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Introduction à |
L’éthique dans le monde des affaires et la fonction publique Kenneth R. Melchin, Université Saint-Paul, Ottawa Au
cours de la dernière décennie, nous avons assisté à des efforts croissants de
redéfinition de la finalité du monde des affaires, efforts qui puisent de plus
en plus dans les corpus philosophiques et théologiques pour mieux comprendre
les obligations éthiques dans l’économie et la société.2 La conception
traditionnelle du monde des affaires ne concerne que la réalisation de profits
pour les actionnaires. Dans cette perspective, les gens d’affaires n’ont pas à
se préoccuper d’autre chose que de leur intérêt personnel, du jeu des forces
concurrentielles du marché et des règlements établis par les administrations
publiques pour assurer une orientation éthique de leurs activités.
Or, cette vision traditionnelle provoque des contestations : certains
critiques avancent que les principes du monde des affaires doivent être
repensés en fonction de perspectives plus larges qui sont celles du bien-être
des humains, de l’environnement, de la justice globale et du bien commun.3
D’une certaine façon, les gens d’affaires doivent s’engager dans la vie sociale
en orientant leur activité professionnelle en fonction de normes éthiques supérieures.
Le monde des affaires a besoin d’une « conscience ». Il est résulté
de ces contestations des débats sur les théories et les ressources éthiques
susceptibles d’informer une telle conscience.4 Au
cours de la même période, une activité considérable a été déployée autour des
valeurs et de l’éthique au sein de la fonction publique canadienne. En 1995, le
Greffier du Conseil privé établissait un groupe de travail sur les valeurs et
l'éthique. Ce groupe de travail a produit le rapport Tait (1996),5
un document qui a eu une incidence considérable et a orienté l’engagement du
gouvernement en matière de valeurs et d’éthique vers une résolution des
problèmes dont la fonction publique continue de souffrir : (i) un cynisme
répandu chez les fonctionnaires et une méfiance envers leurs supérieurs; (ii)
des conflits entre les anciennes valeurs axées sur la loyauté et les nouvelles
valeurs de service au public; (iii) les conflits d’intérêts qui se profilent
dans les nouvelles formes de prestation et de gestion de service axées sur la
clientèle; (iv) les conflits de valeurs inhérents aux partenariats
public-privé; (v) le rôle critique accru des médias à l’égard des programmes
gouvernementaux ; et (vi) les difficultés que soulève le remplacement des
fonctionnaires professionnels qui partent à la retraite par des employés de
milieux culturels divers ayant reçu des formations éthiques diverses.6 Depuis cette époque, l’attention accordée à
l’éthique dans le secteur public s’est trouvée galvanisée par le scandale des
commandites étalé devant la Commission Gomery.
Les professionnels de la fonction publique se sont donc mis, tout comme
leurs collègues du secteur privé, à la recherche de cadres éthiques
susceptibles d’orienter leur activité. J’aimerais
participer à ces grands débats de société en y faisant valoir quelques idées
tirées de l’oeuvre du philosophe canadien Bernard Lonergan.7 Je présenterai
d’abord les grandes lignes de la méthode ou de l’attitude un peu curieuse qui
est au coeur de la philosophie de Lonergan pour aborder ensuite le cadre
éthique qui s’y enracine. Je compte montrer au fil de mon exposé comment ce
cadre peut être pertinent dans les débats actuels sur l’éthique dans le monde
des affaires et le secteur public. La
philosophie de Bernard Lonergan La
philosophie de Lonergan a ceci de particulier qu’elle ne se présente pas
d’abord comme un système spéculatif offrant des principes que l’on devrait
imposer à la vie des organisations. Elle est plutôt une invitation à s’engager
dans une réflexion originale : une réflexion sur les actes de
signification qui nous lient les uns aux autres dans les activités concertées
de la vie de nos organisations. 8 Bon nombre d’entre nous travaillons au sein d’entreprises ou
d’organisations publiques. Et même si ce n’est pas le cas, nous pouvons
travailler dans des milieux qui s’apparentent à plusieurs égards à de grandes
organisations. Dans notre vie quotidienne, notre attention se porte sur les
objets de nos activités : les documents, les tâches, les transactions, les
innovations, les directives, de même que les problèmes techniques, financiers ou
interpersonnels que nous devons affronter. Or, au cœur de toutes ces activités,
un autre champ de recherche s’ouvre à nous, une recherche concernant nous-mêmes
et les opérations de signification que nous déployons dans l’accomplissement de
notre travail. Prenons une analogie simple, que nous offre le travail du charpentier. Si vous construisez une maison ou un garage, vous vous concentrez sur les pièces de bois que vous joignez, sur les clous que vous utilisez pour joindre les pièces de bois, et sur les panneaux de revêtement que vous clouez pour former le toit et les murs. Dans ce travail, vous utilisez un marteau et une scie, vous faites appel à une série coordonnée de mouvements des mains, des bras et du corps pour couper les pièces de bois et les clouer ensemble de manière à façonner la forme que vous avez prévue. Vous ne portez pas vraiment attention à vos opérations de clouage et de sciage. Ces opérations, vous les déployez en étant attentif au projet à réaliser. Tant que ces opérations se déroulent bien, elles demeurent invisibles. Mais si vous connaissez une difficulté en sciant ou en clouant – si vous vous coupez ou vous frappez le pouce avec votre marteau – ces opérations deviennent soudain le centre de votre attention. Il faut que vous leur portiez attention, si vous voulez corriger le problème et terminer votre projet. Nous
pouvons repérer la même dynamique dans les opérations de signification au sein
de la vie des organisations. Notre attention se porte habituellement sur les
objets, les tâches et les plans de la vie des organisations. Mais à toutes les étapes, les objets, les
tâches et les plans sont produits par des opérations de signification. Ces
opérations, ce sont les actes de compréhension (ou insights), les jugements et
les décisions qui définissent les produits, les services et les tâches. Ce sont
les gestes, les réactions, les promesses, les contrats, les mises en question
que nous déployons les uns envers les autres pour lier nos actes à ceux des
autres de façon à accomplir ce que personne ne peut accomplir seul. Toutes ces
opérations sont des opérations de signification. Tout comme le charpentier,
nous devons prêter attention à ces opérations lorsque des problèmes se posent. L’éthique
de Lonergan découle de cette démarche de réflexion sur l’activité personnelle.
Si nous nous observons minutieusement lorsque nous sommes à l’oeuvre dans nos
milieux de travail, nous découvrons que nos relations interpersonnelles
manifestent une vaste gamme d’attentes et d’obligations auxquelles nous prêtons
rarement attention de manière explicite. Par exemple, lorsqu’une personne
s’adresse à moi, je l’observe, et je perçois cette personne et ce qu’elle me
dit à travers la médiation d’un flux de sentiments qui véhicule une foule de
réactions évaluatives. J’attribue spontanément l’origine de ces sentiments à la
personne que j’ai en face de moi. Mais bien souvent ses gestes ne font
qu’évoquer en moi des sentiments et des images de mon passé. Si je veux
comprendre cette personne, et établir avec elle une relation responsable, je
dois dénouer cet écheveau de sentiments et n’attribuer à l’autre devant moi que
les sentiments qui lui appartiennent en propre. Pour cela, je dois peut-être
assumer mon propre héritage d’expériences et percevoir comment mon passé peut être
un facteur de gauchissement de mes relations de travail. Ces
obligations et ces attentes implicites agissent comme une colle qui affermit
les relations de travail et les rapports interpersonnels dans nos
organisations. Lorsque nous réfléchissons à nos opérations de signification,
nous découvrons non seulement qu’elles sont là, mais aussi qu’elles possèdent
une structure normative, une configuration récurrente que nous pouvons
discerner et formuler comme un guide pour affronter les problèmes éthiques. Je
veux maintenant illustrer ce que j’entends par l’expression configuration
normative et offrir quelques indices sur l’utilité qu’une telle configuration
peut avoir dans l’éthique des organisations. Le
cadre éthique de Lonergan Le
cadre éthique de Lonergan est fondé sur une distinction de trois niveaux de
signification éthique. Il nous donne les outils nécessaires à une
priorisation des valeurs et à la résolution des conflits de valeurs dans le
monde des affaires et la fonction publique.9 Quand je parle de trois
niveaux de signification éthique, je veux dire simplement qu’il y a différentes
façons, différentes attitudes que nous pouvons adopter dans nos expériences
éthiques. Nous savons bien que nous abordons différents aspects de notre
existence avec des valeurs différentes. Mais si je parle de différents niveaux
de signification éthique, je veux dire qu’il y a différents genres de
valeurs. Nous incarnons des valeurs de différentes façons, qui nous engagent de
manières différentes et créent des relations différentes entre nous, nos
expériences et les autres. Par
exemple, la forme de base de notre activité existentielle est la recherche des
choses particulières dont nous avons besoin et que nous voulons. Nous avons
besoin d’aliments et de logement, donc nous faisons notre marché, et nous
achetons ou louons une maison ou un appartement. Nous allons au cinéma, nous
achetons des livres, nous achetons des voitures, nous sommes abonnés aux
services de compagnies de gaz et d’électricité qui nous fournissent le
chauffage et l’éclairage de nos foyers. Dans chaque cas, nos actions sont
motivées par un désir, un besoin qui sont satisfaits une fois que nous les
avons reconnus et obtenu les objets cherchés. À ce premier niveau de la
signification éthique, si nous disons que nos actions ou nos expériences
sont bonnes, mauvaises, justes ou injustes, nous entendons par là simplement
qu’elles satisfont le désir ou le besoin qui nous anime. Voilà une forme très
familière, très simple, d’expérience éthique. Nous
pouvons déceler une forme familière de signification éthique également dans le
monde des affaires. De fait, pour certains, la recherche de l’intérêt personnel
a été promue au niveau d’une loi du marché. Si nous parlons des forces du
marché, nous assumons que les consommateurs ne recherchent rien d’autre que
leur intérêt personnel et que les producteurs ne font rien d’autre que de se
livrer à une concurrence pour favoriser leurs intérêts personnels. On voudrait
nous faire croire en certains milieux que cette poursuite de l’intérêt
personnel est tellement universelle, et si étroitement associée au
fonctionnement même des forces du marché, que toute autre perspective pour
envisager « le bien » du monde des affaires est irrecevable.10 Mais si nous examinons de plus près
le processus de réalisation des biens particuliers et de satisfaction des
besoins et des désirs personnels, nous constaterons que ce premier niveau de la
signification éthique présente des caractéristiques étonnantes – qui
appellent une remise en question de notre définition traditionnelle de l’éthique
des forces du marché. La plupart du temps, nos désirs, tout en étant
personnels, se réalisent en fonction de notre participation à de vastes
structures de coopération institutionnelle nous mettant en rapport avec un
grand nombre de personnes dont les activités diverses s’intègrent dans des
configurations complexes de rôles et de tâches.11 Si j’ai soif, l’eau
que je bois me parvient d’un puits ou d’un réservoir, d’une rivière ou d’un
lac, à travers des systèmes complexes de tuyaux et de purificateurs ou de
mécanismes d’embouteillage qui ont été conçus et produits par certaines
personnes, qui sont activés par d’autres, et qui sont administrés par des
bureaucraties complexes assurant le flux d’argent pour le paiement des
factures. Chaque personne, dans ce grand schéma, assume un ensemble de rôles,
de tâches et d’obligations qui constitue sa contribution à cet effort concerté.
La même collaboration se déploie dans la prestation de services de chauffage,
d’éclairage, d’alimentation, de communication, de loisirs, d’éducation, de
transport, bref de tout ce qui compose notre vie quotidienne. Nos désirs sont
des désirs personnels, mais leur satisfaction récurrente fait appel
nécessairement à des organisations commerciales ou gouvernementales de nature
foncièrement sociale et coopérative. La
satisfaction de nos désirs passe presque toujours par notre participation à des
projets de collaboration. La forme de nos obligations à l’intérieur de ces
projets est définie, non pas par nos désirs personnels, mais par un deuxième
niveau de signification éthique. Bien sûr, la plupart d’entre nous
travaillons pour toucher un salaire ou pour la valorisation qu’apporte
l’exercice d’une profession. Nous pouvons être motivés par une forme quelconque
d’intérêt personnel. Cependant, le caractère éthique des
tâches et des obligations elles-mêmes ne découle pas de nos motivations et
n’est pas défini par elles. Il est défini par rapport à la logique ou à
l’intelligibilité du plan de coopération. C’est à cela que tient sa nature. Les
rôles, les tâches, les obligations éthiques que nous assumons si nous
travaillons dans le monde des affaires ou de la fonction publique, tiennent
leurs caractéristiques de cette intelligibilité supérieure. Si nous les
abordons simplement, totalement, avec pour seule motivation notre intérêt
personnel, nous faillissons souvent à leurs exigences. Quand
nous travaillons, et que nous profitons des produits du travail des autres,
nous faisons des aller-et-retour entre ces différents niveaux de la vie des
organisations. Le premier niveau, le plus évident – celui du désir ou
de l’intérêt pour des biens particuliers – constitue un rapport, une
attitude envers les choses, où nous nous attachons simplement à nos buts
individuels et nous demandons comment les choses pourront satisfaire nos
besoins ou nos désirs. Mais le deuxième rapport aux choses forme un niveau de
signification éthique supérieur au premier, possédant un ensemble propre
d’opérations et des configurations propres de signification qui ne peuvent être
réduits à ceux du premier niveau. Il s’agit du niveau de la coopération, du
bien qu’est l’organisation. À ce niveau-là, les mots bon, mauvais, juste et
injuste prennent une signification différente. Leur sens ne relève pas de
l’expérience, il ne sont pas de l’ordre d’une satisfaction. Leur sens passe par
l’intelligence. Ils doivent être compris, et leur compréhension peut nous aider
à cultiver les habitudes éthiques qui appuient les projets coopératifs de la
vie des organisations. Ce
que nous sommes appelés à comprendre, à ce deuxième niveau de signification
éthique, c’est la structure de la coopération elle-même. Si notre contribution
à un projet prend la forme du service à la clientèle ou du dépannage, nous
prenons conscience, bien souvent, des liens de dépendance parfois pénibles
entre nos obligations et le travail de nos collègues. Nous sommes tenus de
résoudre les problèmes qu’éprouvent les clients qui utilisent nos produits et
nos services. Mais ces produits et services sont conçus et produits par
d’autres, et si les concepteurs, les assembleurs, les responsables du contrôle
de la qualité n’assument pas leurs propres obligations, nous ne pourrons
peut-être pas assumer les nôtres. Nous sommes tous participants d’une même
chaîne de responsabilités et quand nous nous en rendons compte, cela change
notre attitude à l’égard de notre travail. Le
deuxième niveau de la signification éthique met en jeu les obligations
associées à des rôles et des tâches spécifiques. Mais il fait également
intervenir des obligations plus générales qui peuvent être formulées en des
pratiques exemplaires ou des codes de déontologie. Il fait appel à des obligations
qui s’imposent dans tous les genres de travail : des obligations de
satisfaction à des normes de qualité, de respect des échéances, de dévoilement
de renseignements pertinents, de participation honnête aux transactions, de
divulgation des conflits d’intérêts, de collaboration dans la résolution des
problèmes, de traitement équitable des clients et des fournisseurs. Aucune de
ces obligations ne s’impose d’abord comme l’objet d’un désir personnel. Elles
peuvent certes être cultivées comme des objets de désir, mais leur logique et
leur signification s’enracinent dans la configuration même du processus de
coopération. Il s’agit là d’un niveau distinct de signification éthique que
l’on ne saurait réduire au simple désir. La
prolifération des crimes liés à Internet est le fait d’une civilisation
qui essaie de lancer et de soutenir des
systèmes de coopération complexes armée seulement des habitudes du premier
niveau de signification. Au cours du dernier siècle, nous avons réussi à nous
convaincre que l’intérêt personnel pouvait à lui seul permettre aux systèmes
commerciaux et économiques de réaliser la gamme entière des biens publics.
C’est là l’une des plus graves erreurs de notre époque. Notre époque n’a pas
compris le fonctionnement réel des organisations. Lorsqu’un conflit émerge
entre des obligations de deuxième niveau et des occasions d’assouvir des désirs
du premier niveau, ce sont les obligations supérieures qui doivent prévaloir.
Mais si nos habitudes sont définies par la poursuite de l’intérêt personnel, la
stabilité des organisations exige des mesures d’exécution forcée. Et, comme
nous le savons tous, dans les systèmes complexes, l’innovation distancera
toujours la capacité d’exécution forcée.14 La
culture des habitudes du deuxième niveau de la signification éthique entraîne
un processus de croissance, d’accès à la maturité, de dépassement de notre
activité expérientielle vers un engagement à l’égard du monde. Il s’agit là
d’une démarche de dépassement de soi. Si nous sommes attentifs, nous pouvons
observer une telle démarche en nous-mêmes. La découverte de cette démarche nous
permet de saisir la signification du langage éthique. Or,
ce dynamisme de dépassement a ceci d’intéressant qu’il ne s’arrête pas là. Un troisième
niveau de signification éthique se profile lorsque nous réfléchissons à nos
schémas de vie organisationnelle et que nous nous demandons si nos projets
concertés sont bons en eux-mêmes. Est-ce que ces projets sont justes, est-ce
qu’ils nous nourrissent et nous respectent en tant que personnes, ou bien
est-ce qu’ils troquent les relations personnelles, la justice et la viabilité
contre la stabilité ou l’efficacité ? À ce troisième niveau, nous assumons
une attitude de réflexion et d’évaluation et commençons à nous interroger sur
nos obligations, non pas seulement pour des motifs d’efficacité et de
productivité, mais aussi pour le maintien et l’affermissement des relations interpersonnelles
qui sont tellement essentielles aux projets concertés : le respect
d’autrui, le souci des autres dans notre langage et l’attention dans l’écoute
d’autrui, le développement des compétences et de la détermination à résoudre les différences complexes et les
conflits. Le
racisme et le sexisme sont pour nous des réalités familières. Nous voyons se
déployer des structures de classes et une domination des élites, non seulement
dans des régimes totalitaires, mais dans notre propre société. Nous savons ce
qui arrive quand des groupes dominants déploient des configurations sociales
qui assurent le bien-être de certains tout en opprimant ou excluant les autres.12
Nous avons appris à voir dans ces scénarios autre chose qu’un simple choix
collectif de valeurs. Nous nous sommes placés en fait à un autre niveau de
signification éthique, aussi différent du deuxième niveau que celui-ci était
différent du premier. Le troisième niveau est celui de l’évaluation et du
jugement. C’est à ce niveau que nous déterminons la façon dont nos
configurations de collaboration doivent être organisées et vécues. Nous nous
interrogeons sur les relations personnelles de la vie des organisations et sur
la manière dont nos configurations sociales de coopération s’insèrent dans les
écologies plus vastes de la nature et de l’histoire. Nous nous interrogeons sur
leurs incidences, non seulement sur certaines personnes, mais sur l’ensemble de
l’humanité présente et à venir. Nous nous interrogeons sur l’égalité, sur la
dignité humaine et les possibilités d’épanouissement de tous les humains. Nous
nous interrogeons sur l’avenir des humains sur cette planète. Nous nous
interrogeons sur le progrès et le déclin. Lorsque nous
passons à ce troisième niveau de la signification éthique, nous voyons notre
horizon s’élargir et nous commençons à assumer la responsabilité de notre
parcours au sein des contextes de la nature et de l’histoire. Les critères
auxquels doivent obéir nos actes concernent la viabilité et le dépassement de
soi dans ce grand contexte intégral. Lorsque nous prenons conscience de la
place de notre existence dans l’histoire, nous comprenons que nos entreprises
et nos organismes du secteur public sont construits sur des fondations posées
au fil de milliards d’années d’évolution et de millions d’années de
réalisations humaines. Nous avons la responsabilité de voir à ce que nos
configurations de travail et de vie n’ébranlent pas les fondations sur
lesquelles nous nous tenons et à ce qu’elles favorisent des conditions de vie
et d’épanouissement intégraux pour les générations qui nous suivront. Or,
lorsque nous prêtons attention à notre devoir de préservation et d’entretien
des fondations de la vie dont nous avons hérité, nous prenons conscience du
fait que l’ouverture aux horizons de la nature et de l’histoire nous force à
reconnaître l’importance de la vie intérieure axée sur la signification d’où
les notions de viabilité et de dépassement de soi tirent leur sens. La question
de la viabilité concerne notre capacité de vivre ensemble sur la planète, de vivre
ensemble à une époque et dans un espace particulier, et cette capacité de vivre
ensemble ne peut être façonnée et orientée que par la participation signifiante
de tous les êtres humains. Nos configurations de collaboration humaine ne
fonctionnent pas comme des moteurs d’automobiles ou des ordinateurs. Les
actions de chaque personne à l’intérieur d’un schème de collaboration forment
un axe de contrôle de tout le schème. L’orientation de tous les
« systèmes » humains exige que chaque participant contribue de
manière significative à l’aiguillage de ces systèmes dans la direction du
dépassement de soi et de l’épanouissement humain. Voilà des facteurs reconnus
et soutenus dans les sociétés vouées à la dignité de la personne.13 En
fin de compte, prendre soin de l’histoire et de l’écologie, c’est prendre soin
des personnes, de toutes les personnes, et, en particulier, de celles qui sont
exclues, marginalisées et opprimées.14 De fait, prendre soin de
l’histoire et de l’écologie exige la participation libre et entière de toutes
les personnes de la planète. Il s’agit là d’un dynamisme de base, d’une
orientation de l’épanouissement humain qui peut être cultivée dans la vie des
personnes comme un détecteur ou un indicateur servant à évaluer les schèmes de
la vie des organisations. Je veux parler du dynamisme personnel de dépassement
de soi. Le mouvement à travers les trois niveaux de la signification éthique
exprime une trajectoire de croissance qui nous mène d’un monde défini par le
moi vers un monde de relations coopératives au sein de schèmes historiques et
écologiques de plus en plus vastes. À chaque étape, sur le parcours de la vie
adulte, la croissance nous incite à réorienter nos habitudes de vie en fonction
des exigences d’horizons de plus en plus vastes de la signification éthique.
Cette quête qui se déploie en un mouvement vers l’extérieur nous ramène vers
l’intérieur pour nous inviter à reconnaître que cette démarche de croissance à
l’âge adulte tient à une transformation de la vie intérieure de la
signification de notre être. Cette
trajectoire à travers les trois niveaux de la signification éthique est la
trajectoire de l’épanouissement humain. Pour être à la hauteur de la valeur de
nos existences, nos organisations doivent offrir et cultiver les possibilités
de cet épanouissement. Notre responsabilité à l’égard de la vie des
organisations veut que nous consacrions nos vies à la réalisation de ces
conditions d’épanouissement sur une vaste échelle, pour tous les humains. Une
telle responsabilité, à mon sens, dessine l’orientation et le cadre normatif de
l’éthique des organisations.15 Conclusion J’aimerais,
en conclusion, évoquer deux applications utiles du cadre éthique de Lonergan
sous forme de stratégies éthiques concrètes dans le monde des affaires et la
fonction publique. La première application concerne les codes d’éthique.
Lorsqu’une organisation se trouve affrontée à un problème éthique, elle réagit
souvent en formulant tout de suite un code d’éthique. Invariablement, les
personnes qui rédigent le code ont eu l’occasion de réfléchir à un certain
nombre de situations diverses puis de formuler et d’évaluer le raisonnement qui
sous-tend le code. Mais ceux qui reçoivent le code, les gestionnaires et les
employés de l’organisation, n’ont pas pris part au processus. Invariablement,
le code leur apparaît opaque. Ils ne parviennent pas à comprendre de quoi il
est question, comment le code s’applique à leur travail, ni ce qu’il signifie
pour eux. Ils n’ont pas suivi le cheminement de la compréhension. La
philosophie de Lonergan offre une stratégie permettant de donner vie à un code
d’éthique. Le cadre d’éthique à trois niveaux peut aider les gestionnaires et
les employés à comprendre le code et à l’appliquer à leur travail. Il peut les
aider à comprendre le sens du langage éthique, son origine, sa rationalité. Il
fournit une méthode pour l’analyse des situations à la lumière du code et un
cadre pour un dialogue éthique au sujet des articles du code. Puisqu’elle
constitue un cadre pour l’éthique fondé sur une analyse de la compréhension
humaine, l’œuvre de Lonergan peut aider les gestionnaires et les employés à
s’engager sur la voie d’une compréhension qui traduise les formulations creuses
en des actes intelligents et responsables. La
deuxième application tient au processus de la découverte de soi. Pour
comprendre et mettre en œuvre un code d’éthique, les employés et les
gestionnaires doivent d’abord se comprendre eux-mêmes, c’est-à-dire comprendre
les valeurs portées par leurs sentiments, les convictions gauchies et les
craintes suscitées par des expériences passées, les configurations de
comportement qui favorisent ou minent la collaboration en milieu de travail, et
les convictions plus profondes concernant la justice qui se manifestent
invariablement en période de crise. La plupart d’entre nous n’avons qu’une
compréhension superficielle de nous-mêmes. Par conséquent, nous nous situons en
général face aux codes d’éthique en faisant appel à une fausse image de leur
signification dans notre vie. La philosophie de Lonergan peut nous aider à
accomplir la démarche de découverte de soi qui est essentielle à la mise en
œuvre d’un code d’éthique. Il s’agit d’abord et avant tout d’une méthode de
compréhension de soi-même permettant de mettre en lumière et d’évaluer le moi
qui est à l’œuvre dans le monde des affaires ou la fonction publique. Et
surtout, elle fournit un cadre et un fondement pour l’appropriation personnelle
de notre apport à l’éthique de la vie des organisations. Je
n’ai pas le temps ici de présenter un plan détaillé de la mise en œuvre du
cadre éthique de Lonergan dans le contexte du monde des affaires ou de la
fonction publique. J’espère que j’ai pu vous laisser entrevoir quelques idées
de base et une stratégie pour la réalisation d’un tel travail. Mais j’aimerais faire plus. J’aimerais vous
offrir un argument convaincant qui appuie cette façon de penser. Nos vies au
sein des organisations sont des vies riches et complexes, mais notre vie
éthique comporte une structure de base qui peut nous permettre de comprendre et
d’agir de façon responsable à l’intérieur de cette diversité. Cette structure
n’est pas un simple fait biologique ou psychologique, mais elle forme un
fondement normatif pour notre engagement existentiel. La compréhension et
l’appropriation de cette structure peuvent nous permettre de participer
effectivement aux projets éthiques des organisations du monde des affaires ou
de la fonction publique. J’espère que la brève esquisse que je vous ai
présentée vous incitera à poursuivre une recherche en ce sens. Je vous remercie
1. Certaines parties de
cet exposé ont été publiées en anglais sous le titre : « What is ‘the
Good’ of Business? Insights from the Work of Bernard Lonergan », Anglican
Theological Review 87 (no. 1, hiver 2005), p. 43-62.
2.Pour une bonne introduction au sujet traité ici, voir Rethinking the Purpose of Business: Interdisciplinary Essays from the Catholic Social Tradition, sous la dir. de S.A. Cortright et Michael J. Naughton, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2002. Certains théologiens catholiques se sont intéressés récemment à cette question dans le sillage d’un projet lancé par le John A. Ryan Institute for Catholic Social Thought, à l’University of St. Thomas, de St. Paul, Minnesota. Le projet réunit des universitaires spécialistes, d’une part, du monde des affaires, d’autre part, de la théologie, pour une exploration de la pertinence de la pensée sociale catholique pour le monde des affaires et l’enseignement relatif à l’administration des affaires. http://www.stthomas.edu/cathstudies/cstm/. Pour voir une liste des conférences et des publications associées à ce projet, voir http://www.stthomas.edu/cathstudies/cst/mgmt/RESEARCH.HTM. Pour une introduction aux études puisant dans une vaste gamme de traditions et de ressources de la théologie chrétienne en cette matière, voir par exemple Stewart W. Herman, Durable Goods: A Covenantal Ethic for Management and Employees, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1997; William Schweiker, « Responsibility in the World of Mammon: Theology, Justice, and Transnational Corporations » dans God and Globalization, Vol. 1: Religion and the Powers of the Common Life, sous la dir. de Max L. Stackhouse et Peter J. Paris, Harrisburg, PA, Trinity Press International, 2000, pp. 105-139. Les explorations du rôle des ressources théologiques pour une évaluation critique du monde des affaires ne se limitent aucunement à la dernière décennie. Voir, par exemple, On Moral Business: Classical and Contemporary Resources for Ethics in Economic Life, sous la dir. de Max L. Stackhouse et Dennis P. McCann, Grand Rapids, William B. Eerdmans, 1987; The Judeo-Christian Vision and the Modern Corporation, sous la dir. de Oliver Williams et John Houck, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1982; Catholic Social Teaching and the United States Economy: Working Papers for a Bishops’ Pastoral, sous la dir. de John W. Houck et Oliver Williams, Washington, D.C. , University Press of America, 1984.
3. Pour une introduction au
contexte d’une telle exploration, voir Gerald F. Cavanagh, « Executives’
Code of Business Conduct: Prospects for the Caux Principles », dans Global
Codes of Conduct: An Idea Whose Time Has Come, sous la dir. de Oliver F.
Williams, Notre Dame, Notre Dame
University Press, 2000, p. 169-182; Kenneth E. Goodpaster, « Forward »,
dans Rethinking the Purpose of Business, p. ix-xii; et Goodpaster, « The
Caux Round Table Principles: Corporate Moral Reflection in a Global Business
Environment », dans Global Codes of Conduct, p. 183-105.
4. Pour un apercu pénétrant de ces considérations,
voir Kenneth E. Goodpaster, « Forward »
dans Rethinking the Purpose of Business, pp. ix-xii. Pour une
exploration plus détaillée, menée par Goodpaster, voir « The Caux Round
Table Principles: Corporate Moral Reflection in a Global Business
Environment » dans Global Codes of Conduct.
5. De solides assises :
Rapport du groupe de travail sur les valeurs et l’éthique dans la fonction
publique (Le rapport
Tait, 1996). http://www.myschool-monecole.gc.ca/
Research/publications/pdfs/tait.pdf
6. « Les valeurs et
l’éthique dans le secteur public fédéral » Chapitre 12 du Rapport du vérificateur général du Canada, Ottawa, Octobre 2000, parties
12.14-12.15, à l’adresse
http://www.oag-bvg.gc.ca/domino/rapports.nsf/html/0012cf.html.
Voir également le rapport Tait.
7. Les principales oeuvres de Bernard Lonergan
sont : Insight: A Study of Human
Understanding, Toronto, University of Toronto
Press, 1992; l’édition originale date de 1957 (L’insight. Étude de la compréhension humaine, Montréal, Bellarmin, 1996); et Method
in Theology, Toronto, University of Toronto Press, 1990; l’édition
originale date de 1972 (Pour une méthode en théologie, Montréal Fides et
Paris, Le Cerf, 1978). Deux autres ouvrages offrent une introduction à des
éléments clés de sa philosophie : Topics in Education,
Toronto, University of Toronto Press, 1993 (Philosophie de l’éducation,
Montréal, Guérin, 2000); et Understanding and Being, Toronto, University
of Toronto Press, 1990 (La compréhension et l’être, Montréal, Bellarmin,
2000). Pour une
introduction abordable à la philosophie de Lonergan,
voir Joseph Flanagan, Quest for Self-Knowledge, Toronto, University of
Toronto Press, 1997; et Kenneth R. Melchin, Living with Other People: An
Introduction to Christian Ethics Based on Bernard Lonergan, Ottawa,
Novalis; Collegeville MN, The Liturgical Press, 1998. Consulter également les bibliographies
proposées dams le « Lonergan Website » http://www.lonergan.on.ca et le site français Lonergan
http://francais.lonergan.org/.
8. En ce qui concerne
les applications de la philosophie de Lonergan au monde des affaires, voir
Michael J. Stebbins, « Toward a Developmental Understanding of the Common
Good » dans Religion
and Public Life: The Legacy of Monsignor John A. Ryan, sous la dir. de Robert G. Kennedy
et al., Lanham MD, University Press of America, 2001,
pp. 119-131; « The Meaning of Solidarity » dans Labor, Solidarity
and the Common Good: Essays on the Ethical Foundations of Management, sous
la dir. de S.A. Cortright, Durham NC, Carolina Academic Press, 2001, pp. 61-74;
« Business, Faith and the Common Good », Review of Business 19
(1997) : p. 5-8; et John Little, « Mind–Your Own Business » dans
Australian Lonergan Workshop II, sous la dir. de M. Ogilvie et W.
Danaher, Sydney, Novum Organum Press, 2002, p.48-60.
9.Lonergan présente son analyse des trois niveaux du bien
dans L’insight, à la section18.1.1, et dans Philosophie de
l’éducation, p. 29-35. Il élabore
une analyse plus poussée de la structure du bien humain sur trois niveaux dans
le deuxième chapitre de Pour une méthode en théologie. Le présent exposé se fonde sur Melchin, Living
with Other People, chap. 2, p. 36-60.
10. Pour une analyse
critique de ce postulat de la place de l’intérêt personnel en économie, voir
par exemple J. Philip Wogaman, « The Common Good and Economic Life: A
Protestant
Perspective » dans The Common Good and U.S. Capitalism, sous la
dir. de Oliver F. Williams et John W. Houck, Lanham MD, University Press of
America, 1987, p. 84-110; Charles K. Wilber, « Economic Theory and the
Common Good », dans The Common
Good and U.S. Capitalism, p. 244-254.
Pour une défense de l’approche centrée sur un intérêt personnel
restreint, voir John W. Cooper, « Capitalism, Socialism, and the Common
Good: A Democratic Capitalist View », dans The Common Good and U.S.
Capitalism, p. 255-271. Un certain nombre d’études récentes se penchent sur
la perspective répandue faisant de l’économie une science qui ne véhicule
aucune valeur. Elles soulignent qu’une telle vision n’évacue guère les
postulats éthiques–essentiellement des variations sur le thème de l’intérêt
personnel–mais les occulte simplement et rend les économistes incapables de
soumettre de tels postulats à un examen critique. Voir par exemple James
E. Alvey, « A Short History of Economics As a Moral Science », Journal
of Markets and Morality 2 (1999), p. 53-73; et Daniel R. Finn, « The
Moral Ecology of Markets: On the Failure of the Amoral Defense of
Markets », Review of Social Economy LXI (2003), p. 145-162.
11. Herman, Durable Goods, offre une bonne analyse du rôle de la
collaboration dans le monde des affaires. Voir également les exposés sur
« le bien humain », dans The Common Good and U.S. Capitalism,
sous la dir. de Williams et Houck.
12. Voilà le genre d'analyses que suscitent
généralement les débats sur la mondialisation. Voir, par exemple, les exposés présentés dans Stackhouse et Paris (dir.), God and Globalization:
Vol. 1: Religion and the Powers of the Common Life.
13. John Haughey explore la
notion lonerganienne de dépassement de soi comme fondement d’une compréhension
des droits de la personne dans « Responsibility for Human Rights:
Contributions from Bernard Lonergan », Theological Studies 63
(2002), p. 764-785.
14. Pour une analyse des
critères éthiques de « l’option préférentielle pour les pauvres », voir Steve Pope, « Proper and Improper
Partiality and the Preferential Option for the Poor », Theological Studies
54 (1993), p. 242-71.
15. Bernard Lonergan a élaboré une analyse
économique offrant une compréhension inédite de la dynamique des marchés. Plutôt que de concevoir les marchés comme un
mécanisme qui traduit automatiquement les transactions axées sur l’intérêt
personnel des individus en des systèmes économiques de production et de
distribution, Lonergan offre une perspective où les marchés deviennent des
conduits où les flux des décisions économiques individuelles interagissent pour
produire des configurations économiques fonctionnelles ou dysfonctionnelles. Pour distinguer
les configurations fonctionelles et dysfonctionelles, il faut saisir une dynamique normative
qui opère dans l'interaction entre deux circuits économiques. Il faut comprendre aussi que c'est l'innovation qui
permet d'accroître la capacité économique. Une telle analyse,cependant,
n'offre pas aux acteurs économiques des « lois » des mécanismes du marché.
Elle leur offre plutôt des insights sur l'influence de leurs propres décisions responsables
dans le marché, qui peuvent contribuer à la capacité de l'économie de subvenir amplement,
diversement, justement et équitablement à toute la gamme des besoins de la communauté humaine. Voir Bernard Lonergan, Macrodynamic
Dynamics: An Essay in Circulation Analysis, eds. F.G. Lawrence, P.H. Byrne,
et C.C. Hefling (Toronto, University of Toronto Press, 1999); et For a New
Political Economy, ed. P. McShane (Toronto, University of Toronto Press,
1998). Pour une excellente introduction aux théories économiques de Lonergan, voir Frederick G.
Lawrence, « Editors’ Introduction », dans Macrodynamic Dynamics, pp.
xxv-lxxii.
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