Introduction à
sa pensée
Colloque 2005: Moi authentique et appartenances

 

Une appropriation de la pensée socioéconomique de Lonergan

Eileen de Neeve

Introduction

Notre thème aujourd’hui est MOI AUTHENTIQUE ET APPARTENANCES dans la pensée de Bernard Lonergan.  Comme l’indique le cahier d’introduction que vous avez reçu en entrant, l’oeuvre de Lonergan est immense.  Mon intérêt particulier porte sur sa pensée économique.  J’aimerais faire des liens entre notre thème et quelques idées socioéconomiques de Lonergan.

Le moi et le désir de comprendre

L’économique a deux aspects scientifiques : elle est à la fois une science empirique et une science humaine, qui s’appuie sur des choix humains.  Comme science humaine, toute théorie économique se fonde sur deux notions, la notion de personne et la notion de rationalité.  Lonergan nous explique que l’individu se définit lui-même par sa façon de s’intégrer à la vie.  Cette intégration s’opère deux façons.  Premièrement, au cours de notre enfance nous recevons les connaissances de nos parents, de notre éducation, de notre milieu, et ainsi de suite.    Mais bientôt nous poursuivons nos questions personnelles, afin de comprendre les choses par nous même.  Or, selon Lonergan, comprendre est un processus. Nous posons des questions et des idées surgissent.  Mais il faut, comme le font les scientifiques, vérifier si nos idées ont un sens.  Il faut arriver a ce que Lonergan appelle « l’inconditionné de fait ».  Cela veut dire que, pour le moment, il n y a pas d’autres questions à poser.  D’autres questions peuvent surgir plus tard, mais, pour le moment, ce qu’on a compris est bien un fait ou une proposition théorique.

Lonergan parle donc de deux façons de satisfaire notre désir de comprendre. (1) La première dépend de notre capacité de découvrir par nous-mêmes,  (2) et l’autre dépend de ce que nous apprenons de notre famille, de la société, de notre culture et ainsi de suite.  Mais il est possible que ce que nous apprenons de nos traditions souffre de certains gauchissements ou déviations. Il n’y a qu’à penser aux rôles sociaux qui ont été réservés aux femmes par le passé et qui le sont encore aujourd’hui, dans plusieurs pays et plusieurs grandes organisations.

Pour moi, et, je pense, pour plusieurs personnes qui en ont découvert la portée et l’ont intériorisée, la découverte du processus de la compréhension personnelle, mis en lumière par Lonergan, a été une expérience profonde et bouleversante. Chaque personne a la possibilité de se développer pleinement selon ses dons et selon les intérêts et les valeurs qu’elle choisit. Pour une femme en particulier une telle perspective peut apporter une nouvelle dimension à sa vie.[1]  Les femmes ont toujours appris à  accueillir ou recevoir des connaissances, à être les gardiennes des traditions.  Pour les femmes, créer voulait dire surtout avoir des enfants, ce qui n’est pas rien.  Mais, la société  n’attendait pas des femmes qu’elles soient créatrices de compréhensions nouvelles, et souvent elle ne croyait pas que les femmes puissent créer dans le domaine de l’esprit.   Cette perception est en train de changer, certes, pour les professionnelles, mais pourquoi une telle évolution ne pourrait-elle pas concerner toutes les femmes qui peuvent être créatives dans tous les domaines?

Le moi et la société

Est-ce que la compréhension personnelle se suffit à elle-même?  Dans l’optique de notre vie sociale, (1) nous devons non seulement comprendre, c’est-à-dire avoir des « insights » et les vérifier, mais aussi (2) communiquer ce que nous avons appris, entreprendre de changer les situations aberrantes.  En ce sens Lonergan parle de créativité et de guérison dans l’histoire[2].  En ce qui concerne la décision d’agir, il faut noter que Lonergan affirme clairement que le bien est toujours à comprendre dans la situation concrète.  Il ne suffit pas de suivre des principes généraux quelconques.  Ces principes sont abstraits et il faut aussi apprendre de quelle façon nous pouvons les appliquer dans une situation concrète que nous connaissons.  Une telle application n’est pas facile : Lonergan parle de l’importance de la créativité.  Pour devenir créatrice, chaque personne doit suivre les démarches que je viens de décrire : aller au bout de ses questions importantes, trouver les réponses (insights), vérifier si ses réponses satisfont à toutes les autres questions qui se posent à propos de la situation donnée. 

Dans la période de mondialisation qui est la nôtre, je pense que nous devenons plus conscients de nos traditions.  La mort et les funérailles de Jean-Paul II nous ont manifesté la possibilité, l’espoir, la vision d’une communauté mondiale très diversifiée, mais plus consciente des valeurs des uns et des autres. De fait, nous sommes en contact tous les jours avec d’autres civilisations.  Des civilisations qui présentent une évolution, des valeurs, des défauts.  Nous comprenons peut-être mieux maintenant que les traditions dépendent de ce que nos ancêtres ont créé, en fonction de leur compréhension.  Mais, comme Lonergan nous le souligne, il existe tout de même des déviations ou des préjugés, non seulement en nous-mêmes, mais aussi dans les traditions qui ont autant besoin de guérison que de créativité.

Lonergan m’a aussi aidée dans ma compréhension en tant qu’économiste. Dans ses travaux en économie, Lonergan s’est d’abord intéressé aux cycles d’expansion et de déclin, entre autres au déclin profond que les sociétés industrielles ont connu entre 1930 et 1940.  À cette époque,  il n’y avait pas de régime de prestations sociales. Le filet social dépendait des œuvres de bienfaisance privée et du bénévolat. 

Ce problème de cycles économiques intéressait aussi les économistes de l’époque.  Les années 1930 constituent une période très importante pour le développement de l’économique. À cette époque, entre 1930 et 1944,  Lonergan a consacré son temps libre, après l’enseignement et ses écrits en théologie, à étudier les oeuvres de plusieurs économistes, par exemple, von Hayek, Keynes et Schumpeter.  Ces économistes demeurent importants aujourd’hui.  Je pense que Lonergan a complété leurs propositions concernant les cycles en proposant comme théorie générale de croissance cyclique sa notion de cycle pur — la norme qui devrait guider les participants de l’économie, tant les producteurs que les consommateurs.[3]  Ce type de problème est celui d’un conducteur d’auto, qui doit répondre aux besoins du système mécanique et suivre les indications de la route.

Mais qu’est-ce que ces théories économiques peuvent nous donner?   Je pense que l’analyse du cycle pur de Lonergan crée un lien entre l’économie et la moralité dans le sens du bien social.  Le bien économique n’est plus seulement le maximalisation des profits.  Il faut aussi comprendre le processus dynamique que traverse une économie en développement.  Cela comprend des périodes d’expansion durant lesquelles les profits grandissent, suivies des périodes où les profits diminuent.

Selon Lonergan, ces phases dépendent, comme toujours en économie, de l’offre et de la demande. Dans une période de développement de nouvelles méthodes de production, si la demande de biens augmente avant l’offre de biens de consommation, les prix augmentent, tout comme les profits.  Mais ces profits, qui sont exceptionnels, ne devront pas accroître la consommation immédiatement, sinon les prix augmenteront d’avantage.  Les entrepreneurs et les travailleurs devront investir leurs surplus extraordinaires afin d’accroître la production des biens de consommation à l’avenir.  Si les profits ne sont pas investis, il n’y aura pas suffisamment de production pour embaucher ceux qui veulent travailler.  Et s’il n’y a pas d’emplois et de salaires, il n’y aura pas suffisamment de demande de biens.  Des compagnies fermeront leurs portes.  En économie toutes les parties du système sont interreliées.

Mais où réside la moralité?   Il me semble que d’abord on doit comprendre le processus dynamique de l’économie afin d’agir personnellement ou en groupes d’une façon à assurer le bon fonctionnement du système.  Cela n’est pas facile.  Mais on pourrait mentionner trois exemples :  (1) Il faut encourager la possibilité d’établir des compagnies, et favoriser la transparence dans la gestion des compagnies.   (2) Il faut aussi corriger autant que possible les lois qui privilégient certains secteurs industriels.  Ces gauchissements créent une économie qui n’est plus un « level playing field ».  Mais l’élimination de ces déviations sociales devient difficile lorsque la politique se fait de plus en plus par des groupes de pression bien organisés, disposant des fonds nécessaires pour atteindre leur but. Une telle difficulté exige beaucoup de créativité de la part de ceux qui veulent instaurer plus de justice dans le milieu des affaires.

(3) Il importe également d’adapter l’éducation au changement dans la culture et dans la société, y compris au domaine de l’économie,  afin que les gens aient les compétences nécessaires pour se trouver un emploi et jouir d’un certain bien-être. Il nous incombe aussi d’aider ceux qui ont de la malchance ou qui ont moins d’aptitudes à trouver leur place dans la société et dans le monde du travail.  Cette responsabilité a toujours incombé aux familles, aux Églises, aux institutions religieuses.  Mais depuis 1950 au Canada, comme partout dans des pays industrialisés, cette responsabilité est assumée de plus en plus par les gouvernements. Cette responsabilisation des gouvernements est devenue possible grâce à l’impôt payé par ceux qui travaillent ou ceux qui ont un patrimoine et aussi, comme toujours, par le bénévolat individuel et collectif.

Le moi, la société et la notion de communauté chez Lonergan

Souvent aujourd’hui nous nous sentons aliénés par rapport à l’économie et à la politique de notre société.  Lonergan ne croyait pas beaucoup, lui non plus, en la capacité des bureaucraties de réagir de manière créative.  Bureaucratie s’entend ici des administrations gouvernementales mais aussi des grandes organisations et corporations d’affaires du secteur privé ou non gouvernemental.  Les bureaucraties sont certes nécessaires au fonctionnement de la société. 

Dans L'insight,  Lonergan parle de la différence entre l’intersubjectivité qui dépend de nos désirs et nos peurs, nos efforts et nos succès, et la communauté qui dépend de ce qu’on construit par notre intelligence pratique, tel que nos systèmes sociaux dans les domaines de la technologie, de l’économie et de la politique.   Mais cette intelligence peut être biaisée de plusieurs façons.  Lonergan parle de quatre déviations :  la déviation du sujet liée à la psychologie et à la sexualité; la déviation égoïste d’un individu ou d’un groupe particulier, qui ne laisse surgir que les questions favorisant les projets personnels ou collectifs sans égard pour les autres; et en dernier lieu, la déviation de l’intelligence pratique elle-même qui rejette comme irréalisables les idées fondant un horizon élargi.   L’effet de ces déviations peut, à la longue, constituer une société qui n’avance plus mais poursuit un processus de déclin. La communauté est alors paralysée par des institutions bureaucratiques qui peuvent ne plus répondre aux besoins des individus et des familles.  N’est-ce pas le type de société que nous présente Kafka, dans Le Procès, que nous avons vu ici au TNM à Montréal cet hiver?  Les bureaucraties prennent des proportions considérables et répondent à leurs propres besoins internes plutôt qu’aux besoins des personnes. 

Dans une telle situation, la communauté n’est plus en accord avec notre intersubjectivité.  Par exemple, Robert Doran, qui a développé la pensée de Lonergan, parle du fait que la lutte des classes de Marx  ignore la dynamique autonome et spontanée de l’intersubjectivité qui se déploie au sein des familles, au sein d’un groupe de voisins, et dans d’autres types de communauté.[4]   Si je comprends bien Lonergan, la communauté idéale est en harmonie avec l’intersubjectivité entre les personnes, dans les familles ou d’autres groupes sociaux qui ne sont pas biaisés par l’égoïsme, par les intérêts de groupes particuliers, et qui sont ouverts aux horizons des idées neuves. Lonergan affirme : « comme la collectivité intersubjective précède la civilisation et la soutient, elle demeure quand la civilisation se désintègre » (L’insight, p. 232).[5]  Et je pense que c’est la notion de communauté, comme réseau d’individus, associés en des groupes ouverts, dynamiques et complexes, qui peut devenir pour nous – et a toujours été source de créativité et de guérison dans l’histoire des sociétés. 

Nous sommes tous, quand on y pense, liés à plusieurs groupes et nos affiliations peuvent changer avec le temps.  Par exemple comme adultes nous n’avons plus la même affiliation à la famille que dans notre enfance.  C’est peut-être par nos affiliations que nous pouvons trouver les milieux où notre authenticité peut s’épanouir.  Nos affiliations  ne changent rien au fait que l’action sociale est toujours liée à un questionnement, à une compréhension aussi exempte que possible de toute déviation, et à des jugements personnels ou des jugements que nous acceptons des sources sociales qui méritent notre confiance. Ce processus nous permet de prendre de bonnes décisions dans les situations concrètes. 

Certes, vivre avec les autres exige le recours à la dialectique pour intégrer différents points de vue.  Il n’est peut-être pas possible de trouver un accord.  Mais il est  possible que la dialectique se transforme en un dialogue qui favorise la compréhension de tous. Et je pense qu’en suivant cette voie de la compréhension que Lonergan nous propose, nous touchons aussi une expérience de transcendance dans le sens que nous sommes liés à quelqu’un, la source de l’intelligence qui nous tire vers la vérité et le bien.  .

 



[1] Cynthia Crysdale, « Expanding Lonergan’s Legacy: belief, discovery,  and gender »,  Catholic University of America Working paper 2005, présenté au colloque Being Human in a Postmodern Context, université Concordia, faculté de théologie, 28-29 janvier 2005.  et « Women and the Social Construction of Self-Appropriation » dans Lonergan and Feminism,  Cynthia Crysdale ed., Toronto, University of Toronto Press 1994, p. 88-113.

Alexandra Drage, « The Number One Question About Feminism: The Third Wave and the Next Half-Century » document de travail 2005 (drage@ns.sympatico.ca)

[2] B.J.F. Lonergan,  « Créativité, guérison et histoire »,  conférence donnée à l’Institut Thomas More de Montréal, traduction de Daniel Cadrin, publiée dans Les voies d’une théologie méthodique, Paris, Desclée/Montréal, Bellarmin, 1982.

[3] Voir mon exposé « Interpreting Bernard Lonergan’s General Theory of Economic Dynamics:  Does it Complete Hayek, Keynes, and Schumpeter? » (Thomas More Institute for Research, 2005, info@thomasmore.qc.ca)

[4] Robert Doran, Theology and the Dialectic of History (Toronto: University of Toronto Press 1990) 360-361

[5]  Voir aussi, B.J.F. Lonergan, Pour une méthode en théologie (Montréal, Fides 1978), p. 399 :  « Ainsi, à partir d’une intersubjectivité, le geste et la réponse font surgir une compréhension commune.  Sur cette base spontanée, on peut instaurer un langage commun, une transmission, par l’éducation, d’un savoir acquis et de modèles sociaux, une diffusion de l’information et une volonté commune de former une communauté qui cherche a remplacer la mésentente par la compréhension mutuelle et à changer les situations de désaccord en situations de non-accord et, éventuellement, d’accord. »



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