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Introduction à |
Une appropriation de la pensée socioéconomique de Lonergan Eileen de Neeve Introduction Notre thème aujourd’hui est MOI AUTHENTIQUE ET
APPARTENANCES dans la pensée de Bernard Lonergan. Comme l’indique le cahier d’introduction que vous avez reçu en
entrant, l’oeuvre de Lonergan est immense.
Mon intérêt particulier porte sur sa pensée économique. J’aimerais faire des liens entre notre thème
et quelques idées socioéconomiques de Lonergan. Le moi et le désir de comprendre L’économique a deux aspects scientifiques : elle est à la fois une science
empirique et une science humaine, qui s’appuie sur des choix
humains. Comme science humaine, toute
théorie économique se fonde sur deux notions, la notion de personne et la
notion de rationalité. Lonergan
nous explique que l’individu se définit lui-même par sa façon de s’intégrer à
la vie. Cette intégration s’opère deux
façons. Premièrement, au cours de notre
enfance nous recevons les connaissances de nos parents, de notre
éducation, de notre milieu, et ainsi de suite. Mais bientôt nous poursuivons nos questions personnelles,
afin de comprendre les choses par nous même.
Or, selon Lonergan, comprendre est un processus. Nous posons des
questions et des idées surgissent. Mais
il faut, comme le font les scientifiques, vérifier si nos idées ont un
sens. Il faut arriver a ce que Lonergan
appelle « l’inconditionné de fait ». Cela veut dire que, pour le moment, il n y a
pas d’autres questions à poser.
D’autres questions peuvent surgir plus tard, mais, pour le moment, ce
qu’on a compris est bien un fait ou une proposition théorique. Lonergan parle donc de deux façons de satisfaire
notre désir de comprendre. (1) La première dépend de notre
capacité de découvrir par nous-mêmes,
(2) et l’autre dépend de ce que nous apprenons de notre famille, de la
société, de notre culture et ainsi de suite.
Mais il est possible que ce que nous apprenons de nos traditions souffre
de certains gauchissements ou déviations. Il n’y a qu’à penser aux rôles
sociaux qui ont été réservés aux femmes par le passé et qui le sont encore
aujourd’hui, dans plusieurs pays et plusieurs grandes organisations. Pour moi, et, je pense, pour plusieurs personnes qui en ont découvert la
portée et l’ont intériorisée, la découverte du processus de la compréhension
personnelle, mis en lumière par Lonergan, a été une expérience profonde et
bouleversante. Chaque personne a la
possibilité de se développer pleinement selon ses dons et selon les intérêts et
les valeurs qu’elle choisit. Pour une
femme en particulier une telle perspective peut apporter une nouvelle dimension
à sa vie.[1]
Les femmes ont toujours appris à
accueillir ou recevoir des connaissances, à être les gardiennes des
traditions. Pour les femmes, créer
voulait dire surtout avoir des enfants, ce qui n’est pas rien. Mais, la société n’attendait pas des femmes qu’elles soient créatrices de
compréhensions nouvelles, et souvent elle ne croyait pas que les femmes
puissent créer dans le domaine de l’esprit.
Cette perception est en train de changer, certes, pour les
professionnelles, mais pourquoi une telle évolution ne pourrait-elle pas
concerner toutes les femmes qui peuvent être créatives dans tous les domaines? Le
moi et la société Est-ce que la
compréhension personnelle se suffit à elle-même? Dans l’optique de notre vie sociale, (1) nous devons non seulement
comprendre, c’est-à-dire avoir des « insights » et les vérifier, mais
aussi (2) communiquer ce que nous avons appris, entreprendre de changer les
situations aberrantes. En ce sens
Lonergan parle de créativité et de guérison dans l’histoire[2].
En ce qui concerne la décision d’agir, il faut noter que Lonergan
affirme clairement que le bien est toujours à comprendre dans la situation
concrète. Il ne suffit pas de suivre
des principes généraux quelconques. Ces
principes sont abstraits et il faut aussi apprendre de quelle façon nous
pouvons les appliquer dans une situation concrète que nous connaissons. Une telle application n’est pas
facile : Lonergan parle de l’importance de la créativité. Pour devenir créatrice, chaque personne doit
suivre les démarches que je viens de décrire : aller au bout de ses
questions importantes, trouver les réponses (insights), vérifier si ses
réponses satisfont à toutes les autres questions qui se posent à propos de la
situation donnée. Dans la période de mondialisation qui est la nôtre, je pense que nous devenons plus
conscients de nos traditions. La mort
et les funérailles de Jean-Paul II nous ont manifesté la possibilité, l’espoir,
la vision d’une communauté mondiale très diversifiée, mais plus consciente des
valeurs des uns et des autres. De fait, nous sommes en contact tous les jours
avec d’autres civilisations. Des
civilisations qui présentent une évolution, des valeurs, des défauts. Nous comprenons peut-être mieux maintenant
que les traditions dépendent de ce que nos ancêtres ont créé, en fonction de
leur compréhension. Mais, comme
Lonergan nous le souligne, il existe tout de même des déviations ou des
préjugés, non seulement en nous-mêmes, mais aussi dans les traditions qui ont
autant besoin de guérison que de créativité. Lonergan m’a aussi aidée dans ma compréhension en
tant qu’économiste. Dans
ses travaux en économie, Lonergan s’est d’abord intéressé aux cycles
d’expansion et de déclin, entre autres au déclin profond que les sociétés
industrielles ont connu entre 1930 et 1940.
À cette époque, il n’y avait pas
de régime de prestations sociales. Le filet social dépendait des œuvres de
bienfaisance privée et du bénévolat. Ce problème de cycles économiques intéressait aussi les économistes de
l’époque. Les années 1930 constituent
une période très importante pour le développement de l’économique. À cette
époque, entre 1930 et 1944, Lonergan a
consacré son temps libre, après l’enseignement et ses écrits en théologie, à
étudier les oeuvres de plusieurs économistes, par exemple, von Hayek, Keynes et
Schumpeter. Ces économistes demeurent
importants aujourd’hui. Je pense que
Lonergan a complété leurs propositions concernant les cycles en proposant comme
théorie générale de croissance cyclique sa notion de cycle pur — la
norme qui devrait guider les participants de l’économie, tant les producteurs
que les consommateurs.[3]
Ce type de problème est celui d’un conducteur d’auto, qui doit répondre
aux besoins du système mécanique et suivre les indications de la route. Mais qu’est-ce que ces théories économiques peuvent nous donner? Je pense que l’analyse du cycle pur de
Lonergan crée un lien entre l’économie et la moralité dans le sens du bien
social. Le bien économique n’est plus
seulement le maximalisation des profits.
Il faut aussi comprendre le processus dynamique que traverse une
économie en développement. Cela
comprend des périodes d’expansion durant lesquelles les profits grandissent,
suivies des périodes où les profits diminuent. Selon Lonergan, ces phases dépendent, comme toujours
en économie, de l’offre et de la demande. Dans une période de développement de
nouvelles méthodes de production, si la demande de biens augmente avant l’offre
de biens de consommation, les prix augmentent, tout comme les profits. Mais ces profits, qui sont exceptionnels, ne
devront pas accroître la consommation immédiatement, sinon les prix
augmenteront d’avantage. Les
entrepreneurs et les travailleurs devront investir leurs surplus
extraordinaires afin d’accroître la production des biens de consommation à
l’avenir. Si les profits ne sont pas
investis, il n’y aura pas suffisamment de production pour embaucher ceux qui
veulent travailler. Et s’il n’y a pas
d’emplois et de salaires, il n’y aura pas suffisamment de demande de
biens. Des compagnies fermeront leurs
portes. En économie toutes les parties
du système sont interreliées. Mais où réside la moralité?
Il me semble que d’abord on doit comprendre le processus dynamique de
l’économie afin d’agir personnellement ou en groupes d’une façon à assurer le
bon fonctionnement du système. Cela
n’est pas facile. Mais on pourrait
mentionner trois exemples : (1) Il
faut encourager la possibilité d’établir des compagnies, et favoriser la
transparence dans la gestion des compagnies.
(2) Il faut aussi corriger autant que possible les lois qui privilégient
certains secteurs industriels. Ces
gauchissements créent une économie qui n’est plus un « level playing
field ». Mais l’élimination de
ces déviations sociales devient difficile lorsque la politique se fait de plus
en plus par des groupes de pression bien organisés, disposant des fonds
nécessaires pour atteindre leur but. Une telle difficulté exige beaucoup de
créativité de la part de ceux qui veulent instaurer plus de justice dans le
milieu des affaires. (3) Il importe également d’adapter l’éducation
au changement dans la culture et dans la société, y compris au domaine de
l’économie, afin que les gens aient
les compétences nécessaires pour se trouver un emploi et jouir d’un certain
bien-être. Il nous incombe aussi d’aider ceux qui ont de la malchance ou qui
ont moins d’aptitudes à trouver leur place dans la société et dans le monde du
travail. Cette responsabilité a
toujours incombé aux familles, aux Églises, aux institutions religieuses. Mais depuis 1950 au Canada, comme partout
dans des pays industrialisés, cette responsabilité est assumée de plus en plus
par les gouvernements. Cette responsabilisation des gouvernements est devenue
possible grâce à l’impôt payé par ceux qui travaillent ou ceux qui ont un
patrimoine et aussi, comme toujours, par le bénévolat individuel et collectif. Le moi, la
société et la notion de communauté chez Lonergan Souvent aujourd’hui nous nous sentons aliénés par
rapport à l’économie et à la politique de notre société. Lonergan ne croyait pas beaucoup, lui non
plus, en la capacité des bureaucraties de réagir de manière créative. Bureaucratie s’entend ici des
administrations gouvernementales mais aussi des grandes organisations et corporations
d’affaires du secteur privé ou non gouvernemental. Les bureaucraties sont certes nécessaires au fonctionnement de la
société. Dans L'insight, Lonergan parle de la différence entre
l’intersubjectivité qui dépend de nos désirs et nos peurs, nos efforts et nos
succès, et la communauté qui dépend de ce qu’on construit par notre
intelligence pratique, tel que nos systèmes sociaux dans les domaines de la
technologie, de l’économie et de la politique. Mais cette intelligence peut être biaisée de plusieurs
façons. Lonergan parle de quatre
déviations : la déviation du sujet
liée à la psychologie et à la sexualité; la déviation égoïste d’un individu ou
d’un groupe particulier, qui ne laisse surgir que les questions favorisant les
projets personnels ou collectifs sans égard pour les autres; et en dernier
lieu, la déviation de l’intelligence pratique elle-même qui rejette comme
irréalisables les idées fondant un horizon élargi. L’effet de ces déviations peut, à la longue, constituer une
société qui n’avance plus mais poursuit un processus de déclin. La communauté
est alors paralysée par des institutions bureaucratiques qui peuvent ne plus
répondre aux besoins des individus et des familles. N’est-ce pas le type de société que nous présente Kafka, dans Le
Procès, que nous avons vu ici au TNM à Montréal cet hiver? Les bureaucraties prennent des proportions
considérables et répondent à leurs propres besoins internes plutôt qu’aux
besoins des personnes. Dans une telle situation, la communauté n’est plus en accord avec notre
intersubjectivité. Par exemple, Robert
Doran, qui a développé la pensée de Lonergan, parle du fait que la lutte des
classes de Marx ignore la dynamique
autonome et spontanée de l’intersubjectivité qui se déploie au sein des
familles, au sein d’un groupe de voisins, et dans d’autres types de communauté.[4]
Si je comprends bien Lonergan, la communauté idéale est en harmonie avec
l’intersubjectivité entre les personnes, dans les familles ou d’autres groupes
sociaux qui ne sont pas biaisés par l’égoïsme, par les intérêts de groupes
particuliers, et qui sont ouverts aux horizons des idées neuves. Lonergan
affirme : « comme la collectivité intersubjective précède la
civilisation et la soutient, elle demeure quand la civilisation se
désintègre » (L’insight, p. 232).[5]
Et je pense que c’est la notion de communauté, comme réseau d’individus,
associés en des groupes ouverts, dynamiques et complexes, qui peut devenir pour
nous – et a toujours été source de créativité et de guérison dans l’histoire
des sociétés. Nous sommes tous, quand on y pense, liés à plusieurs groupes et nos
affiliations peuvent changer avec le temps.
Par exemple comme adultes nous n’avons plus la même affiliation à la
famille que dans notre enfance. C’est
peut-être par nos affiliations que nous pouvons trouver les milieux où notre
authenticité peut s’épanouir. Nos
affiliations ne changent rien au fait
que l’action sociale est toujours liée à un questionnement, à une compréhension
aussi exempte que possible de toute déviation, et à des jugements personnels ou
des jugements que nous acceptons des sources sociales qui méritent notre
confiance. Ce processus nous permet de prendre de bonnes décisions dans les
situations concrètes. Certes, vivre avec les autres exige le recours à la dialectique pour
intégrer différents points de vue. Il
n’est peut-être pas possible de trouver un accord. Mais il est possible que
la dialectique se transforme en un dialogue qui favorise la compréhension de
tous. Et je pense qu’en suivant cette voie de la compréhension que Lonergan
nous propose, nous touchons aussi une expérience de transcendance dans le sens
que nous sommes liés à quelqu’un, la source de l’intelligence qui nous tire
vers la vérité et le bien. . [1] Cynthia Crysdale, « Expanding Lonergan’s Legacy: belief,
discovery, and gender », Catholic University of America Working
paper 2005, présenté au colloque Being Human in a Postmodern Context,
université Concordia, faculté de théologie, 28-29 janvier 2005. et « Women and the Social Construction
of Self-Appropriation » dans Lonergan and Feminism, Cynthia Crysdale ed., Toronto, University of
Toronto Press 1994, p. 88-113. Alexandra Drage, « The Number
One Question About Feminism: The Third Wave and the Next Half-Century »
document de travail 2005 (drage@ns.sympatico.ca) [2] B.J.F. Lonergan, « Créativité, guérison et
histoire », conférence
donnée à l’Institut Thomas More de Montréal, traduction de Daniel Cadrin,
publiée dans Les voies d’une théologie méthodique, Paris,
Desclée/Montréal, Bellarmin, 1982. [3] Voir mon exposé « Interpreting Bernard Lonergan’s General Theory of Economic Dynamics: Does it Complete Hayek, Keynes, and Schumpeter? » (Thomas More Institute for Research, 2005, info@thomasmore.qc.ca) [4] Robert Doran, Theology and the Dialectic of History (Toronto: University of Toronto Press 1990) 360-361 [5]
Voir aussi, B.J.F. Lonergan, Pour une méthode en théologie (Montréal,
Fides 1978), p. 399 :
« Ainsi, à partir d’une intersubjectivité, le geste et la réponse
font surgir une compréhension commune.
Sur cette base spontanée, on peut instaurer un langage commun, une
transmission, par l’éducation, d’un savoir acquis et de modèles sociaux, une
diffusion de l’information et une volonté commune de former une communauté qui
cherche a remplacer la mésentente par la compréhension mutuelle et à changer
les situations de désaccord en situations de non-accord et, éventuellement,
d’accord. » |