Oeuvres de Lonergan
Retour sur Insight1

 

Communication au 35e congrès de l’Association de philosophie
des Jésuites, Montréal, Collège Jean-de-Brébeuf, 3 avril 1973.
La première traduction française, de Baudoin Allard,
a été publiée dans
Pour une méthodologie philosophique,
Bellarmin, 1982.

Révision et © Pierrot Lambert 2020.

 

Retour sur Insight

Il n’est peut-être pas sans intérêt de raconter comment m’est venue l’idée d’écrire Insight. J’ai fait mes études de philosophie au Heythrop College1, de 1926 à 1929. Je devais en même temps préparer des examens comme étudiant de l’extérieur à l’Université de Londres. C’était le lot de plusieurs de mes camarades; le p. Harry Irwin nous enseignait les auteurs latins et grecs, et le p. Charles O’Hara les mathématiques.

La philosophie, par conséquent, ne monopolisait ni notre temps ni notre attention. Nos manuels provenaient de l’Allemagne et étaient d’inspiration suarézienne. Nos professeurs étaient compétents et présentaient très honnêtement leur matière. Je m’intéressais beaucoup à la philosophie, mais j’acceptais très mal la place centrale faite aux concepts universels. Je pensais être un nominaliste; j’ai étudié à fond l’Introduction to Logic de H.W.B. Joseph et relu plusieurs fois les passages plus théoriques de A Grammar of Assent de Newman. La remarque de Newman voulant que dix mille difficultés ne créent pas un doute m’a rendu de très grands services : elle m’a encouragé à regarder les difficultés en face, sans leur permettre de contrecarrer ma vocation ou ma foi. Son sens de l’inférence devait par la suite devenir mon acte de compréhension réflexive.

C’est à mon départ de Heythrop qu’on m’a encouragé à m’orienter vers la philosophie. En disant au revoir au p. Joseph Bolland, je lui ai énuméré les sujets que j’étudiais à Londres et lui ai demandé lequel je devais approfondir. Il m’a dit que mes supérieurs voudraient peut-être que j’enseigne la philosophie ou la théologie. Je lui ai répondu qu’il n’en était pas question puisque j’étais nominaliste. « Oh! », m’a-t-il répondu, « personne ne reste nominaliste bien longtemps ». C’était là, en langage courant, une réponse très cool (pondérée) de l’un des membres importants de l’establishment – Bolland était alors consulteur de la province anglaise, et il a été plus tard provincial, maître du Troisième An, assistant à Rome pour l’Angleterre, et visiteur des maisons d’études des États-Unis, à une époque où les directives antimodernistes étaient appliquées à la lettre.

À l’été de 1930, on m’a envoyé enseigner au Collège Loyola de Montréal; malgré la diversité de mes fonctions j’ai réussi à faire quelques lectures. The Age of the Gods de Christopher Dawson m’a permis de découvrir la notion anthropologique de la culture et à corriger par conséquent la notion normative ou classiciste que je soutenais jusque-là. Comme l’avait prédit le p. Bolland, mon nominalisme s’est évanoui à la lecture de Plato’s Doctrine of Ideas, de J.A. Stewart. En rédigeant la présente communication, je me suis souvenu qu’un livre sur les idées de Platon m’avait beaucoup influencé. Son auteur était professeur à Oxford mais j’avais oublié son nom ainsi que le titre exact de l’ouvrage. Je suis donc allé à la bibliothèque et j’ai passé en revue une à une les fiches sur Platon, jusqu’à ce que je retrouve mon auteur à la lettre « S ». J’ai sorti le livre et, revenu à ma chambre, je me suis plongé dans une lecture fascinante. J’y ai trouvé beaucoup de choses que j’ai dû retravailler plus tard dans un contexte différent, mais à l’époque il m’a procuré un grand soulagement. Mon nominalisme tenait d’une opposition, non pas à l’intelligence ou la compréhension, mais au rôle central attribué aux concepts universels. Stewart m’a appris que Platon était méthodologue, que ses idées correspondent à ce que les scientifiques cherchent à découvrir, que la démarche scientifique ou philosophique de la découverte fait appel à la dynamique des questions et des réponses. Mon appréhension à l’époque n’était pas aussi précise. C’est quelque chose de plus vague qui m’a incité à consacrer mon temps libre à la lecture des premiers dialogues de Platon – Stewart suivait l’ordre établi par Lutoslawski – puis des premiers dialogues écrits par Augustin à Cassiciacum, près de Milan. Augustin s’intéressait tellement à la compréhension et prêtait si peu attention aux concepts universels que j’ai entrepris, sur une longue période, de rédiger un exposé intelligible de mes convictions.

Mes supérieurs m’ont envoyé à Rome étudier la théologie, où j’ai subi particulièrement deux influences. Celle premièrement d’un Athénien, Stefanos Stefanu, membre de la province jésuite de Sicile, qui avait étudié la philosophie à Louvain à l’époque où Maréchal enseignait la psychologie aux étudiants jésuites et que les autres professeurs du scolasticat enseignaient Maréchal. Stefanu et moi avions pris l’habitude de préparer nos examens ensemble. Nous cherchions la clarté et la rigueur – moins les thèses avaient de sens, plus cela nous était facile. C’est grâce à Stefanu, par osmose en quelque sorte, plutôt qu’en me débattant avec les cinq grands Cahiers2, que j’ai appris à parler de la connaissance humaine comme d’un processus discursif plutôt qu’intuitif, et à faire du jugement sa composante essentielle. Ce point de vue trouvait une confirmation dans la notion augustinienne centrale de veritas qui m’était familière, le tout étant complété par le cours de Bernard Leeming sur le Verbe incarné, où j’ai acquis la conviction qu’il ne pouvait y avoir d’union hypostatique sans distinction réelle de l’essence et de l’existence. Et cela était, bien entendu, d’autant plus acceptable que l’esse thomiste correspondait à la veritas augustinienne, ces deux notions s’harmonisant à leur tour avec la conception maréchalienne du jugement.

J’ai fait mon « Troisième An » en France, à Amiens. L’événement mémorable de cette période aux fins du présent récit est survenu après Pâques. Nous avons été envoyés à Paris, à l’École sociale populaire de Vanves, pour y entendre chaque jour pendant une semaine quatre leaders des mouvements spécialisés de l’Action catholique, alors en plein essor. Le fondateur de l’École, qui en était encore le recteur, le p. Desbuquois, avait créé cet établissement en dépit d’une très forte opposition et avait réussi à trouver l’argent pour payer les ouvriers à la toute dernière minute, comme autrefois Thérèse d’Avila, qui en fait part dans le récit de ses fondations. Je voulais absolument consulter cet homme, parce que j’avais peu d’espoir d’arriver à expliquer à mes supérieurs ce que je voulais faire et à les persuader de m’en accorder la permission. J’ai obtenu un rendez-vous, et je lui ai demandé comment concilier obéissance et esprit d’initiative dans la Société. Me dévisageant, il m’a dit : « Faites donc ce que vous voulez! Si vos supérieurs ne vous arrêtent pas, c’est cela l’obéissance. S’ils vous arrêtent, cessez votre travail : c’est encore ça l’obéissance ». Ce conseil peut paraître assez banal aujourd’hui, mais à ce moment-là il m’a apporté un énorme soulagement.

Entre-temps, à Rome, le p. Ledochowski, général des Jésuites, tenait une congrégation générale extraordinaire. Ses propos ont été déterminants pour mon avenir : il a exhorté les supérieurs provinciaux rassemblés à donner des hommes à l’Université Grégorienne. Le provincial du Haut-Canada à l’époque était un « lanceur de relève » originaire de l’Angleterre et il m’a « donné ». J’en ai été informé à la fin de mon Troisième An, et on m’a indiqué que je devais suivre un cursus de deux ans de philosophie. Mais en septembre, j’ai reçu une lettre du p. Vincent McCormick m’informant que, puisque la plupart des étudiants anglophones à la Grégorienne étaient inscrits en théologie, je devais plutôt suivre un cursus de deux ans en théologie. Au cours de cette année-là, on m’a fait savoir que je commencerais à enseigner la théologie, non à la Grégorienne, mais à l’Immaculée-Conception à Montréal.

Je suis donc arrivé à Montréal en 1940 et, pendant six ans, j’ai eu amplement le temps d’effectuer des recherches et d’écrire tout en enseignant. La revue Theological Studies venait d’être lancée et un ami qui connaissait le rédacteur m’a dit que mes articles seraient les bienvenus. J’ai donc réécrit ma thèse et le fruit de ce travail a été accepté3. En 1933, un article de Peter Hoenen paru dans Gregorianum m’avait vivement frappé : l’auteur y soutenait que l’intellect abstrait des phantasmes non seulement les termes mais également les liens entre les termes. Telle était certainement, à son avis, la doctrine de Cajetan et probablement celle de Thomas d’Aquin. Un peu plus tard, il revenait sur le même sujet, d’abord pour soutenir qu’il manquait à la philosophie scolastique une théorie du savoir géométrique et deuxièmement pour proposer une série d’illustrations géométriques, tel le « ruban » de Moebius, qui cadrait tout à fait avec sa théorie voulant que les termes aussi bien que les liens soient abstraits des phantasmes4. Vers 1943, donc, je me suis mis à rassembler des matériaux pour présenter la pensée de Thomas d’Aquin sur la compréhension et le verbe intérieur. Il en est résulté une série d’articles parus dans Theological Studies de 1946 à 1949. Ces articles prenaient en compte les dimensions psychologiques, métaphysiques et trinitaires de la pensée thomiste sur la question. La thèse centrale en était que, dans la théorie thomiste de la connaissance, le rôle central revient aux actes de compréhension et non aux verbes intérieurs ni aux concepts. La thèse de Hoenen selon laquelle l’intellect abstrait du phantasme à la fois les termes et les liens était considérée comme relevant du scotisme, les termes et les liens appartenant à l’ordre conceptuel; pour Aristote et Thomas d’Aquin l’intellect abstrait du phantasme une forme ou espèce préconceptuelle du quod quid erat esse, à partir de laquelle les termes et les liens sont exprimés intérieurement5.

Aussitôt après avoir terminé les articles sur le Verbum, j’ai entrepris la rédaction d’Insight. Mais avant de parler de cet ouvrage je dois présenter quelques remarques additionnelles sur sa préhistoire. Au début de ma période d’enseignement à l’Immaculée-Conception, le p. Eric O’Connor est revenu de Harvard, avec un doctorat en mathématiques, pour enseigner au Collège Loyola de Montréal. En parlant avec lui, un jour, j’ai senti que l’enseignement lui posait un problème. Je lui ai demandé s’il appliquait les méthodes hautement formalisées alors à la mode. Il m’a répondu par l’affirmative; je lui ai suggéré alors de chercher à communiquer les insights à ses étudiants et de les laisser se débrouiller avec les formalisations. Ma suggestion s’est avérée utile. Je venais du même coup de trouver un expert en mathématiques qui s’y connaissait également en physique (connaissances mises à contribution à l’Université McGill qui lui a demandé d’enseigner la théorie quantique durant la Deuxième Guerre mondiale), et que je pouvais consulter en rédigeant les premiers chapitres d’Insight.

Autre facteur : un groupe de Montréalais, dont le p. O’Connor, avait fondé à la fin de la guerre, en 1945, l’Institut Thomas More d’éducation des adultes. J’y ai donné un cours intitulé « Thought and Reality ». En novembre, j’avais quarante-cinq étudiants et à Pâques il y en avait encore quarante-et-un. Mon produit était de toute évidence livrable, pas seulement en raison de la persévérance remarquable de mes étudiants, mais aussi à cause de l’intérêt que je lisais dans leurs yeux et de certains incidents plus concrets, comme le fait de voir un jour une jeune fille entrer en trombe au début du cours et donner un grand coup sur mon bureau en s’écriant « Je l’ai! ». Tous ceux qui ont essayé de passer au travers d’Insight comprendront ce qu’elle voulait dire.

J’ai travaillé à Insight de 1949 à 1953. Les trois premières années, ma seule intention était d’explorer les méthodes en général en vue d’une étude de la méthode en théologie. Mais en 1952, il s’est confirmé que je devais partir enseigner l’année suivante à la Grégorienne, à Rome, alors j’ai modifié mon plan et j’ai décidé de mettre un terme à ce que j’avais entrepris et de le publier sous le titre : Insight : A Study of Human Understanding.

Le problème auquel je m’attaquais dans ce livre était en réalité fort complexe, et surgissait d’un fait psychologique. L’intellect humain n’a pas l’intuition des essences; il saisit dans des images simplificatrices des possibilités intelligibles qui peuvent s’avérer utiles pour la compréhension des données. Les réalistes naïfs ne peuvent demeurer tels et reconnaître en même temps les faits psychologiques. Connaître, pour eux, consiste à bien regarder; l’objectivité étant la capacité de voir exactement ce qu’il y a à voir. Ils diraient au sujet de ma façon d’expliquer la compréhension que je subjectivise l’intelligence, et que je verse dans une forme d’empirisme qui, s’ils arrivaient à le dépasser, les ferait tomber en plein idéalisme. Ainsi, je devais leur expliquer de façon convaincante comment la compréhension humaine fonctionne et se développe, mais aussi leur donner de bonnes raisons de laisser tomber leurs hypothèses intuitionnistes pour tâcher de comprendre la nature discursive du savoir humain. Au monde de l’immédiateté, seul monde du nourrisson, s’ajoute le monde médiatisé par la signification au sein duquel l’enfant s’ouvre graduellement. Le premier est le monde de Kant dans lequel nos seules intuitions sont sensibles; le second est le monde d’un réalisme critique dans lequel nous visons les objets lorsque nous posons des questions et les connaissons lorsque nous obtenons les bonnes réponses à ces questions.

Les huit premiers chapitres d’Insight sont une succession d’exercices pour débutants dans lesquels le lecteur est invité à découvrir en lui-même et pour lui-même ce qui se passe lorsqu’il comprend. Mon but est d’aider les gens à faire eux-mêmes l’expérience de la compréhension, à y devenir attentifs et à savoir la distinguer d’autres expériences, à pouvoir la nommer et l’identifier pour la reconnaître lorsqu’elle se reproduit. Ce but, je présume, est semblable à celui que poursuit Carl Rogers lorsqu’il veut amener ses clients à savoir prêter attention aux sentiments qu’ils vivent mais qu’ils n’arrivent justement pas à repérer, distinguer, nommer, identifier et reconnaître.

Le premier chapitre propose quelques cas d’insights dans les mathématiques. Si j’ai commencé par les mathématiques, c’est parce que le contenu et le contexte d’un insight y sont le plus clairement et précisément définissables. Ce sont aussi les mathématiques qui nous donnent la preuve la plus claire et nette de l’existence d’opérations préconceptuelles au niveau intellectuel. Exception faite de sa prétention erronée à l’unicité, la géométrie euclidienne ne se trompe pas. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit rigoureuse. Les preuves euclidiennes, en effet, reposent souvent sur des insights valides mais non reconnus6. Les mathématiciens contemporains recourent à des méthodes hautement formalisées pour éviter d’utiliser des insights qui ne soient pas explicitement formulés, car ce qui n’est pas explicitement formulé n’est pas sujet à contrôle.

Les exemples des chapitres deux à cinq sont tirés de la physique. Les insights y sont assez bien définis, mais font bien davantage partie d’un processus évolutif. Tandis que les formulations mathématiques sont fondées sur des insights et ceux-ci sur des diagrammes et d’autres symboles, ce processus peut quand même demeurer implicite, l’attention explicite portant sur la formulation et la preuve rigoureusement logiques. À l’inverse, dans les sciences de la nature, en plus des opérations logiques de la description, de la formulation d’hypothèses, de la déduction des suppositions et des implications, on trouve aussi des opérations non logiques, telles l’observation, la découverte, la planification et l’exécution d’expériences, la présence ou l’absence de vérification et, dans ce dernier cas, la modification de l’hypothèse ou son remplacement par une autre hypothèse. C’est ainsi que le deuxième chapitre est consacré aux structures évolutives de la découverte, le troisième, aux canons de la méthode empirique, le quatrième, à la complémentarité des structures heuristiques classiques et statistiques et le cinquième, à la clarification de la signification de la relativité restreinte.

Les sixième et septième chapitres portent sur les opérations du bien commun comme forme d’intelligence. Bien que ce soit la manifestation la plus universelle de l’intelligence, le sens commun est aussi le plus difficile à objectiver clairement et distinctement. Le sens commun est plus à l’aise dans le faire que dans le dire, et son dire est laconique et elliptique, voire métaphorique et arbitraire. C’est un développement de l’intelligence antérieure à celle du système, de la science, de la logique, et donc antérieure au mode systématique de la conscience différenciée. Le sens commun ne raisonne pas à partir de principes mais s’inspire de proverbes, c’est-à-dire de conseils ponctuels qu’il est utile de suivre au besoin. L’intelligence relevant du sens commun ne définit pas de termes mais, comme le font les analystes, elle sait quand un terme est utilisé à bon escient. Il s’agit d’une spécialisation de l’intelligence dans le domaine du particulier et du concret qui, tout en demeurant nécessairement une spécialisation, est sujette à autant de révisions et de nuances qu’il peut y avoir d’autres spécialisations venant s’approprier des domaines sur lesquels le sens commun régnait jusque-là en maître.

Le sixième chapitre aborde la question de la déviation de l’inconscient dynamique. Je veux profiter de l’occasion qui m’est offerte aujourd’hui pour attirer l’attention sur deux ouvrages que j’ai trouvés très éclairants et qui confirmaient, dans une certaine mesure, les suppositions que j’ai exprimées dans Insight. Dans The Self in Transformation7, Herbert Fingarette conçoit la névrose comme une expérience cumulativement mal interprétée. L’expérience et la mauvaise interprétation sont toutes deux vécues consciemment mais sans qu’on y prête attention, et sans qu’on les identifie, les nomme ou les distingue des autres expériences et interprétations. Ce qui est proprement inconscient et, aussi, ce qui est visé par l’élan profond de la psyché, c’est l’interprétation correcte de l’expérience mal interprétée. Eugene Gendlin, dans « A Theory of Personality Change »8, s’est donné pour tâche de dire ce qu’on entend exactement par changement de personnalité et comment la psychothérapie la favorise. Cette étude m’a été très utile.

C’est vers 1937-1938 que j’ai commencé à m’intéresser à une analyse théorique de l’histoire. J’ai mis au point une analyse selon le modèle d’une approche partielle en trois temps. La théorie des planètes de Newton était une première approche de la loi fondamentale du mouvement; les corps se déplacent en ligne droite à une vitesse constante si aucune autre force n’intervient. Partant de la loi de la gravité entre le soleil et la planète, la deuxième approche aboutit à la conclusion que celle-ci a une orbite elliptique. On atteint une troisième approche partielle lorsqu’on tient compte de l’influence de la gravité des planètes les unes sur les autres de manière à révéler l’ellipse imparfaite que suit chacune d’elles. Le but d’un tel modèle, évidemment, est d’établir que, dans la construction intellectuelle de la réalité, aucune des phases préliminaires n’existe réellement, mais seulement le produit final. Les planètes ne se déplacent pas en droite ligne, pas plus que leurs orbites ne sont parfaitement elliptiques; mais ces deux conceptions sont nécessaires pour arriver aux ellipses imparfaites qu’elles suivent en réalité.

Dans mon analyse plutôt théologique de l’histoire, ma première approche partait de l’hypothèse que les humains font toujours ce qui est intelligent et rationnel, ce qui implique donc un progrès indéfini. Le deuxième tenait à l’insight radical inverse que les humains ont parfois des préjugés et qu’ils prennent donc parfois des décisions et font des choix inintelligents et irrationnels. La troisième approche faisait état du processus de rédemption découlant du don de la grâce aux humains et dans la manifestation de l’amour de Dieu en Jésus Christ. Tout cet exposé remplissait le chapitre 20 d’Insight. Les diverses formes de déviations étaient présentées dans les chapitres 6 et 7 portant sur le sens commun. La notion d’impuissance morale, que j’avais approfondie dans ma thèse en travaillant la notion thomiste de gratia operans, était exposée plus en détail dans le chapitre 18 consacré à la possibilité de l’éthique.

Les sept premiers chapitres d’Insight traitent de l’intelligence humaine en tant qu’elle unifie les données en effectuant des corrélations intelligibles. Le huitième chapitre aborde un insight d’un type assez différent, dans lequel on saisit une unité-identité-totalité concrète. C’est ce que j’ai appelé une « chose », par opposition au déjà-là-dehors-maintenant-réel de l’animalité extrovertie, que j’ai appelé « corps ». Ces deux réalités doivent bien entendu être contrastée avec la substance d’Aristote, qui est le premier d’une série de prédicaments et qui surgit, non pas d’une étude de l’intelligence humaine, mais d’une analyse fondamentalement grammaticale. Je veux dire qu’elle ne surgit pas d’un exposé de la genèse de la médiatisation d’un monde par la signification, mais d’une étude des significations ainsi produites. Enfin, lorsque la notion aristotélicienne de la substance est exploitée par un réaliste naïf, elle acquiert la signification de ce qui relève du déjà-là-dehors-maintenant-réel9.

Les chapitres 9, 10 et 11 traitent du jugement. Le propos du chapitre 9 est de préciser ce qu’est le jugement. Le chapitre 10 recherche le fondement immédiat du jugement, qu’il trouve dans la saisie de l’inconditionné de fait, une perspective qui m’a été inspirée par la notion d’inférence chez Newman. Cette idée diffère de l’opinion des réalistes naïfs et des empiristes pour qui la vérification se ramène simplement à l’attention aux données plutôt qu’à la recherche de données qui cadrent avec une hypothèse. Elle diffère aussi évidemment de la vieille conception voulant que le jugement soit une affaire de comparaison de concepts en vue de découvrir que tel concept en implique un autre. Cette implication ne donnait à notre avis que des propositions analytiques. Pour en arriver à des principes analytiques, il faut que les concepts que l’on compare dans leur sens défini soient vérifiés dans l’expérience.

Le chapitre 11 soulève la question de l’existence de jugements vrais et amorce une réponse en soulevant une question : est-ce que je suis un sujet connaissant? Le « je » est l’unité-identité-totalité donnée dans la conscience; un « connaissant » est celui qui effectue les opérations étudiées au fil des dix chapitres précédents; il est demandé au lecteur de trouver par lui-même et en lui-même si c’est un inconditionné de fait qu’il soit un connaissant. S’il ne répondait pas de manière affirmative, selon la formule énoncée dans Pour une méthode en théologie, il devrait admettre qu’il est irresponsable, irrationnel, inintelligent et somnambule10.

Non seulement le « je » et ses opérations cognitives doivent-elles être affirmés, mais la configuration de ces opérations doit être reconnue comme invariable, non pas, cela va de soi, en ce sens qu’aucun progrès méthodologique ne soit possible, ni en ce sens qu’on ne pourrait pas arriver à le connaître plus complètement et adéquatement, mais en ce sens que toute tentative de révision des configurations telles que connues aujourd’hui ferait appel aux opérations mêmes que la configuration prescrit.

Le chapitre 12 cherche à rendre compte de la notion de l’être. Il distingue la notion, l’idée, le concept et la connaissance de l’être. Cette connaissance se réalise dans les jugements vrais. Les concepts de l’être sont des objectivations de la notion de l’être. L’idée de l’être est le contenu de l’acte de compréhension qui comprend tout de tout. La notion de l’être est notre capacité et le besoin en nous de poser des questions relevant de la compréhension (Quoi? Pourquoi? Comment? En vue de quoi? À quelle fréquence?) et de la réflexion (En est-il bien ainsi? Êtes-vous sûr?). Cette capacité et ce besoin sont antérieurs à tout acte de compréhension et à tous les concepts et jugements. Comme nous pouvons poser un nombre illimité de questions, la notion de l’être est sans limite. Elle n’est donc pas catégoriale mais transcendantale.

Le p. Coreth m’a fait prendre conscience d’un aspect que je n’avais pas abordé dans Insight, celui des sphères de l’être. L’être réel est connu lorsque les conditions de réalisation sont des données des sens ou de la conscience. On connaît une sphère limitée de l’être lorsque les conditions de réalisation ne sont pas des données mais une exigence moindre : la sphère uniquement logique satisfait des critères de clarté, de cohérence et de rigueur; la sphère mathématique est n’importe quelle série de postulats adéquats librement choisis et de conclusions pouvant en être rigoureusement tirées; la sphère hypothétique est un cas de l’être logique qui peut vraisemblablement être pertinent pour la compréhension des données des sens et de la conscience. Enfin, il y a l’être transcendant, sujet sur lequel nous revenons au chapitre 19.

Le chapitre 13 soulève la question de l’objectivité. Cette question est centrale parce que les insights ne sont pas des intuitions. Ils ne sont pas en eux-mêmes une connaissance de ce qui peut être affirmé réellement comme une réalité. Ils ne font que saisir ce qui peut avoir de la pertinence pour ce que l’on imagine et, si ce que l’on imagine est suffisamment juste, pour une compréhension de ce qui est affirmé comme une réalité. Si la conception intuitionniste de l’insight est fautive, il faut trouver une autre signification aux mots objet, objectif et objectivité. D’où ma distinction d’une notion principale et de trois notions partielles de l’objectivité. La notion principale est que A et B sont des objets s’il est vrai que (1) A est, (2) B est et (3) A n’est pas B. De plus, s’il est vrai que A est le sujet et que B n’est pas le sujet, alors on est en présence d’un cas de relation sujet-objet. Les trois notions partielles de l’objectivité sont l’objectivité expérientielle, l’objectivité normative et l’objectivité absolue. Cette dernière est atteinte par la saisie d’un inconditionné de fait. L’objectivité expérientielle est offerte par les données en tant que présentations. L’objectivité normative est atteinte lorsque les exigences de l’intelligence et de la rationalité sont satisfaites. Si l’inconditionné de fait est représenté par le syllogisme « Si X, alors Y; or X, donc Y », alors la majeure est connue par voie d’objectivité normative, la mineure par voie d’objectivité expérientielle et l’inconditionné de fait est connu lorsque la conclusion est tirée.

L’ouvrage pourrait se terminer après le chapitre 13. Les huit premiers chapitres explorent la compréhension humaine. Les cinq chapitres suivants montrent comment discerner une compréhension correcte et rejeter une compréhension incorrecte. J’ai cependant eu le sentiment que si je m’arrêtais là, on réduirait mon travail à une théorie psychologique inapte à fonder une métaphysique. Ce genre d’argument pourrait malheureusement être formulé envers d’autres volets : une métaphysique est peut-être possible mais il est impossible de fonder une éthique; une éthique est peut-être possible mais les arguments en faveur de l’existence de Dieu ne sont pas concluants. Telle est l’origine des sept chapitres suivants et de l’épilogue. Certaines des conclusions auxquelles j’ai abouti me satisfont encore aujourd’hui; d’autres, par contre, ont dû être revues, à la lumière de nouvelles lectures, conversations et réflexions.

Je n’ai pas changé d’avis concernant les trois premiers chapitres sur la métaphysique, c’est-à-dire les chapitres 14, 15 et 16. Dans le chapitre 17, par contre, mon utilisation du mot « mythe » n’est pas conforme à l’usage courant. Le contraste que j’établissais entre le mystère et le mythe tablait sur la distinction des expressions symboliques de positions et de contrepositions. Cela était peut-être justifiable dans le contexte d’Insight, mais cela restera incompris en dehors de ce contexte, ce qui rend souhaitable une autre façon de l’exprimer. De plus, l’explication du mystère doit être complétée par les précisions du chapitre 4 de Pour une méthode en théologie sur l’expérience religieuse.

De même, le contenu de la troisième section du chapitre 17 sur la vérité de l’interprétation a trouvé une expression plus concrète dans les chapitres 7 à 11 de Pour une méthode. Une explication systématique des problèmes de l’interprétation cède la place dans ce dernier ouvrage à une série ordonnée d’indications sur ce qui doit être fait pour avancer sur la voie d’un point de vue universel. À cet égard, je mentionnerais la thèse de doctorat présentée à l’Université Fordham par Terry J. Tekippe sur The Universal Viewpoint and the Relationship of Philosophy and Theology in the Works of Bernard Lonergan. Ce travail illustre très clairement l’existence d’une position intermédiaire entre ce que j’avais établi dans Insight d’un côté, et le point de vue exposé dans Pour une méthode en théologie de l’autre.

Une des principales raisons de la différence entre ces deux ouvrages tient à mon transfert de Toronto à l’Université Grégorienne, à Rome, au cours de l’été de 1953. Durant les dix premières années de mon séjour romain, j’ai enseigné alternativement les traités sur le Verbe incarné et la Trinité à des étudiants de deuxième et de troisième années de théologie. Il y en avait environ six cent cinquante et, collectivement, de façon non individuelle mais distributive, ils semblaient avoir tout lu. C’était tout un défi. Mes professeurs de philosophie à Heythrop College m’avaient inculqué le sens de l’honnêteté. J’avais été introduit à la science moderne par l’Introduction to Logic de H.B.W. Joseph et par mon tuteur en mathématiques à Heythrop, le p. Charles O’Hara. J’étais devenu un peu existentialiste après avoir étudié A Grammar of Assent de Newman, puis thomiste sous l’influence de Maréchal médiatisée par Stefanos Stefanu et à la suite des cours de Bernard Leeming sur l’unicum esse in Christo. En pratique je m’étais familiarisé avec les travaux historiques en rédigeant ma thèse de doctorat sur la gratia operans et, plus tard, en étudiant le verbum chez Thomas d’Aquin. Insight a été le fruit de tout cela. La rédaction de cet ouvrage m’a permis d’effectuer en moi-même ce qui, depuis, a été désigné comme Die anthropologische Wende. Sans les formulations explicites rendues possibles plus tard, la métaphysique avait cessé pour moi d’être ce que le p. Coreth appelait la Gesamt- und Grundwissenshaft. Les sciences empiriques ont pu élaborer leurs notions et relations de base en l’absence de toute référence à la métaphysique. La recherche essentielle était la théorie de la connaissance et même si mon propos faisait encore appel au langage d’une psychologie des facultés, en réalité je ne subissais déjà plus son influence et je menais une analyse de l’intentionnalité.

Les nouveaux défis venaient des Geisteswissenshaften, des problèmes de l’herméneutique et de l’histoire critique, de la nécessité d’intégrer les acquis du XIXe siècle en ce domaine aux enseignements de la religion et de la théologie catholiques. Cette intégration a exigé un travail ardu dont témoignent mes écrits en latin et en anglais de cette période, ainsi que les cours de doctorat que j’ai donnés, De intellectu et methodo, De systemate et historia, et finalement De methodo theologiae. Ce qui en est résulté, c’est Method in Theology.

Dans Insight, le bien était intelligent et raisonnable. Dans Method, le bien est une notion distincte. Il est visé par les questions relevant de la délibération : Cela en vaut-il la peine? Est-ce réellement bien ou seulement en apparence? Il est désiré dans la réponse intentionnelle du sentiment aux valeurs. Il est connu dans les jugements de valeur posés par une personne vertueuse et authentique ayant une conscience droite. Il est manifesté par des décisions et leur concrétisation dans l’agir. Tout comme l’intelligence élève (sublate) les sens, tout comme la rationalité élève l’intelligence, ainsi la délibération élève et unifie du même coup le connaître et le sentir.

Également, dans Insight, l’existence et la nature de Dieu sont traitées selon la dynamique de l’ouvrage, mais cette approche est détachée du contexte explicite qui sous-tend le propos global de l’oeuvre. Dans Method, la question de Dieu est considérée comme plus importante que la formule exacte utilisée dans la réponse, et notre conscience fondamentale de Dieu ne nous vient pas de nos raisonnements ni de nos choix, mais d’abord et avant tout du don que Dieu fait de son amour. J’y soutiens que les théologies naturelle et systématique devraient être intégrées, à l’instar du Contra Gentiles et de la Summa theologiae de Thomas d’Aquin.

Enfin, ce qui était peut-être nouveau dans Insight est tenu pour acquis dans Method. Le point de départ, ce ne sont pas des faits, mais des données. Le développement est une accumulation graduelle d’insights qui se complètent, se nuancent et se corrigent l’un l’autre. La formulation situe le développement dans son contexte culturel. L’arrangement et le soupesage des éléments de preuve révèle que le jugement est possible, probable et parfois certain.


1 Heythrop College, Oxfordshire, pour les séminaristes jésuites.

2 L’ouvrage en cinq volumes de Joseph Maréchal, Le point de départ de la métaphysique : Leçons sur le développement historique et théorique du problème de la connaissance, Bruges-Louvain, Charles Beyaert, 1922-1947. Une troisième édition a paru à Paris, chez Desclée de Brouwer, en 1944-1949.

3 « St. Thomas’ Thought on Gratia Operans », Theological Studies 2, 1941, p. 289-324; 3, 1942, p. 69-88; 375-402, 533-578. Ouvrage publié sous le titre Grace and Freedom: Operative Grace in the Thought of St Thomas Aquinas, à Londres (Darton, Longman & Todd) et à New York (Herder and Herder) en 1971, et republié en 2000 comme le volume 1 des Collected Works of Bernard Lonergan chez University of Toronto Press.

4 Petrus Hoenen, « De origine primorum principiorum scientiae », « De philosophia scholastica cognitionis geometricae » et « De problemate necessitatis geometricae », Gregorianum 14, 1933, p. 153-184; 19, 1938, p. 498-514; 20, 1939, p. 19-54. La traduction anglaise de ces articles, réalisée par Michael G. Shields, est disponible sur le site www.bernardlonergan.com.

5 L’ouvrage forme le volume 2 des Collected Works of Bernard Lonergan sous le titre : Verbum : Word and Idea in Aquinas.

6 Voir mon ouvrage Method in Theology, chapitre 9, note 63 (en français, Pour une méthode en théologie, traduction sous la direction de Louis Roy, Paris, Cerf. Montréal, Fides, 1978, note 62, p. 245.

7 Herbert Fingarette, The Self in Transformation: Psychoanalysis, Philosophy and the Life of the Spirit, New York, Basic Books, 1963 et Harper & Row, 1965.

8 Un chapitre de l’ouvrage Personality Change, sous la direction de Philip Worchel et Donn Byrne, New York, 1964.

9 Voir la rubrique « réel » dans l’Index de L’insight.

10 Voir Pour une méthode en théologie, p. 30-31

 

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