Les oeuvres de Bernard Lonergan
La notion de verbe : L’image de Dieu

 

 

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L’image de Dieu

 

Voyons-nous par l’intellect Dieu parlant, puis son Verbe — c’est-à-dire le Père et le Fils — puis l’amour procédant de l’un et de l’autre, commun à l’un et à l’autre, c’est-à-dire le Saint-Esprit ?

(Augustin, De la Trinité, XV, vi, 10 – PL 42, 1064)

Or celles-ci se distinguent selon la procession du Verbe à partir de celui qui le profère, et selon celle de l’Amour qui unit l’un et l’autre[1].

(Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 93, a. 7 c.)

 

Nous avons débuté notre recherche en constatant un étrange contraste. Augustin restreint l’image de Dieu qui est en nous à la ratio superior (raison supérieure)[2]. Thomas d’Aquin restreint l’image au principium verbi, verbum, et amor (« le principe du verbe, le verbe et l’amour ») des créatures raisonnables[3]. Or selon l’opinion théologique la plus courante l’imagination humaine offre une analogie de la procession du Verbe aussi bonne que l’intellect humain, alors que l’analogie de la procession de l’Esprit-Saint demeure enveloppée de la plus profonde obscurité[4]. Il nous a semblé possible de dissiper cette obscurité liée à la seconde procession en éliminant la superficialité liée à la première procession. Nous avons consacré dans ce but quatre chapitres à une exploration des points connexes dans la métaphysique et la psychologie rationnelle de Thomas d’Aquin. Nous nous penchons maintenant sur l’imago Dei[5], qui est le propos central à la fois de la pensée de Thomas d’Aquin sur le verbum et de notre recherche.

1. Ipsum Intelligere (se comprendre soi-même)

Il y a deux visions de la connaissance radicalement opposées[6]. Pour le platonicien, la connaissance est d’abord confrontation; elle suppose la dualité du connaissant et du connu; elle consiste dans le mouvement subséquent ajouté. La supposition de cette dualité se manifeste dans l’inférence de Platon selon laquelle, puisque nous connaissons les idées, les idées existent. La conception de la connaissance comme mouvement se traduit par le dilemme de Platon : ou bien l’Idée subsistante de l’Être doit être en mouvement, ou bien elle doit être dépourvue de connaissance[7]. Le même dilemme a forcé Plotin à placer l’Un avant la connaissance; le Nous (la raison) ne pouvait être premier, parce qu’il ne pouvait pas être simple. Chez Augustin cette connaissance par confrontation apparaît dans l’affirmation que d’une certaine manière nous voyons et consultons les raisons éternelles. Chez les auteurs médiévaux dans le sillage d’Augustin, la connaissance par confrontation réapparaît dans la species impressa (l’empreinte cognitive) qui est un objet, et dans la doctrine de la connaissance intuitive, intellectuelle, des existants matériels et singuliers. Rappelons brièvement que les réalistes dogmatiques contemporains éludent le problème critique en affirmant une confrontation de l’intellect avec la réalité concrète.

Pour les aristotéliciens, par contre, la confrontation est secondaire. La connaissance est d’abord, essentiellement, perfection, acte, identité. Les sens en acte sont le sensible en acte. L’intellect en acte est l’intelligible en acte. Dans ce monde matériel, certes, outre le connaissant en acte et le connu en acte, il y a le connaissant en puissance et le connu en puissance; les deux premiers éléments sont identiques, mais les deux derniers sont distincts. Néanmoins, la puissance n’est pas essentielle à la connaissance, et la distinction n’est donc pas non plus essentielle à la connaissance. Donc, dans les substances immatérielles, la puissance est niée, tout comme la distinction par conséquent. « Dans l’ordre immatériel, le comprenant et le compris sont identiques »[8]. L’Idée subsistante d’Être de Platon devait sacrifier l’immobilité pour posséder la connaissance; mais Aristote, qui concevait la connaissance d’abord comme une identité en acte et non comme une confrontation, pouvait affirmer que son moteur immobile était doté d’une intelligence en acte.

À ces deux conceptions radicalement opposées de la connaissance correspondent deux conceptions radicalement opposées de l’intellect. Tous les êtres humains ont conscience de leurs sensations. Tous les êtres humains éduqués, à tout le moins, ont conscience de leurs pensées et par le fait même de la division des pensées en concepts, jugements et inférences. Mais seuls les aristotéliciens sont suffisamment conscients de leurs intellects pour transformer cette conscience en une explication philosophique. Entre, d’une part, les activités des sens et, d’autre part, les concepts, les jugements et les inférences qui constituent la pensée, il y a l’intellect lui-même. À la différence des choses matérielles, dont la nature ne peut être connue que par ce qu’elles font, l’intellect humain peut être connu par ce qu’il est. Sur le plan de l’efficience, il est la lumière de l’intelligence en nous, la pulsion vers l’étonnement, la réflexion, la critique, la source de toute science et de toute philosophie. Sur le plan de la réceptivité, il offre les trois aspects de la puissance, de l’habitus et de l’acte. En tant que puissance, l’intellect humain est la capacité de comprendre; il est commun à tous les humains, car même les plus stupides comprennent au moins occasionnellement. En tant qu’habitus, l’intellect humain présente cinq volets : le nous qui saisit ce qu’il y a à comprendre; l’epistêmê qui en saisit les implications; la sophia et la phronêsis réflexives qui comprennent ce qui existe et ce qui doit être fait, et enfin la technê, qui saisit comment le faire.

Ces habitus ne consistent pas dans la possession habituelle de concepts, de jugements et de syllogismes. Un sergent-major, doté d’un manuel qu’il sait par cœur, connaît ses termes, ses principes, ses raisons; il les expose avec facilité, avec promptitude, peut-être même avec plaisir; mais il est exactement le contraire d’un homme dont l’intelligence est développée. Car l’habitus intellectuel ne consiste pas en la possession d’un livre, mais en la liberté par rapport au livre. Il est en nous l’origine et la vie de la lumière et la donnée probante grâce auxquelles nous opérons par nous-mêmes. Il nous habilite à refondre les définitions, à ajuster les principes, à lancer les chaines du raisonnement dans de nouvelles perspectives selon les variations des circonstances et les exigences de l’occasion. Tout comme l’habitus intellectuel constitue une liberté à l’égard du livre, sa genèse n’est pas liée au livre. Les livres sont absents dans chaque situation originelle. Par la suite, dans chaque situation nouvelle, ce qu’il faut, c’est, non pas un livre, mais un maître, une personne qui comprend, une personne qui peut, pour les esprits lents, fragmenter l’exposé du livre ou, inversement, pour les intelligents, réduire à l’essentiel l’abondance des détails.

Les habitus intellectuels sont donc des habitus, non pas de concepts, de jugements, d’inférences, mais de compréhension; de ces habitus de compréhension résulte, avec promptitude, facilité et plaisir, l’intelligence en acte. Enfin, c’est l’intelligence en acte qui est l’intellect, connaissable et connu par ce qu’il est, et ainsi fondement et cause connus de ce qu’il fait. Pour définir, non en répétant comme un perroquet, mais intelligemment, l’intelligence doit être en acte; car la définition n’est que l’expression de l’intelligence en acte. Pour inférer, non pas comme pur exercice de logique mais afin d’apprendre, l’intelligence en acte doit se développer et exprimer son développement dans une inférence. Pour juger de manière rationnelle et responsable, l’intelligence doit, après avoir parcouru tous les éléments de preuve pertinents, passés et présents, sensibles et intellectuels, parvenir à l’acte réflexif permettant de saisir que les éléments de preuve sont suffisants pour porter un jugement.

À cette conception de l’intellect s’oppose tout simplement sa négation. Les conceptualistes ne conçoivent l’intellect humain qu’en fonction de ce qu’il fait; ils négligent ce qu’est l’intellect en amont de ce qu’il fait, pour diverses raisons. Généralement, ils ne prêtent aucune attention à l’acte de compréhension. Ils tiennent les concepts pour acquis; ils s’affairent à élaborer des arguments pour produire des certitudes; ils prolongent dans leur philosophie leurs tendances spontanées à l’extraversion, se concentrent sur la métaphysique et négligent la gnoséologie. Or il peut arriver qu’un conceptualiste prête attention au fait de la compréhension, à la différence entre les esprits intelligents et les sots, aux façons opposées d’élaborer une conception systématique et aux oppositions conséquentes dans les jugements et les inférences. Or prêter attention à un fait, ce n’est pas l’analyser. Avoir conscience de son intelligence en acte est une chose; c’en est une autre de distinguer l’agent et l’intellect possible, de comparer l’intellect possible en puissance, en habitus et en acte, d’établir une relation entre, d’une part, les données sensibles et imaginées et, d’autre part, les concepts, les jugements et les inférences. Enfin, on peut prêter attention à l’intelligence et savoir comment l’analyser mais refuser le résultat de cette analyse. il est beaucoup plus difficile de philosopher lorsqu’on a les mains liées par une multitude de faits; il est tellement plus facile d’affirmer l’existence d’une intuition intellectuelle de la réalité concrète, et d’éliminer ainsi beaucoup de problèmes, lorsque la nature exacte de l’intellect est plongée dans l’obscurité.

Telles sont les positions fondamentales. Les platoniciens conçoivent la connaissance comme étant d’abord confrontation, mais les aristotéliciens la conçoivent d’abord comme perfection, acte, identité; les conceptualistes ne connaissent l’intellect humain que par ce qu’il fait, alors que les intellectualistes connaissent et analysent non seulement ce que l’intelligence en acte fait, mais aussi ce qu’elle est.

Il ne faut pas s’étonner que les conceptualistes, qui ne prêtent pas attention à leurs propres actes de compréhension, ne remarquent pas la présence d’une telle attention chez Aristote et Thomas d’Aquin. Les conséquences logiques d’une telle omission ont, heureusement pour mon propos, été formulées par écrit[9]. Les formes d’Aristote ne sont-elles pas tout simplement les Idées de Platon, détachées de leur ciel noétique, et introduites dans les choses matérielles? L’abstraction aristotélicienne n’est-elle pas tout simplement une fabrication psychologique, inventée pour nous faire connaître les Idées platoniciennes insérées dans les choses matérielles? Ajoutons une troisième question : N’est-ce pas verser dans le goût de la complexité à la Rube Goldberg que d’établir des distinctions entre l’intellect agent, le phantasme illuminé, l’intellect possible, la species intelligible, l’intellect comme production, la parole intérieure et l’intellection comme connaissance, alors que tout cela résulte du même regard spirituel sur l’universel que Jean Duns Scot et Guillaume d’Ockham ont atteint de manière tellement plus simple et directe? J’espère que les interprètes conceptualistes d’Aristote et de Thomas d’Aquin liront et étudieront le livre du p. Day et seront amenés à adopter quelque chose de mieux que ses suppositions et les leurs.

Pour l’intellectualiste, certes, il est impossible de confondre la forme aristotélicienne avec l’Idée platonicienne. La forme est l’ousia qui n’est pas un universel[10], mais une cause de l’être[11]. Ontologiquement, elle est intermédiaire entre, d’une part, la multiplicité et le flux matériels et, d’autre part, cette unité intelligible et déterminée que nous appelons ens, unum et quid. C’est la forme qui fait que la matière est une chose. Du point de vue de la connaissance, la forme est connue par la connaissance de la réponse à la question : Pourquoi ces données sensibles doivent-elles être conçues comme appartenant à une chose, à un homme, à une maison[12]? Or la connaissance du pourquoi et la connaissance de la cause, comme la connaissance de la raison et la connaissance de la véritable raison, constituent des descriptions de l’acte de comprendre. De même que la forme est une médiation causale entre la matière et la chose, la compréhension est une médiation causale entre les données sensibles et la conception. Par un coup de génie, Aristote a remplacé l’anamnèse mythique de Platon par un fait psychologique et, pour décrire le fait psychologique, il a éliminé les Idées subsistantes pour introduire les causes formelles dans les choses matérielles. Pour compléter la réponse au p. Day, il nous suffit de remarquer que l’intellect est d’abord compréhension et que cette compréhension du matériel est universelle[13].

Comme la forme aristotélicienne diffère de l’Idée platonicienne, ainsi la substance séparée aristotélicienne diffère de l’Idée séparée platonicienne. L’Idée séparée est ce qui est connu par une confrontation dans la conception. La substance séparée est à la fois forme pure et acte pur de compréhension. Lorsque nous comprenons, nous comprenons par rapport aux données sensibles. Or les substances séparées comprennent et sont dépourvues de sens. Comme leur compréhension n’est pas compréhension de telle ou telle présentation sensible, elle est acte et non puissance, et ne se déploie pas par confrontation avec l’autre, mais par et dans une identité avec elle-même. « En ce qui concerne les réalités immatérielles, il y a identité du pensant et du pensé »[14]. Aristote n’a pas anticipé Hegel pour soutenir que l’Absolu pense une pensée relative. Il a extrapolé à partir de l’insight dans le phantasme pour affirmer une compréhension pure non limitée par les présentations sensibles. Si vous objectez que les interprètes modernes traduisent noêsis noêseôs par « pensée de la pensée », j’admets volontiers ce que cela implique, c’est-à-dire que les interprètes modernes supposent qu’Aristote était un conceptualiste. Mais je répliquerai que les traducteurs médiévaux ont écrit, non pas « cogitatio cogitationis » (pensée de la pensée) mais « intelligentia intelligentiae » (intellection de l’intellection)[15]. Il semble donc que les traducteurs médiévaux ne considéraient pas Aristote comme un conceptualiste.

Thomas d’Aquin a entériné et développé la pensée d’Aristote. Il a repris la distinction entre l’intellect agent et l’intellect possible, la dépendance de l’intellect possible à l’égard du phantasme, l’explication de sa puissance, de ses habitus, de ses actes, et la distinction entre les deux opérations de l’intellect. Partant de la spéculation augustinienne sur la procession de la parole intérieure, il a été amené à distinguer beaucoup plus nettement qu’Aristote entre l’intelligence en acte et ses produits, la définition et le jugement. Mais sa dette majeure concerne la théorie augustinienne du jugement et son appel aux raisons éternelles; Thomas d’Aquin a transposé cet appel en sa propre « participation créée à une lumière non créée » pour assurer à la théorie aristotélicienne de la connaissance par identité la possibilité d’une auto-transcendance dans l’intellect fini[16]. De sa propre initiative, Thomas d’Aquin a identifié la species intelligible à l’habitus intellectuel pour relier la species à l’intelligere comme la forme à l’esse[17], parallèle qui suppose une saisie de la distinction réelle entre l’essence finie et l’existence[18]. Alors qu’Aristote ne reconnaît qu’une sorte de substances séparées, Thomas d’Aquin élabore des théories distinctes de Dieu comme ipsum intelligere (qui se comprend lui-même) et des anges, chez qui l’essence, l’existence, l’intellect et l’intelligere sont réellement distincts[19]. À partir des Sentences il se met à apprécier l’avantage qu’offre la théorie de la connaissance par identité pour concilier la simplicité divine avec la connaissance divine[20]. À partir des Sentences il prend conscience du problème que la connaissance par identité soulève pour la connaissance de l’autre[21]. Il faut toutefois noter chez lui une influence accrue de l’aristotélisme. Dans les Questions disputées sur la vérité il fait appel à l’immatérialité comme principe à la fois du connaître et de l’être connu[22]; dans la Somme contre les Gentils l’immatérialité n’est qu’un argument parmi beaucoup d’autres[23], avec d’abondantes considérations aristotéliciennes[24]; dans la Somme théologique, cette exubérance est émondée. Les sens diffèrent du sensible, l’intellect diffère de l’intelligible, seulement dans la mesure où ils ont en puissance. Mais en Dieu il n’y a pas de puissance. Par conséquent, en Dieu, la substance, l’essence, l’esse, l’intellect, la species, l’intelligere sont une seule et même réalité[25]. De fait, dans la connaissance que Dieu a de lui-même, il est impossible de dire que le connaissant et le connu sont similaires, car la similitude suppose une dualité et, avant d’atteindre à une doctrine trinitaire, on sait tout au plus que Dieu est un[26].

Lorsque Thomas d’Aquin parle de Dieu comme ipsum intelligere, veut-il dire que Dieu est un pur acte de compréhension? C’est à cette conclusion qu’aboutissent les quatre chapitres précédents. Or à cet argument cumulatif s’ajoute l’impossibilité que Thomas d’Aquin ait voulu dire autre chose. Soit l’ipsum intelligere est analogue à la sensation, soit il est analogue à la compréhension, soit il est analogue à la conception, soit il est analogue à rien de ce que nous connaissons. Personne n’affirmera que l’ipsum intelligere est analogue à la sensation. Mais il ne saurait être analogue à la conception; car c’est le dicens, le dicere, le verbum (le disant, le dire, la parole) de la théorie trinitaire qui est analogue à la conception; la lumière naturelle de la raison peut démontrer l’ipsum intelligere, mais non la doctrine trinitaire. En outre, dans la doctrine trinitaire l’intelligere est l’acte essentiel commun au Père, au Fils et à l’Esprit, alors que le dicere est l’acte notionnel propre au Père. Enfin, il y a un connaître divin antérieur, dans l’ordre de la conception, à l’expression divine du verbum : « le concept intérieur procède d’un principe : la connaissance de l’esprit qui le conçoit » [27]; et cette connaissance antérieure, cette notitia antérieure, ne peut être conceptuelle. Elle ne peut être conceptuelle en puissance, car en Dieu il n’y a pas de puissance ; elle ne peut être conceptuelle en habitus, car en Dieu il n’y a pas d’habitus ; elle ne peut être conceptuelle en acte, car alors la conception en acte serait antérieure à elle-même. Mais si l’ipsum intelligere n’est analogue ni à la sensation ni à la conception, ce n’est pas une solution de dire qu’elle n’est analogue à rien que nous connaissions ; car ce qui est inconnu ne saurait être signifié ni même nommé[28]. Il reste que l’ipsum intelligere est analogue à la compréhension, que Dieu est un acte de compréhension infini et substantiel, que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que l’Esprit-Saint est Dieu, de sorte que chacun est le seul et même acte infini et substantiel de compréhension, et enfin que, bien que chacun soit le pur acte de compréhension, seul le Père comprend en tant qu’il prononce le Verbe[29].

2. La nécessité De la parole intérieure

Nous avons commencé notre recherche en énumérant sept éléments du concept thomiste de parole intérieure. Nous avons suffisamment élucidé six de ces éléments. Il nous reste à traiter de la nécessité de la parole intérieure.

Mentionnons d’abord brièvement quelques points élémentaires. Le concept de verbum employé dans le Commentaire sur les Sentences n’entre pas dans notre propos. La pensée de Thomas d’Aquin sur cette question n’avait pas encore atteint sa maturité dans cet ouvrage[30]. Nous ne nous intéressons pas ici à la nécessité d’un objet pour un acte cognitif. S’il y a un intelligere (comprendre), il doit y avoir un intellectum (compris) et un intelligens (comprenant); mais cela ne prouve pas la nécessité d’un verbum (parole intérieure); car une parole intérieure comporte deux volets : elle est non seulement intellectum (ce qui est compris), mais aussi expressum ab alio (ce qui est exprimé par autre chose)[31]. Nous ne nous intéressons pas à la nécessité de l’occurrence de la parole intérieure dans notre esprit. C’est parfaitement simple : dès qu’une personne comprend, la cause proportionnée de la parole intérieure existe; dès que cette cause existe, l’effet en découle, à moins qu’un empêchement ne survienne; or aucun empêchement ne peut survenir entre la compréhension et sa parole intérieure[32]. Par conséquent, une fois admis que nous comprenons, il s’ensuit nécessairement que nous prononçons une parole intérieure. Nous ne nous intéressons pas à la nécessité quoad se (en soi) du Verbe en Dieu; tout ce qui est en Dieu est nécessaire. Mais nous nous intéressons à la nécessité essentielle de la parole intérieure en nous; pourquoi notre connaissance exige-t-elle nécessairement des paroles intérieures? Nous nous intéressons également à la nécessité quoad nos (par rapport à nous) d’une parole intérieure dans la connaissance que Dieu a de lui-même et dans la connaissance que Dieu a de l’autre. Pourquoi ne pouvons-nous pas établir avec la lumière de la raison qu’il y a un Verbe en Dieu? Même si le théorème d’Aristote affirmant que la connaissance se produit par identité exclut la possibilité de démontrer l’existence du Verbe à partir de la connaissance que Dieu a de lui-même, pourquoi ne pouvons-nous pas démontrer cette existence à partir de la connaissance que Dieu a de l’autre?

La nécessité essentielle des paroles intérieures en nous se manifeste chez Thomas d’Aquin tout de suite après la période des Sentences. Dans les Questions disputées sur la vérité le parallèle aristotélicien entre la nature et l’art est complété par un parallèle entre l’intellect spéculatif et l’intellect pratique. L’intellect pratique élabore des plans, des desseins, des programmes. Ces plans, par exemple ceux de l’architecte, sont la forme d’où procède l’opération externe. Mais ils ne peuvent être la forme d’où procède la pensée qui élabore les plans. Il doit y avoir une forme antérieure, l’habitus intellectuel de l’art, qui est à la pensée ce que les plans élaborés sont à l’opération extérieure. Or si la nature et l’art sont parallèles, de sorte que la nature est tout simplement l’œuvre d’art de Dieu, il y aura un parallèle entre la connaissance spéculative de la nature et la connaissance pratique de l’art. De même que l’habitus de l’art entraîne l’élaboration de plans dont découle la production des artefacts, l’habitus spéculatif ou forme, grâce à quoi nous comprenons en acte, entraîne la quidditas formata (quiddité formée) et la compositio vel divisio (composition et division) grâce auxquelles nous parvenons à la connaissance des choses externes[33]. Il va sans dire que ce rôle intermédiaire de la parole intérieure entre la compréhension et la chose extérieure est réaffirmé dans toutes les œuvres ultérieures de Thomas d’Aquin[34].

La question de la nécessité essentielle des paroles intérieures en nous revient donc à une interrogation sur la nécessité essentielle d’un ajout des paroles intérieures aux actes de compréhension pour parvenir à la connaissance des choses extérieures. Nous obtiendrons la réponse en comparant l’objet de la compréhension avec les choses extérieures. Or l’objet premier et propre de la compréhension, « ce qui est connu dans la mesure où l’on comprend », doit être simplement intelligible; par conséquent, l’objet proportionné de nos intellects est la quidditas rei materialis (la quiddité de la chose matérielle). Cette quiddité est abstraite de la matière individuelle, car la matière individuelle n’est pas intelligible en soi mais seulement dans sa relation à l’universalité en soi des formes qu’elle individue. En outre, la quiddité est abstraite de l’existence contingente, car l’existence contingente est intelligible, non pas en soi, mais dans sa relation à l’Existant nécessairement, qui est cause finale, exemplaire et efficiente des êtres contingents. La nécessité essentielle des paroles intérieures dans nos intellects est la nécessité d’effectuer la transition de la quiddité de la chose matérielle (quidditas rei materialis), pré-conceptuelle, premièrement vers la chose (res), deuxièmement vers la chose particulière (res particularis), troisièmement vers la chose particulière existante (res particularis existens). La transition de la quiddité de la chose à la chose, par exemple de l’humanité (humanitas) à l’homme (homo), se produit dans la conception, où émerge la connaissance naturelle que l’intellect a de l’être (ens). À cette étape, la compréhension passe de l’identité avec son objet pré-conceptuel à la confrontation avec son objet conçu; mais jusqu’ici l’objet est seulement objet de pensée. La deuxième étape est une réflexion sur le phantasme qui nous permet de signifier le singulier matériel, mais non de le comprendre et de l’expliquer par une définition. À cette étape l’intellect passe d’un objet de pensée universel à un objet de pensée particulier. Enfin, grâce à un acte de compréhension réflexive qui embrasse toutes les données pertinentes, sensibles et intelligibles, présentes et remémorées, et qui saisit la proportion de la compréhension à l’ensemble de l’univers, est proféré le jugement d’existence par lequel on connaît la réalité concrète.

Abordons notre deuxième question. Pourquoi la raison naturelle ne peut-elle pas démontrer l’existence du Verbe divin à partir de la prémisse de la connaissance que Dieu a de lui-même? Premièrement, la démonstration ne peut s’effectuer par une mise en contraste de l’objet propre de la compréhension avec l’essence divine. Dieu est simplement intelligible. Il est forme pure identique à l’existence. Il n’y a pas de distinction entre son essence ou son existence, son intellect, sa compréhension[35]. Il n’y a même pas de distinction entre son être naturel (esse naturale) et son être intelligible (esse intelligibile)[36]. Deuxièmement, la démonstration ne peut s’effectuer sur la base d’un raisonnement établissant que sans parole intérieure il n’y aurait pas de confrontation entre le sujet et l’objet. Car on ne peut démontrer qu’une telle confrontation soit essentielle à la connaissance. Primordialement et essentiellement, la connaissance se fait par identité. La lumière naturelle de la raison n’ira jamais au-delà de cette identité en démontrant la nature de la connaissance que Dieu a de lui-même dans son infinie simplicité.

Nous en venons à la troisième question. Si la connaissance que Dieu a de lui-même n’exige pas une parole intérieure, selon les paramètres de la théologie naturelle, parce que le connaissant est pure compréhension, que le connu est simplement intelligible et que la connaissance se fait par identité, il semble cependant que la connaissance que Dieu a de l’autre exige une parole intérieure. Car l’autre n’est pas simplement intelligible, il n’est pas toujours en acte, et il n’est pas identique au connaissant. En outre, ce qui confirme ce raisonnement, Thomas d’Aquin a écrit quelques-uns de ses plus beaux passages sur le verbum en parlant de la connaissance que Dieu a de l’autre[37]. Nous pouvons étayer également ce raisonnement en évoquant la doctrine familière selon laquelle les éléments secondaires de la vision béatifique sont connus in Verbo (dans le Verbe).

Commençons par examiner les arguments de confirmation. L’association du Verbe divin et des Idées divines appartient à l’ensemble de la tradition platonicienne chrétienne[38] et remonte à la conception, exprimée par Philon, du Logos comme contenant les Idées[39]. On ne peut donc pas affirmer que Thomas d’Aquin a été conduit par une exigence intrinsèque de sa propre pensée à traiter du verbum en rapport avec les idées divines. Il se peut qu’une telle exigence existe; il se peut aussi qu’il ne s’agisse que d’une association traditionnelle. Dans ce dernier cas, les arguments de confirmation ne confirment rien, et cette seconde hypothèse est probablement la bonne. La thèse platonicienne voulant que la connaissance s’opère par confrontation a amené les scolastiques tardifs à attribuer aux idées un esse obiectivum (une existence objective)[40]. Thomas d’Aquin se garde bien de commettre cette erreur, certes, et on peut s’attendre à ce qu’il applique le théorème aristotélicien de la connaissance par identité pour concilier la simplicité divine à la connaissance que Dieu a de ce qui n’est pas lui.

Pour traiter cette question le plus commodément possible[41], nous procéderons en deux temps : premièrement, nous établirons des distinctions à propos de notre connaissance; deuxièmement, nous passerons du modèle fini à Dieu. S’agissant de notre connaissance, distinguons 1) la chose avec ses virtualités, 2) l’acte de compréhension avec ses objets primaire et secondaire, 3) l’expression de l’objet primaire et de l’objet secondaire dans des paroles intérieures. Par exemple, l’âme humaine est formellement une âme intellective, subsistante. Immortelle; elle n’est pas formellement une âme sensitive ni une âme végétative; mais elle possède virtuellement la perfection des âmes sensitives et végétatives, sans en partager les imperfections. Toutefois, lorsque nous comprenons l’âme humaine, nous comprenons une âme intellective comme objet primaire et l’âme sensitive et l’âme végétative comme objet secondaire; les deux objets sont compris formellement et effectivement, mais l’objet secondaire est compris dans l’objet primaire et en vertu de la compréhension de l’objet primaire. En outre, une fois que la compréhension de l’âme humaine s’est développée, il y a non pas deux actes de compréhension mais un seul, qui porte premièrement sur l’âme intellective et qui, secondairement, dans la perfection de l’âme intellective, porte sur les âmes sensitive et végétative. Enfin, notre acte unique de compréhension s’exprime en de nombreuses paroles intérieures, dans lesquelles sont définies les âmes intellective, sensitive et végétative et les relations entre elles; en outre, ces paroles intérieures sont l’esse intelligibile (l’être intelligible) ou l’esse intentionale (l’être intentionnel) de l’âme, en tant qu’entités distinctes de l’esse naturale (l’être naturel) de l’âme elle-même et de l’esse intellectum (l’être compris), qui est une dénomination extrinsèque d’un intelligere de l’âme, soit réel, soit intentionnel.

Or, selon l’analyse thomiste, l’essence divine est elle-même formellement mais elle contient éminemment toute perfection. L’acte divin de compréhension porte premièrement sur l’essence divine et secondairement sur ses virtualités[42]. Le Verbe divin qui est proféré est un, mais ce qui est proféré dans ce Verbe unique est tout ce que Dieu connaît[43]. En outre, l’essence divine, l’acte divin de compréhension et le Verbe divin considérés absolument sont une seule et même réalité; il ne peut donc y avoir de distinction réelle entre « contenu éminemment dans l’essence » et « objet secondaire de la compréhension » ou entre chacune de ces deux expressions et « proféré dans l’unique Verbe ». De plus, le fait d’être proféré dans l’unique Verbe ne confère pas aux idées un être intelligible qu’elles ne possèderaient pas autrement; car en Dieu l’être naturel et l’être intelligible sont identiques[44]. Il reste que la connaissance que Dieu a de l’autre ne fournit pas de prémisse permettant d’établir par la raison naturelle la procession du Verbe divin. La pluralité des idées divines au sein de la simplicité divine s’explique par un acte de compréhension infini saisissant comme objets secondaires les perfections contenues éminemment dans l’essence divine et virtuellement dans la toute-puissance divine[45]. Nous pouvons « comprendre plusieurs choses comme une unité »[46] : cela est encore bien plus vrai de Dieu.

Par conséquent, même si notre intelligere est toujours un dicere, on ne peut démontrer qu’il en est de même pour Dieu[47]. Certes, nous pouvons démontrer que Dieu comprend, car la compréhension est pure perfection, mais nous ne pouvons que conjecturer la manière dont Dieu comprend et nous ne pouvons donc prouver l’existence d’un Verbe divin[48]. La théorie trinitaire psychologique ne constitue par une conclusion démontrable mais plutôt une hypothèse qui s’accorde avec la révélation divine sans exclure la possibilité d’autres hypothèses[49]. Enfin, Thomas d’Aquin écrit d’ordinaire non à titre de philosophe, mais comme théologien; il se contente donc habituellement une vérité simple, soit que dans tous les intellects se déploie une procession d’un verbe intérieur[50].

3. Eo Magis Unum (« plus la procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe »)

Duns Scot semble n’avoir eu aucune difficulté à évoquer les processions divines comme des productions[51]. Thomas d’Aquin se montre beaucoup plus circonspect. Dans la Somme théologique, il définit dicere et notionaliter diligere (aimer au sens notionnel) en fonction de la causalité[52]; il insère également des énoncés où la procession d’une personne est exprimée par la désignation de la production[53]; mais il semble clair que la pensée de Thomas d’Aquin évite tout à fait de concevoir les processions divines comme des productions[54]. Ainsi, il attribue les erreurs d’Arius et de Sabellius à leur conception erronée des processions divines en termes d’agent et d’effet[55]; et il considère la cause efficiente aristotélicienne, « principium agendi in aliud » (principe de l’action dans un autre), comme se rapportant, non pas aux processions divines, mais seulement à la production des créatures[56]. Mais cela est déconcertant. Est-il vrai ou faux que que dicere (dire) c’est producere verbum (produire le verbe)? Ou bien cela serait-il vrai en nous mais non en Dieu? Dans ce cas, qu’est-ce que la procession divine? Nous allons tenter de répondre à cette question en trois étapes qui pourront être brèves, puisque le sujet a déjà été abordé au troisième chapitre.

Aristote conçoit la cause efficiente comme « le principe ou le commencement du mouvement ». et il conçoit la nature comme « ce qui possède en soi-même le principe de son mouvement et de son repos »[57]. Manifestement, la cause efficiente et la nature sont complémentaires et opposées. Une cause efficiente ne peut être une nature; une nature ne peut être une cause efficiente; car dans la mesure où le mouvement procède en soi d’un principe à l’intérieur du sujet où le mouvement se produit, le principe est une nature; mais dans la mesure où le mouvement procède d’un principe à l’intérieur d’un autre sujet, le principe est une cause efficiente; et dans la mesure où le mouvement procède par accident (per accidens) d’un principe à l’intérieur du sujet où le mouvement se produit, le principe est là aussi une cause efficiente. Or ces définitions ne sont pas entièrement satisfaisantes[58]; ce sont toutefois les définitions d’Aristote; et elles expliquent entièrement que Thomas d’Aquin ait refusé de concevoir les processions divines comme relevant de la causalité efficiente. Le Verbe qui procède et l’Amour qui procède ne viennent pas d’un principe extrinsèque à Dieu; et ils ne viennent pas non plus par accident d’un principe intrinsèque à Dieu; ils ne viennent donc pas d’une cause efficiente telle que la concevait Aristote.

Deuxièmement, Thomas d’Aquin a élaboré une notion de causalité efficiente plus générale que celle définie par Aristote. Ainsi, les notions de principium operati, principium effectus, processio operati (commencement de l’opération, principe effectif, procession de l’opération), incluent l’idée de production mais n’incluent pas les restrictions aristotéliciennes du in alio vel qua aliud. L’acte de compréhension est à l’intellect possible, l’acte d’amour est à la volonté ce que l’acte est à la puissance, ce que la perfection est à son perfectible; la procession est une processio operationis et ne peut être analogue à aucune procession réelle en Dieu. Mais la parole intérieure est à notre intelligence en acte ce que l’acte est à l’acte, la perfection à la perfection proportionnée; en nous la procession est processio operati (); en nous dicere (dire) est producere verbum (produire la parole), même si cet acte est naturel et ne relève pas de la causalité efficiente aristotélicienne. Dans la mesure où dicere n’implique pas l’imperfection de la processio operationis (procession de l’opération), il présente une analogie avec la procession divine[59].

Troisièmement, est-ce que le « dire » de Dieu « produit une parole »? Y a-t-il en Dieu une « procession de l’opération »? Évidemment, il y a une énorme différence entre la procession d’une parole intérieure en nous et la procession du Verbe en Dieu. En nous, il y a deux actes, premièrement un acte de compréhension, et deuxièmement, un acte réellement distinct de définition ou de jugement. En Dieu il n’y a qu’un acte. Or, en plus de noter ce fait plutôt évident, Thomas d’Aquin a voulu expliquer la raison de la différence : « Ce qui procède par procession ad extra, et le principe dont il procède, sont nécessairement divers. Ce n’est plus le cas pour ce qui procède intérieurement par processus intellectuel : ici au contraire, plus la procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe »[60]. On pourrait objecter que, plus le principe et le terme d’une procession se rapprochent de l’identité, plus la procession elle-même s’estompe. Mais une telle interprétation ne tiendrait pas compte de ce que Thomas d’Aquin lui-même affirme avec insistance. La procession divine ne trouve d’analogie que dans les créatures rationnelles. La propriété de l’équation « plus la procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe »[61] ne concerne pas n’importe quelle procession ad intra (de l’intérieur), mais seulement la procession intelligible. Dans la Somme contre les Gentils Thomas d’Aquin se penche tour à tour sur les minéraux, les plantes, les animaux, les êtres humains, les anges et Dieu pour montrer que dans la réflexion intellectuelle parfaite le principe et le terme sont identiques sans que soit éliminée la réflexion ni, par conséquent, la procession[62]. Dans la Somme il insiste sur ce point : « par manière d’émanation intellectuelle »[63], « par processus intellectuel »[64], « par mode intellectuel »[65], « selon l’opération intellectuelle »[66].

Manifestement, Thomas d’Aquin pensait qu’il énonçait là une vérité importante. De quoi s’agit-il ? Il y a deux aspects de la procession d’une parole intérieure en nous : l’aspect de la production – l’intelligence en acte est proportionnée à la production de la parole intérieure - et l’aspect intelligible : les paroles intérieures ne procèdent pas selon la pure spontanéité naturelle avec laquelle n’importe quel effet procède de n’importe quelle cause ; ils procèdent selon une rationalité réflexive ; ils procèdent non simplement d’une cause suffisante mais de fondements suffisants connus comme suffisants et parce qu’ils sont connus comme suffisants. Je peux imaginer un cercle et je peux définir un cercle. Dans les deux cas se déploie une causalité efficiente. Mais le deuxième cas fait appel à quelque chose de plus. Je définis le cercle parce que je saisis dans les données imaginées que, si les rayons sont égaux, la courbe plane doit être uniformément ronde. La parole intérieure qui définit n’est pas seulement causée par l’acte de compréhension mais elle existe en raison de cet acte. Sous le premier aspect, la procession est processio operati (procession de l’opération). Sous le deuxième aspect, elle est processio intelligibilis (procession intelligible). De même, l’acte de jugement en nous est causé par un acte de compréhension réflexive, et il est donc processio operati. Mais ce n’est pas tout. La procession du jugement ne peut être comparée à la procession à partir de la force électromotrice ou de l’action chimique ou du processus biologique ou même de l’acte sensitif. Le jugement n’est le jugement que s’il procède de la saisie intellectuelle des éléments de preuve suffisants en tant qu’ils sont suffisants. Sa procession est aussi une processio intelligibilis.

Que veut donc dire Thomas d’Aquin lorsqu’il écrit : « Ce qui procède par procession ad extra, et le principe dont il procède, sont nécessairement divers. Ce n’est plus le cas pour ce qui procède intérieurement par processus intellectuel : ici au contraire, plus la procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe » ? Il ne veut pas dire qu’il peut y avoir production, à proprement parler, lorsque le principe et le produit sont absolument identiques. Il veut dire qu’il peut y avoir processio intelligibilis sans diversité absolue, qu’en réalité plus la processio intelligibilis est parfaite, plus elle se rapproche de l’identité. En nous la parole intérieure relève de l’acte de compréhension par une processio intelligibilis qui est aussi une processio operati, car notre parole intérieure et notre acte de compréhension sont deux entités absolues réellement distinctes. En Dieu le verbe intérieur procède d’un acte de compréhension par une processio intelligibilis qui n’est pas une processio operati, du moins dans la mesure où la compréhension divine et le Verbe divin ne sont pas deux entités absolues réellement distinctes.

On peut douter qu’une pure processio intelligibilis soit une véritable procession. Si A est à cause de B sans être causée par B, la dépendance de A envers B semble être purement mentale. Il est vrai qu’une processio intelligibilis ne peut être réelle que dans un esprit. Par contre, dans un esprit elle est nécessairement réelle ; tout comme l’esprit lui-même et ses opérations sont réels, ainsi la procession intelligible dans l’esprit et les relations d’origine qui en découlent sont réelles. « Mental » ne s’oppose à « réel » que si on fait abstraction de la réalité de l’esprit.

De fait, la procession divine du Verbe n’est pas seulement réelle mais elle est aussi une génération naturelle[67]. En nous, il n’en est pas de même. Notre intellect n’est pas notre substance ; nos actes de compréhension ne sont pas notre existence ; et ainsi nos définitions et nos affirmations ne sont pas l’essence et l’existence de nos enfants. Nos paroles intérieures ne sont que des pensées, que l’esse intentionale (l’être intentionnel) de ce que nous définissons et affirmons, qu’intentio intellecta (visée intelligible) et non res intellecta (chose intelligible)[68]. Mais en Dieu l’intellect est substance et l’acte de compréhension est acte d’existence ; par conséquent, le Verbe qui procède en lui est de même nature et de même substance que son principe[69], la pensée qu’il a de lui-même est lui-même, et l’intentio intellecta qu’il a de lui-même est aussi la res intellecta[70]. De même qu’il y a analogie de l’ens et de l’esse, il y a aussi analogie de l’est procédant intelligiblement. En nous, est n’est qu’une pensée, un jugement. En Dieu, non seulement l’ipsum esse est l’océan de toute perfection[71], saisi de façon exhaustive par l’ipsum intelligere[72], dans une totale identité[73], mais encore il s’exprime parfaitement dans un seul Verbe. Ce Verbe est pensée, définition, jugement et cependant il est de même nature que Dieu dont la substance est intellect. Par conséquent, il n’est pas pure pensée opposée à la chose, pure définition opposée au défini, pur jugement opposé à ce qui est jugé. Non moins que ce qu’il exprime de façon parfaite, il est lui aussi l’océan de toute perfection. Toutefois, bien que l’esse infini et l’est infini soient absolument identiques, il y a vraiment, néanmoins, une procession intelligible. Le Verbe divin est à cause de la compréhension divine s’exprimant, « eo magis unum, quo perfectius procedit » (plus la procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe).

4. Amor procedens (l’amour qui procède)

Une compréhension complète non seulement saisit l’essence et, dans l’essence, toutes les propriétés, mais affirme également l’existence et la valeur ; de même, à partir de l’expression de soi de la compréhension dans le jugement de valeur, une procession intelligible d‘amour se produit dans la volonté. Il en est ainsi manifestement, car s’il n’y avait pas dans la volonté une procession intelligible d’amour à partir de la parole de l’intellect, il serait impossible de définir la volonté comme appétit rationnel. L’appétit naturel est aveugle ; l’appétit sensitif est spontané ; mais l’appétit rationnel ne peut être mû que par le bien que la raison détermine comme bien. Puisque la volition exige une procession intelligible de l’intellect, le péché n’est pas un acte dans la volonté mais un manque à agir ; un manque à vouloir accomplir le bien qui est commandé, ou à vouloir inhiber les tendances qui sont jugées mauvaises. Puisque la volition requiert une procession intelligible de l’intellect, le pécheur éprouve une inquiétude subtile qui le pousse à rechercher une véritable paix de l’âme dans le repentir ou une paix factice dans une rationalisation qui corrompt la raison, en dépeignant le faux sous les apparences du vrai et le mal sous les apparences du bien. Enfin, aussi controversée soit la question : y a-t-il une processio operati de la parole de notre intellect vers l’acte de notre volonté, il est indéniable qu’il y a une processio intelligibilis de la parole de l’intellect à l’acte de l’appétit rationnel[74].

Voyons maintenant quelles explications donne Thomas d’Aquin de la procession du Saint-Esprit. Dans la Somme contre les Gentils, 4, c. 19, il se demande : « Comment comprendre ce qui est dit de l’Esprit-Saint ? » Dans le premier paragraphe, il énonce son propos. Dans les trois paragraphes suivants, il examine la nature de l’amour. Dans les paragraphes 5 à 12, il applique son analyse à la doctrine de l’Esprit-Saint. L’examen de la nature de l’amour suit trois étapes : premièrement, Thomas d’Aquin affirme que chaque personne qui pose des actes de compréhension possède une volonté ; deuxièmement, il démontre que l’acte fondamental, auquel se réduisent tous les autres actes de la volonté, est l’amour ; troisièmement, il souligne la différence entre la présence de l’aimé dans l’intellect et sa présence dans la volonté de l’amant ; dans l’intellect, l’aimé est présent « per similitudem speciei » (par similitude de l’espèce) ; dans la volonté, il est présent dynamiquement, comme le terme d’un mouvement dans le principe proportionné du mouvement.

Mais quelle est cette présence dynamique? De quelle manière le terme d’un mouvement se trouve-t-il dans le principe moteur de ce mouvement? Manifestement, par la causalité finale : la fin détermine l’agent. Par conséquent, « de même qu’influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de même influer, pour la cause finale, c’est être recherché et désiré[75] ». Du terme du mouvement résulte par causalité finale un appeti du terme; or, l’appeti du terme se trouve non pas dans le terme mais dans le principe moteur. Pareillement, c’est par la causalité finale que l’amari propre à l’aimé résulte de l’aimé; et cet amari de l’aimé se trouve non pas dans l’aimé mais dans l’amant. En outre, l’appeti du terme dans le principe moteur est un acte qui ne fait qu’un avec l’appetere du principe moteur à l’égard du terme; également, l’amari de l’aimé chez l’amant est un acte qui ne fait qu’un avec l’amare de l’amant envers l’aimé. Par conséquent, « L'aimé est dans l'amant pour autant qu'il est aimé »[76]; « 'amour transforme l'amant en l'aimé, dans la mesure où l'amant est mû par l'amour vers la chose aimée elle-même »[77]. Enfin, si la présence de l’aimé chez l’amant est exactement la même entité que l’acte d’amour chez l’amant, pourquoi Thomas d’Aquin s’en préoccupe-t-il ? Manifestement, c’est qu’il veut déterminer la nature de l’amour et montrer ainsi que la procession de l’Amour ne constitue pas une génération comme la procession du Verbe. L’objet de l’intellect est dans l’intellect « per similitudinem speciei » (par similitude de l’espèce », mais l’objet de la volonté ou de l’amour est dans la volonté non par reproduction mais comme un but se trouve dans la tendance vers le but[78].

Les paragraphes 5 à 12 de la Somme contre les Gentils, 4, c. 19, appliquent l’analyse précédente. 1) Puisque Dieu comprend, il a nécessairement une volonté ; cette volonté ne peut être réellement distincte, ni de la substance divine, ni de l’intellect divin. 2) La volonté de Dieu ne peut être pure puissance ou pur habitus; elle est nécessairement en acte; et puisque l’acte fondamental de la volonté est l’amour, elle est nécessairement aimante en acte. 3) L’objet propre de l’amour divin est la bonté divine qui est identique à Dieu; or l’amour est une présence dynamique; l’amour de Dieu pour Dieu implique donc la présence dynamique de Dieu en Dieu. En outre, puisqu’en Dieu aimer, vouloir et être sont identiques, la présence dynamique de Dieu en Dieu n’est pas pure présence dynamique mais Dieu même. De même que la pensée de Dieu en Dieu n’est pas une simple pensée mais Dieu lui-même, l’amour de Dieu en Dieu n’est pas un simple acte accidentel, mais Dieu lui-même. 4) Sur l’origine de l’amour divin : il ne peut y avoir de présence dynamique de l’aimé dans la volonté de l’amant à moins qu’il y ait d’abord conception intellectuelle. En outre, c’est non pas le concept mais l’objet conçu qui est aimé; par conséquent, l’amour divin se rapporte nécessairement à la fois au Verbe et à Dieu de qui le Verbe procède. Les quatre derniers paragraphes expliquent pourquoi la procession de l’amour n’est pas une génération, et pourquoi le Saint-Esprit est appelé Esprit et Saint.

Comme nous l’avions prévu, une fois saisie la processio intelligibilis (procession intelligible) de la parole intérieure à partir de l’acte exprimant la compréhension, il n’est plus du tout difficile de saisir l’explication simple, claire et directe donnée par Thomas d’Aquin de la procession de l’amour. Les difficultés surviennent si l’on cherche à interpréter les affirmations de Thomas d’Aquin sur ce sujet comme étant d’origine purement subjective. Le conceptualiste ne s’intéresse pas suffisamment à l’intellect humain pour savoir ce que signifie processio intelligibilis; il tire donc parti de la complexité de la pensée et de la terminologie de Thomas d’Aquin pour inventer des théories pseudométaphysiques à propos de operatio et operatum. Après avoir appliqué ces théories à la procession de la parole intérieure, il tente de les appliquer à la procession de l’amour; il est grandement encouragé dans cette voie par la réaction augustinienne post-thomiste qui a transformé le mouvement autonome de l’âme en mouvements autonomes des puissances et surtout qui a nié toute influence de l’intellect sur la volonté sous prétexte de défendre la liberté de la volonté[79].

La position de Thomas d’Aquin est tout à fait claire. Il y a en nous une procession de l’amour à partir de la volonté, mais il s’agit d’une processio operationis qui n’a rien à voir avec la théorie trinitaire[80]. En nous un acte d’amour procède d’un autre acte d’amour, mais cela non plus n’a rien à voir avec la théorie trinitaire[81]. Il y a en nous une procession de l’amour à partir d’une parole intérieure et, comme Thomas d’Aquin l’a répété très souvent, c’est cette procession-là qui est pertinente pour la théorie trinitaire. Ici, Thomas d’Aquin suivait saint Anselme[82]. Il a été lui-même suivi par Godefroy de Fontaines[83] et Jean de Naples[84]. Quant à savoir jusqu’à quel point cette notion était courante, cette question vaudrait une recherche spéciale, mais un texte publié par le p. Balic peut indiquer qu’elle a été de fait approfondie. Dans son Opus Oxoniense, Scot conçoit la procession du Saint-Esprit comme une procession de l’amour émanant de la volonté[85]. Dans le texte publié par le p. Balic, Scot s’efforce d’appliquer sa doctrine des causes partielles, concourantes et coordonnées à la volonté. L’acte de la volonté est causé en partie par la volonté et en partie par l’objet présenté par l’intellect; Scot fait appel, à titre de confirmation, à Augustin pour qui amor procedit a mente (l’amour procède de l’esprit), et immédiatement après à l’affirmation que si l’objet est seulement sine quo non (indispensable) à l’acte d’amour, alors le Verbe est seulement sine quo non à la procession de l’Esprit-Saint[86].

5. Via doctrinae (l’ordre de la doctrine)

Dans son ouvrage monumental sur la pensée trinitaire médiévale, Michael Schmaus a suivi la division courante en consacrant d’abord plus de trois cents pages à « die Trinität in fieri » (la Trinité en devenir) puis près de deux cents pages à « dit Trinität in esse » (la Trinité en existence)[87]. Mais même si Thomas d’Aquin dans ses premiers ouvrages commence par Dieu le Père pour traiter ensuite de la génération du Fils et enfin de la procession du Saint-Esprit, sa Somme théologique élimine même ce qui pourrait ressembler à une fiction logique d’un devenir en Dieu. La Somme traite premièrement de Dieu en tant qu’un[88], puis de Dieu en tant que trine « selon l’ordre de la doctrine »[89]. Dans cette présentation, le point de départ est non pas Dieu le Père mais Dieu; la première question n’est pas : Y a-t-il une procession à partir de Dieu le Père, mais : Y a-t-il une procession en Dieu? Après avoir établi qu’il y a en Dieu deux processions, Thomas d’Aquin traite de l’existence de relations réelles en Dieu. C’est seulement après avoir traité des processions et des relations qu’il aborde la question des personnes[90]. Cette manière de procéder est importante en ce qu’elle situe la théorie trinitaire thomiste dans une classe à part.

. Premièrement, elle élimine ce que Schmaus considère comme la crux Trinitatis (la question centrale de la Trinité)[91]. Le Père est Père soit grâce à une relation, soit pour une autre raison; mais aucun des deux éléments de cette alternative n’est possible. Si le Père est le Père en vertu d’une relation, cette relation suppose une procession, en sorte que le Père doit engendrer avant d’être constitué comme Père. Par ailleurs, si le Père n’est pas Père en vertu d’une relation, il doit l’être en vertu de quelque chose d’absolu ou d’une négation, deux équations impossibles.

Pour apprécier la solution thomiste à ce problème, il faut saisir la structure de la Somme, qui implique une double disposition de nos concepts trinitaires. Dans l’ordre de nos concepts « en devenir » (in fieri), les processions précèdent les relations et les relations précèdent les personnes. Dans l’ordre de nos concepts « existant effectivement » (in facto esse), il y a les personnes en tant que personnes[92], les personnes prises individuellement[93], les personnes comparées à l’essence divine[94], aux relations[95], aux actes notionnels[96]. Or ces deux ordres sont inverses. Les processions et les actes notionnels sont les mêmes réalités. Mais en Dieu, selon le premier ordre de nos concepts, les processions sont antérieures à la constitution des personnes. Par ailleurs, les actes notionnels sont les actes des personnes et sont postérieurs aux personnes conçues comme constituées. Une fois que l’on a reconnu cette double systématisation de nos concepts, il est clair que Thomas d’Aquin résout la crux Trinitatis (la question centrale de la Trinité) de façon réellement satisfaisante. Il maintient une distinction entre la propriété du Père en tant que relation et la même propriété en tant que constitutive du Père. Comme relation, elle suit la génération; comme constitutive, elle la précède[97]. Mais comment la même propriété peut-elle être à la fois antérieure et postérieure? La question concerne non pas la propriété elle-même mais l’ordre systématique de nos concepts[98]; et lorsqu’il y a deux ordres systématiques inverses, nécessairement ce qui était antérieur dans un ordre sera postérieur dans l’autre.

Deuxièmement, la manière de procéder de la Somme théologique révèle très clairement le point exact d’application et l’importance, dans la pensée trinitaire, de l’image de Dieu psychologique. Parlons d’abord du point exact d’application. Nous désirons savoir quid sit Deus (qui est Dieu), mais en cette vie une telle compréhension doit faire appel à l’analogie. La philosophie procède en partant des perfections pures par voie d’affirmation, de négation et d’éminence. La foi ajoute d’autres données. La théologie emploie l’analogie psychologique augustinienne, tout comme la philosophie utilise les perfections pures connues naturellement. Par la raison naturelle nous savons que Dieu est être absolu, intellection absolue, vérité absolue, amour absolu. Mais la raison naturelle ne peut pas démontrer qu’il y a en Dieu des processions intelligibles, qu’il y a le Verbe divin parce que l’intellection divine s’exprime, qu’il y a procession de l’Amour divin en vertu de la spiration de la divine bonté et de l’intellection et du Verbe. Cette connaissance analogique supplémentaire de qui est Dieu appartient au domaine, limité mais très fécond, accessible lorsque la raison se déploie à la lumière de la foi[99]. Ainsi, l’analogie psychologique augustinienne fait de la théologie trinitaire un prolongement de la théologie naturelle, un insight plus profond concernant ce qu’est Dieu.

Mais la manière de procéder de la Somme théologique révèle également l’importance à accorder à l’imago Dei (l’image de Dieu). Comme nous l’avons vu, il y a une double systématisation : nos concepts sont in fieri (en devenir); ils sont également, en ordre inverse, in facto esse (existants de fait). Or ces deux ordres se tiennent à des niveaux différents de la pensée. Tant que nos concepts sont en développement, l’analogie psychologique domine. Mais quand ils ont atteint leur terme, l’analogie est dépassée et nous nous trouvons en face du mystère. Autrement dit, l’analogie psychologique produit vraiment un insight plus profond concernant ce qu’est Dieu. Cet insight repose toutefois sur une analogie; il ne pénètre pas jusqu’au centre même, l’essence de Dieu, dans laquelle seule la doctrine trinitaire peut être contemplée dans toute son intelligibilité; saisir proprement qui est Dieu, c’est jouir de la vision béatifique[100]. De même que dans un laboratoire un physicien peut ne pas saisir la majeure partie des mathématiques quantiques, mais peut par contre, sous la direction d’un mathématicien, imaginer et exécuter très intelligemment des expériences qui font progresser la théorie des quanta, ainsi le théologien, qui ne saisit pas proprement qui est Dieu, opère réellement, guidé par la révélation divine, en vertu d’une compréhension à laquelle il aspire mais qu’il ne peut pas posséder personnellement en cette vie[101].

L’analogie psychologique nous permet donc de soutenir qu’il y a deux, et seulement deux, processions en Dieu, que la première est « la procession intellectuelle » (per modum intelligibilis actionis) et une génération naturelle; la seconde, « la procession de l’amour » (per modum amoris), n’est pas une génération; qu’il y a quatre relations réelles en Dieu dont trois sont réellement distinctes[102]; que les noms verbum (verbe) et imago (image) sont propres au Fils, alors que les noms amor (amour) et donum (don) sont propres à l’Esprit-Saint[103]. Mais il ne faut pas penser que Thomas d’Aquin laisse l’analogie psychologique remplacer l’essence divine comme principe d’explication suffisante. L’analogie psychologique n’est qu’une porte latérale par où nous jetons un simple coup d’œil.

Ainsi, bien que la génération du Fils soit une procession intellectuelle, bien que le nom propre du Fils soit le Verbe, Thomas d’Aquin ne conclut pas que le principe par lequel le Père engendre est l’intellect divin ou la compréhension divine. En nous la parole intérieure procède de la compréhension, et notre compréhension est réellement distincte de notre substance, de notre être, de notre pensée, de notre vouloir. Mais en Dieu substance, être, compréhension, pensée, vouloir sont absolument une seule et même réalité. Par conséquent, Thomas d’Aquin, non seulement dans son Commentaire des Sentences[104], mais aussi dans la Somme théologique, fait de l’essence divine le principe de la génération divine. « de même que Dieu peut engendrer un Fils, de même aussi il le veut. Mais la volonté d’engendrer signifie l’essence. La puissance d’engendrer la signifie donc aussi »[105]. « … chez tout engendrant, ce qui constitue sa puissance génératrice est cela même en quoi l’engendré ressemble à l’engendrant. Or, le Fils de Dieu est semblable au Père qui l’engendre, précisément quant à sa nature divine. C’est donc la nature divine dans le Père, qui est pour celui-ci sa puissance d’engendrer »[106]. « C’est… la nature divine dans le Père, qui est pour celui-ci sa puissance d’engendrer »[107]. L’unique essence divine est commune au Père et au Fils. En tant qu’appartenant au Père, elle est la puissance grâce à laquelle le Père engendre; en tant qu’appartenant au Fils, elle est la puissance grâce à laquelle le Fils est engendré[108]. La « vertu spiratrice » (potentia spirandi) est conçue de manière parallèle. Le Père et le Fils sont un seul principe parce qu’ils sont un seul Dieu[109]. Ils sont « deux spirants » mais un seul « spirateur »[110]. Tout comme la « puissance d’engendrer » (potentia generandi) signifie l’essence divine mais connote une propriété personnelle[111], il en est de même de la « vertu spiratrice »[112]. ¸La procession de l’amour est non pas volontaire mais naturelle, même si elle est « par mode de volonté »[113]. Le même argument dans le même passage établit l’existence de la puissance d’engendrer et de la vertu spiratrice[114]. Si l’on néglige le titre de l’article suivant, conçu par un rubriciste, pour porter attention à la question de Thomas d’Aquin, le propos est : il semble que la puissance d’engendrer ou la vertu spiratrice signifie une relation et non pas l’essence[115]. Il semble s’ensuivre que l’essence divine est le principe grâce auquel le Père engendre le Fils et grâce auquel le Père et le Fils spirent le Saint-Esprit; que la puissance d’engendrer et la vertu spiratrice, si elles signifient directement la même essence divine, connotent indirectement des propriétés personnelles différentes[116]. Ces considérations sont très éloignées du type de théorie trinitaire où le Verbe est engendré par l’intellect divin et où l’Amour qui procède est spiré par le vouloir divin[117].

Enfin, comme les lecteurs l’ont sans doute déjà compris, la via doctrinae de la Somme est un chef-d’œuvre de la théologie comme science et constitue le sommet de la spéculation trinitaire. Mais il ne faut pas se méprendre sur ma pensée. De manière plutôt cohérente, les conceptualistes conçoivent simplement la science à l’enseigne de la certitude. Pour eux l’idéal scientifique que le sujet peut posséder du fait singulier et contingent de sa propre existence. Pour eux, la substance de la théologie, c’est ce dont ils sont certains, tandis que les accidents séparables sont ce qu’ils considèrent comme probable. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils tiennent en grande estime la théorie trinitaire thomiste qui, telle qu’elle se présente, n’est qu’une hypothèse n’excluant aucunement la possibilité d’hypothèses différentes[118]. Pourtant, sans vouloir en aucune façon déprécier la certitude ou même la solidité de la pensée, on peut faire remarquer que le culte de la certitude, la quête d’une démonstration rigoureuse qui ne s’accompagne pas d’un effort plus grand encore pour comprendre, ont été mis à l’essai et jugés inadéquats. Tel est le secret du scepticisme du quatorzième siècle. Or, de la même cause découle toujours le même résultat; nul ne peut être certain que s’il comprend, ou que s’il s’en remet à quelqu’un qui comprend assurément. Dans la mesure seulement où des concepts différents procèdent d’un acte unique de compréhension, ces concepts sont perçus comme étant joints par un lien nécessaire. Si vous supprimez l’effort de compréhension, la compréhension va diminuer; et alors un nombre moindre de concepts seront perçus comme étant liés entre eux nécessairement; en conséquence, les certitudes diminueront. Pour arrêter ce processus, il faut, soit restaurer l’effort pour comprendre, soit faire appel, non plus à l’intellect, mais à un pouvoir supérieur ou inférieur.

De plus, l’idéal conceptualiste de la science n’est pas le seul idéal. Aristote tient la science parfaite pour certaine; mais toute science est connaissance par les causes, et la connaissance par les causes est compréhension et est donc connaissance de l’universel et du nécessaire. Puisque le conceptualiste n’accepte qu’un seul élément de l’idéal aristotélicien, alors que la science moderne met en valeur l’autre élément, un abîme tout à fait inutile a été creusé par les conceptualistes entre la scolastique qu’ils prétendent représenter et l’idéal contemporain de la science. En outre, l’idéal conceptualiste de la science ne jouit d’aucun titre exclusif à représenter l’idéal de la théologie comme science. Le Crede ut intelligas de saint Augustin ne signifie pas plus « crois pour être certain » que « crois pour obtenir une intellection »; il signifie « crois pour que tu puisses comprendre ». Lorsque le Concile du Vatican affirme que la raison illuminée par la foi et cherchant pie, sedulo, sobrie (pieusement, avec diligence, sobrement)peut parvenir à une certaine intelligentia limitée mais féconde des mystères de la foi, intelligentia signifie non pas certitude, car la foi procure la certitude, ni démonstration, car les mystères ne sauraient être démontrés, ni intellection, car un mystère n’est pas un universel, mais plutôt, manifestement, compréhension.

La compréhension comme idéal de la théologie scientifique n’était pas non plus une inconnue pour Thomas d’Aquin, dont l’Église nous recommande de suivre les principes, la méthode et la doctrine. Poser la question Quid sit? (qu’est-ce que?), c’est demander : Pourquoi? Savoir quid sit c’est connaître la cause – et surtout la cause formelle, de la seule manière dont sont connues les causes, soit par la compréhension. Par conséquent, la question Quid sit Deus exprime un désir naturel; mais savoir quid sit Deus définit une fin surnaturelle. Car savoir quid sit Deus c’est comprendre Dieu. Cette compréhension ne peut provenir d’une « species » (idée) finie, mais ne se produit que si Dieu lui-même pénètre dans un intellect fini pour l’actuer mystérieusement. Or une puissance que nulle créature ne peut actuer est une puissance obédientielle et son acte est surnaturel, par définition. Sans cette vision surnaturelle de Dieu, nous ne pouvons savoir quid sit Deus que par analogie. Mais cette connaissance analogique se déploie sur deux niveaux différents. Par la lumière naturelle de la raison nous passons des perfections pures à l’acte pur. Dans la science subalternée qu’est la théologie, notre esprit opère en vertu d’un ipsum intelligere (d’une compréhension autonome), sous la direction de la révélation divine, sans saisir l’essence divine, mais en comprenant véritablement les relations des propriétés découlant de l’essence, s’appuyant à la fois sur la connexion entre les mystères et sur l’analogie de la nature. Ainsi, l’idéal de la théologie comme science c’est la compréhension subalternée et donc limitée, analogique, et donc imparfaite, de quid sit Deus, qui, même si elle ne peut être comparée à la vision de Dieu, surpasse de loin ce que peut saisir la lumière naturelle de la raison laissée à elle-même.

À l’aune de la notion intellectualiste de la théologie, la via doctrinae de la Somme théologique est un chef-d’œuvre. Elle sait exactement ce que l’esprit humain peut atteindre et elle l’atteint. Elle ne tente pas de découvrir un principe synthétique d’où découle tout le reste. Elle sait que ce principe est l’essence divine et que nous ne pouvons le connaître proprement dans cette vie. Par ailleurs, elle ne renonce pas à toute idée de synthèse pour se rabattre sur l’enseignement du catéchisme; car elle sait qu’il existe une compréhension imparfaite. Elle progresse systématiquement vers ce but limité. Elle s’amorce là où s’arrête la théologie naturelle. Elle fait appel à l’analogie psychologique augustinienne comme la théologie naturelle fait appel aux perfections pures. Elle élabore les concepts-clés de procession, de relation, de personne. Elle passe ensuite à un niveau supérieur, elle aborde consciemment le mystère comme mystère. Et ainsi elle transpose les relations aux propriétés et les processions aux actes notionnels. La précision avec laquelle elle atteint le but garantit la perfection de la méthode. La perfection de la méthode attribue automatiquement à l’image de Dieu sa fonction propre et sa portée limitée et n’en fournit pas moins la solution de la crux trinitatis (la question centrale de la Trinité). Nous saisissons imparfaitement pourquoi Dieu est Père, Fils et Esprit dans la mesure où nous concevons Dieu, non pas simplement comme une identité d’être, de compréhension, de pensée et d’amour, mais comme cette identité, et cependant avec la pensée, à cause de la compréhension, et avec l’amour, à cause des deux à la fois, « à cause de » signifiant ici non pas la relation logique entre des propositions mais la procession intelligible d’une substance intellectuelle. Cela est vraiment profond, mais aussi très simple.

Pourtant, la somme des réalisations trinitaires et philosophiques antérieures a été insérée dans la simplicité de la via doctrinae (l’ordre de la doctrine) de la Somme. Le développement du dogme s’est déployé depuis le symbole des apôtres, qui reconnaissait brièvement Dieu, le Père tout-puissant, Jésus-Christ, son Fils unique, Notre Seigneur, et le Saint-Esprit. Le Concile de Nicée affirme que le Fils est vraiment Dieu, consubstantiel au Père. Le Concile de Constantinople affirme la divinité du Saint-Esprit. La pensée spéculative, par ailleurs, est manifestement à l’œuvre comme via inventionis (l’ordre de l’invention) quand saint Athanase déduit que la génération immatérielle doit avoir pour terme un être consubstantiel, quand les Cappadociens[119] et saint Augustin[120] enseignent que la distinction entre les personnes se fonde sur des relations, quand s’élaborent les notions de personne et de nature synthétisées pour l’Orient par saint Jean Damascène[121] et pour l’Occident dans le travail influent, sinon tout à fait réussi, de Boèce[122] et, enfin, dans le triple problème concernant la personne, la nature et la relation qui trouve son aboutissement chez Gilbert de la Porrée[123].

Or il en fallait davantage pour rendre possible la via doctrinae de Thomas d’Aquin. Saint Augustin avait dû attribuer aux trois personnes le nom de « Dieu », qui appartenait d’abord au Père, et explorer les possibilités de l’analogie psychologique. Il fallait développer la distinction systématique entre le naturel et le surnaturel et, partant, entre la philosophie et la théologie[124]. Il fallait cultiver la philosophie pour élaborer notre connaissance naturelle de Dieu et mettre une psychologie scientifique à la disposition de l’imago Dei de la théologie. La théologie devait découvrir ses potentialités et ses limites comme science subalternée. Les deux dernières de ces exigences devaient être satisfaites principalement par Thomas d’Aquin lui-même. Les Questions sur le livre de la Trinité de Boèce ne mentionnent pas du tout la Trinité, ce qui n’est guère étonnant peut-être; cet ouvrage aborde la nature de la connaissance, de la science, de la foi, de la philosophie, de la théologie. Les Questions disputées sur la vérité mettent encore en jeu la tâche de traduction que représente l’attribution d’équivalents aristotéliciens aux termes augustiniens memoria, intelligentia, amor (mémoire, intelligence, amour) [125]. Pourtant, elles offraient la promesse assurée de la triade thomiste principium verbi, verbum, amor (le principe du verbe, le verbe et l’amour)[126], puisqu’au moins implicitement il formulait les éléments essentiels de l’analyse thomiste de la parole intérieure en tant que définition ou jugement exprimant la compréhension[127]. Il reste que la Somme contre les Gentils a élaboré la portée de la réflexion rationnelle en tant qu’elle implique à la limite la coïncidence du principe et du terme[128]; et que les Questions disputées sur la puissance de Dieu, en dépit de leurs éléments richardiens[129], ont non seulement apporté une catégorisation affinée des facteurs du processus intellectuel[130], mais encore, en traitant des relations avant de traiter des personnes[131], offrait déjà une esquisse de ce qui est développé magistralement dans la Somme. Pourtant, c’est uniquement la Somme, avec son modeste appendice, le Résumé de La foi catholique (Compendium theologiae), débutant non par le Père mais par Dieu, qui abandonne comme principe d’explication la doctrine néo-platonicienne du bien diffusif de soi et qui non seulement utilise l’analogie augustinienne pour passer du concept de Dieu en tant qu’ipsum intelligere (intelligence de soi) au concept de Dieu comme absolu pensant une pensée absolue, mais le fait en parfait accord avec une conception de la théologie où la notion aristotélicienne de science est élargie pour faire place au Crede ut intelligas (crois pour comprendre) de saint Augustin.

6. Épilogue

Plusieurs voix m’ont demandé, sous différentes formes, d’expliquer mon propos et ma méthode[132]. J’ai fait mien le propos de Léon XIII, vetera novis augere et perficere (restaurer et parfaire la pensée ancienne); il m’a semblé que la tâche fondamentale consistait à déterminer ce qu’était vraiment cette pensée ancienne. Plus précisément, j’ai voulu comprendre ce que Thomas d’Aquin entendait par la procession intelligible d’un verbe intérieur. Naturellement, ma méthode devait être à la fois adaptée à mon propos et en cohérence avec mes conclusions. Comprendre ce que Thomas d’Aquin voulait dire et comprendre comment il comprenait, c’est une seule et même chose; car les actes de signification sont des paroles intérieures, et les paroles intérieures procèdent intelligemment des actes de compréhension. En outre, les actes de compréhension en retour résultent des données empiriques illuminées par l’intellect agent; et les données pertinentes pour déterminer ce que voulait dire Thomas d’Aquin sont les mots écrits par Thomas d’Aquin. Dans la mesure où l’on peut supposer que l’on possède une compréhension habituelle semblable à celle de Thomas d’Aquin, on n’a besoin ni d’une méthode, ni d’un effort pour comprendre comme Thomas d’Aquin; il suffit de lire, et les actes propres de compréhension et de signification suivront. Mais on peut ne pas être prêt à faire cette supposition pour soi-même. Alors il faut apprendre. C’est seulement grâce à un travail lent, répétitif, circulaire, de retour constant sur les données, par l’obtention d’un modeste insight puis d’un autre, en suivant de fausses pistes et en tirant profit de nombreuses erreurs, en faisant des ajustements continuels et des changements cumulatifs des suppositions, des perspectives et des concepts de départ, que l’on peut espérer atteindre à un développement de sa propre compréhension permettant d’espérer comprendre ce que Thomas d’Aquin comprenait et voulait dire. C’est là la méthode que j’ai employée dans ce livre, en comptant que d’autres pourraient l’employer également.

Cette méthode a l’avantage de réunir les idéaux du manuel d’ancien style écrit ad mentem Divi Thomae (dans l’esprit du divin Thomas) et l’idéal de l’étude historique contemporaine. Comprendre le texte, comprendre le sens du texte, comprendre ce que Thomas d’Aquin veut dire, et comprendre comme Thomas d’Aquin a compris, constituent autant de spécifications diverses du même acte. Toutefois, on ne peut unir des idéaux apparemment opposés sans éliminer les défauts qui les opposent réellement. Une méthode est un moyen pour atteindre une fin; elle établit deux ensembles de règles – des règles qui facilitent la collaboration et la continuité de l’effort, et des règles qui guident l’effort lui-même. Ces dernières visent à faire comprendre, mais comme nous ne pouvons pas comprendre à volonté, elles constituent en fait des règles visant à faire appel à ce qui est fortuit pour vaincre ce qui est purement fortuit. Or, si la méthode est essentielle pour le développement de la compréhension, il n’est pas moins vrai que la méthode est pure superstition si elle exclut la compréhension. Une telle exclusion est la tentation du positivisme chez l’historien. Par ailleurs, le rédacteur de manuels est tenté de verser dans l’illusion conceptualiste : penser que pour interpréter Thomas d’Aquin, il suffit de le citer et d’argumenter, en oubliant l’énorme problème initial du développement de sa propre compréhension, en oubliant que, si l’on se contente de la compréhension déjà acquise et des concepts qu’elle produit, tout ce que l’on peut faire c’est de formuler sa propre incompréhension dans les mots de Thomas d’Aquin sans exprimer la signification que Thomas d’Aquin véhiculait par ces mots.

Une méthode teintée de positivisme n’entreprendrait pas, une méthode affectée par l’illusion conceptualiste ne pourrait pas concevoir, la tâche de développer sa propre compréhension de façon à comprendre comment Thomas d’Aquin comprenait la compréhension et à saisir comment la parole intérieure en procède intelligemment. Puisque cet énoncé de mon propos est impressionnant au point d’induire en erreur, je dois ajouter tout de suite que ce que j’ai tenté de faire est bien peu de choses. Thomas d’Aquin soutenait que seules les créatures rationnelles présentent une analogie pour les processions trinitaires. Manifestement, l’analogie tient à leur rationalité. Il s’ensuit immédiatement qu’un schème purement métaphysique, tel que les subtilités concernant l’operatio et l’operatum, n’est pas pertinent pour la théorie trinitaire; car n’importe quel schème de la sorte peut s’appliquer tout autant à l’imagination qu’à la conception, tout autant au désir sensitif qu’à l’amour rationnel. Il s’ensuit immédiatement aussi qu’aucune théorie conceptualiste de l’intellect humain ne peut être appropriée ici; car le conceptualisme consiste précisément dans l’affirmation que les concepts procèdent, non pas de la connaissance intellectuelle, et donc intelligiblement, mais, au contraire, avec la même spontanéité naturelle que les images procèdent de l’imagination. Je devais donc assumer la tâche négative de détacher de l’interprétation thomiste les vrilles sans fin d’un manteau de lierre tissé par des métaphysiciens trop subtils et des gnoséologues conceptualistes. J’ai entrepris cette tâche de façon positive en rédigeant une série de notes lexicographiques sur l’usage thomiste; elle visait à prévenir les appréhensions erronées qui fondent les fausses interprétations. En effectuant positivement mon travail négatif, j’avançais vers mon but positif : montrer que Thomas d’Aquin s’est intéressé à l’acte de compréhension et en a fait le centre de sa psychologie rationnelle.

Cette tâche positive avait déjà été entrevue. Dans son fameux ouvrage, L’intellectualisme de saint Thomas, Pierre Rousselot soutenait une position évidente à son avis, mais négligée, selon laquelle, dans les écrits de Thomas d’Aquin, ce qui est central et fondamental, ce n’est pas le concept, rarement traité, mais l’intellect, dont il est question continuellement. Rousselot se satisfaisait d’un intellectualisme métaphysique, mais d’autres auteurs pensaient autrement. L’« intellectus et ratio » de Peghaire montre que la compréhension est à la fois le principe et le terme de toute pensée discursive; par ailleurs, les articles de Hoenen parus dans Gregorianum ont mis en lumière à la fois la nécessité d’une certaine appréhension intellectuelle du lien dans le phantasme et le fait que cela avait été reconnu par Aristote et Thomas d’Aquin.

Tout ce qu’il fallait faire, c’était de réunir des éléments jusque-là épars, ce qui n’était pas facile. Le maître de Thomas d’Aquin, Albert le Grand, n’avait aucune illusion sur la nature foncière de l’intellect. Sous ce rapport il divisait les êtres humains en trois classes – ceux qui n’ont pas besoin de maîtres, ceux qui sont aidés par des maîtres, et ceux qui ne peuvent pas être aidés. Il attribue deux causes à cette incapacité – une déficience naturelle et un mauvais habitus. Parmi ces mauvais habitus il mentionnait une étude prolongée des lois sans recherche des causes ou des raisons, au point de rendre une personne totalement inapte à la philosophie[133]. Manifestement, la conception de l’intellect qu’avait Albert le Grand incluait l’acte de compréhension. Thomas d’Aquin a retenu cette perspective. De fait, en s’attaquant à l’averroïsme, il a fait appel à son argument essentiel : « Hic homo intelligit » (cet homme comprend). Il aurait pu faire appel à la connaissance conceptuelle des universaux; mais il était beaucoup plus efficace d’en appeler à l’acte de compréhension : « Si en effet on le nie, alors celui qui tient cette opinion ne pense lui-même rien et on n’a pas à l’écouter »[134].

Il s’agissait là, et il s’agit toujours, d’un argument péremptoire : car si l’être humain doute ou nie qu’il a des concepts universels, qui pourra démontrer, preuves à l’appui, qu’il ne comprend rien? Mais Thomas d’Aquin ne se contentait pas de faire appel au fait de la compréhension que déploie l’être humain; il a défini ce fait comme la clef de la connaissance de l’âme humaine : « L’âme humaine se connaît elle-même par son acte d’intelligence, qui est son acte propre, et révèle parfaitement sa capacité et sa nature »[135]. Mais si comprendre est l’acte propre de l’âme humaine, il est bien plus l’acte propre des anges qui « n'ont pas d'autre opération de vie que l'intellection »[136]. Enfin, il n’est pas nécessaire d’être très perspicace pour voir que la formule platonicienne ipsum intelligere n’exprime pas un sens plus platonicien que ipsum esse. De même que Thomas d’Aquin ne concevait pas Dieu comme l’Idée subsistante d’être, il ne concevait pas non plus la connaissance divine comme la connaissance-au-delà-de-la-connaissance attribuée par Plotin à l’Un et par le pseudo-Denys à Dieu. Il ne suffit pas de dire que le langage dionysien était à sa disposition et qu’il ne l’a pas utilisé, alors qu’il a utilisé les raisonnements aristotéliciens qui étaient peu connus. De fait, tout ce qu’il pouvait dire sur la connaissance se fondait sur le principe d’identité aristotélicien; il rejetait l’hypothèse platonicienne de la connaissance par confrontation, et seule cette hypothèse contraint les platoniciens à atteindre une profondeur au-delà de la profondeur, consistant à situer la connaissance au-delà de la connaissance pour parvenir à une signification au-delà de la signification, qui est certes déconcertante et dénuée de sens, du moins aux yeux des aristotéliciens. Nous pouvons concevoir la perfection pure sans limitation; mais une fois niées les limites, nous avons atteint notre limite et nous ne pouvons aller au-delà de l’illimité. Moins que personne Thomas d’Aquin se serait perdu dans le brouillard platonicien; en outre, il s’avançait constamment depuis les Sentences vers la série claire et calme, économique et fonctionnelle, équilibrée été exacte, de questions et d’articles de la via doctrinae dans la Somme, où l’intellectualisme d’Aristote, devenu l’intellectualisme de Thomas d’Aquin, resplendit d’un éclat aussi indubitable que le soleil d’été sur les collines d’Italie en plein midi.

Il me semble que cet intellectualisme, une fois qu’il a pris pied, ne sera plus jamais délogé de l’interprétation de la théorie trinitaire thomiste. Si cela est juste, j’ai atteint mon objectif. Et si c’est exact, cela a de nombreuses autres incidences. Pour clarifier le propos de ce livre, j’ajoute tout de suite que je ne m’en suis pas préoccupé. Du point de vue de l’histoire, de nombreuses questions se profilent derrière le fait brut que Thomas d’Aquin a porté attention à la compréhension et en a fait l’axe central de sa psychologie. Mais ce sont là des questions ultérieures. Elles présupposent le fait brut et interrogent sa mesure et son degré, son émergence et son développement, son renforcement et son affaiblissement causés par sa combinaison ou son conflit avec d’autres influences dans les sources du thomisme et le milieu médiéval. À partir des écrits de Thomas d’Aquin, nous pouvons étendre notre exploration à d’autres auteurs, antérieurs, contemporains, postérieurs et inviter possiblement un historien de l’envergure de M. Gilson pour décrire l’expérience historique de la compréhension de la compréhension et de la pensée de la pensée. Mon but n’était pas de traiter ces questions ultérieures en établissant un fait préliminaire et en formulant des remarques élémentaires.

Je peux peut-être cependant exprimer ma conviction que bon nombre des points explorés dans cet ouvrage sont tout-à-fait pertinents pour l’histoire du conflit aristotélico-augustinien. Mais, au-delà des questions historiques, se profile une série de questions théoriques ultérieures. Je crois qu’il est important pour moi de ne pas les aborder, non seulement parce que leur expansion dans toutes les directions se produit avec le caractère immédiat d’une implication logique, mais surtout parce que l’exposition théorique de la pensée thomiste a déjà eu son édition définitive de la main de Thomas d’Aquin lui-même. Pour exprimer les choses un peu différemment, nous pouvons distinguer deux développements de la compréhension. Le premier vise à saisir ce qu’étaient réellement les vetera (les éléments anciens) que mentionnait le pape Leon XIII; le second vise à réaliser le programme vetera novis augere et perficere (ajouter des éléments nouveaux aux éléments anciens et les parfaire). Le défaut de distinguer ces deux développements, même matériellement, par exemple en les incluant dans un même ouvrage, enetraîne non pas une économie, mais une confusion. Le caractère immédiat de l’implication logique ne respecte pas les différences de lieu et de temps, et n’offre pas la possibilité de distinguer les différentes étapes du développement d’une tradition philosophique ou théologique essentiellement identique. On peut chercher a comprendre Thomas d’Aquin; on peut chercher à transposer sa position pour affronter les enjeux actuels; mais si l’on poursuit les deux objectifs a la fois, on aboutit inévitablement, je crois, à substituer à l’authentique Thomas d’Aquin un idéal abstrait de cohérence théorique pour obtenir un genre d’Idée platonicienne de Thomas d’Aquin, sauf qu’une idée platonicienne est une, alors que les idéaux de cohérence logique présentent un nombre déconcertant de formes. Manifestement, il n’y a eu qu’un seul Thomas d’Aquin réel, mais il peut y avoir de nombreux développements thomistes. Et malgré cette pluralité, il ne sera jamais difficile de distinguer l’authentique de sa contrefaçon. « Ex operibus eorum cognoscentis eos » (Ils seront reconnus par leurs œuvres). Un développement entièrement authentique de la pensée de Thomas d’Aquin imposera dans toutes les universités du monde moderne la même admiration et le même respect que Thomas d’Aquin lui-même imposait à l’Université de Paris. Si les travaux des savants catholiques au cours des soixante-dix dernières années ont été impressionnants et si leurs fruits sont déjà tangibles, il reste qu’un espoir aussi vif n’est pas complètement réalisé. C’est pourquoi mon propos s’en est tenu à déterminer sous un aspect restreint, mais je crois, important, ce qu’étaient réellement les vetera.


1 « … primo et principaliter attenditur imago Trinitatis in mente secundum actus, prout scilicet ex notitia quam habemus, cogitando interius verbum formamus, et ex hoc in amorem prorumpimus ».

2 Saint Augustin, De la Trinité, XII, iv, 4; vii, 10 (PL, 42, 1000. 1003-1004).

3 Somme théologique, I, q. 93, a. 6 c. »

4 Voir Ludovicus Billot, De Deo uno et trino, Rome, les Presses de l’Université Grégorienne, 1910, p. 35 pour le premier point, et Maurilio T.-L. Penido, « Gloses sur la procession d’amour dans la Trinité », Ephemerides theologicae lovanenses 14, 1937, p. 33-68 pour le second.

5 Nous nous référons à l’imago similitudinis (image de la similitude) de la théorie trinitaire. À propos de l’imago conformitatis (image de la conformité), voir P. Paluscsák, « Imago Dei in homine », Xenia Thomistica, éd. Sadoc Szabó, Rome, Typis Polyglottis Vaticanis, 1925, p. 119, 154.

6 Somme contre les Gentils, 2, c. 98, § 19-20.

7 Platon, Le Sophiste, 248e.

8 Aristote, Traité de l’âme, III, 4, 430a 3-5; Métaphysique, Λ, 9, 1075a 3-4.

9 Sebastian J. Day, Intuitive Cognition, A Key to the Significance of the Later Scholastics, St Bonaventure, NY, The Franciscan Institute, 1947, p. 30-31.

10 Aristote, Métaphysique, Z, 16, 1041a 4.

11 Ibidem, Δ, 8, 1017b 14-16; Z, 17, 1041a 9-10; 1041b 7-8; 25-27.

12 Ibidem, Ζ, 1041a 9 – 1041b 9.

13 Voir l’argument du p. Day, Intuitive Cognition, p. 3-36. Pour les corrections à apporter à W. Jaeger, voir François Nuyens, L’évolution de la psychologie d’Aristote, Louvain, L’Institut supérieur de philosophie; La Haye, Martinus Nijhoff; Paris, Vrin, 1948.

14 Aristote, Traité de l’âme, III, ch. 4.

15 Commentaire du Livre XII de la Métaphysique, leçon 11; Somme théologique, I, q. 79, a. 10; Les substances séparées, c. 12.

16 « participatio creata lucis increatae ». Voir Luigi d’Izzalini, Il principio intellettivo della ragione umana nelle Opere di S. Tomaso d’Aquino : Studio storico-speculativo, Rome, les Presses de l’Université Grégorienne, 1943.

17 Questions disputées sur la vérité, q. 10, a. 2, c. ad fin.; Somme théologique, I, q. 14, a. 4 c.; q. 34, a. 1, ad 2 m.; Cajetan, In I, q. 12, a. 2, XVI (édition Léonine, IV, 119).

18 Il n’est guère surprenant que Siger de Brabant et Godefroy de Fontaines, qui niaient la distinction réelle, aient aussi nié une telle distinction entre species et intelligere. Il n’est pas surprenant non plus que Hervé de Nédelle, qui niait la distinction réelle (voir Edgar Hocedez, Aegidii Romani theoremata de esse et essentia, Louvain, Museum Lessianum, 1930, p. 92-94), ait conçu la species comme un movens (Durandi de S. Porciano O.P., quaestio de natura cognitionis, sous la dir. de Edgar Hocedez, et Disputatio cum anonymo quodam necnon Determinatio Heruei Natalis O.P. (Opuscula et Textus (sous la dir. De M. Grabmann et F. Pelster), fasc. 6, Münster, Aschendorff, 1935, p. 67, contrairement aux Questions disputées sur la vérité, q. 22, a. 5, ad 8 m.

19 Somme théologique, I, q. 54, a. 1-3, et passages parallèles.

20 Commentaire du Livre I des Sentences, d. 35, q. 1, a. 1, ad 3 m.

21 Ibidem, a. 2.

22 Questions disputées sur la vérité, q. 2, a. 2 c.

23 Somme contre les Gentils, 1, c. 44, § 5.

24 Ibidem, c. 45-48.

25 Somme théologique, I, q. 14, a. 2, 4.

26 Ibidem, q. 16, a. 5, ad 2 m.

27 « Ipse autem conceptus cordis de ratione sua habet quod ab alio procedat, scilicet, a noticia concipientis ». Ibidem, q. 34, a. 1 c.

28 Ibidem, q. 13, a. 1 c. : « Secundum igitur quod aliquid a nobis intellectu cognosci potest, sic a nobis potest nominari » (« nous pouvons nommer un être dans la mesure où notre intellect peut le connaître »). On pourrait dire que la noticia antérieure est analogue à la conscience. Or la conscience est soit concomitante, soit réflexive, soit rationnelle. La conscience concomitante est le fait de s’apercevoir de son propre acte et de s’apercevoir que l’on connaît autre chose ; cette conscience ne se trouve pas en Dieu, car Dieu se connaît d’abord lui-même et connaît ensuite autre chose. La conscience réflexive suppose la conscience concomitante. La conscience rationnelle relève de la procession intelligible des paroles intérieures et de la suffisance reconnue de leurs fondements.

29 Ibidem, q. 34, a. 1, ad 3 m; a. 2, ad 4 m.

30 Les Écritures parlent non seulement du Verbe de Dieu (Dieu le Fils) mais aussi de la parole de Dieu (la révélation, la manifestation de Dieu). Les deux éléments se trouvent dans l’exposé d’Augustin sur le verbum (M. Schmaus, Die psychologische Trinitätslehre des hl. Augustinus, Münster, Aschendorff, 1927, p. 331-361). C’est peut-être ce qui sous-tend la notion des Sentences selon laquelle le verbum est la species ordonnée à sa manifestation.

31 Questions disputées sur la vérité, q. 4, a. 2 c.

32 La volonté peut empêcher que se produise l’intelligere (le comprendre) en prévenant l’occurrence du phantasme correspondant. La volonté est cause d’un acte de croyance, mais, bien que cet acte soit une parole intérieure, il ne procède pas directement d’un intelligere. Cependant, nous ne pouvons permettre l’occurrence d’un intelligere tout en empêchant la production de sa parole intérieure immédiate.

33 Questions disputées sur la vérité, q. 3, a. 2 c.

34 Ibidem, q. 4, a. 2 ad 3m; Questions disputées sur la puissance de Dieu, q. 8, a. 1 c.; Somme théologique, I, q. 34, a. 1, ad 3m ad fin.; Questions quodlibétiques, 5, a. 9, ad 1m; Commentaire de l’Évangile de saint Jean, c. 1, leçon 1.

35 Somme théologique I, q. 14, a. 2, 4.

36 Somme contre les Gentils, 1, 47, § 5.

37 Questions disputées sur la vérité, q. 3, a. 2; Somme contre les Gentils, I, c. 53; Somme théologique, I, q. 15, a. 2.

38 René Arnou, « Platonisme des Pères », Dictionnaire de théologie catholique 12, Paris, Letouzey et Ané, 1935, p. 2338-2348; De « Platonismo » Patrum, Rome, les Presses de l’Université Grégorienne, 1935.

39 Harry Austryn Wolfson, Philo : Foundations of Religious Philosophy in Judaism, Christianity, and Islam, 2 édition révisée, vol. 1, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1948, p. 204-206, 229-240.

40 Guillelmi Alnwick, Quaestiones disputatae de esse intelligibili et de Quodlibet, sous la direction de Athanasius Ledoux, Ad Claras Aquas, Florence, Ex typographia Collegii S. Bonaventurae, 1937; la p. 1 offre les références de base. L’ouvrage de Constantin Michalski, Les courants philosophiques à Oxford et à Paris pendant le XIVe siècle, Cracovie, Imprimerie de l’Université, 1921, est difficile à obtenir.

41 Somme théologique, I, q. 15, a. 1, 2; q. 14, a. 5, 6; q. 12, a. 8-10; et passages parallèles, notamment Somme contre les Gentils, I, c. 48-55; Questions disputées sur la vérité, q. 2, a. 3; q. 3, a. 2.

42 Somme théologique, I, q. 14, a. 5, ad 3m.

43 Ibidem, q. 34, a. 1, ad 3m.

44 Somme contre les Gentils, I, q. 47, § 5.

45 Somme théologique, I, q. 14, a. 5, 6.

46 « multa per unum ». Ibidem, q. 85, a. 4 c.

47 Questions disputées sur la vérité, q. 4, a. 2, ad 5m.

48 Questions disputées sur la puissance de Dieu, q. 8, a. 1, ad 12m.

49 Somme théologique, I, q. 32, a. 1, ad 2m.

50 Ibidem, q. 27, a. 1 c.

51 In I Sent. (Op Oxon.), d. 2, q. 4-7.

52 Somme théologique, I, q. 37, a. 2, ad 2m.

53 Ibidem, ad 3m.

54 Je veux noter qu’en rédigeant le troisième chapitre (Procession et notions connexes) je n’avais pas encore prêté attention à la relation entre l’emanatio intelligibilis et la disparition, dans les ouvrages ultérieurs, de la processio operati. Les présentes réflexions corrigent cette omission.

55 Somme théologique, I, q. 27, a. 1 c.

56 Ibidem, a. 5, ad 1m.

57 Définitions tirées de Jean Grondin, Introduction à la métaphysique, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004, p. 90. Ndt.

58 Godefroy de Fontaines montre leurs conclusions logiques. Voir Les philosophes belges : Textes et études, Tome III : Les quodlibets cinq, six et sept de Godefroid de Fontaines, sous la direction de M. de Wulf et J. Hoffmans, Louvain, Institut supérieur de philosophie, 1914.

59 Questions disputées sur la vérité, q. 4, a. 2, ad 7m.

60 « id quod procedit ad intra processu intelligibili, non oportet esse diversum; imo, quanto perfectius procedit, tanto magis est unum cum eo a quo procedit ». Somme théologique, I, q. 27, a. 1, ad 2m.

61 Ibidem.

62 Somme contre les Gentils, 4, c. 11, § 1-7. Notez la thèse initiale : « Il nous faut partir de ce principe, que, dans le réel, la diversité des modes d'émanation suit la diversité des natures ; plus une nature est noble, plus ce qui émane d'elle lui est intérieur ».

63 « secundum emanationem intelligibilem ». Somme théologique, I, q. 27, a. 1 c.

64 « processu intelligibili ». Ibidem, ad 2m.

65 « per modum inelligibilem ». Ibidem, ad 3m; a. 2, ob. 2.

66 Per modum intelligibilis actionem ». Ibidem, a. 2 c.

67 Ibidem, a. 2 c.

68 Somme contre les Gentils, 4, c. 11, § 6.

69 Somme théologique, I, q. 27, a. 2, ad 2m; q. 34, a. 2, ad 1m; Somme contre les Gentils, 4, c. 11, § 11, 17.

70 Somme contre les Gentils, 4, c. 11, § 7.

71 Somme théologique, I, q. 13, a. 11 c.

72 Ibidem, q. 14, a. 3 c.

73 Ibidem, a. 2, 4.

74 Au sujet de cette controverse, voir Odon Lottin, Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, Tome 1 : Problèmes de psychologie, Louvain, Abbé du Mont César et Gembloux, J. Duculot, 1942, p. 226-389; voir aussi Cajetan, In I, q. 27, a. 3, § IX-XI.

75 « Sicut autem influere causae efficientis est agere, ita influere causae finalis est appeti et desiderari ». Questions disputées sur la vérité, q. 22, a. 2 c.

76 « Est autem amatum in amante secundum quod amatur ». Somme contre les Gentils, 4, c. 19, § 7. u

77 « id quod amatur est in amante secundum quod actu amatur ». Résumé de la théologie, c. 49. « amor dicitur transformare amantem in amatum, inquantum per amorem movetur amans ad ipsam rem amatam ». Questions disputées sur le mal, q. 6, a. 1, ad 13m. Voir H.D. Simonin, « Autour de la solution thomiste du problème de l’amour », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du moyen âge 6, 1931, p. 174-276.

78 Somme contre les Gentils, 4, .c 19, § 4, 9.

79 Lottin, Psychologie et morale… (voir note 73 ci-dessus). Baltasar Perez Argos, s.j., La actividad cognoscitiva en los escolasticos del primer periodo postomista, Ona, Burgos, Madrid, 1948. Fr. Petrus Iohannis Olivi, o.f.m., Quaestiones in secundum librum Sententiarum, vol. 2, Quaestiones 49-71, Ex Typographia Collegii S. Bonaventurae, 1924 q. 58 c, p. 409-414; ibidem, ob. 13 et ad 13m, p. 400-403, 437-461; ob. 14 et 14m, p. 403-408, 461-515. Fr. Gonsalvi Hispani, o.f.m., Quaestiones disputatae et Quodlibet, Ad Claras Aquas, Florence, Ex Typographia Collegii S. Bonaventurae, 1935 q. 3, p. 27-49,. Il semble évident que la doctrine de l’acte vital était un argument augustinien contre le pati aristotélicien. Godefroy de Fontaines, Thomas de Sutton, Nicolas Trivet étaient des aristotéliciens affirmés. Hervé de Nédellec a cédé à la pression augustinienne au point de vouloir poser un sensus agens. Voir Durandi de S. Porciano, p. 69. Il faut se rappeler que Thomas d’Aquin n’a pas élaboré une notion générale de la causalité efficiente mais qu’il a distingué analogiquement les types d’émanation aux différents niveaux d’être; cela est utile, je crois, pour comprendre le contraste thomiste entre movere per modum causae efficientis (mouvoir à la manière d’une cause efficiente) et movere per modum finis (mouvoir à la manière d’une fin). Somme contre le Gentils, 1, c. 72, § 7; Somme théologique, I, q. 82, a. 4 c. Voir aussi Simonin, « Autour de la solution »…

80 Questions disputées sur la vérité, q. 4, a. 2, ad 7m.

81 Somme théologique, I, q. 27, a. 5, ad 3m.

82 Anselme de Canterbury, Monologion, c. 50.

83 Godefroy de Fontaines, Quodlibet 7, q. 4; voir Les philosophes belges 3 :293.

84 Jean de Naples, Quaestio disputata 13.

85 Duns Scot, In I Sent., d. 10.

86 Charles Balic, « Une question inédite de J. Duns Scot sur la volonté », Recherches de théologie ancienne et médiévale 3, 1931, p. 191-208; voir les lignes 418-426.

87 Schmaus, Der Liber… p. 46-379, 379-573.

88 Somme théologique, I, q. 2-26.

89 « secundum viam doctrinae ». Ibidem, q. 27, Introduction.

90 Ibidem, q. 27-29.

91 Voir Schmaus, Der Liber… p. 652.

92 Somme théologique, I, q. 30-32.

93 Ibidem, q. 33-38.

94 Ibidem, q. 39.

95 Ibidem, q. 40.

96 Ibidem, q. 41.

97 Ibidem, q. 40, a. 4 c. Matériellement la même distinction est formulée dans les Questions disputées sur la puissance de Dieu, q. 8, a. 3, ad 7m; q. 10. a. 3; mais là il manque l’élément fondamental.

98 La question est : « Videtur quod actus notionales praeintelligantur proprietatibus » (Il semble que les actes notionnels sont compris avant les propriétés). En Dieu et quoad se il y a un « ordo secundum originem absque prioritate » (un ordre selon l’origine, sans priorité). Somme théologique, I, q. 42, a. 3 c.; voir ad 2m.

99 DB (Denzinger Enchiridion) 1796 (DS 3016).

100 Somme théologique, I, q. 12, a. 1 c.; I-II, q. 3, a. 8 c.

101 Ibidem, I, q. 12, a. 2, 7. Martin Grabmann, Die theologische Erkenntnis- und Einleitungslehre des heiligen Thomas von Aquin, Freiburg in der Schweis, Paulusverlag, 1948. M.-J. Congar, « Théologie », Dictionnaire de théologie catholique 15, Paris, Letouzey et Ané, 1946, p. 378-392. M.-D. Chenu, La théologie comme science au XIIIe siècle, 3 édition, Paris, Vrin, 1957.

102 Somme théologique, I, q. 27, 28.

103 Ibidem, q. 34, a. 2; q. 35, a. 2; q. 37, a. 1; q. 38, a. 2. La différence entre l’amour essentiel et l’amour notionnel est évidemment la différence entre l’amour considéré dans son essence (la présence dynamique de l’aimé) et l’amour rapporté à son origine, son principe. Le premier relie l’amant à l’aimé; le second procède. On peut établir la même distinction en comparant l’amour à la finis operationis (« la fin d’une opération ») et à la finis intentionis (« la fin d’une intention »).(Questions disputées sur la puissance de Dieu, q. 3, a. 16 c.). L’amour de Dieu pour lui-même comme fin de l’opération est identique à Dieu et donc essentiel. L’amour de Dieu pour lui-même comme fin de l’intention est Dieu procédant de Dieu comme Juge et Verbe, et donc notionnel.

104 Commentaire du Livre I des Sentences, d. 7, q. 2, a. 1 sol. Et ad 4m; ibidem, q. 1, a. 1-3; ibidem, d. 6, q. 1, a. 3 sol.

105 « sicut Deus potest generare Filium, ita et vult. Sed voluntas generandi significat essentiam. Ergo et potentia generandi ». Somme théologique, I, q. 41, a. 5, En sens contraire.

106 « Illud ergo est potentia generativa in aliquo generante, in quo generatum similatur generanti. Filius autem Dei similatur Patri gignenti in natura divina. Unde natura divina in Patre est potentia generandi in ipso». Ibidem, c.

107 « … id quo Pater generat est natura divina ». Ibidem.

108 Ibidem, a. 6, ad 1m.

109 Ibidem, q. 36, a. 4 c.

110 « duo spirantes », « unus spirator ». Ibidem, ad 7m.

111 Ibidem, q. 41, a. 5 c.

112 Ibidem, q. 36, a. 4, ad 1m.

113 « per modum voluntatis ». Ibidem, q. 41, a. 2, ad 3m.

114 Ibidem, a. 4 c.

115 « Videtur quod potentia generandi vel spirandi significet relationem et non essentiam ». Ibidem, a. 5.

116 Voir q. 36, a. 4, ad 1m; q. 41, a. 5. De même que le Fils comprend essentiellement « non pas en produisant un verbe, mais à titre de Verbe procédant » (non ut producens verbum sed ut Verbum procedens). (q. 34, a. 2, ad 4m), ainsi l’Esprit aime essentiellement « comme Amour qui procède, et non comme principe producteur d’un amour » (ut Amor procedens, non ut a quo procedit amor) (q. 37, a. 1, ad 4m). Ainsi, de même que l’essence divine est la puissance du Fils ut generetur (à être engendré), l’essence divine est la puissance de l’Esprit ut spiretur (à être spiré).

117 Le professeur a supposé que le critère de la théorie psychologique augustinienne tient à l’établissement de l’intellect divin comme le principe de la génération divine et du vouloir divin comme principe de la spiration divine. Par conséquent, il souligne sa surprise croissante devant les opinions des dominicains post-thomistes.

118 Somme théologique, I, q. 32, a. 1, ad 2 m.

119 René Arnou, De Deo Trino, Pars I : In Fontibus revelationis, Rome, les Presses de l’Université Grégorienne, 1933, p. 130-140.

120 Irénée Chevalier, S. Augustin et la pensée grecque : Les relations trinitaires, Fribourg en Suisse, Librairie de l’Université, 1940.

121 J. Bilz, Die Trinitätslehre des hl. Johannes von Damaskus, Paderhorn, Schöningh, 1909.

122 Viktor Schurr, Die Trinitätslehre des Boethius im Lichte der ‘skytischen Kontroversen’, Paderhorn, Schöningh, 1935.

123 André Hayen, « Le Concile de Reims et l’erreur théologique de Gilbert de la Porrée », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du moyen âge 10-11, 1935-1936, p. 29-102.

124 Au sujet de ce développement, voir « St. Thomas’ Thought on Gratia operans », Theological Studies 2, 1941, p. 301-306 (Grace and Freedom, p. 13-19). C’est l’absence chez eux de notions systématiques concernant la nature et le surnaturel qui a donné à saint Anselme et à Richard de Saint-Victor leur mode de pensée et d’expression apparemment rationaliste. Voir J. Bayart, « The Concept of Mystery according to St. Anselm of Canterbury”, Recherches de théologie ancienne et médiévale 9, 1937, p. 125-166; A.-M. Éthier, Le « De Trinitate » de Richard de Saint-Victor, Ottawa, Institut d’études médiévales et Paris, Vrin, 1939; Georges Fritz, « Richard de Saint-Victor », Dictionnaire de théologie catholique 13, 1937, p. 2691-2693.

125 Questions disputées sur la vérité, q. 10, a. 3, 7.

126 Somme théologique, I, q. 93, a. 6-8. À la memoria d’Augustin Thomas d’Aquin a substitué intellectus in actu intelligens et dicens (l’intellect en acte qui comprend et exprime). À l’intelligentia ou à la notitia d’Augustin Thomas d’Aquin a substitué un verbum qui signifiait une définition ou un jugement.

127 Questions disputées sur la vérité, q. 3, a. 2 c.; q. 4, a. 2.

128 Somme contre les Gentils, 4, c. 11, § 1-7.

129 À propos du développement de la théorie trinitaire thomiste, voir Paul Vanier, s.j., Théologie trinitaire chez Saint Thomas d’Aquin : Évolution du concept d’action notionnelle, Paris, Vrin et Montréal, Institut d’études médiévales, 1953.

130 Questions disputées sur la puissance de Dieu, q. 8, 1 c.; q. 9, a. 5 c.

131 Ibidem, q. 8 (au sujet des relations); q. 9 (au sujet des personnes); mais q. 10 (au sujet des processions) et q. 2 (au sujet de la puissance générative).

132 Matthew J.O’Connell, « St. Thomas and the Verbum: An Interpretation”, The Modern Schoolman 24, 1946-1947; mai 1947, p. 224-234 (critique du premier article de la série verbum); Lucien Roy, recension des trois premiers articles sur le verbum, Sciences ecclésiastiques 1, 1948, p. 225-228; F. Vanderbroucke, recension du premier article sur le verbum, Bulletin de théologie ancienne et médiévale 5, 1948, p. 335, § 980.

133 Beati Alberti Magni, Parva naturalia : Operum Tomus Quintus : De intellectu et intelligibili, édité par Petrus Jammy, Lyons, 1651. Liber Primus, Tractatus III, c. III, p. 251-252.

134 « Si enim hoc negetur, tunc dicens hanc opinionem non intelligit aliquid, wet ideo non est audiendus ». Commentaire au Traité de l’âme, Livre III, leçon 7, § 690.

135 « Dicendum quod anima humana intelligit seipsam per suum intelligere, quod est actus proprius eius, perfecte demonstrans virtutem eius et natural ». Somme théologique, I, q. 88, a. 2, ad 3m.

136 « nec habent aliam operationem vitae nisi intelligere ». Somme contre les Gentils, 2, c. 97, § 2.

 

 

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