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Introduction à |
Cinq repères pour les profanes Pierrot Lambert Nécessité
d’une refondation Quand Lonergan est initié à la philosophie, au cours des années 1920, le monde catholique se cherche. Pendant que les pensées nouvelles, de Nietzsche à Bergson, réagissent diversement au besoin d’un supplément d’âme pour un siècle amorcé sous la bannière du progrès technique, le renouveau des études thomistes lancé par Léon XIII ne produit en certains milieux qu’un médiocre repli derrière des manuels. L’enseignement qu’il reçoit est celui d’une Église qui n’a pas pris acte de l’évolution des bases de la pensée en philosophie et en sciences humaines. Lonergan répétera souvent, à des auditoires pour qui la chose n’est pas
évidente, que deux révolutions ont eu des conséquences énormes pour la pensée
occidentale. La révolution scientifique, amorcée au 17e siècle, a remplacé un idéal de connaissance fondé sur les Analytiques postérieurs d’Aristote par une nouvelle notion de science. Selon les principes d’Aristote (qui ne s’appliquent qu’aux mathématiques, et encore!), la science n’est pas une discipline autonome. Elle ne fait qu’une avec la philosophie. Elle recherche les causes certaines et nécessaires. Elle s’occupe de ce qui est vrai de façon nécessaire. Les grandes vérités éternelles. Or, à l’époque de Newton, les sciences s’émancipent. Elles sont distinguées par leur objet. Et cet objet, selon la Royal Society de Londres, doit pouvoir être cerné par l’observation ou l’expérience. Les catégories anciennes (fin, agent, matière, forme, acte, puissance) sont abandonnées au profit de nouvelles relations telles que la corrélation ou la concomitance. La révolution historique, opérée au 19e siècle, dans le sillage de la révolution scientifique, met en scène la notion de développement, appliquée non seulement à la nature (la théorie de l’évolution naît à cette époque), mais aussi à l’être humain et à ses institutions. La pensée chrétienne apparaît incohérente et frileuse devant ces changements majeurs. Comment être à la hauteur des exigences de son époque, pour reprendre un appel d’Ortega y Gasset? Dans ses réponses au Questionnaire sur la philosophie, Lonergan se moquera gentiment des professeurs qui préfèrent l’analyse linguistique ou les engagements sociaux (ou pastoraux) à leur vocation première, qui devrait concerner la recherche d’une cohérence de la pensée. Dépassant le simple cadre des assises de la théologie, Lonergan voit la nécessité de refonder une science fondamentale et totale. Pour Aristote et tout le Moyen Âge (et ceux qui vivent encore sous la bannière de la philosophie pérenne (permanente), la science fondamentale et totale est forcément la métaphysique, qui établit les principes et les conclusions nécessaires concernant l’être en tant qu’être. Mais les révolutions mentionnées ont modifié la donne. Une pensée qui tient compte des exigences nouvelles concevra la science totale et fondamentale comme un ensemble formé, en plus des sciences humaines et des sciences de la nature, d’une théorie de la connaissance, d’une épistémologie, d’une métaphysique de l’être proportionné et d’une éthique existentielle. Voilà tracé le programme intellectuel de toute la vie de Lonergan. La théorie de la connaissance répond à la question : « Qu’est-ce que je fais quand je connais? » Il ne s’agit pas seulement d’un examen personnel de notre activité cognitive, mais d’une étude de la genèse du sens commun, des sciences, des études savantes et de la philosophie. Une étude placée sous le signe du développement. L’épistémologie suit, comme un questionnement nécessaire : « En quoi cette activité constitue-t-elle une connaissance? » Attention, là, ce n’est pas si simple. Il faut affronter plusieurs conceptions de la connaissance. L’examen attentif de l’acte de l’insight permet de fonder les notions de connaissance, d’objectivité, de réalité. Qu’est-ce qu’une métaphysique de l’être proportionné? C’est la réponse à la question : « Qu’est-ce que je connais quand j’accomplis les opérations cognitives que nous avons cernées? » L'être proportionné est tout ce qui doit être connu par l'expérience, l’insight et l'affirmation rationnelle. L’éthique existentielle est la conduite de ma vie personnelle qui émerge du jugement porté sur ce que je veux faire de mon existence et de la décision qui oriente mon agir. Les valeurs qui guident cette détermination du cours de mon existence viennent d’une valeur originaire. Cette valeur originaire, c’est moi-même. Et dans une démarche de dépassement de moi-même, dans un questionnement incessant qui appelle des jugements de valeur, dans une remise en question continue qui m’invite à agir dans le sens d’un élargissement de mon être, je rencontre l’amour, principe de transformation profonde. L’articulation de ces quatre dynamiques forme pour Lonergan une « méthode empirique généralisée » : « La méthode empirique
généralisée … est aux données de la conscience ce que la méthode empirique
est aux données des sens […] cette méthode généralisée […] consiste en une
détermination des configurations des relations intelligibles qui unissent les
données d'une manière explicative.[1] »
« la méthode empirique généralisée
[…] sous-tend aussi bien la méthode scientifique que la méthode historique pour
fournir à la philosophie une théorie fondamentale de la connaissance, une
épistémologie et, en corollaire, une métaphysique de l'être fini …[2] »
« La méthode empirique généralisée
est d'abord une méthode. C'est un schème normatif d'opérations reliées entre
elles, susceptibles de récurrence et qui donnent des résultats cumulatifs et
progressifs […] La méthode empirique généralisée […] considère à la fois les
données des sens et celles de la conscience : elle ne s'arrête pas aux objets
sans tenir compte des opérations correspondantes du sujet, et ne s'intéresse
pas à ce dernier en laissant de côté les corrélats de sa conscience. Comme
cette méthode généralise la notion de données pour y inclure les données de la
conscience, elle généralise aussi la notion de méthode. Elle veut se situer à
un stade antérieur à la division de la méthode en méthode expérimentale des
sciences de la nature et méthodes très diverses de l'herméneutique et de
l'histoire. Elle se veut en quelque sorte la découverte de leurs racines
communes, ouvrant ainsi la voie à leur harmonieuse conjugaison dans l'étude de
l'humain.[3] »
Le vaste programme que
Lonergan envisage est une construction dont la pierre angulaire concerne la
connaissance de l’être humain dans une démarche réflexive. Dans la préface originale d’Insight,
abandonnée au profit d’une version révisée, Lonergan rappelle la question posée
par Ernst Cassirer : « Qu’est au juste l’être humain? »
Soulignant le désarroi de la pensée contemporaine devant cette question,
Lonergan affirme : « Le problème de la connaissance de soi auquel se heurte l’être
humain n’est plus de l’ordre d’une préoccupation individuelle inspirée par un
sage de l’Antiquité. Il a pris les dimensions d’une crise sociale. Il est
légitime d’y voir l’enjeu existentiel du vingtième siècle. » Certains autres passages de
cette préface en disent long sur l’urgence perçue : « Le paradoxe de l'être humain, c'est qu'il est au départ
tellement inférieur à ce qu'il peut devenir; la tragédie de l'être humain,
c'est que sa vérité, l'image fidèle de ce qu'il est, peut l'empêcher d'avancer,
telle une chape de plomb, et lui enlever toute possibilité de devenir ce qu'il
pourrait être […] » « On a dit que le
vingtième siècle marquait la fin de la Renaissance […] » « Nous, les héritiers de la Renaissance, nous trouvons devant un
monde nouveau. Mais nous avons perdu l'audace, la hardiesse de la Renaissance.
Nous connaissons trop de choses dans de trop nombreux domaines, et nous avons
été témoins de tant de souffrances […] » « Dans la mesure où ils parviennent à une appropriation
personnelle de leur conscience de soi rationnelle, les humains pourront voir
émerger lentement la vision commune du but commun, nécessaire à la
collaboration attendue […] » « Nous devons chercher
à être à la hauteur des exigences de notre époque […][4] » Le rocher secret (d’une théorie expérientielle de la connaissance à une appropriation personnelle de l’intentionnalité) « … celui qui voit sent qu’il voit; celui
qui entend sent qu’il entend, celui qui marche sent qu’il marche, et il en va
de même dans tous les autres cas; il y a en nous un je ne sais quoi qui sent
que nous déployons notre force; aussi pouvons-nous sentir que nous sentons, et
de même penser que nous pensons; or du fait même que nous sentons ou pensons,
nous existons – car, nous l’avons dit, exister c’est sentir ou
penser.[5] » Dans ce passage intéressant, qui préfigure
Descartes, Aristote exprime une expérience très simple mais extrêmement
importante. Dans tout ce que vous faites, quand vous n’êtes pas
en train de dormir, il y a deux aspects : vous buvez, ou vous
marchez, ou vous écrivez, ou vous regardez la télé, ou vous réfléchissez à un
problème à résoudre et, en même temps, vous avez conscience que
vous êtes en train de boire, ou de marcher, et ainsi de suite. Vous faites l’expérience de deux
présences : 1) la présence du verre d’eau, du trottoir, du papier et
du crayon (et des mots dans votre tête), de l’émission télé, ou d’une question
qui vous occupe l’esprit; 2) votre propre présence : vous êtes
présent(e) à vous-même, vous vous percevez en train de boire, de manger … Avez-vous remarqué que votre présence à vous-même
n’est pas la même quand vous buvez un verre d’eau (un verre de vin, ce serait
différent déjà), quand vous écrivez une lettre ou un poème, quand vous marchez
pour prendre l’air ou quand vous essayez de trouver la cause d’un arrêt de
votre imprimante? Qu’est-ce qui est différent? L’intensité. Vous êtes davantage présent(e) à vous-même quand
vous écrivez un poème que lorsque vous buvez un verre d’eau en regardant la
télé. Arrêtons-nous un moment pour penser à des
expériences d’intensité plus ou moins grande : ·
Au
lieu de regarder à trois mètres de distance les fleurs de votre balcon qui
baignent ce matin dans un généreux soleil où leurs couleurs sont au plus vif,
vous contemplez avec votre appareil photo la texture d’une fleur transfigurée
par la lumière. ·
Au
lieu d’écouter une polonaise de Chopin à la radio « classique pop »,
vous mettez un CD de Martha Argerich et là votre âme, ajustée à la vision de
l’artiste, écoute comme si c’était la première fois ce moment de grâce. ·
Vous
lisez un livre ce matin et vous décidez de reprendre le chapitre que vous avez
lu hier soir, avant de vous coucher, dans un état de somnolence. Et là vous
remarquez, vous comprenez des choses qui vous avaient échappé. ·
Vous
vous rendez chez des amis et vous décidez de faire un effort pour être moins
absent(e), moins rêveur(euse) que la dernière fois. Au retour, une amie vous
fait remarquer que vous avez réellement contribué à l’animation de la soirée. Chaque activité peut être vécue plus ou moins
intensément. Or, vous pouvez en outre distinguer différents
ordres d’activités dans votre expérience quotidienne. Et il est très important de noter qu’en accédant
à un ordre supérieur, vous passez à une configuration d’expérience différente,
où votre présence à vous-même et aux autres devient plus personnelle. Une personne éveillée est plus présente que telle autre qui somnole. Une personne qui, regardant un tableau de Raphaël, comprend de quoi il s’agit, est plus présente que telle autre qui fixe simplement ce tableau. Une personne qui dans une discussion soupèse les idées exprimées pour les accepter ou les rejeter par un acte de réflexion est plus présente que telle autre qui entérine toutes les opinions émises. Une personne qui, portant un jugement de valeur sur l’usage du tabac, décide d’arrêter de fumer, est plus présente que telle autre qui reste indécise. Une personne qui prend les moyens de perdre du poids en s’inscrivant à un programme est plus présente que telle autre qui a décidé de réduire son poids mais sans passer à l’action. Lonergan aborde ces niveaux en nous invitant à nous
y investir pleinement. Il formule quatre préceptes : sois attentif,
sois intelligent, sois rationnel, sois responsable. Il ajoute : sois en amour. Ces niveaux forment une structure dynamique. Chacun
appelle le suivant par le déploiement d’un désir : le questionnement,
l’exigence d’intelligibilité, de vérité, que Lonergan appelle éros de
l’esprit, le désir de déterminer ce que l’on veut faire de soi-même, et de le
réaliser, le désir d’aimer et d’être aimé, le désir d’absolu. Chaque niveau appelle le niveau supérieur. Chaque
niveau supérieur intègre les niveaux inférieurs. La connaissance est le fruit de trois niveaux
d’activités : la perception sensible, de la compréhension et du
jugement de réalité. L’agir est le fruit d’une décision fondée sur la
connaissance. L’amour canalise l'attention, configure l'horizon et inspire la vie personnelle. L'état originel qui consiste à être en amour constitue en quelque sorte la source de toutes les actions d'une personne. Lonergan distingue deux structures : Celle de la connaissance et de l’agir, dont la
source émane des données de la perception sensible - les données des sens
et de l’imagination - et des sentiments. La structure de
l’intentionnalité. Celle de la connaissance de soi, dont la source
émane des données de la conscience, concomitantes de nos activités de
perception, de compréhension, de jugement, de décision et d’affection. La
structure de la conscience. Et il nous invite à nous connaître et à nous
approprier nous-mêmes en appliquant tout simplement une structure à une autre. « En premier lieu, il faut donc expérimenter
notre façon d'expérimenter, de comprendre, de juger et de décider. Mais cette
quadruple expérience n'est rien de plus qu'une simple conscience. Nous l'avons
chaque fois que nous expérimentons, comprenons, jugeons ou décidons. Mais notre
attention est portée à se concentrer sur l'objet, tandis que notre conscience
d'agir demeure périphérique. Nous devons donc élargir le centre de notre
attention, nous rappeler qu'une même et unique opération non seulement vise un
objet, mais aussi dévoile l'existence d'un sujet qui vise, et découvrir dans
notre propre expérience la vérité concrète correspondant à cette affirmation
générale. Cette découverte, bien entendu, ne se fait pas en regardant, en
examinant ou en fixant quelque chose. C'est une conscience qui ne porte pas sur
l'objet, mais sur l'acte même de viser. Il s'agit de repérer en soi-même ce
phénomène conscient qu'est l'action de voir au moment même où l'on voit quelque
chose, ou encore ce phénomène conscient qu'est l'action d'entendre au moment
même où l'on entend quelque chose, et ainsi de suite […] » « Il faut beaucoup plus de réflexion et d'habileté pour atteindre
un degré de conscience plus élevé par rapport à la recherche, à la saisie, à la
formulation, à la réflexion critique, à la pesée des éléments de preuve, au
jugement, à la délibération et à la décision […] Il faut accomplir soi-même
l'opération correspondante. Il faut continuer de l'accomplir jusqu'à ce que
l'on parvienne, au-delà de l'objet visé, au sujet qui opère de façon consciente
[…] la recherche fait que le sujet intelligent émerge et que le processus
devient intelligence; nous avons alors non seulement quelque chose
d'intelligible, qui peut être compris, mais bien le corrélatif actif de
l'intelligibilité, l'intelligence, qui cherche intelligemment à comprendre, qui
parvient à comprendre et qui opère à la lumière de cette compréhension
réalisée. Quand la recherche aboutit à un résultat ou bien à une impasse,
l'intelligence cède intelligemment la place à la réflexion critique; en tant
qu'apte à réfléchir de manière critique, le sujet entre en relation consciente
avec un absolu - l'absolu qui nous fait considérer le contenu positif
des sciences non comme vrai et certain, mais seulement comme probable. Enfin,
après avoir atteint la connaissance de ce qui est et de ce qui pourrait être,
le sujet rationnel cède rationnellement le chemin à une liberté consciente et à
une responsabilité qui s'exerce de manière consciencieuse […] » « Est-ce que ces opérations se produisent
effectivement? Est-ce qu'elles s'accomplissent selon le schème précédemment
décrit? […] » Il y a donc un rocher sur lequel on peut bâtir […]
Le rocher, c'est […] le sujet, avec son attention, son intelligence, sa
rationalité et sa responsabilité conscientes en même temps que non objectivées.
Le travail qui consiste à objectiver le sujet et ses opérations conscientes a
pour but de nous faire commencer à inventorier ce qu'ils sont et de nous faire
découvrir que le rocher en question existe[6]. » Pourquoi parler d’un rocher
« secret »? Parce que ce rocher est difficile à découvrir. Il faut du
temps. De l’attention. Il faut une démarche semblable à celle du personnage
d’un beau roman de Gabrielle Roy, La montagne secrète. La connaissance et l’appropriation de
soi ont une importance capitale, à laquelle nous ne pensons pas assez. Imaginez
l’influence qu’ont sur vous les idées reçues, les médias, la pensée unique d’un
certain libéralisme, les schèmes réducteurs du scientisme. Imaginez les
sociétés autoritaires où aujourd’hui encore des êtres sont privés de toute
liberté de penser. Dans Le Libraire de Kaboul, Ǻsne
Seierstad nous parle d’une jeune femme, Leila, à qui s’adresse un homme qui
l’aime mais qu’elle n’a pas le droit d’aimer, puisque elle n’a pas le droit
d’avoir une vie personnelle : « « Ressens-tu la même chose que moi? », a-t-il
écrit. En fait, elle ne ressent rien du tout. Elle est morte de peur. C’est
comme si une nouvelle réalité lui apparaissait. Pour la première fois de sa
vie, quelqu’un exige d’elle une réponse. Quelqu’un veut savoir ce qu’elle
ressent, ce qu’elle pense. Mais elle ne pense rien du tout, elle n’a pas
l’habitude d’avoir une opinion. Elle se persuade qu’elle ne ressent rien parce
qu’elle sait qu’elle ne doit rien ressentir. Les sentiments sont une honte, a
appris Leila. » Quand vous aurez prêté attention à vos
désirs, à vos sentiments, à votre questionnement, à votre capacité de
comprendre, à votre capacité de jugement critique, à votre
auto-détermination … Quand vous aurez compris comment ces
dépassements successifs vous mènent à la connaissance et à une vie
personnelle … Quand vous aurez jugé que ces
dépassements personnels qui répondent au désir de comprendre, de juger par
vous-même, de décider et d’agir par vous-même, d’être quelqu’un pour quelqu’un,
constituent des dimensions essentielles de votre être … Quand vous aurez vécu le moment décisif
de l’appropriation de ce dynamisme qui est en vous, quand vous aurez libéré en
vous la curiosité, le questionnement personnel, la capacité de dépassement de
la pensée visuelle, la soif de vérité, de liberté et d’amour … Quand
vous aurez saisi la correspondance entre votre « sujet existentiel »
et un « monde constitué par la signification et motivé par la
valeur » … Peut-être direz-vous comme
Montaigne : « La plus grande chose du monde c'est de
scavoir être à soy ». Que peut-on bâtir sur ce rocher? (l’épistémologie ou quelle conception de la connaissance prend en compte le moi élargi) Lonergan
fait constamment appel à l’expérience. Ses lecteurs sont invités à prêter
attention à des événements de leur vie : leurs actes de compréhension,
leurs jugements de réalité, leur
questionnement, la détermination de leur liberté, leurs amours, leur dialogue
avec une source de sens ultime. Lonergan pose de drôles de
questions. « Qu’est-ce que je fais quand je connais? »
« Qu’est-ce que je fais quand je pose un jugement de réalité? »
« Qu’est-ce que je fais quand je fais de la théologie? »
« Qu’est-ce que je fais quand je fais de l’économie? » La
connaissance, le jugement, la théologie, l’économie et tous les domaines de
l’activité humaine sont, non pas posés là comme des monuments à apprivoiser par
une éducation conceptuelle, mais issus d’une activité que je peux m’approprier.
Pour les saisir, il faut pénétrer leur genèse dans l’esprit humain, en
commençant par soi, par sa propre expérience. Ce
retour sur l’expérience personnelle, pour l’interroger, la comprendre, se
l’approprier, crée une démarche réflexive. La
connaissance et le jugement de réalité ne sont plus alors des blocs posés
devant nous comme de longs rayons de bibliothèque, mais des réponses à des
questions. La théologie n’est plus la science du divin mais une réflexion sur
la religion, l’économie n’est plus un domaine ésotérique mais peut être liée à
un questionnement sur l’expérience des échanges qui structurent nos vies. Bref, la démarche réflexive
nous permet d’échapper au conceptualisme. Le conceptualisme, dans les
sociétés, dans les institutions, dans les foyers, engendre une fausse
objectivité. Et beaucoup de conservatisme. Regardez les milieux
conservateurs : leurs traditions sont sacralisées et ne sont plus
animées par une attention à tout ce qui se passe autour d’eux. Dans la perspective
conceptualiste, ce qu’il faut apprendre à l’école et dans divers cours de
formation, ce sont des concepts. Ce qui vient en premier dans l’esprit, ce sont
des concepts. Le conceptualisme, c’est une
pensée qui ne pense plus et se met à se répéter. De nombreux discours et
articles tissés de lieux communs rétrécissent les sujets d’actualité. Même la
philosophie de Lonergan peut être réduite à une série de concepts qui
deviennent superficiels à la longue. Or,
Lonergan a justement combattu le conceptualisme qu’il a rencontré dans sa
formation philosophique en lui opposant la perspective opposée,
l’intellectualisme. L’intellectualisme
s’intéresse à la source des concepts, des systèmes et des traditions.
L’intellectualisme s’intéresse à l’intelligence. Et l’intelligence, c’est le
questionnement, le flux continuel des données et des idées, un accès dynamique
à la vérité, une notion dynamique de la vérité et de l’objectivité. Ce qui
vient en premier, pour les conceptualistes, ce sont les concepts, pour les
intellectualistes, ce sont les insights. C’est la compréhension, clé d’entrée
dans la connaissance. Mais
attention! La connaissance pose problème. Pour
certains, philosophes ou pas, la connaissance est une intuition. Une sorte de
regard qui donne accès immédiatement à la réalité connue. Dans cette
perspective, le réel c’est ce qui se trouve là devant nous, que nous pouvons
voir, toucher, sentir, ou bien ce qui se trouve dans une image mentale que nous
pouvons percevoir par un regard intérieur. Le réel, dans ce monde immédiat, doit pouvoir
être perçu par les sens ou imaginé. C’est le réel des enfants, au fond. Des
scientifiques, des philosophes, nous dit Lonergan, en sont restés là. Bon
nombre d’entre nous en restons là aussi. Or,
connaître c’est plus que voir ou imaginer. Connaître c’est saisir des relations
qui rendent l’objet intelligible, et pouvoir employer le verbe être dans un
jugement de réalité, après une étape de vérification : « Le
réservoir est vide », « Mon chat est malade », « Ce volcan
est en activité ». Votre
bébé pleure. Il ne suffit pas de le regarder pour connaître la raison de ses
pleurs. Vous devez vous poser des questions (quand a-t-il bu la dernière fois?
s’est-il souillé? le lait était-il trop froid? fait-il de la fièvre?) et
vérifier vous-même ou parfois consulter un médecin pour saisir une relation
entre les pleurs et un malaise quelconque, physique ou psychologique, et agir à
partir de cette connaissance. Pensez
à d’autres phénomènes. Une panne de voiture. Une tornade. Un comportement
inusité d’un de vos proches. Des nuages. Une maladie. Votre téléviseur. Pensez
à des réalités telles que l’amour, le big bang, la beauté, le nationalisme, la
liberté. Pour
connaître ces réalités, il faut déployer plusieurs niveaux d’activités :
la perception sensible, la compréhension, le jugement. La
compréhension (l’insight) vous fait passer du concret à l’abstrait. Prenez un
phénomène très simple. Une feuille d’arbre change de couleur en septembre. Si
vous saisissez le lien entre la couleur de la feuille, la lumière et la
chlorophylle, vous n’avez plus besoin d’examiner une feuille particulière, sur
une branche d’érable devant la fenêtre de votre salon. L’abstraction a enrichi
votre perception. Votre compréhension est valable pour toutes les feuilles de
tous les arbres du monde. Le
jugement fait partie du langage. Quand vous employez le verbe être, vous
exprimez un jugement de réalité. « Françoise est
malade. » « Cette pièce musicale est une valse. »
« C’est un manque d’huile qui provoque ce cognement de mon moteur. »
Remarquez, le jugement peut être aussi négatif : « Cette viande
n’est pas assez cuite », et ainsi de suite. Le jugement va plus loin que
la compréhension. Il opère une vérification des conditions permettant
d’affirmer ou de nier une idée : Françoise est malade, si elle
présente tel ou tel symptôme, cette pièce est une valse, si c’est une
danse à trois temps … Pour
connaître l’état de santé de Françoise, il ne suffit pas de la regarder. Il
faut saisir une relation entre sa grande fatigue, sa pâleur et certains autres
symptômes, et vérifier si elle réunit les conditions permettant d’affirmer, par
exemple, qu’elle souffre d’une mononucléose. Il y a
donc deux types de connaissance. Une connaissance immédiate, apparentée à la
vision oculaire : celle de l’animal, de l’enfant, de l’humain adulte qui
s’abandonne au « réalisme naïf ». Et une connaissance véritablement
humaine, composée de plusieurs actes cognitifs et couronnée par des jugements
de réalité. C’est la connaissance selon le « réalisme critique ». Il ne
s’agit pas d’éliminer la première forme au profit de la seconde. Mais de les
distinguer. Sinon, si vous vous attachez à un modèle de connaissance dénué de
compréhension et vous êtes incapable de couper le cordon ombilical de votre
imagination. Votre pensée est empêtrée dans le sensible. « Saint Augustin
d’Hippone raconte qu’il lui a fallu des années pour découvrir que « réel »
pouvait ne pas être synonyme de « corporel ». Plus près de nous, il a
fallu, pourrait-on dire, quatre siècles à la science moderne pour découvrir que
les objets de ses recherches ne devaient pas être nécessairement des entités
imaginables se mouvant, par des processus imaginables, dans un espace-temps
imaginable … Il a … fallu attendre le XXe siècle pour que les
physiciens envisagent la possibilité que l’atteinte des objets de leur science
exige la coupure du cordon ombilical les reliant encore à l’imagination
maternelle de l’être humain.[7] » Dans notre vie quotidienne
se posent constamment des questions auxquelles nous ne prêtons pas attention,
la plupart du temps : « Qu’est-ce
que … ? » « Qui … ? »
« Pourquoi … ? » « Comment … ? » Ce sont là des questions qui
appellent une compréhension. Et d’autres questions
interrogent les réponses trouvées : « Est-ce que c’est bien
cela … ? » « Est-ce que c’est comme
cela … ? » (Comme on dit en italien : Se non
e vero, e ben trovato … l’idée est séduisante, mais qu’en est-il en
réalité ?) Ces questions-là expriment
la réflexion, c’est-à-dire le retour sur la compréhension pour la soumettre à
une vérification. La connaissance se réalise
au bout de cette démarche qui comporte plusieurs étapes. La métaphysique ou : qu’est-ce que nous connaissons quand nous connaissons objectivement? Si
nous prêtons attention d’abord aux actes du sujet, du « je » qui
perçoit, comprend, juge, comment sortirons-nous de la subjectivité? Mais
pourquoi opposer subjectivité et objectivité? Si
toute connaissance provient d’une activité cognitive, elle provient d’une
subjectivité. Dites-moi, vous qui
connaissez le Mexique, par exemple, et qui intervenez dans les conversations de
vos proches quand ils parlent de ce pays, qu’est-ce que l’objectivité? Vous me
direz que vous avez fait quelques séjours au Mexique, et que vous avez donc
recueilli des impressions personnelles (qui ont corrigé les images mentales que
vous aviez). Vous me direz aussi que vous avez des amis mexicains qui vous ont
expliqué des choses qui vous étonnaient. Que peu à peu certains préjugés sont
tombés, que votre base de connaissances, aidée par quelques lectures, vous a
permis de saisir l’histoire et l’évolution, la diversité et la situation
économique de cette société. Plus vous apprenez de choses, plus vous avez de
nouvelles questions, et plus vous corrigez vos réponses antérieures. Le Mexique que vous
connaissez est « votre » Mexique, c’est sûr. Un Mexique subjectif en
somme. Ce n’est pas celui de votre ami mexicain Oscar. Mais votre connaissance du
Mexique est de plus en plus objective puisqu’à plusieurs niveaux vous avez
dépassé vos images, vos idées, vos préjugés antérieurs pour vous ouvrir de plus
en plus à la réalité de ce pays. Vous avez fait preuve d’authenticité. « L’objectivité comme
fruit d’une subjectivité authentique », dit Lonergan. Mais qu’est-ce que
l’authenticité? L’authenticité, en ce qui
concerne la connaissance, est une forme d’honnêteté devant les exigences de
votre propre questionnement. Pour dépasser le niveau des impressions et
parvenir à celui de la compréhension, il faut vous situer dans le mode
intellectuel. Pour dépasser le niveau des idées, des explications possibles,
des hypothèses, et parvenir à celui des affirmations fiables, il faut vous situer
dans le mode rationnel. Dans chaque cas, pour que vos réponses cadrent avec vos
questions, elles doivent être à la hauteur. Il est intéressant de noter
ici que le préjugé est un jugement porté trop tôt. Bien des gens ont des
préjugés sur des pays qu’ils n’ont jamais vus, ou dont ils n’ont que quelques
impressions … Un bon voyage n’est-il pas un voyage dont on revient
avec deux ou trois préjugés en moins? Or, il est un voyage que vous et moi avons entrepris dès notre
naissance. Toute notre activité cognitive est mue par un désir de connaître qui
est sans limite et qui forme une anticipation totale de ce qu’il y a à
connaître. Cette anticipation est une sorte de
Guide Michelin. Mais un guide Michelin qui ne concerne pas un endroit
particulier comme le Mexique ou un domaine précis comme la chimie. Et un Guide
Michelin qui ne décrit pas ce qu’il y a à connaître, mais donne suffisamment
d’indices pour diriger notre recherche. Comme si, au lieu de posséder une description de la cathédrale de
Oaxaca, vous disposiez de quelques questions au sujet de son existence,
questions nées par exemple d’un CD récent sur des musiques baroques composées
pour cette cathédrale. L’achat et l’écoute de ce CD ont ajouté
une chose inconnue à la liste de choses inconnues dont vous avez conscience.
Incidemment, dire de la cathédrale de Oaxaca qu’elle est une
« chose », c’est déjà saisir dans des données une unité, une
identité, une totalité. Si vous avez visité Dresde il y a quelques années, vous
avez vu un gros tas de pierres et un grand panneau annonçant la restauration de
la Frauenkirche, détruite dans les bombardements des 13 et 12 février 1945.
L’amas de pierre était un « corps », et non pas une
« chose ». Alors que la nouvelle Frauenkirche possède une unité, une
identité, une totalité que je pourrai découvrir, si comme je l’espère je
retourne un jour à Dresde. Mais quel est le lien entre Oaxaca,
Dresde et la métaphysique? Nous avons prêté attention à des actes
cognitifs, au départ, sans nous occuper de leur contenu, parce que nous
voulions nous concentrer sur la connaissance du sujet qui pose ces actes. Nous avons ensuite examiné la
constitution de la connaissance en portant attention à la façon dont les sujets
sont liés aux objets et distingués des objets, c’est-à-dire ce qui fait une
connaissance objective. Maintenant, nous devons nous occuper du
contenu structuré des actes cognitifs. Ce qui est 1) expérimenté, 2) compris
et 3) jugé constitue la 1) puissance, 2) la forme et 3) l’acte de notre accès
aux choses, a) soit dans leurs relations réciproques, b) soit dans la
subsistance de leur unité à travers des changements successifs. Lonergan balise
ces deux séries de contenus cognitifs par six termes de base : 1a) la
puissance, 2a) la forme et 3a) l’acte centraux et 1b) la puissance, 2b)
la forme et 3b) l’acte conjugués. Ces six termes à leur tour fournissent
les termes et les relations permettant 1)
d’intégrer
des composantes dans une unité qui forme un être 2)
de
relier des êtres pour déterminer une espèce 3)
de
relier des espèces pour déterminer un genre 4)
de
relier des genres pour déterminer l’univers de l’être, un univers qui se
développe de façon dynamique.[8] Tout cela semble un peu compliqué, mais
demandez-vous comment est née notre connaissance du monde, comment se
développent les sciences, comment vous pouvez enseigner à vos enfants l’univers
qu’ils habitent … Nous avons dit : un univers qui se
développe de façon dynamique. Pensez à la nature qui fait naître des plantes,
des arbres et des galaxies. Pensez aux humains, dont la naissance est le fruit
du hasard … et
oui, du hasard : la rencontre de tel homme et de telle femme, à tel
moment, leur union sexuelle, à tel moment, la fécondation de tel ovule par tel
spermatozoïde … Des choses, des êtres apparaissent et
réapparaissent. Le printemps renouvelle la flore, chaque génération produit la
génération suivante, et ainsi de suite. La réalité se développe selon des
schèmes de récurrence. Mais est-ce que les schèmes de récurrence se déploient
de manière automatique? Non, bien sûr. La nature change : il y a de
bonnes et de mauvaises années pour les fleurs, les fruits, les légumes. La
population change : regardez la démographie des pays qui auparavant
se renouvelaient à raison de 5 à 10 enfants par famille et qui maintenant
comptent sur l’immigration pour maintenir ou accroître leur population. Le développement n’est pas certain. Il est plus ou
moins probable. Les schèmes de récurrence obéissent à une probabilité
émergente. L’ordre de l’univers n’est donc pas une mécanique qui suit des lois
immuables, mais la somme d’une foule de changements continuels. L’ordre de
l’univers émerge continuellement. Nous saisissons diverses formes d’intelligibilité.
Nous posons diverses formes de jugement de réalité. Nous avons un accès
illimité à l’être, un être « proportionné », pour reprendre une expression
ancienne, qui est tout ce qui doit être connu par l'expérience, l’insight et
l'affirmation rationnelle. Et à l’intérieur de ce vaste univers, diverses
méthodes découpent des domaines particuliers : sciences naturelles,
sciences humaines … La métaphysique nomme notre accès au réel. Et elle
sous-tend notre accès à tous les domaines de la réalité. Qu’est-ce que la réalité? Quand il s’agit de
déterminer si oui ou non on a découvert une nouvelle lune de Saturne, les
savants finissent toujours, à force d’observations et d’analyses, par se mettre
d’accord. Mais quand il s’agit de déterminer ce qui se passe au juste dans la
société américaine aujourd’hui … Les connaissances sont moins exactes, et
pour bien des gens elles se limitent à des lieux communs. Lisez les journaux,
écoutez les gens dans l’autobus : partout on parle de droite
religieuse, d’Amérique profonde, de conservatisme, de néo-ceci ou cela. Soyons attentifs. Soyons intelligents. Soyons
rationnels. La réalité actuelle des États-Unis, ou de l’Iran, ou de la France,
ne peut être connue que par une attention aux faits, par des saisies nouvelles
d’intelligibilité, par des jugements de réalité réfléchis. Dans cet accès à la réalité humaine, il faut éviter
d’écarter ou d’étiqueter trop vite des dimensions telles que la culture, la
religion, le passé, la perception du monde et de l’avenir. Peut-être convient-il de noter ici certaines
critiques formulées récemment concernant le modèle de connaissance imposé par
chaque société. Ivonne Gabara, par exemple, dans Les eaux de mon puits, s’en
prend à l’épistémologie masculine qui marque tout le corpus de connaissances de
l’humanité. Le modèle des actes et des niveaux cognitifs est-il
universel? Notre société n’aime guère les philosophes qui prétendent avoir
trouvé un schème universel de description ou d’explication de millions de
phénomènes. La question ici est simple : Est-ce qu’une
femme pense comme un homme? Et elle peut revêtir d’autres
formes : Est-ce qu’un pauvre brésilien pense comme un universitaire
américain? Est-ce qu’une Chinoise pense comme un Français? Lonergan présente une dynamique de l’esprit qui est
transculturelle : que vous soyez homme ou femme, riche ou pauvre,
occidental ou oriental, vous avez en vous la possibilité de déployer les mêmes
actes de perception, de compréhension et de jugement de réalité, si vous
dépassez le monde des données sensibles et celui des opinions. Bien sûr, si vous êtes une femme vivant au Brésil, si vous êtes théologienne et enseignez à Recife, votre perception, le contexte de vos jugements seront tels que votre horizon englobera le sort des pauvres, des femmes pauvres en particulier, et les causes de certaines injustices systémiques. Mais cette connaissance du monde ne confirme-t-elle pas la dynamique de la connaissance formée par le modèle expérience-compréhension-jugement? Elle souligne de fait un aspect de cette dynamique : notre attention et notre questionnement sélectionnent leurs objets en fonction de nos préoccupations. Comme le dit Lonergan, « mon monde est la partie de l'univers déterminée par l'horizon de mon souci ». Or, l’horizon du souci collectif de nos sociétés n’est-il pas marqué
souvent par ce que Voegelin appelle des « refus d’aperception » qui
rétrécissent le champ de la conscience humaine? Une notion de l’être ouverte,
illimitée, déployant toute l’expérience et le questionnement humains, force ces
barrières. Pourquoi philosopher? Pour
ressaisir la réalité », affirme Voegelin.[9] Le sujet existentiel ou les sources de l’éthique Nous
vivons dans différentes configurations d’expérience. Une configuration
biologique : nos sensations, nos souvenirs, nos images, nos conations, nos
émotions et nos mouvements corporels forment des séquences qui convergent vers
des activités qui assurent notre survie et notre reproduction. Une configuration
esthétique : nous aimons jouer, créer, chanter, nous donner des symboles,
exprimer notre liberté par l’art. Une configuration
intellectuelle : en nous se déploie une soif d’apprendre, un éros de
l’esprit, un désir de comprendre, de savoir, qui s’exprime par un
questionnement continuel. Une configuration
dramatique : nous voulons que notre vie soit valorisée, nous
cherchons à créer des liens avec les autres, notre vie en société est tissée
d’incertitudes, de tensions, de rôles appris ou créés. Tout
n’est pas que lumière dans notre vie. Plusieurs forces agissent en nous pour
gauchir notre compréhension et notre réflexion. La conduite de notre vie, comme
celle d’une voiture, accuse des points aveugles. Notre égoïsme interfère dans
le fonctionnement de notre intelligence, pour entraver son développement. Or,
des déviations collectives se manifestent également dans les mentalités des
groupes sociaux, qui entravent le développement de l’ordre social. Dans
nos vies, dans nos sociétés règne parfois l’irrationnel. Comment renverser le
déclin qui s’installe? Comment remédier à
l’irrationnel social, source de conflits armés interminables, d’aberrations
économiques, d’aveuglements devant des situations intolérables pour tant de
groupes humains? « Le
Babel de notre époque est le produit cumulatif d’une série de refus de
comprendre », souligne Lonergan, qui propose un long redressement de
l’intelligence pratique, sous la bannière d’une notion heuristique appelée cosmopolis.
Il s’agit d’un retrait de la mentalité pratique, visant à sauver la mentalité
pratique. Il s’agit d’une saisie, à un niveau supérieur, des origines
historiques, d’une découverte des responsabilités historiques. D’une analyse
dialectique permettant de découvrir et de révéler à la fois les refus du passé
et les tactiques d’une résistance contemporaine à la lumière de l’intelligence. Les
préceptes moraux restent inopérants, malgré l’engagement admirable de personnes
prêtes à donner leur vie pour lever les obstacles à l’épanouissement de
l’humanité, si un travail ne s’accomplit sur le plan de la compréhension pour
« rendre opératives les idées qui, à la lumière de la déviation générale
du sens commun, ne le sont pas. » (Ce travail long et difficile, Lonergan
l’a entrepris en économie.) Ce
travail d’éclaircissement passe par une analyse de l’effondrement de la culture
classique. Lonergan exprimait en 1955 des réflexions qui sont toujours
pertinentes en 2004 : « La culture classique
ne peut être larguée sans être remplacée; et ce qui la remplace,
inévitablement, ira à l’encontre des attentes classiques. Inévitablement, une
droite solide se formera, déterminée à vivre dans un monde qui n’existe plus.
Inévitablement se formera une gauche éparpillée, captivée tantôt par un
développement nouveau, tantôt par un autre, explorant tour à tour des
possibilités nouvelles. Mais ce qui comptera, ce sera le centre, peut-être
faible par le nombre, mais assez vaste pour être à l’aise tant avec l’ancien
qu’avec le nouveau, assez appliqué pour résoudre une à une les transitions à
faire, assez fort pour refuser les demi-mesures et pour exiger des solutions
complètes même si elles tardent à venir.[10] » Diverses
réflexions éthiques récentes portent sur la notion de bien commun. La revue Éthique
publique (Éditions Liber, Montréal) a publié au printemps 2004 un numéro
intitulé : Que reste-t-il du bien commun? Et Françoise David
soulève de fort bonnes questions dans Bien commun recherché. Une option
citoyenne. Lonergan
distingue trois niveaux du bien humain, correspondant aux niveaux de conscience
du sujet en développement. 1)
Tout bien particulier est défini par un besoin ou un désir. Sur ce plan, celui
de la satisfaction de nos appétits, notre expérience commune est incontestée. 2) Le
flot continu des biens particuliers tient d’une organisation. La famille est
organisée de sorte à procurer à ses membres la nourriture, les vêtements, les
loisirs dont ils ont besoin. Le système d’éducation offre des programmes
d’études. Le radiodiffuseur présente les émissions de musique ou de sport qui
vous intéressent. Et ainsi de suite. La récurrence régulière des biens
particuliers provient d’un autre niveau du bien, le bien qu’est l’organisation
(good of order). Remarquez
que ce deuxième niveau fait intervenir l’intelligence. Alors que le premier
peut ne mettre en jeu que la capacité de jouissance sensible. Si le
bien qu’est l’organisation est le fruit de la compréhension, le jugement
critique peut le mettre en question : « Est-ce que cet ordre des
choses est bon? » Ici nous abordons des questions d’efficacité,
d’efficience mais aussi d’éthique. 3)
Voilà qu’apparaît un troisième type de bien : la valeur. La valeur
fait appel à la réflexion et à la responsabilité. Le bien
humain est un objet qui se développe. Il est le fruit de l’organisation
humaine, soumise constamment aux remises en question que suscitent tant la
recherche scientifique et technologique que des préoccupations écologiques,
esthétiques, religieuses, culturelles ou éthiques. Or, il
est très important de souligner que le bien humain tient d’un sujet qui se
développe, sur les plans intellectuel et moral. Mais,
en définitive, quel est le fondement de l’éthique? Quelles sont les sources
morales de notre vie?[11] Lonergan
nous propose une démarche réflexive pour notre vie morale, comme il l’a fait
pour notre vie cognitive. C’est-à-dire que nous sommes appelés à nous poser des
questions sur notre propre activité. « Qu’est-ce
que je fais quand je délibère et quand je prends une décision? » « Pourquoi est-ce que
je prends telle décision, que je fais tel choix? » « Qu’est-ce que je
choisis lorsque je fais un choix? » La réponse à ces question
fait intervenir tout un contexte culturel, toute notre éducation, nos
connaissances et nos croyances, la confiance que nous accordons à certaines
personnes et l’amour qui oriente toutes nos activités. Et elle fait ressortir
les jugements de valeur que nous opérons sur la base de nos jugements de
réalité, dans un discernement des sentiments qui entourent l’action à poser. « L’être
humain se définit par une exigence », aimait à répéter Lonergan, à la
suite d’un auteur existentialiste. Eric Voegelin soutient (voir ses Réflexions
autobiographiques) que la décadence spirituelle est un terrain fertile pour
les grandes dérives politiques. Une
personne qui a pris possession de son intériorité s’est appropriée
son « moi élargi ». Elle est parvenue au niveau de la
délibération, de l’évaluation et de la décision, un niveau où elle se choisit,
où elle choisit son horizon, sa vision du monde. Elle ne se laisse pas dériver
vers un horizon communément accepté. Si elle obéit aux exigences
de l’esprit humain que traduisent les préceptes : « Sois
attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable, sois en
amour », elle passe de l’arbitraire à l’authenticité. Passage que Lonergan
désigne comme une série de « conversions » formant la réalité
fondatrice, le « rocher » où se déploie une liberté radicale.[12] « Le progrès humain
procède des valeurs originaires, c’est-à-dire des sujets humains qui sont
vraiment eux-mêmes lorsqu’ils observent les préceptes transcendantaux.[13] » [1] L’insight, p. 262. [2] Les voies d’une théologie
méthodique, p. 220. [3] Idem, p. 118-119. [4] The Original Preface of Insight, dans Method:
Journal of Lonergan Studies, vol. 3, no 1, mars 1985, p. 3-7. [5] Aristote, Éthique de Nicomaque, traduction par J. Voilquin, Garnier Flammarion, livre IX, ch. 9. [6] Pour une méthode en théologie, p. 28-34. [7] L’insight, p. 11-12. [8] Joseph Flanagan, Quest for
Self-Knowledge, p. 153. [9] Réflexions autobiographiques, traduction de Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Bayard, 2004, p. 133-123. [10] Dimensions de la signification, traduction de Evelyn Dumas, dans Pour une méthodologie philosophique, p. 193-194. [11] Voir l’excellent exposé de l’éthique de
Lonergan dans Kenneth R. Melchin, Living with Other People, Ottawa,
Novalis, Collegeville, Minnesota, The Liturgical Press, 1998. Novalis doit
publier en 2005 une version française de cet ouvrage, sous le titre : Vivre
ensemble. |