous rattachions naguère (célébrations, pénitence, jeûne, fêtes, croix, toponymie, etc). Mais cela reviendrait à réduire la présence de Dieu à ce que l’homme en assume en toute conscience. Si tel était le cas, alors Dieu serait absent des océans, absent de l’histoire de la terre d’avant la présence humaine. À la limite, si on poussait cette logique à bout, Dieu serait uniquement présent là où l’homme le chante, ce qui serait un peu réducteur dans la mesure où il ne se résume pas à ce que l’homme en dit, même si, comme le veut la formule maintes fois citée de saint Irénée : « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant ; la vie de l’homme, c’est de contempler Dieu. » En fait, Dieu n’est ni plus présent ni moins présent à une époque ou à une autre. Permettez-moi ici d’ouvrir une parenthèse qui me semble essentielle : la présence de Dieu, si elle est difficilement visible dans l’aujourd’hui, devient évidente dans cet aujourd’hui même, mais de façon rétrospective. Je m’explique. Ce n’est souvent qu’après-coup que l’on se rend compte de son action. « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? », se disent les disciples d’Emmaüs sitôt que le Christ a disparu après avoir béni, rompu et donné le pain, dans Luc? Et vera incessu patuit Dea : sa démarche révèle une déesse, se dit Énée après avoir étreint Vénus et qu’il la voit de dos se retirer. Idem du devin Calchas, alias Poséidon, qui se montre devant les frères Ajax dans l’Iliade pour les encourager mais qui est reconnu par le plus jeune une fois le dieu parti. On appelle cela aorasie (terme de l’Antiquité), l’invisibilité des dieux. En psychiatrie, il caractérise un phénomène qui n’est reconnu que lorsqu’il disparaît. Composé du grec ὅρασις « vision » et du préf. ἀ- privatif. De façon plus immédiate, ne prenons-nous pas conscience de la valeur d’une chose qu’au moment où celle-ci disparaît ou nous fuit? Faites-en l’expérience avec l’argent, l’amour ou la santé. A fortiori avec le Christ qui disparaît sitôt après avoir donné le pain à Cléophas et son compagnon. Ou encore avec le centurion au pied de la croix qui se rend compte, sitôt Jésus-Christ décédé, que c’était un homme juste. En extrapolant un peu cette notion d’aorasie, ne pourrions-nous pas penser que le monde moderne est en quelque sorte une démultiplication gigantesque de l’épisode des deux disciples d‘Emmaüs ou de celui du centurion au pied de la croix, et que ce n’est que plus tard que l’on comprendra à quel point Dieu aura été parmi nous, alors même qu’on ne le savait pas? À la limite, Dieu est d’abord une expérience réelle du sujet que je suis, mais que je n’arrive pas à saisir sur le coup. Autrement dit, je ne peux voir ou comprendre Dieu face à face, directement, au moment de sa manifestation. De peur, bien évidemment, de mourir. L’homme et Dieu coïncident le temps d’une fraction de seconde, à la façon dont une ligne droite touche le cercle de façon tangentielle. Toute la vie consiste alors à poursuivre ce dont on a eu l’expérience, l’intuition, le parfum, la fulgurance et qui creusent ensuite une nostalgie, mot que j’avais évoqué ci-dessus. Toute vie chrétienne est axée sur cette nostalgie, cette douleur du retour. Plus encore, elle est faite, je pense, de rencontre joyeuse et de séparation douloureuse. Chaque jour, le Christ meurt en nous et chaque jour il ressuscite. Tous, tant que nous sommes, sommes le théâtre de petites crucifixions et de petites Pâques, sans oublier les dépressions des samedis saints. La présence de Dieu dans notre monde moderne participe de ce va-et-vient, de cette ambiguïté, de ces retrouvailles et de ces absences. L’idole, pour revenir à cette tentation bien humaine, ne meurt ni ne ressuscite. Au contraire, Dieu et l’homme sont comme des amants qui se sont trompés de rendez-vous, pour ainsi dire, en reprenant la lumineuse formule de Simone Weil, car Dieu le lui a donné dans l’éternité alors que l’homme l’a fait dans le temps. D’où l’Incarnation, la croix et, entre les deux, la nostalgie. Vous comprenez alors, pour revenir à l’image de la croix tombée sur son côté et à la confusion entre axe vertical et axe horizontal, que l’idolâtrie qui en résulte consiste précisément à faire coïncider l’homme et Dieu, plus précisément, l’homme et Dieu dans l’histoire et l’ici-bas, ce qui résume assez bien la situation de nos sociétés modernes. Ou l’homme et Dieu dans un paradis imaginaire, qui est la pente dangereuse d’un islam figé et régressif. Les deux visions sont conquérantes et mobilisatrices d’énergies humaines phénoménales. Or, on ne peut fixer Dieu de la sorte. Il ne peut être qu’objet d’allusion, de brève fulgurance, le temps de susciter une nostalgie et un désir humain de renoncer à soi-même et de se mettre en marche, comme l’indique la traduction des Béatitudes par André Chouraqui qui remplace « Bienheureux les malheureux » par « En marche les malheureux », malgré les avanies, les humiliations, les oppressions et les déchirures diverses. En marche, en mouvement, à la suite de Jésus-Christ. Pureté ou trivialité, Dieu présent dans notre authenticité Cela étant établi, je vais poursuivre la réponse à la question qui nous occupe ce matin : de quelle manière Dieu est-il présent dans la culture actuelle? Notre monde est un peu celui du Petit Poucet, héros d’un conte appartenant à la tradition orale, retranscrit et transformé par Charles Perrault dans Les Contes de ma mère l'Oye à la fin du XVIIe siècle : des parents miséreux décident d’abandonner leurs sept fils dans la forêt; le dernier, Petit Poucet, au courant de leur projet, remplit ses poches de cailloux qui lui permettront de retrouver la maison. Deuxième tentative des parents qui empêchent le Petit Poucet de se munir de cailloux : il prend alors du pain et parsème le chemin de miettes, aussitôt mangées par les oiseaux. Les enfants sont perdus et nous connaissons la suite. C’est un peu notre situation actuelle. Nous n’avons plus de cailloux pour retrouver le chemin de la maison du Père. Nous leur avons substitué des miettes. Les cailloux ce sont les symboles et la culture religieux, la pratique et la foi qui se sont largement évaporés. Il ne nous reste plus que des miettes qui sont en train d’être picorées par les oiseaux du relativisme, de l’ouverture, de la libération à tout crin. D’une libération qui, pour masquer le vide croissant qui la sous-tend, n’a de cesse de gonfler et de poursuivre sa fuite en avant. Il nous faut retrouver la réalité des cailloux et nous détacher des miettes car ce sont ces cailloux qui parlent et nous indiquent le chemin. L’idolâtrie consiste précisément à confondre les deux et à préférer les miettes. Comment retrouver alors le chemin, comment aller vers Dieu et le rendre présent, ou du moins comment en reconnaître des signes, dans ces conditions? Programme angoissant comme tout, mais aussi exaltant. Il est angoissant pour des raisons évidentes puisqu’il n’y a plus de repères sociaux qui puissent nous rassurer, nous contenir (mais aussi parfois nous museler et nous dire quoi penser). C’est l’amère rançon de la liberté qui n’a qu’elle-même pour se justifier et se soutenir et qui fait qu’on sait de moins en moins départager les vrais des faux prophètes. Mais ce programme est également exaltant dans la mesure où l’alternative est devenue très simple : nous n’avons le choix que de la trivialité ou de la pureté. La trivialité, c’est un peu le divertissement pascalien, au sens étymologique de détourner, ce qui nous ramène à la hamartia et à l’idolâtrie concomitante dont je parlais. Elle consiste finalement à jouer le jeu social, à se mettre entre parenthèses, à ignorer les appels qui viennent du plus profond de soi; la pureté, à l’inverse, veut dire se saisir soi-même, autant qu’on peut, dans notre authenticité, ce qui suppose d’assumer ses zones d’ombres, ses viscosités, ses appétences, ses ambigüités, tout ce mélange turbide qui compose une vie humaine. D’où l’importance, en l’absence de signifiants communément admis, de la réalité appelée Jésus-Christ, par qui, avec qui et en qui nous marchons. Ce Jésus-Christ qui nous prend où nous sommes, c’est-à-dire plus moins collés à nos idoles. Car nous devons désormais partir de nous-mêmes et de nos dieux dégradés et non plus d’une superstructure dans laquelle nous trouvions sens et sécurité. Nous vivons de plus en plus à une époque de vérité, ce qui est du reste éminemment chrétien. Témoignage Je vais tenter de poursuivre en vous lançant des idées ou en développant certaines déjà esquissées. Vous aurez compris que je n’ai pas une pensée systématique mais davantage des intuitions et des convictions personnelles1. 1. Une histoire me touche profondément, depuis longtemps. C’est celle du fabliau médiéval du jongleur de Notre-Dame, aussi merveilleux qu’instructif. En plein hiver, des moines retournent vers leur monastère en se frayant un chemin dans la neige épaisse. Ils tombent sur le corps à moitié congelé d’un pauvre hère. Ils le ramènent avec eux et, une fois arrivés, le raniment et le soignent jusqu’à ce qu’il ait repris des forces. L’hiver se prolongeant, l’homme sauvé demande à rester jusqu’à la belle saison. Le père abbé lui demande alors ce qu’il sait faire car chacun doit contribuer à la petite économie locale. L’homme raconte qu’il est saltimbanque et ne fait que jongler et faire des pitreries salaces. Il ne sait ni lire ni écrire, encore moins prier en latin. Il est manifestement inutile dans le monastère. Il n’empêche, les moines le gardent en attendant de trouver une solution. Un soir, au cours de leur dernier tour de cloître, ils aperçoivent la porte de la chapelle entr’ouverte : le saltimbanque est là, devant la statue de la Vierge Marie, en train de faire ses obscénités. Les moines furieux et scandalisés se jettent sur lui. Coup de théâtre : la statue se penche et étend doucement son bras sur le saltimbanque qui meurt en extase. Les moines comprennent que c’était un saint. Cette histoire dit tout. Empreinte de cette miséricorde terreuse typique du Moyen Âge, elle nous enseigne qu’entre le raidissement moral ou intellectuel, qui constitue l’ordinaire de ce que nous nous sommes accoutumés à appeler le combat spirituel, et l’authenticité crasseuse de ce que nous sommes hic et nunc, il vaut mieux choisir la seconde option. Les cochonneries du saltimbanque sont bien plus authentiques et réelles que maints tourments et pénitences des moines. Et qui sait ce que ces grivoiseries cachent de douleur et de remords au plus intime du clown ? 2. Ensuite, le personnage de Pier Paolo Pasolini qui représente une fulgurance, au-delà du fait qu’il ait été marxiste, homosexuel, athée et accusé de pédophilie. Le réalisateur de films métaphysiquement brutaux tels que Théorème, L’Évangile selon saint Matthieu ou Salo ou les 120 jours de Sodome, auteur par ailleurs des Lettres luthériennes, avait également l’instinct du peuple de Dieu, de ce peuple des faubourgs pauvres de Naples ou de Rome, porteur inconscient de traditions païennes et chrétiennes. Pasolini témoignait, derrière ses « impuretés », d’une exigence morale, voire d’une pureté mystique, qui faisait qu’il ne pouvait nous être que rebutant ou bouleversant, en tout cas pas indifférent. 3. La foi des simples est aussi un phénomène qui me touche profondément. Je me souviens à cet égard d’une visite d’une église orthodoxe, dotée d’une belle iconostase. Parmi les fidèles et les touristes qui déambulaient figurait une paire de femmes, une grosse et petite, l’autre grande et efflanquée, l’équivalent féminin et religieux de Laurel et Hardy en quelque sorte. Chacune était revêtue d’un horrible trench-coat grisâtre et affublée d’un vague foulard à motifs floraux et aux couleurs délavées. Pour couronner le tout, les deux portaient des sacs en plastique gras à force d’avoir servi, typiques de ce que l’on aurait trouvé en Russie soviétique où l’extrême rareté des biens faisait qu’on les recyclait à l’infini. Des sacs dépassaient des poireaux, des laitues, des carottes. Bref, deux bonnes femmes tout ce qu’il y a de plus ordinaire, pas coquettes ni intellectuelles, sans doute un peu sottes. Mais elles se tenaient devant l’iconostase. Je suis resté là à les regarder, au lieu de contempler les icônes. Qu’avaient-elles de si fascinant qui pût capter mon attention ? Quelque chose dans leur être m’immobilisait : elles dégageaient une confiance, du genre de celle « qui surpasse toute intelligence ». Peu importe que j’aie projeté mes représentations ou que ces deux femmes aient été réellement en état de contemplation, elles représentaient cet idéal de simple présence si difficile à atteindre chez les « sages et les puissants » et si accessible aux « tout-petits ». On trouve l’équivalent de cette foi ici, à l’Oratoire Saint-Joseph, par exemple. 4. D’un côté plus théorique, le christianisme n’a certainement pas dit son dernier mot pour peu que l’on sache lui redonner goût, sapidité et dynamisme d’une part, et incarner ces mêmes qualités, d’autre part. Comment, par exemple, ne pas être bouleversé par la profondeur du fiat de Marie qui est, en christianisme, le premier geste de liberté humaine totale? Marie a acquiescé à ce qu’elle ne comprenait pas. Elle a acquiescé à une réalité qui la fondait et a coïncidé avec elle. On appelle cela l’unité. Or, seuls deux êtres humains ont été unis : Marie et Jésus-Christ, tous deux vivant hors péché. Vivre uni, cela veut dire mille choses, notamment ne pas connaître le divorce intime et douloureux entre langage et expérience. Cela nous replonge dans la question posée aujourd’hui sur la présence de Dieu dans le monde moderne. Notre condition nous impose effectivement d’être déchirés entre l’expérience brute de la vie et sa systématisation dans un langage, ne serait-ce que pour pouvoir rendre compte de cette expérience. Ainsi, quand j’aime, je ne peux en avoir une conscience claire car alors je n’aime plus. Que ta main droite ignore ce que ta main gauche fait… Vivre uni, cela veut également dire être à l’écoute de la parole qui sourd au plus profond de soi (« ouvre l’oreille de ton cœur », dit saint Benoît au début de sa Règle), c’est se laisser entraîner par cet appel à suivre celui que les chrétiens nomment Jésus-Christ qui agit à la façon d’un aimant ou d’un maître à danser et qui invite les danseurs gourds que nous sommes à se dégeler et à se mouvoir dans une économie trinitaire. Vivre uni, c’est finalement mourir à soi-même pour embrasser le grand flot de l’amour qui n’est pas qu’humain mais aussi cosmique et divin. Cosmothéandrique, aurait dit le théologien Raimon Panikkar. Mourir à soi-même, c’est « m’aimer jusqu’à l’oubli de moi-même », comme l’exprimait Mgr Ghika. C’est aboutir à la croix (en veillant au préalable à la redresser, pour faire écho aux remarques préliminaires). Or, la croix est indissociable d’une vision tragique de la vie, c’est-à-dire de la conscience aigüe que le vouloir humain doit se purifier au contact du vouloir divin. 1 Les remarques qui suivent sont contenues dans mon dernier livre La Profondeur divine de l’existence, paru chez Médiaspaul en 2014. |