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Introduction à |
Pierrot Lambert Le mois prochain, un groupe que je pilote parcourra l’Allemagne sur les pas de Jean-Sébastien Bach. Nous circulerons dans le triangle Eisenach – Hambourg – Dresde, pour évoquer des épisodes de la vie du grand compositeur, et nous assisterons à quelques concerts. Si nous partions en voyage sur les pas de Bernard Lonergan, nous ferions un grand périple depuis l’Outaouais québécois où il est né (en 1904), jusqu’à Montréal où il a fait ses études secondaires, où il a enseigné dans les années 1940, et où il a participé à l’aventure de l’Institut Thomas More depuis sa création en 1945. Nous irions en Angleterre où il a étudié la philosophie, à Rome où il a fait ses études théologiques dans les années 1930 et où il a été professeur de théologie de 1953 à 1965. Nous séjournerions à Toronto où son nom est associé au Regis College, où il a enseigné et écrit Insight entre 1947 et 1953, et où il a vécu sa convalescence après une opération pour un cancer à partir de 1965. Enfin, nous nous rendrions à Boston, où il a vécu ses dernières années d’enseignement à Boston College. En Allemagne, le mois prochain, nous évoquerons les grands compositeurs qui ont influencé le jeune Bach : Böhm, Reincken, Buxtehude. Pour Lonergan, les maîtres seraient le grand Newman, Platon, Augustin, Joseph Maréchal, Thomas d’Aquin. Nous connaissons la musique de Bach. Mais l’œuvre de Lonergan? Voyons un peu. Pour une courte visite guidée, je vous convie comme le Michelin à visiter quelques sites trois étoiles. Première œuvre. Sorte de prélude. Verbum. La notion de Verbe dans les écrits de saint Thomas d’Aquin. Lonergan, qui a découvert Thomas d’Aquin en rédigeant sa thèse de doctorat, explore l’analyse que celui-ci propose de l’acte d’intellection et de ce qu’il appelle la compréhension réflexive, autrement dit l’insight direct et l’insight au niveau du jugement. En gros, Lonergan découvre et propose une perspective qui situe l’opération de l’esprit avant le concept. Deuxième œuvre. Alors là, c’est à la fois les Variations Goldberg et le Clavier bien tempéré. Insight. Étude de la compréhension humaine. Lonergan reprend l’exposé des opérations de l’esprit, mais cette fois avec une basse continue, l’expérience personnelle de ces opérations, autrement dit la conscience. Il nous invite à porter attention à notre conscience, c’est-à-dire à l’expérience que nous avons de notre activité cognitive. Il invite son lecteur, sa lectrice, à la connaissance de soi à partir de l’expérience du désir de connaître et des opérations cognitives de trois niveaux différents. Ce livre, L’insight, n’est pas un livre ordinaire en ce sens qu’il se présente d’abord comme un exercice de connaissance de soi, mais de connaissance de soi comme porteur d’exigences qui fondent la réalisation personnelle et l’accès au monde sur le dépassement de soi. Sur cette base, en rapport avec la dynamique du sujet, Lonergan établit une épistémologie, une éthique, une métaphysique. Insight est à la fois une philosophie intégrale et un vaste exercice d’appropriation de soi proposé au lecteur. Arrivent les années 1960. Les concertos brandebourgeois et les suites pour violoncelle seul. Lonergan est marqué par ses années d’enseignement dans le milieu international de la Grégorienne. Il est influencé par la philosophie existentielle et par la conscience historique. Je proposerais une œuvre deux étoiles, qui vaut le détour comme dit le Michelin : les Leçons sur l’existentialisme données à Boston en 1957. Lonergan à cette époque élargit son analyse de l’intentionnalité, et y ajoute un quatrième niveau, celui de la décision, des valeurs, des choix existentiels. Troisième œuvre. Les suites pour orchestre. Les articles des années 1960, où Lonergan va articuler principalement deux choses : 1) une analyse de l’intentionnalité humaine et du développement humain où il distingue nettement désormais un quatrième niveau. Vous avez des conférences majeures comme Le sujet, Dimensions de la signification, Le temps et la signification, Existenz et Aggiornamento, et un texte très intéressant pour nous aujourd’hui, L’absence de Dieu dans la culture moderne; et 2) les fondements de ce qu’il appelle une méthode empirique généralisée, c’est-à-dire une sorte de matrice intellectuelle qui prend en compte aussi bien les données de la conscience que les objets de la connaissance, et permet de découvrir les racines communes des sciences humaines, « ouvrant ainsi la voie à leur harmonieuse conjugaison dans l'étude de l'humain. » (Les voies d’une théologie méthodique, p. 119) J’ai mentionné la conscience historique. La dimension historique est une préoccupation constante chez Lonergan. La dimension historique, c’est le changement, c’est le pluralisme, c’est l’obligation de voir ce qui dure au-delà de tous les relativismes, et ce qui est trans-culturel au-delà de toutes nos différences. Lonergan fait appel aux données de la conscience pour révéler l’existence d’un roc, d’un rocher sur lequel on peut bâtir (« Le rocher, c’est donc le sujet, avec son attention, son intelligence, sa rationalité et sa responsabilité consciente … » (Pour une méthode en théologie, page 33). Lonergan propose une vision de l’être humain comme mouvement, développement. Ce mouvement est double. Le mouvement ascendant est celui de l’apprentissage, de l’acquisition de la connaissance, de l’auto-détermination, des choix existentiels, de la soif d’infini. Un mouvement descendant est celui de la transmission de la culture et du savoir par les parents et les éducateurs, celui du façonnement de l’identité dans une civilisation, celui de l’actualisation de soi dans l’amour et la responsabilité communautaire, et enfin, je devrais dire avant tout cela, celui d’un amour total, auquel l’être humain est appelé à s’abandonner comme à courant de fond de la conscience existentielle. Quatrième œuvre. En 1972, paraît Method in Theology. L’art de la fugue et la Messe en si mineur. Lonergan déploie sa méthode au service de sa profession, si l’on peut dire. Mais ce livre n’est pas un guide pour l’organisation d’une faculté universitaire, ni même pour la collaboration interdisciplinaire autour des sciences religieuses et de la théologie. Non. Ce livre est d’une part le balisage d’un double mouvement : mouvement d’appropriation intellectuelle et existentielle d’une tradition religieuse, et mouvement de formulation, de profession, d’un contenu de foi qui transcende et rejoint en même temps l’horizon humain. Et ce livre est, d’autre part, une réflexion philosophique sur le fait religieux, axée sur les domaines de la signification et la notion d’expérience, centrale dans tout l’œuvre de Lonergan. Au cours des années 1970, Bernard Lonergan se consacrera de plus en plus à une passion de sa jeunesse, l’économie. Là comme en théologie, il fonde ses théories sur une attention aux opérations de l’esprit autant que sur les objets d’une discipline. Là comme ailleurs, il est motivé par l’urgence de jeter les bases intellectuelles nécessaires au progrès humain. |