Les oeuvres de Bernard Lonergan
Pour une méthode en théologie: ch. 9 - L'histoire et les historiens

 

DEUXIÈME PARTIE

Esquisse des fonctions constituantes

 

9

L'histoire et les historiens

Les historiens se contentent habituellement d'écrire l'histoire sans soulever de questions sur la nature de la connaissance historique1. Il ne faut pas s'en étonner. Car le savoir historique s'acquiert moyennant une certaine adaptation du fonctionnement quotidien de la compréhension humaine et, alors que cette adaptation doit faire l'objet d'un apprentissage, le fonctionnement de base, lui, s'avère trop intime, trop spontané et trop insaisissable pour qu'on réussisse à l'objectiver et à le décrire sans un effort soutenu et, à vrai dire, hautement spécialisé2. C'est pourquoi même un grand innovateur comme Leopold von Ranke disait que sa façon de procéder découlait d'une sorte de nécessité et qu'il avait trouvé sa voie à lui sans essayer d'imiter la manière de faire de son prédécesseur – un pionnier – Berthold Niebuhr3.

Cependant les historiens sont parfois forcés de faire plus qu'écrire l'histoire. Il arrive, par exemple, qu'ils l'enseignent. Il arrive également qu'ils se sentent obligés de défendre leur façon de procéder contre une pratique erronée qui tend à l'évincer et qu'ils soient conduits à expliciter en tout ou en partie ce qu'ils font au juste quand ils font de l'histoire. Qu'ils le veuillent ou non, ils font alors appel à une théorie de la connaissance plus ou moins adéquate, ou plus ou moins inadéquate, et ils se trouvent facilement entraînés dans le courant d'une philosophie implicite qu'ils ne peuvent maîtriser entièrement.

Cette dialectique peut nous instruire beaucoup, à la condition, bien sûr, qu'on ne joue pas simplement au logicien qui vérifie la clarté des termes, la cohérence des affirmations et la rigueur des conclusions. Ce que l'historien peut nous offrir, en effet, ce n'est pas une théorie de la connaissance, mais une prise de conscience de la nature de son art et une aptitude à le décrire de manière concrète et vivante – ce dont seul un praticien peut faire preuve.

1. Trois manuels

Les manuels sur la méthode en histoire sont passés de mode. Mais dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ils étaient courants et ils exerçaient une influence. J'en choisirai trois qui représentent des tendances différentes et je les confronterai sur un point unique mais, à mon avis, important, celui du rapport entre les faits historiques et leurs connexions intelligibles, leur Zusammenhang.

Pendant vingt-cinq ans, Johann Gustav Droysen (1808-1884) ne cessa de réviser ses conférences sur l'encyclopédie et la méthodologie de l'histoire. En outre, il composa un Grundriss der Historik qui parut sous la forme d'un Manuskriptdruck en 1858 et en 1862, puis dans des éditions en bonne et due forme en 1868, 1875 et 1882. L'intérêt pour son œuvre se maintient encore, puisque l'édition combinant la version de 1882 de ses conférences et le Grundriss avec toutes ses variantes a été réimprimée pour la quatrième fois en 19604.

Droysen divisait la tâche de l'historien en quatre parties. L'heuristique, d'abord, découvrait les vestiges, les monuments et les récits pertinents. Puis la critique évaluait leur crédibilité. L'interprétation révélait ensuite les réalités de l'histoire, l'ensemble de leurs conditions et le processus qui leur avait donné le présent une influence sur le futur5.

Sur un point important, la division de Droysen différait de celle de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Il limitait la tâche critique à l'examen de la crédibilité des sources, alors que ces derniers l'étendaient à la détermination des faits arrivés dans l'histoire. Leur position, semblait-il à Droysen, s'expliquait par la simple inertie. Pour faire de la critique historique, en effet, ils prenaient comme modèle la critique textuelle des philologues. Mais la critique textuelle est une chose et la critique historique, une autre. La première établit les faits objectifs, c'est-à-dire l'état originel du texte. Or les faits de l'histoire ne ressemblent pas à un texte, mais à la signification d'un texte. Tout comme une bataille, un concile ou une rébellion, ils forment des unités complexes qui résultent des actions et interactions multiples des individus. Ils s'étendent en outre dans l'espace et le temps. On ne saurait donc les isoler et les observer par un seul acte de perception. Il faut plutôt les mettre ensemble et, pour cela, rassembler une multitude d'événements particuliers et former un seul tout interprétatif6.

Pour Droysen, donc, l'historien ne détermine pas d'abord les faits pour découvrir ensuite leurs connexions. Au contraire, les faits et leurs connexions forment une seule pièce, un vêtement sans couture. Ils constituent ensemble la réalité historique, avec toutes ses conditions, et le processus qui lui a donné naissance. On les découvre moyennant un processus d'interprétation guidé par le mot d'ordre forschend verstehen : allez de la recherche à la compréhension. Cette recherche couvre quatre secteurs : d'abord le cours des événements, par exemple une campagne militaire ; ensuite les conditions formant le contexte des événements ; puis le caractère des participants ; et enfin les intentions et les idées qui ont été réalisées7. Ainsi, l'interprétation historique conduit à la réalité historique, permettant de saisir la suite des événements d'abord dans leurs relations internes, ensuite dans leur dépendance par rapport à une situation, puis à la lumière du caractère ou de la psychologie des acteurs et enfin comme étant la réalisation d'intentions ou d'idées. Seules ces quatre façons de saisir la signification et l'importance des événements permettent à ceux-ci de révéler leur réalité propre.

La conception de Droysen n'a pas réussi à s'imposer. Dans l'œuvre monumentale d’Ernst Bernheim, Lehrbuch der historischen Methode und der Geschichtsphilosophie, on peut discerner, à propos de la tâche assignée à l'historien, une division semblable en quatre parties. Mais la tâche critique se subdivise en critique externe et en critique interne8. La première détermine si telle ou telle source particulière est un témoin historique sûr9. La critique interne, pour sa part, doit établir la facticité des événements dont témoignent de multiples sources prises ensemble10. Il semblerait ainsi qu'on établit les faits historiques avant même d'amorcer le travail d'interprétation, que Bernheim appelle la Auffassung et qui consiste à déterminer les connexions (Zusammenhang) des événements11.

Il reste toutefois que, si Bernheim assignait à la critique interne la tâche de déterminer les événements, il ne considérait pas pour autant cette détermination comme indépendante de la façon dont les historiens appréhendent les connexions. Au contraire, il enseignait explicitement que la détermination des événements et l'appréhension de leurs connexions sont interdépendantes et inséparables. À cela il ajoutait même que sans une appréhension objective des connexions, on ne peut même pas établir de façon adéquate quelles sont les sources afférentes à sa recherche12.

L’Introduction aux études historiques, que composèrent C.-V. Langlois et C. Seignobos et qu'ils publièrent à Paris en 1898, s'éloigne encore davantage de la position de Droysen13. Ce manuel se divise en trois parties ou livres : le livre I traite des connaissances préalables, le livre II des opérations analytiques, le livre III des opérations synthétiques. Les opérations analytiques se répartissent en critique externe et en critique interne. La première produit des éditions critiques, détermine quels sont les auteurs des textes et classe les sources historiques. Quant à la critique interne, elle utilise des analogies empruntées à la psychologie générale, pour se représenter les états d'esprit successifs que l'auteur d'un document a pu connaître. Elle détermine donc : 1) ce qu'il a voulu dire, 2) s'il a cru ce qu'il a dit, et 3) s'il a été fondé à croire ce qu'il a cru.

Cette dernière étape devait amener le document au point où il ressemblait aux données des sciences « objectives ». À partir de ce moment, il devenait l'équivalent d'une observation et il fallait alors l'utiliser de la même manière qu'on utilise les observations faites par les spécialistes des sciences de la nature14. Mais dans les sciences de la nature, on n'affirme pas un fait au terme d'une seule observation, mais uniquement quand il est corroboré par plusieurs observations indépendantes. Loin de pouvoir se soustraire à ce principe, l'histoire, avec ses procédés si imparfaits d'information, doit s'y soumettre avec d'autant plus de rigueur. De là découle la nécessité de recueillir des témoignages indépendants mais se confirmant mutuellement, pour déterminer les faits historiques15.

On se garda bien de négliger les implications d'une telle analyse, car celle-ci se trouvait à retirer les faits de leur contexte originel, à les isoler les uns des autres et, pour ainsi dire, à les pulvériser16. Conséquemment, on dut compléter les opérations analytiques du Livre II par les opérations synthétiques du Livre III. Les auteurs en donnèrent une description sous des rubriques comme le classement, la question et la réponse, l'analogie, le regroupement, l'inférence et l'élaboration de formules générales. Mais tous ces procédés furent sujets à de nombreuses déformations, contre lesquelles des mises en garde retentirent continuellement. Les pièges s'avérèrent si nombreux, en effet, que M. Langlois lui-même, à la fin de sa vie, au lieu d'écrire l'histoire, se contentait de reproduire des documents choisis17.

Ainsi, avec Langlois et Seignobos apparaissent une distinction et une séparation bien marquées entre la détermination des faits historiques et la détermination de leurs connexions. Cette distinction et cette séparation trouvent leur fondement, semble-t-il, dans des notions propres aux sciences de la nature et qui étaient courantes dans les cercles positivistes et empiristes du dix-neuvième siècle18. Mais ces mêmes cercles devaient fatalement soulever cette autre question : Pourquoi ajouter quelque chose aux faits ? Ne doit-on pas considérer comme purement subjective toute addition qui n'est pas évidente pour tout le monde ? Pourquoi ne pas laisser parler les faits ?

2. Les données et les faits

À ce stade-ci, il serait peut-être bon d’élucider la distinction entre les données et les faits.

Les données sont celles des sens et celles de la conscience. Leur point commun est qu'elles sont présentes (given) ou peuvent l'être. On peut leur prêter attention ou non, les étudier ou non, les comprendre ou non, les exprimer ou non en concepts, les utiliser ou non comme éléments de preuve dans le jugement. Si on ne le fait pas, elles restent simplement présentes. Toutefois, dans la mesure où l'on en a fait un objet d'investigation, elles ne sont plus simplement présentes, mais elles se combinent également avec d'autres composantes de l'activité cognitive de l'être humain.

Les faits historiques, au contraire, se définissent comme des événements connus. Ces événements que connaît l'historien appartiennent à son passé ; la connaissance de ces événements, par contre, se situe dans son présent. En outre, cette connaissance est une connaissance humaine. Elle ne résulte pas de quelque activité bien particulière, mais d'une combinaison d'activités qui se produisent à trois niveaux différents. C'est pourquoi un fait historique sera concret à l'instar d'un objet d'expérience extérieure ou intérieure, précis à l'instar d'un objet qu'on peut comprendre et exprimer en concepts, irréductible à l'instar de ce qu'on a saisi comme étant (ou presque) inconditionné de fait et donc comme quelque chose d'indépendant (ou de probablement indépendant) du sujet connaissant19.

À mesure qu'une investigation progresse, les insights s'accumulent et les absences d’insight diminuent. Ce processus évolutif, bien qu'il n'influe pas sur les données en tant qu'elles sont présentes ou qu'elles peuvent l'être, influe énormément sur elles en tant qu'elles deviennent objet de recherche et d'attention, ou encore dans la mesure où on les combine tantôt d'une façon, tantôt d'une autre pour former des structures toujours plus étendues et plus complexes. Par ailleurs, c'est uniquement quand les structures prennent une forme définitive, quand le courant des questions nouvelles se tarit peu à peu, que les faits commencent à apparaître. Car les faits n'apparaissent pas avant qu'on ait pu comprendre les données, mais seulement après qu'on les ait compris de façon satisfaisante et complète.

Les choses se compliquent davantage en histoire critique, car ici deux processus distincts quoique interdépendants interviennent dans ce passage des données aux faits. Dans un premier processus, les données sont constituées par les monuments, les vestiges et les récits qu'on peut percevoir ici et maintenant ; à partir de ces données, on cherche à établir la provenance de l'information qu'elles livrent et à évaluer sa crédibilité ; les faits auxquels aboutit le premier processus ne sont rien d'autre qu'une série d'affirmations obtenues de ces sources et étiquetées en fonction de leur degré de crédibilité. Dans la mesure où elles se révèlent dignes de foi, elles nous informent sur le passé. Mais l'information qu'elles communiquent ne constitue pas, en règle générale, une connaissance historique, mais une expérience historique. Elle concerne ces fragments, ces morceaux épars qui ont su capter l'attention de ceux qui tiennent un journal, des courriéristes, des chroniqueurs, des reporters ou des commentateurs. Il ne s'agit pas d'une vue d'ensemble de ce qui se préparait à un moment et à un endroit donné, car les contemporains ne disposent pas, en général, des moyens nécessaires pour constituer cette vue d'ensemble. C'est pourquoi on ne peut considérer les faits déterminés par le processus critique comme des faits historiques, mais uniquement comme des données conduisant à la découverte des faits historiques. À ce processus critique doit donc succéder un processus d'interprétation, grâce auquel l'historien ordonne les fragments d'information qu'il a ramassés et évalués de façon critique. C'est seulement au terme de ce processus d'interprétation et de reconstitution qu'apparaît à proprement parler le fait historique.

3. Trois historiens

Dans une communication célèbre, lue à deux reprises devant des sociétés savantes en 1926 mais publiée seulement après sa mort, Carl Becker rappelait ce qu'un historien éminent et respecté lui avait dit, à savoir que l'historien n'aurait pour tâche que de « présenter tous les faits et les laisser parler ». Et Becker de répéter ce qu'il avait lui-même enseigné pendant vingt ans, à savoir « que cette notion est absurde, d'abord parce qu'il est impossible de présenter tous les faits, et ensuite parce que, même si vous pouviez présenter tous les faits, ces choses misérables ne parleraient pas, ne diraient rien du tout20 ».

Becker ne s'est pas contenté d'attaquer ce qu'il considérait comme l'illusion la plus cultivée par les historiens du XIXe siècle21. Seize ans auparavant, dans un article paru dans l'Atlantic Monthly d'octobre 1910, il avait décrit avec beaucoup de talent le processus qui doit nécessairement se produire pour que l'historien passe de son fichier, qui contient les résultats de la critique historique, à une appréhension du cours des événements.

À mesure que l'historien examine ses fiches, certains aspects de la réalité, qui y sont enregistrés, l'intéressent beaucoup, d'autres l'intéressent moins ; certains sont retenus, d'autres oubliés ; certains ont comme effet de déclencher une nouvelle suite d'idées ; certains semblent avoir entre eux des liens causals, d'autres des liens logiques ; d'autres encore ne présentent entre eux aucun lien perceptible de quelque sorte que ce soit. Et la raison en est très simple : certains faits frappent l'esprit, apparaissent intéressants et suggestifs, revêtent un sens quelconque et permettent d'atteindre une fin désirée parce qu'ils s'associent spontanément aux idées qu'on a déjà en tête ; ils cadrent d'une certaine manière avec l'expérience structurée de l'historien. Cette synthèse originale – qu'il ne faut pas confondre avec la préparation d'un livre destiné à l'imprimeur, chose bien différente – ne se fait pas d'une manière tout à fait délibérée. Elle s'accomplit presque automatiquement. Dès le début, l'esprit va forcément choisir et faire des distinctions. C'est toute la « masse apercevante » qui accomplit ce travail, se saisissant de telle ou telle nouvelle impression pour qu'elle vienne enrichir son propre contenu. À mesure qu'on intègre des faits nouveaux, les idées et les concepts anciens subissent, il est vrai, des modifications, font l'objet de distinctions et sont parfois même détruits ; mais les idées ainsi modifiées deviennent de nouveaux centres d'attraction. Le processus se continue ainsi, peut-être pendant des années. La synthèse finale se compose sans doute de faits uniques, reliés de façon causale et manifestant un changement unique ; mais le fait unique, choisi en raison de son importance, l'a été dans chaque cas en raison de son importance par rapport à une certaine idée qui prédominait déjà22.

J'ai cité ce passage plutôt long, parce qu'un historien y expose quelle activité succède au travail de la critique historique tout en précédant celui de la composition historique. On ne peut pas dire de Becker qu'il fut un bon théoricien de la connaissance, car on ne peut tirer de ses écrits une théorie exacte et cohérente portant sur la genèse de la connaissance historique23. Néanmoins, comme il n'était pas homme à se faire prendre au piège des clichés courants, il s'est montré suffisamment vigilant et pénétrant pour donner une description heureuse de ce que j'appellerais l'accumulation graduelle des insights, où chacun complète, nuance ou corrige ceux qui précèdent, jusqu'à ce que – des années plus tard peut-être – le courant des questions nouvelles se tarisse et que l'information de l'historien sur l'expérience historique du passé accède au statut de connaissance historique.

Les questions sur lesquelles réfléchissait Carl Becker aux États-Unis préoccupèrent également R. G. Collingwood en Angleterre. Tous deux insistaient sur l'activité constructive de l'historien. Tous deux attaquaient ce que j'ai appelé précédemment le principe de la tête vide. Becker s'opposait à la conception selon laquelle l'historien n'avait qu'à présenter tous les faits et à les laisser parler. Collingwood critique cette même position en la désignant comme « l'histoire faite avec des ciseaux et un pot de colle24 ». Celle-ci représente une vision naïve de l'histoire, où interviennent simplement le souvenir, le témoignage et leur degré de crédibilité25. Il s'agit alors de recueillir des énoncés à partir de certaines sources, de décider s'il faut les considérer comme vrais ou faux et de coller dans un spicilège les énoncés considérés comme vrais avec l'intention de les utiliser plus tard pour composer une narration, tandis que les énoncés considérés comme faux sont jetés au panier26. Telle est la seule conception de l'histoire que connaissaient le monde antique et le moyen âge27. Mais depuis l'époque de Vico, elle est en voie de disparition. Bien que Collingwood n'ose pas dire qu'elle a disparu complètement, il affirme cependant qu'une histoire écrite aujourd'hui à partir de tels principes est au moins un siècle en retard28.

Il s'est donc produit une révolution copernicienne29 dans l'étude du passé, pour autant que l'histoire est devenue à la fois critique et constructive30. On attribue ce fait à l'imagination historique31 et, encore une fois, à une logique selon laquelle les questions apparaissent plus fondamentales que les réponses32. Ces deux facteurs ne sont nullement incompatibles. L'historien, en effet, part des énoncés qu'il trouve dans ses sources. L'effort d'imagination qu'il fait pour se représenter leur sens provoque des questions qui l'entraîneront vers d'autres énoncés contenus dans les sources. À la fin, il aura déployé une espèce de toile tissée par l'imagination et reliant ensemble les points fixes fournis par les énoncés contenus dans les sources33. Toutefois, ces soi-disant points fixes ne sont pas fixés de façon absolue, mais de façon relative34 : dans une investigation donnée, l'historien a décidé de les tenir pour fixes, mais de fait leur fixation représente simplement le fruit d'une recherche historique antérieure. Si, par exemple, les énoncés qui servent de point de départ à l'historien proviennent de Thucydide, c'est cependant le savoir historique qui permet à l'historien de reconnaître l'alphabet grec à travers les petits signes bizarres sur le papier, de saisir leur sens dans le dialecte attique, de s'assurer de l'authenticité des passages et de juger qu'en ces occasions Thucydide connaissait bien ce dont il parlait et qu'il essayait de dire la vérité35.

Il s'ensuit que, si l'on envisage l'histoire non pas à travers tel ou tel travail particulier mais dans sa totalité, elle devient alors une discipline autonome. Elle repose, en effet, sur des données, sur des traces du passé encore visibles dans le présent. Elle ne se ramène pourtant pas à croire à des autorités, pas plus qu'elle ne se ramène à tirer des conclusions à partir de ce qu'elles disent. D'autre part, les procédés critiques permettent de décider de quelle manière et dans quelle mesure on pourra utiliser les sources36. D'autre part, les procédés constructifs parviennent à des résultats que les auteurs des sources peuvent bien ne pas avoir connus. Dès lors, « ... bien loin de s'appuyer sur une autorité autre que la sienne et de devoir ainsi conformer sa pensée aux affirmations de cette autorité, l'historien est sa propre autorité et sa pensée est autonome, se donnant elle-même les autorisations, possédant un critère auquel ses soi-disant autorités doivent se conformer et au moyen duquel elles sont critiquées37 ».

Telle est la révolution copernicienne que Collingwood a mise en relief dans l'histoire moderne. Ces vues ne peuvent être assimilées par ceux qui sont à la remorque du réalisme naïf ou de l'empirisme. Telles que Collingwood les présente, elles sont malheureusement insérées dans un contexte idéaliste. Mais en introduisant une théorie satisfaisante de l'objectivité et du jugement, on peut en extirper l'idéalisme sans perdre pour autant la substance de ce qu'a assigné Collingwood à l'imagination historique, aux éléments de preuve en histoire ainsi qu'à la logique de la question et de la réponse.

Les questions qui furent soulevées aux États-Unis et en Angleterre le furent également en France. En 1938, Raymond Aron décrivit la pensée de Dilthey, de Rickert, de Simmel et de Max Weber sur l'histoire38, tout en exposant sa propre façon de saisir le Verstehen allemand qui, en français, prit le nom de compréhension39. Cependant, comme je ne m'intéresse pas ici aux théoriciens de l'histoire mais aux historiens professionnels, je me tourne vers Henri-Irénée Marrou, qu'on invita en 1953 à occuper la chaire du Cardinal-Mercier de Louvain et qui profita de cette occasion pour débattre le problème de la connaissance historique.

L'année suivante, parut De la connaissance historique. Ce livre ne cherchait pas à résoudre des questions théoriques, mais à dresser plutôt un inventaire systématique, à rédiger un résumé, qui se voulait équitable et équilibré, des conclusions auxquelles sont parvenus les historiens concernant la nature de leur tâche40. On pouvait, selon lui, considérer la nature de cette tâche comme bien établie, au même titre que la théorie de l'expérimentation l'était depuis John Stuart Mill et Claude Bernard41. C'est ainsi que M. Marrou traita de tous les problèmes généraux de la recherche historique et qu'il le fit à la fois avec une bonne connaissance des opinions théoriques et avec la sensibilité d'un Pieter Geyl pour la complexité infinie de la réalité historique42.

Laissons de côté pour le moment une bonne partie de cette richesse, puisque nous nous intéressons simplement à la relation qui existe entre le fait et la théorie, l'analyse et la synthèse, la critique et la construction. M. Marrou consacre à ces deux aspects divers chapitres successifs. D'après lui, sa conception personnelle de la critique aurait fait sursauter dans leur tombe ses anciens maîtres positivistes. Alors qu'eux insistaient sur un esprit critique implacable, lui, pour sa part, fait appel à la sympathie et à la compréhension43. L'approche critique négative, qui se préoccupe du degré de sincérité, de compétence et d'exactitude manifesté par les auteurs, était bien adaptée pour le travail des spécialistes de l'histoire politique ou ecclésiastique du moyen âge en Europe de l'ouest, domaine encombré de chroniques de seconde main, de chartes et de décrétales falsifiées, de vies de saints antidatées44. Mais la tâche de l'historien ne se réduit pas à éliminer l'erreur et la tromperie. On peut en effet utiliser les documents de façons extrêmement variées et l'historien a pour tâche propre de comprendre parfaitement ses documents, de saisir exactement ce qu'ils révèlent directement ou indirectement, pour pouvoir ainsi les utiliser intelligemment45.

De même qu'il propose de passer de la simple critique des documents à leur compréhension, il insiste également sur la continuité et l'interdépendance qui existent entre le progrès dans la compréhension des documents pertinents et le progrès dans la compréhension du cours des événements. L'historien commence d'abord par déterminer son sujet, puis il constitue un dossier de documents pertinents et assigne à chacun sa note de crédibilité. Ce schéma demeure pourtant encore abstrait. Car on progresse dans la connaissance en suivant le mouvement d'une spirale. À mesure que la connaissance des événements s'accroît, le caractère propre des documents apparaît sous un jour nouveau. On reprend alors la question initiale. Certains documents, qui semblaient ne pas toucher au sujet, deviennent pertinents. Des faits nouveaux voient le jour. Ainsi, l'historien parvient peu à peu à maîtriser le secteur qu'il étudie, à acquérir de l'assurance quant à sa propre compréhension de la signification, de la portée et de la valeur de ses documents, et à appréhender le cours des événements que recélaient auparavant les documents et qu'ils révèlent maintenant46.

4. Le Verstehen

J'ai parlé de la notion de recherche historique chez Droysen comme d'un forschend verstehen et de la présentation que Raymond Aron a faite, pour le milieu français, de la réflexion historique allemande. Nous devons maintenant revenir à cette réflexion, vu qu'elle est empirique sans être empiriste. D'une part, en effet, elle est empirique, car elle s'avère étroitement liée au travail de l'école historique allemande et la charte de celle-ci exprime sa protestation contre la construction a priori du sens de l'histoire par Hegel. D'autre part, elle n'est pas empiriste, car elle se montre pleinement consciente du fait que la connaissance historique ne se ramène pas à bien regarder mais que, au contraire, elle implique un processus mystérieux et divinatoire grâce auquel l'historien parvient à comprendre.

Cette nécessité de la compréhension s'est manifestée de deux manières. On s'est heurté, en premier lieu, au problème du cercle herméneutique. Par exemple, c'est en comprenant chacun des mots qu'on saisit le sens d'une phrase, mais on ne comprend bien les mots qu'à la lumière de la phrase prise comme un tout. Les phrases, à leur tour, se situent dans une relation semblable par rapport aux paragraphes, les paragraphes par rapport aux chapitres, les chapitres par rapport aux livres, les livres par rapport à la situation et aux intentions de l'auteur. Or il n'existe aucun ensemble de procédés conceptuels qui nous permette de maîtriser ce réseau d'éléments cumulatifs et interdépendants. Ce dont on a besoin avant tout, c'est du processus autocorrectif de l'apprentissage, en vertu duquel les insights préconceptuels s'accumulent en se complétant les uns les autres, en se nuançant et en se corrigeant.

En deuxième lieu, la nécessité de la compréhension est devenue également plus manifeste du fait que les règles générales et les principes universels se sont avérés inopérants. En effet, plus un artiste se montre créateur, plus un penseur se révèle original, plus un génie est grand, moins on peut subsumer ses réalisations sous des principes universels et des règles générales. Car il est lui-même la source de nouvelles règles et, bien que d'autres soient destinés à suivre ces nouvelles règles, ils ne les suivront pas exactement comme le maître. Même les cerveaux moins brillants possèdent leur originalité ; l'imitation servile n'est d'ailleurs pas l'œuvre d'un esprit, mais d'une machine. Or ce haut degré de personnalisation qu'on trouve chez les artistes, les penseurs et les écrivains, même s'il échappe à l'emprise des règles générales et des principes universels, est facilement accessible à la compréhension. Car ce que l'observateur comprend en tout premier lieu, c'est ce qui lui parvient à travers les données des sens ou de la conscience, ou encore à travers les représentations exprimées sous forme d'images, de mots, de symboles ou de signes. Ces données ou ces représentations se situent au plan individuel. Aussi, ce que l'intelligence saisit, c'est l'intelligibilité de l'individuel. Sauf dans le cas de celui qui ne réussit pas à maîtriser correctement l'usage qu'il fait du langage, la généralisation constitue une étape ultérieure et habituellement, dans les œuvres d'interprétation, une étape superflue. Il n'existe qu'une Divine Comédie, qu’un Hamlet de Shakespeare, qu'un Faust en deux parties de Goethe.

La portée de la compréhension, son importance, s'accrût donc graduellement. À l'interprétation grammaticale des textes, Schleiermacher (1768-1834) ajouta une interprétation psychologique qui avait pour but de comprendre les personnes et, en particulier, de deviner quel est le moment central dans l'inspiration créatrice d'un écrivain47. August Boeckh (1785-1867), élève de F. Wolf comme de F. Schleiermacher, étendit la portée de la compréhension à tout le domaine des sciences philologiques. Dans son Enzyklopädie und Methodologie der philologischen Wissenschaften, il concevait la philologie comme étant la reconstitution, due à l'interprétation, des constructions de l'esprit humain48. Ce qu'apporta Boeckh à la philologie, Droysen allait l'apporter à l'histoire. Il fit passer, en effet, la notion de compréhension, du contexte de l'esthétique et de la psychologie au contexte plus large de l'histoire, 1) en faisant de l'expression l'objet de la compréhension et 2) en notant que parmi ceux qui s'expriment, il ne faut pas compter seulement les individus, mais aussi les groupes comme les familles, les peuples, les États et les religions49.

Avec Wilhelm Dilthey (1833-1911), l'horizon s'agrandit encore davantage. Il découvrit que même si l'école historique allemande en appelait au fait historique contre toute construction idéaliste a priori, elle se trouvait néanmoins, dans ses procédés réels, beaucoup plus près des idées et des normes idéalistes que de celles de l'école empiriste50. Avec beaucoup de sagacité, il reconnut également que les succès de l'école historique, à l'instar des succès antérieurs des sciences de la nature, constituaient une nouvelle donnée pour l'élaboration d'une théorie de la connaissance. Et il proposa de bâtir sur cette nouvelle donnée. Aussi, tout comme Kant s'était demandé comment des principes universels a priori étaient possibles, Dilthey, pour sa part, souleva la question de la possibilité d'une connaissance historique et, plus généralement, de la possibilité des sciences humaines conçues comme Geisteswissenschaften51.

On peut dire que la démarche fondamentale de Dilthey consista à faire passer la pensée hégélienne du Geist idéaliste au Leben humain. On retrouve encore chez Dilthey l'esprit objectif de Hegel, mais cet esprit objectif ne représente plus que l'objectivation intégrale qui s'effectue dans le vécu humain concret. Le vécu s'exprime, en effet, et ce qui est exprimé se trouve bel et bien présent dans son expression. Ainsi, les données des sciences humaines ne sont pas simplement présentes ; en elles-mêmes, avant même qu'intervienne l'interprétation, elles représentent diverses expressions, manifestations ou objectivations du vécu humain. De plus, quand un interprète les comprend, il comprend du même coup le vécu qui s'y exprime, s'y manifeste, s'y objective52. Enfin, de même qu'une interprétation exprime et communique la compréhension d'un interprète, l'objectivation du vécu exprime l'interprétation personnelle que le vécu donne de lui-même. Das Leben selbst legt sich aus53.

Dans la réalité concrète, physique, chimique et vitale du vécu humain, on trouve donc également de la signification. Celle-ci est à la fois introvertie et extravertie : introvertie en tant qu'elle exprime quelque chose et extravertie en tant qu'elle est exprimée. Elle manifeste le besoin et la satisfaction, répond à des valeurs, vise certains objectifs, dispose des moyens pour atteindre certaines fins, construit des systèmes sociaux et les revêt d'une importance culturelle, ou encore transforme la nature environnante.

Les nombreuses expressions de la vie individuelle sont reliées ensemble par un réseau intelligible. Pour parvenir à cette connexité intelligible, il ne suffit pas de rassembler toutes les expressions d'une vie. Car il existe, présent dans chacune des parties, un tout qui se développe, qui articule, à travers chaque nouvel ensemble de circonstances, les valeurs qu'il estime et les buts qu'il poursuit, et qui réalise par là son être individuel et particulier. Et de même que la conscience humaine ne se limite pas à l'instant présent, mais qu'elle s'agrandit à partir d'une accumulation de souvenirs et qu'elle progresse à son rythme propre vers une hiérarchie personnelle de valeurs, ainsi ses expressions, qu'elles soient prises toutes ensemble ou même une à une, ont la capacité de révéler la direction et le dynamisme d'une vie54.

À l'instar de la vie individuelle, les significations communes, les valeurs communes, les intentions communes ainsi que les activités communes ou complémentaires présentent une intelligibilité. Cependant, autant les significations, les valeurs, les intentions et les activités peuvent être communes ou complémentaires, autant elles peuvent différer, s'opposer et entrer en conflit. C'est dire qu'en principe, la compréhension historique devient possible. Car si nous pouvons comprendre individuellement notre propre vie et celle des autres, nous pouvons aussi les comprendre dans leurs connexions et dans leur interdépendance55.

En outre, de même que les historiens peuvent raconter une suite intelligible d'événements, ainsi les spécialistes des sciences humaines peuvent faire l'analyse des structures et des processus qui se reproduisent ou qui se développent dans le vécu individuel ou collectif. Dès lors, loin de s'opposer, l'histoire et les sciences humaines sont interdépendantes. D'une part, le spécialiste des sciences humaines doit considérer ses données en les situant dans leur contexte historique propre ; et d'autre part, l'historien ne peut maîtriser parfaitement son matériel que s'il maîtrise également les sciences humaines concernées56.

On peut donc dire, je pense, que Dilthey fit beaucoup pour résoudre le problème spécifique qu'il avait soulevé. Il établit de manière décisive la distinction entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Il conçut clairement la possibilité d'une connaissance historique ne se conformant ni aux constructions a priori de l'idéalisme ni aux procédés des sciences de la nature. Toutefois, il ne résolut pas le problème plus fondamental de dépasser les présuppositions aussi bien empiristes qu'idéalistes. Sa Lebensphilosophie manifeste des tendances empiristes ; d'autre part, un empiriste ne peut assimiler sa conception de l'histoire et des sciences humaines, axée sur le Verstehen57.

Depuis, un progrès a été enregistré sur deux points par rapport à la position de Dilthey ; traitons-les brièvement. D'abord, l'analyse minutieuse de l'intentionnalité que fit Edmund Husserl (1859-1938) rendit évident le fait que la pensée et le jugement ne sont pas simplement des événements psychologiques, mais qu'ils visent, renvoient à, ou signifient toujours et intrinsèquement des objets distincts d'eux-mêmes58. En second lieu, alors que pour Dilthey l'expression était la manifestation de la vie, pour Martin Heidegger (1889-1976) tous les projets humains sont issus de la compréhension ; de cette façon, le Verstehen est le Dasein dans la mesure où ce dernier se définit comme l'aptitude de l'homme à être59. De là découle l'universalité de la structure herméneutique : de même qu'une interprétation provient de la compréhension d'une expression, cette expression elle-même provient d'une certaine compréhension de ce que représente le fait d'être homme.

Il serait bon maintenant de formuler quelques commentaires. En premier lieu, l'utilisation que nous faisons des mots insight et compréhension est plus précise et, en même temps, a une portée plus large que la connotation et la dénotation du Verstehen. L’insight, en effet, se produit dans toute connaissance humaine, dans les mathématiques comme dans les sciences de la nature, dans le sens commun comme en philosophie, dans les sciences humaines comme en histoire et en théologie. Il se produit : 1) en réponse à une recherche et 2) en relation avec des données ou des représentations sensibles, incluant les mots et les symboles de toutes sortes. De plus, il consiste à saisir une unité ou une relation intelligible dans les données, dans l'image ou dans le symbole, Aussi constitue-t-il la base dynamique d'où procèdent la conception, la définition, l'hypothèse, la théorie ou le système. Ce processus, qui n'est pas simplement intelligible mais aussi intelligent, fournit le modèle humain pour l'élaboration de la théorie trinitaire thomiste et augustinienne60. Enfin, la reformulation moderne de la géométrie euclidienne nous donne la preuve claire et nette du caractère préconceptuel de l’insight61. Les Éléments d’Euclide, en effet, dépendent d’insights qui ne sont pas explicités dans ses définitions, dans ses axiomes ou dans ses postulats — insights qui, pourtant, se produisent facilement, qui fondent la validité de ses conclusions et qu'on ne peut exprimer dans un vocabulaire strictement euclidien62.

En deuxième lieu, l'expérience et la compréhension, mises en semble, ne constituent pas une connaissance, mais seulement une pensée. Le passage de la pensée à la connaissance exige la saisie réflexive de l'inconditionné de fait ainsi que son conséquent rationnel, le jugement. Chez les auteurs que nous venons de mentionner, on ne prend pas suffisamment conscience de ce troisième niveau de l'activité cognitive et c'est pourquoi on ne réussit pas à se détacher avec netteté et cohérence, de l'empirisme comme de l'idéalisme.

En troisième lieu, en plus d'une saisie perspicace du fait cognitif, la rupture d’avec l'empirisme et l'idéalisme implique l'élimination du mythe cognitif. Il existe, en effet, des notions de la connaissance et de la réalité qui se forment au cours de l'enfance et qui représentent la connaissance comme une vision et la réalité comme ce qui est là pour être vu. Au cours des siècles, ces notions ont fourni les fondements inébranlables du matérialisme, de l'empirisme, du positivisme, du sensationnisme, du phénoménisme, du behaviorisme et du pragmatisme, tout en constituant des notions de la connaissance et de la réalité que les idéalistes savent être absurdes.

5. Le perspectivisme

En 1932, Karl Heussi publia un petit livre intitulé Die Krisis des Historismus. Les vingt et une premières pages passaient en revue les divers sens du terme Historismus. Parmi ces derniers, Heussi retint, comme l’Historismus traversant une crise, la conception de l'histoire qui était courante chez les historiens autour des années 1900. Cette conception comportait quatre éléments principaux : 1) une prise de position ferme mais simpliste quant à la nature de l'objectivité, 2) la connexité de tous les objets historiques, 3) un processus de développement universel, et 4) la restriction de l'intérêt historique au monde de l'expérience63.

De ces quatre éléments, c'est le premier qui provoqua la crise64. Tout en insistant, en effet, sur les dangers de déviation subjective, les historiens, au tournant du siècle, présupposaient que l'objet de l'histoire était à la fois donné d'une manière stable et structuré sans équivoque. Les opinions des humains sur le passé pouvaient donc continuer à changer, le passé lui-même demeurait ce qu'il était. Heussi, en revanche, soutenait que les structures ne se trouvaient que dans l'esprit des humains, que les chercheurs pouvaient obtenir des structures semblables à condition de partir de la même optique et que la réalité historique, bien loin d'être structurée sans équivoque, s'avérait plutôt un stimulant inépuisable pour donner naissance à des interprétations historiques toujours neuves65.

Bien que cette affirmation contienne des implications idéalistes, du moins, selon le souhait de Heussi, il ne fallait pas l'interpréter de façon trop stricte. Il s'empressait d'ajouter, en effet, qu'il existe plusieurs constantes dans la vie humaine et qu'il n'est pas rare de trouver des structures déterminées sans équivoque. Ce qui se révèle problématique, c'est l'insertion de ces constantes ou de ces structures dans des ensembles plus larges. Aussi, moins les contextes auxquels appartient une personne, un groupe ou un mouvement se montrent nombreux et étendus, moins il est probable que les progrès ultérieurs entraînent une révision de l'histoire initiale66. D'autre part, quand entrent en jeu des visions du monde et des valeurs différentes, on peut s'attendre à un accord sur des incidents particuliers ou sur des ensembles particuliers, mais à un désaccord sur des questions plus vastes et sur des connexions moins immédiates67.

Il faut cependant apporter une limitation encore plus fondamentale. L'idée centrale de Heussi est que la réalité historique est beaucoup trop compliquée pour qu'on puisse un jour en donner une description complète et exhaustive. Jamais personne n'essaiera, par exemple, de relater tout ce qui s'est passé à la bataille de Leipzig du 16 au 19 octobre 1813. L'historien choisit inévitablement ce qui lui semble important et néglige ce qu'il considère sans importance. Jusqu'à un certain point, cette sélection se fait spontanément, en vertu d'une faculté mystérieuse qui peut déterminer ce à quoi il faut s'attendre, qui rassemble et construit, qui possède la finesse requise pour évaluer et nuancer, bref qui agit comme s'il existait dans l'esprit une loi de perspective qui dirigerait et contrôlerait tout ; ainsi étant donné l'optique où se place l'historien, étant donné également son milieu, ses présuppositions, sa formation, il doit en résulter précisément les structures, les accents et les choix qui en résultent effectivement. Enfin, on ne peut qualifier ce résultat de simple réorganisation du matériel ancien : c'est quelque chose de neuf. Ce résultat ne correspond sans doute pas à la complexité inépuisable de la réalité historique. Mais en choisissant ce qui dans une certaine optique apparaît significatif ou important, l'historien entend dire et décrire la réalité historique d'une façon incomplète et approximative68.

C'est ce caractère incomplet et approximatif de la narration historique qui explique pourquoi on récrit l'histoire pour chaque nouvelle génération. L'expérience historique, en effet, ne se transforme en connaissance historique que si l'historien pose des questions. Or pour poser des questions, il faut utiliser des catégories linguistiques. Ces catégories véhiculent avec elles tout un bagage de présuppositions, d'intérêts, de goûts, de sentiments, de suggestions ou d'évocations. L'historien travaille inévitablement sous l'influence de son langage, de son éducation, de son milieu ; à mesure que le temps passe, tout ceci se modifie inévitablement69, provoquant l'offre et la demande d'une nouvelle façon d'écrire l'histoire. C'est ainsi que d'excellents travaux d'histoire, composés au cours des dernières décennies du XIXe siècle, avaient perdu tout intérêt vers les années 1930, même pour ceux des lecteurs qui étaient pleinement d'accord avec les vues religieuses, théologiques, politiques ou sociales de ces auteurs anciens70.

La raison pour laquelle l'historien ne peut échapper à son époque et à son milieu, est que le développement de la compréhension historique n'admet pas d'objectivation systématique. Les mathématiciens, par exemple, se soumettent à la rigueur de la formalisation pour s'assurer qu'ils n'utilisent pas des insights qui passeraient inaperçus. De même, les scientifiques définissent systématiquement leurs termes, formulent avec précision leurs hypothèses, développent rigoureusement les suppositions et les implications contenues dans les hypothèses et mettent à exécution des programmes détaillés de vérification par observation ou expérimentation. Les philosophes, eux, peuvent recourir à la méthode transcendantale. Mais l'historien, quant à lui, trace son chemin dans la complexité de la réalité historique par le même type et le même mode de développement de la compréhension que celui que la plupart d'entre nous utilisons dans la vie courante. Il ne part pas d'un ensemble de postulats ou de quelque théorie largement répandue, mais de tout ce qu'il connaît ou croit déjà. Plus il sera intelligent et cultivé, riche d'expérience vécue, ouvert à toutes les valeurs de l'être humain, formé avec compétence et rigueur, plus il sera capable de retrouver de choses dans le passé71. Enfin, quand l'historien a mené à bien sa recherche, ses insights deviennent si nombreux, leur unification est si spontanée, la manière dont ils se complètent, se nuancent ou se corrigent les uns les autres se révèle si directe et si experte qu'il ne peut pas objectiver tous les méandres suivis lors de la genèse de sa découverte, mais seulement les grandes lignes du tableau auquel il est finalement arrivé72.

En affirmant que l'historien ne peut pas échapper à son héritage culturel, je ne veux pas insinuer qu'il ne saurait contrer les distorsions cognitives individuelles, collectives ou générales73 ou qu'il ne saurait faire l'expérience d'une conversion intellectuelle, morale ou religieuse. Je ne suis pas non plus en train de rétracter en aucune façon ce que j'ai dit antérieurement sur le caractère « extatique » du développement de l’insight en histoire, sur la capacité qu'a l'historien de dépasser le point de vue de son milieu et de son époque pour parvenir ainsi à comprendre et à apprécier la mentalité et les valeurs d'un autre milieu et d'une autre époque. Enfin, je ne veux pas laisser entendre que des historiens aux héritages culturels différents ne peuvent pas réussir à se comprendre les uns les autres et donc à passer de vues divergentes sur le passé à des vues convergentes74.

La conception que j'ai essayé de faire ressortir, c'est ce qu'on appelle le perspectivisme. Alors que le relativisme a perdu tout espoir d'atteindre la vérité, le perspectivisme, quant à lui, insiste simplement sur la complexité de ce dont traite l'historien et, tout autant, sur la différence spécifique qui existe entre, d'une part, le savoir historique et, d'autre part, le savoir mathématique, scientifique et philosophique. Il n'enferme pas les historiens dans leur héritage culturel, ne les emprisonne pas dans leurs déviations, ne leur interdit pas l'accès au développement et à l'ouverture d'esprit. Mais il signale que les historiens, même s'ils possèdent des héritages culturels différents, se libéreront des distorsions cognitives, connaîtront des conversions, parviendront à comprendre la mentalité tout à fait différente des autres milieux ou des autres époques et commenceront même à se comprendre les uns les autres, chacun selon la manière qui lui est propre. Ils peuvent étudier le même secteur, mais en posant des questions différentes. Même quand les questions se ressemblent, les contextes implicites quoique déterminants, faits de présuppositions et d'implications, peuvent différer. Certains tiennent pour acquis ce que d'autres cherchent péniblement à prouver. Les découvertes peuvent être équivalentes et pourtant on peut y arriver à partir d'ensembles différents de questions préalables, les exprimer ensuite en des termes différents et être ainsi conduit à de nouvelles et différentes séquences de questions. Même si les résultats se ressemblent beaucoup, les récits qui suivront s'adresseront à des lecteurs différents et chaque historien se doit de prêter une attention spéciale à ce que ses lecteurs seraient tentés de perdre de vue ou de méconnaître facilement.

Voilà en quoi consiste le perspectivisme. On peut utiliser ce terme au sens large pour désigner n'importe quel cas où des historiens différents traitent du même sujet de façon différente. Mais son sens propre est très spécifique. Il ne désigne pas ces différences qui proviennent de la faillibilité humaine, c'est-à-dire de jugements de possibilité ou de probabilité, de réalité ou de valeur qui seraient erronés. Il ne désigne pas davantage ces différences qui proviennent de lacune tenant à un individu, à son manque de vivacité intellectuelle, à ses absences d’insight, à son manque de savoir-faire ou de minutie. Il ne désigne pas non plus l'histoire en tant que processus évolutif, cette conquête graduelle par laquelle on découvre des voies toujours nouvelles pour faire passer les éléments de preuve potentiels à l'état d'éléments de preuve formels et finalement actuels75.

Au sens propre et spécifique, le perspectivisme résulte de trois facteurs. En premier lieu, l'historien est limité, son information est incomplète, sa compréhension ne maîtrise pas toutes les données qu'il peut obtenir et ses jugements ne sont pas tous certains. S'il possédait une information complète, si sa compréhension incluait tout, si tous ses jugements étaient certains, alors il n'y aurait place ni pour la sélection ni pour le perspectivisme. Dans ce cas, on connaîtrait la réalité historique dans sa fixité et dans ses structures non équivoques.

En deuxième lieu, l'historien opère un choix. L'élément principal qui intervient dans ce processus de sélection, c'est le sens commun, développement spontané de la compréhension qu'on peut objectiver dans ses résultats, mais non au moment où il se produit réellement. À son tour, ce processus se voit conditionné par tout le processus antérieur que représentent le développement et les acquisitions de l'historien ; sur ce développement on ne peut fournir ni une information ni une explication complète. Bref, on ne peut exercer un contrôle objectivé sur le processus de sélection, que ce soit en lui-même ou dans ses conditions initiales.

En troisième lieu, on peut s'attendre à ce que les processus de sélection et leurs conditions initiales varient selon les individus. Car les historiens sont des êtres historiques, immergés dans ce processus évolutif où les situations se modifient, où la signification évolue et où chaque individu réagit à sa façon.

En résumé, le processus historique lui-même et, à l'intérieur de celui-ci, le développement personnel de l'historien donnent naissance à une série d'optiques différentes. Ces différentes optiques entraînent différents processus de sélection. Ces différents processus de sélection déterminent à leur tour différents exposés historiques 1) qui ne se contredisent pas, 2) qui ne fournissent ni une information et ni une explication complète, mais 3) qui brossent de manière incomplète et approximative le tableau d'une réalité extrêmement complexe.

L'histoire ne serait-elle donc pas un art plutôt qu'une science ? Collingwood a relevé trois différences entre le récit historique et la fiction littéraire. D'abord, le récit historique concerne des événements qu'on peut situer et dater ; dans un roman, par contre, les lieux et les dates peuvent être fictifs et le sont pour une grande part. Ensuite, tous les récits historiques doivent pouvoir s'accorder les uns avec les autres et tendre ainsi à former une seule manière de voir. Enfin, le récit historique s'appuie, à chacune de ses étapes, sur des éléments de preuve ; le roman ou bien ne fait pas appel à des éléments de preuve ou bien, s'il le fait, cela fait normalement partie de la fiction76.

D'autre part, l'histoire se distingue des sciences de la nature, car son objet est partiellement constitué de la signification et de la valeur, alors que l'objet des sciences de la nature ne l'est pas. De plus, l'histoire se distingue à la fois des sciences de la nature et des sciences humaines, car ses résultats consistent en diverses descriptions ou narrations qui portent sur des personnes, des actions et des choses particulières, tandis que les résultats des sciences visent à avoir une portée universelle. Enfin, si l'on peut parler de science à propos de l'histoire en ce sens qu'elle est guidée par une méthode, que cette méthode conduit à des réponses univoques quand on pose des questions identiques et que les investigations historiques aboutissent à des résultats cumulatifs, on doit toutefois reconnaître que ces propriétés de la méthode ne se réalisent pas de la même manière en histoire, dans les sciences de la nature et dans les sciences humaines.

Toute découverte est une accumulation d’insights. Mais dans les sciences, cette accumulation se traduit en un système bien défini, alors qu'en histoire elle se traduit en un exposé ou un récit portant sur des points bien particuliers. De plus, un système scientifique peut se vérifier d'innombrables façons, tandis que dans le cas d'un exposé ou d'un récit, même si celui-ci peut de diverses manières éveiller des soupçons, il ne se vérifie vraiment qu'en réitérant l'investigation initiale. Ensuite, si en science le progrès consiste à construire un meilleur système, en histoire le progrès consiste à obtenir une compréhension plus entière et plus pénétrante d'un plus grand nombre de points particuliers. Enfin, le scientifique peut vouloir expliquer complètement tous les phénomènes, parce que ses explications se résument à des lois et à des structures qui peuvent recouvrir d'innombrables cas ; l'historien qui chercherait à expliquer complètement toute l'histoire aurait cependant besoin de plus d'information que celle dont il dispose et il devrait alors fournir un nombre infini d'explications.

Revenons brièvement à la vision de l'histoire communément reçue au début du siècle. De ce que nous venons de dire, il ressort clairement que son erreur ne se trouve pas précisément là où Karl Heussi la plaçait. Le passé est fixe et ses structures intelligibles sont non équivoques ; mais le passé qu'on dit fixe et non équivoque est aussi ce passé extrêmement complexe que les historiens ne connaissent que de façon incomplète et approximative. C'est cette connaissance incomplète et approximative du passé qui donne naissance au perspectivisme.

Enfin, reconnaître le perspectivisme, c'est rejeter, encore une fois, cette manière de voir selon laquelle l'historien se contenterait de raconter tous les faits et de les laisser parler. C'est déplorer, encore une fois, cette conception de l'histoire qu'on caractérise par l'expression « l'histoire faite avec des ciseaux et un pot de colle ». C'est regretter, encore une fois, avec M. Marrou, le ravage causé par les théories positivistes de l'histoire dite « scientifique77 ». C'est également faire ressortir un nouvel aspect : le perspectivisme révèle que l'histoire ne parle pas seulement du passé, mais aussi du présent. C'est pourquoi les historiens ne deviennent démodés que pour être un jour redécouverts. Lors de cette redécouverte, on les trouve plus que jamais démodés. L'importance de la redécouverte ne provient cependant pas du passé que raconte l'historien, mais de ce que ce dernier révèle de lui-même. On apprécie alors le récit parce qu'il incorpore une si grande part de l'humanité de son auteur et parce qu'il offre un témoignage de grande valeur sur l'historien, son milieu et son temps78.

6. Les horizons

Sir Lewis Namier définit le sens historique comme « une compréhension intuitive de la façon dont les choses n'arrivent pas79 ». Il évoque, bien sûr, le cas où cette compréhension intuitive est le fruit de la recherche historique. Quant à nous, l'intérêt que nous avons pour les horizons oriente notre attention vers cette compréhension préalable que l'historien ne tire pas de l'étude historique, mais d'autres sources.

Carl Becker s'arrêta sur cette question dans une communication donnée à Cornell en 1937 et à Princeton en 1938. Il avait pris pour sujet la règle de Bernheim selon laquelle un fait ne peut être établi que par le témoignage d'au moins deux témoins indépendants qui ne se fourvoient pas. Alors qu'il reprenait chacun des termes de la règle, son intérêt s'est centré sur une question : quand un historien considère que des témoins se fourvoient, est-ce parce qu'il découvre que ces témoins étaient passionnés, engagés au niveau de leur sentiment ou encore doués d'une mémoire défectueuse, ou est-ce simplement en raison de sa conception personnelle de ce qui est possible ou impossible ? La réponse de Becker retint cette seconde possibilité. En effet, quand un historien est convaincu qu'un événement est impossible, il dira toujours que les témoins se fourvoient, qu'ils soient deux ou deux cents. En d'autres mots, tout historien a ses idées préconçues, sinon sur ce qui a dû se produire, du moins sur ce qui n'a pas pu se produire. De telles idées préconçues ne proviennent pas de sa culture historique, mais du climat d'opinion dans lequel il vit et dont il tient, sans s'en rendre compte, des convictions bien arrêtées sur la nature de l'homme et du monde. Une fois ces convictions établies, il lui est plus facile de croire que des témoins se fourvoient, quel qu'en soit le nombre, que d'admettre que l'impossible se soit effectivement produit80.

Cette reconnaissance explicite du fait que les historiens ont des idées préconçues et que ces idées modifient leur façon d'écrire l'histoire, concorde parfaitement aussi bien avec ce que nous avons rapporté des vues de Becker qu'avec ce que nous avons nous-même dit des horizons et de la signification. Car chacun de nous vit dans un monde médiatisé par la signification, monde construit au cours des années par la somme totale de nos activités conscientes et intentionnelles. Ce monde ne se réduit pas à un ensemble de détails, mais il est également fait d'options fondamentales. Une fois qu'on a pris de telles options et qu'on a construit son monde sur elles, il faut les maintenir, sous peine de devoir revenir sur ses pas, démolir et reconstruire. On n'entreprend pas facilement une démarche si radicale ; en l'accomplissant, on est loin de se sentir confortable ; il faut également du temps pour la mener à bonne fin. Elle peut donc se comparer à une opération chirurgicale majeure où plusieurs d'entre nous saisirions le couteau avec timidité et le manierions gauchement.

L'historien s'efforce d'agrandir son monde médiatisé par la signification et de l'enrichir en ce qui regarde l'humain, le passé, le particulier. Les questions qu'il adresse à l'histoire concernent en grande partie des points de détail. Mais elles peuvent aussi impliquer des questions de principe, des points qui touchent à des options fondamentales. Par exemple, est-ce que des miracles peuvent se produire ? Si l'historien a construit son monde en excluant la possibilité du miracle, que fera-t-il des témoignages qui attestent la réalité des miracles ? De toute évidence, il doit ou bien faire volte-face et reconstruire à partir de lignes nouvelles, ou bien déclarer ses témoins incompétents, malhonnêtes ou victimes d'erreurs. Becker avait parfaitement raison de dire que cette dernière solution s'avère la plus facile. De plus, il avait parfaitement raison de dire que le problème ne réside pas dans le nombre de témoins. Le vrai point en cause, c'est que les témoins, qu'ils soient nombreux ou pas, n'ont droit de cité dans le monde de cet historien qu'en étant jugés incompétents, malhonnêtes ou, du moins, victimes d'erreurs.

Plus d'un quart de siècle auparavant, dans son essai intitulé « Detachment and the Writing of History », Becker se montrait pleinement conscient du fait suivant : quel que soit le détachement affiché par les historiens, ceux-ci ne sont pas détachés vis-à-vis des idées dominantes de leur époque81. Ils se disent qu'aucune quantité de témoignages ne peut établir dans le passé ce qu'on ne retrouve pas dans le présent82. Les arguments de Hume, par exemple, ne prouvent nullement qu'il ne s'est jamais produit de miracles. Ce qu'ils manifestent, au contraire, c'est le fait que l'historien ne peut traiter intelligemment le passé tant qu'il permet à ce passé de lui rester inintelligible83. Un tel historien exclut donc les miracles parce qu'ils contredisent les lois de la nature que sa génération considère comme bien établies ; mais si les scientifiques parviennent à découvrir dans l'expérience une place pour les miracles, il se trouvera alors des historiens pour les restituer à l'histoire84.

Ce qui s'applique aux questions de fait, s'applique aussi aux questions d'interprétation. Par exemple, bien que la religion continue d'exister au vingtième siècle, elle ne permet toutefois plus d'expliquer l'ascétisme médiéval. En conséquence, aujourd'hui on associe moins les monastères avec le salut des âmes qu'avec l'hospitalité offerte aux voyageurs et avec l'assèchement des marécages. De même, un saint Siméon Stylite n'apparaît pas une impossibilité au point de vue physique ; à l'instar des monstres borgnes et des chevaliers errants, il peut très bien cadrer avec le monde de l'enfant ; mais sa motivation échappe à l'expérience courante d'un adulte et c'est pourquoi, de la façon la plus commode, on la qualifie de pathologique85.

En prétendant que les historiens travaillent à la lumière d'idées préconçues, la thèse de Becker implique le rejet de l'idéal, entretenu par le siècle des lumières et l'époque romantique, d'une histoire sans présupposition86. Bien sûr, cet idéal a l'avantage de favoriser, au point de départ, l'exclusion de toutes les erreurs que l'historien a prises chez ses parents ou chez ses maîtres, comme aussi de toutes celles qu'il a commises personnellement à cause de son manque d'attention, de son manque de vivacité intellectuelle ou de ses jugements défectueux. Mais le fait demeure que si les mathématiciens, les scientifiques et les philosophes travaillent tous à partir de présuppositions qu'ils peuvent reconnaître explicitement, l'historien, pour sa part, travaille à la lumière de tout un développement personnel qui ne saurait être cerné ni formulé de manière complète et explicite87. Dire que l'historien devrait travailler sans présupposition d'aucune sorte, c'est soutenir le principe de la tête vide, c'est recommander que l'historien soit sans instruction, c'est demander qu'il soit exempté du processus de socialisation ou d'acculturation88, bref c'est le déposséder de son historicité. Les présuppositions de l'historien, en effet, ne comprennent pas seulement celles qui lui sont propres, mais aussi celles qui, lentement accumulées au cours des siècles, représentent le degré de développement de l'humanité et de la culture, et qui continuent de demeurer vivantes en lui89.

C'est Newman qui faisait remarquer, à propos du doute méthodique de Descartes, qu'il serait préférable de tout croire que de douter de tout. Car le doute universel laisse l'homme sans point d'appui pour avancer, alors que la croyance universelle peut renfermer quelque vérité qui, avec le temps, pourra graduellement extirper les erreurs. Dans une ligne d'idée quelque peu semblable, je pense que nous devons nous réjouir du fait que les historiens soient instruits, socialisés et acculturés, bref qu'ils soient des êtres historiques, même si ces avantages les entraînent dans des erreurs. Nous devons leur permettre d'écrire l'histoire à la lumière de tout ce qu'ils connaissent de fait, de tout ce qu'ils s'imaginent connaître et de tout ce que, par inadvertance, ils tiennent pour acquis ; comme ils ne peuvent faire autrement, il est bon qu'une société pluraliste leur laisse la chance de faire ce qu'ils peuvent. Mais il ne faut pas dès lors aller proclamer qu'ils écrivent l'histoire sans aucune présupposition, alors que c'est là quelque chose que personne ne peut réussir. Nous devons reconnaître, au contraire, qu'en acceptant que l'histoire soit écrite à la lumière d'idées préconçues, nous pouvons nous retrouver avec des notions différentes de l'histoire, des méthodes différentes de recherche historique, des optiques incompatibles et des exposés historiques inconciliables90. Enfin, il nous faut chercher des méthodes qui aideront les historiens à éviter, au point de départ, les présupposés et les procédés incohérents, et en développer d'autres qui serviront à éliminer les différences, une fois composés ces exposés historiques incompatibles.

Reconnaître simplement ces besoins, voilà tout ce qu'on peut faire dans la présente section. Il n'appartient pas à cette fonction constituante de la théologie qu'est l'histoire, de leur donner une réponse, mais à ces autres fonctions que sont la dialectique et l’explicitation des fondements. Car tout changement notable d'horizon ne s'effectue pas en s'appuyant sur cet horizon, mais en envisageant une solution tout à fait différente, incompréhensible à première vue, et en passant par une conversion.

7. Les structures heuristiques

L'historien s'engage-t-il au niveau philosophique ? Recourt-il à des analogies, utilise-t-il des types-idéaux, se laisse-t-il guider par quelque théorie de l'histoire ? Fournit-il des explications, recherche-t-il des causes, découvre-t-il des lois ? Adhère-t-il à des objectifs socio-culturels, est-il sujet aux déviations ou s'en trouve-t-il, au contraire, exempt ? L'histoire est-elle neutre par rapport aux valeurs ou se préoccupe-t-elle des valeurs ? Les historiens font-ils des actes de connaissance ou des actes de foi ?

Voilà des questions que certains soulèvent. Elles ne concernent pas simplement la notion d'histoire que peut avoir l'historien, mais elles mettent aussi en cause sa façon de mener une investigation historique et d'écrire l'histoire. En conséquence, des réponses différentes à l'une ou l'autre d'entre elles auront pour effet de modifier telle ou telle structure heuristique91, c'est-à-dire tel ou tel élément de la méthode historique.

En premier lieu, il n'est pas nécessaire que l'historien se préoccupe de philosophie au sens à la fois ordinaire et extrêmement général qui évoque le contenu de livres ou de cours qui se disent philosophiques. Il n'y a aucune raison pour laquelle un historien devrait essayer de se frayer une voie à travers ce labyrinthe.

Il existe toutefois un lien très réel entre l'historien et la philosophie si l'on entend le mot philosophie en un sens tout à fait restreint, à savoir l'ensemble des conditions réelles rendant possible la recherche historique. Ces conditions réelles sont : l'humanité, les vestiges et les traces de son passé, la communauté des historiens avec leurs traditions et leurs instruments, et avec leurs opérations conscientes et intentionnelles surtout dans la mesure où elles interviennent dans la recherche historique. Notons que les conditions en cause sont des conditions de possibilité et non cet ensemble beaucoup plus large et très déterminé qui conditionne une investigation historique particulière.

En résumé, l'histoire est liée à la philosophie comme la méthode historique est liée à la méthode transcendantale, ou encore comme la méthode théologique est liée à la méthode transcendantale. L'historien peut connaître ou ignorer cette relation. S'il la connaît, tant mieux. S'il l'ignore, cela ne l'empêche pas d'être un excellent historien, tout comme M. Jourdain pouvait parler un excellent français sans savoir que son discours était de la prose. Mais bien qu'il puisse être un excellent historien, il est peu probable qu'il se montre capable de traiter des procédés propres à la recherche historique sans tomber dans les pièges décrits au cours de ce chapitre.

En deuxième lieu, il est clair que l'historien doit s'inspirer de quelque chose qui s'apparente à l'analogie quand il passe du présent au passé. Le problème vient du fait que le terme recouvre des procédés extrêmement différents, depuis les plus fiables jusqu'aux fallacieux. En conséquence, il importe de faire des distinctions.

En général, on dit que le présent et le passé sont analogues quand ils sont en partie semblables et en partie différents. En outre, on présume en général que le passé ressemble au présent, sauf quand on trouve des éléments de preuve en faveur du contraire. Enfin, dans la mesure où l'historien produit des éléments de preuve en faveur de la différence, il parle d'histoire ; mais dans la mesure où il soutient qu'il doit y avoir ressemblance, ou encore qu'il ne peut y avoir différence, il se trouve soit à projeter sur le passé le climat d'opinions dans lequel il vit, soit à se faire le représentant de quelque position philosophique.

Il ne faut pas non plus présumer qu'on connaît le présent parfaitement et dans son intégralité. Nous n'avons cessé de soutenir, au contraire, que ce n'est pas aux contemporains mais aux historiens qu'il faut demander une vue d'ensemble d'une période historique. D'ailleurs, bien qu'en un premier temps, l'historien doive construire ses analogies en puisant dans ce qu'il connaît du présent, il peut apprendre à faire de l'histoire de cette façon pour construire ensuite une nouvelle histoire à partir d'analogies tirées de ce qu'il connaît du passé.

De plus, si la nature reste uniforme, les structures sociales et les interprétations culturelles sont sujettes au changement. Il existe ainsi, de nos jours, des sociétés et des cultures extrêmement différentes et l'on peut trouver des éléments de preuve permettant de mettre au jour, par le moyen des méthodes historiques, des différences encore plus nombreuses. On entend dire parfois que le passé doit se conformer à l'expérience présente, mais Collingwood avait des remarques très acerbes contre cette opinion. Les Grecs et les Romains de l'antiquité, par exemple, contrôlaient la dimension de leur population en exposant les enfants nouveau-nés. Ce fait ne devient pas douteux sous prétexte qu'il dépasse l'expérience courante des collaborateurs du Cambridge Ancient History92.

En outre, bien que la question de la possibilité et de l'existence des miracles ne relève pas du méthodologue mais du théologien, je me permettrais de faire remarquer qu'à des époques différentes, on conçoit différemment l'uniformité des lois de la nature. Au XIXe siècle, on pensait que les lois de la nature exprimaient la nécessité et on prenait au sérieux les vues de Laplace selon lesquelles il serait possible, en théorie, de déduire la marche complète des événements à partir d'un point donné du processus. Actuellement, on ne considère plus les lois de type classique comme nécessaires, mais seulement comme des possibilités vérifiées ; on les généralise en suivant le principe selon lequel on comprend les choses semblables d'une manière semblable ; elles fournissent une base pour la prédiction et la déduction, non par elles-mêmes, mais seulement quand elles se combinent pour former un schème de récurrence ; ces schèmes fonctionnent concrètement, non de façon absolue, mais seulement si les autres facteurs ne varient pas ; et que les autres facteurs varient ou non, c'est là une question de fréquences statistiques93. De toute évidence, l'argument scientifique concernant le miracle a perdu du terrain.

Enfin, même si chaque historien doit se servir d'analogies tirées de ce qu'il sait du présent et de ce qu'il apprend du passé, il reste que la confrontation dialectique des exposés historiques contradictoires provoque le besoin d'une base qui soit universellement accessible. La base que nous offririons, quant à nous, c'est la méthode transcendantale, qui s'étend aux méthodes de la théologie et de l'histoire par le moyen de constructions dérivées de la méthode transcendantale elle-même. En somme, ce serait un peu ce que nous avons essayé d'élaborer au cours de ces chapitres. Sans doute, ceux qui soutiennent des positions philosophiques différentes proposeront d'autres solutions. Mais ces solutions ne feront qu'aider à clarifier davantage la dialectique qui se manifeste dans les recherches, les interprétations et les exposés historiques divergents.

En troisième lieu, les historiens utilisent-ils des types-idéaux ? J'aimerais tout de suite faire remarquer qu'on associe la notion de type-idéal et son utilisation avec le nom du sociologue allemand Max Weber, quoique tout cela ait été discuté dans un contexte strictement historique, entre autres par M. Marrou.

Le type-idéal n'est pas une description de la réalité ni une hypothèse portant sur la réalité. C'est une construction théorique dans laquelle des événements considérés comme possibles sont reliés de façon intelligible pour former un système cohérent en lui-même. Son utilité est à la fois d'ordre heuristique et d'ordre narratif, car d'une part, il se révèle utile dans la mesure où il suggère des hypothèses et aide à les formuler, et d'autre part, quand une situation concrète se rapproche de la construction théorique, il peut guider l'analyse de cette situation et en favoriser l'intelligence94.

M. Marrou considère La Cité antique de Fustel de Coulanges comme un type-idéal. Il s'agit, en effet, du city-state conçu comme confédération de grandes familles patriarcales, fédérées d'abord en phratries puis en tribus, et dont l'unité est resserrée par l'existence d'un culte spécifique adressé à l'ancêtre ou au héros, pratiqué autour d'un foyer commun. Or un tel schéma ne s'établit pas en retenant les caractères communs à tous les cas de cité antique ni ceux que fournissent les cas les plus nombreux, mais en retenant ceux que fournissent les cas les plus favorables, c'est-à-dire les cas qui suggèrent la notion la plus cohérente, la plus chargée de significations, la plus intelligible. L'utilisation du type-idéal est double. Dans la mesure où la situation historique correspond aux conditions du type-idéal, cette situation reçoit un éclairage particulier. Mais dans la mesure où la situation historique ne correspond pas aux conditions du type-idéal, ce fait met au jour des différences précises qui, autrement, passeraient inaperçues, tout en soulevant des questions qu'on aurait pu ne jamais se poser95.

M. Marrou approuve l'usage des types-idéaux dans la recherche historique, mais il émet deux avertissements. D'abord, ces types-idéaux ne représentent que des constructions théoriques : on doit résister à la tentation de les prendre avec enthousiasme mais à tort pour des descriptions de la réalité ; même quand ils reflètent des caractéristiques majeures d'une réalité historique, on ne doit pas s'en contenter facilement, ni glisser sur les inexactitudes, ni réduire l'histoire à ce qui représente essentiellement un schéma abstrait. Ensuite, il est difficile d'élaborer des types-idéaux appropriés : plus une construction est riche et éclairante, plus elle est difficile à appliquer : par contre, plus elle est sommaire et vague, moins elle est en mesure d'apporter une contribution sérieuse à l'étude de l'histoire96.

Enfin, je suggérerais que l'on considère le Study of History d’Arnold Toynbee comme un livre ressource en fait de types-idéaux. Toynbee lui-même a admis que son œuvre n'était pas aussi empirique qu'il l'avait cru autrefois. Vers la même époque cependant, un critique aussi ferme que Pieter Geyl97 trouvait son œuvre extrêmement stimulante et reconnaissait qu'un esprit aussi audacieux et aussi imaginatif que celui de Toynbee avait une fonction essentielle à remplir98. Cette fonction consiste, à mon avis, à fournir les matériaux dont on pourrait tirer des types-idéaux décrits avec précision.

En quatrième lieu, l'historien se laisse-t-il guider par quelque théorie de l'histoire ? Par l'expression théorie de l'histoire, je ne veux pas désigner l'application à l'histoire d'une théorie établie scientifiquement, philosophiquement ou théologiquement. De telles théories ont leur mode propre de confirmation ; elles doivent être jugées sur leurs propres mérites ; elles permettent à l'historien d'agrandir le champ de ses connaissances et de préciser le contenu de ses appréhensions ; sans constituer un savoir historique, elles en facilitent toutefois le développement.

Par théorie de l'histoire, j'entends une théorie qui dépasse ses fondements scientifiques, philosophiques ou théologiques pour se prononcer sur le cours actuel des événements humains. Par exemple, un Bruce Mazlish avance des théories de ce genre lorsqu'il présente les grands spéculatifs, de Vico à Freud99. Il faut critiquer ces théories à la lumière de leurs fondements scientifiques, philosophiques ou théologiques. Pour autant qu'elles survivent à ces critiques, elles possèdent l'utilité de types-idéaux à grande échelle100 ; dès lors, on peut les utiliser en tenant compte des mises en garde que nous venons de faire concernant cette utilisation. Comme elles n'ont jamais complètement prise sur la réalité historique dans toute sa complexité, elles tendent à mettre fortement en relief certains aspects ou certaines relations au détriment d'un certain nombre d'autres qui peuvent être d'une importance égale ou même plus grande. Selon l'expression de M. Marrou, « l'hypothèse la plus ingénieuse [...] souligne, d'un trait de crayon rouge, telles et telles lignes noyées dans une épure aux mille courbes se recoupant en tous sens101 ». Les grandes hypothèses, même si elles ont leur utilité, peuvent facilement devenir « [...] de ces machines à empêcher de comprendre102 ».

En cinquième lieu, l'historien fournit-il des explications ? Suivant la distinction allemande entre erklären et verstehen, le spécialiste des sciences de la nature fournit des explications, alors que l'historien ne fait que comprendre. Cette distinction est toutefois quelque peu artificielle. Comme l'historien, le scientifique cherche à comprendre ; tous deux communiquent l'intelligibilité qu'ils saisissent. La différence réside dans le genre d'intelligibilité saisie et dans la façon dont elle se développe. L'intelligibilité scientifique cherche à former un système ou une structure ayant sa cohérence interne et valable pour n'importe quel ensemble (ou série) spécifié de cas. On exprime cette intelligibilité en se servant d'un vocabulaire technique, on la vérifie constamment en confrontant ses diverses implications avec les données et on l'ajuste ou la remplace quand elle ne résiste pas aux diverses vérifications. En revanche, l'intelligibilité historique s'apparente à l'intelligibilité atteinte par le sens commun. Elle représente le résultat d'une accumulation habituelle d’insights qui, en eux-mêmes, restent incomplets ; on ne les applique jamais à une situation quelconque sans prendre le temps de chercher jusqu'à quel point ils s'y rapportent et, au besoin, on a recours à quelques insights supplémentaires tirés de la situation en cause. Ce genre de compréhension, typique du sens commun, fait penser à un outil réglable en vue d'usages multiples, qui sert à des fins innombrables et dont le réglage se fait en fonction de la tâche précise à accomplir. C'est pourquoi le sens commun permet à une personne de penser et de parler, de proposer et d'agir, non pas en relation avec ce qui est général, mais en relation avec le particulier et le concret. Ses généralités ne sont pas des principes qui s'appliqueraient à tous les cas possibles ; ce sont plutôt des proverbes exprimant ce qu'il peut être utile d'avoir en tête, et d'habitude on les complète par des avis contraires : Un Tiens vaut mieux que deux Tu l'auras ! Qui ne risque rien n'a rien103!

L'explication historique est une extension et un affinement du type de compréhension propre au sens commun. Dans son effort pour reconstituer intelligemment le passé, l'explication historique n'insiste pas sur les formes routinières qu'on y trouve, mais elle met en lumière toute initiative qui se prend par rapport aux formes routinières, les conséquences imbriquées de chaque initiative, le déroulement d'un processus qui pourrait théoriquement se répéter mais qui, selon toute probabilité, ne se répétera jamais.

En sixième lieu, l'historien recherche-t-il des causes et découvre-t-il des lois ? Il ne découvre pas de lois, car cette tâche revient aux spécialistes des sciences de la nature et des sciences humaines. En outre, il ne lui incombe pas de rechercher les causes, si l'on prend cause au sens technique qui s'est développé dans les sciences. Toutefois, si l'on entend le mot cause au sens qu'il a dans le langage ordinaire et qui signifie parce que, alors on peut dire que l'historien recherche les causes ; le langage ordinaire, en effet, représente tout simplement le langage du sens commun et l'explication historique est l'expression d'une compréhension qui se développe selon le mode de ce sens commun. Enfin, les problèmes qu'on débat couramment autour de l'explication historique semblent provenir du fait qu'on ne parvient pas à saisir les différences qui existent entre le développement de l'intelligence humaine au plan scientifique et celui qui se produit au plan du sens commun104.

En septième lieu, l'historien adhère-t-il à des objectifs socio-culturels, est-il sujet aux distorsions cognitives ou s'en trouve-t-il, au contraire, exempt?

L'historien peut très bien adhérer à des objectifs socio-culturels, mais dans la mesure où il remplit cette fonction constituante de la théologie qu'est l'histoire, son engagement ne s'exerce pas de façon immédiate, mais uniquement de façon éloignée. Le but qu'il se propose consiste à déterminer ce qui se préparait dans le passé. S'il accomplit correctement son travail, il fournira des matériaux pouvant servir à atteindre des objectifs socio-culturels. Mais il est peu probable qu'il réussisse à accomplir correctement son travail si, en remplissant sa tâche, il se laisse guider non seulement par les exigences qui sont inhérentes à cette tâche, mais aussi par des intentions et des motifs extérieurs.

En conséquence, nous établissons une distinction parallèle en quelque sorte à celle que Max Weber a établie entre la science sociale et la politique sociale105. Pour lui, en effet, la science sociale constitue une discipline empirique qui ordonne des éléments de preuve portant sur le comportement collectif. Dans un premier temps, on doit exercer cette discipline pour elle-même. Ce n'est que dans la mesure où elle atteint sa fin propre qu'on peut utiliser avec profit ses conclusions pour élaborer des politiques efficaces et atteindre ainsi des objectifs sociaux. D'une manière quelque peu semblable, nos deux phases de la théologie se trouvent à maintenir distincts, d'un côté notre rencontre avec le passé religieux, et de l'autre notre action présente sur le futur.

Par ailleurs, tous les hommes sont sujets aux distorsions cognitives, car une distorsion cognitive représente un blocage ou un gauchissement dans le développement intellectuel, et ces blocages ou gauchissements se produisent de quatre manières principales. Une première distorsion cognitive provient des motivations inconscientes que la psychologie des profondeurs a mises en lumière. On trouve aussi une distorsion cognitive qui résulte de l'égoïsme individuel, ainsi que cette autre distorsion cognitive, beaucoup plus puissante et aveugle, issue de l'égoïsme collectif. Enfin, il existe une distorsion cognitive générale, propre au sens commun : tout en constituant une spécialisation de l'intelligence dans les choses particulières et concrètes, le sens commun a l'habitude de s'octroyer une compétence universelle. Comme ce sujet a été traité dans un autre ouvrage, il n'est pas nécessaire que je me répète ici106.

L'historien devrait être exempt de toute distorsion cognitive. En effet, le détachement s'impose plus encore chez lui que chez l'homme de science : alors que le travail scientifique est objectivé de façon adéquate et soumis à un contrôle public, les découvertes de l'historien s'accumulent de la même manière que se développe le sens commun, et la seule façon d'exercer un contrôle positif et adéquat, c'est de demander à un autre historien de réexaminer les éléments de preuve.

La façon de concevoir l'acquisition de ce détachement dépend de la théorie de la connaissance et de l'éthique à laquelle on adhère. En ce qui nous concerne, notre formule consiste à appliquer, d'une manière continue et toujours plus exigeante, les préceptes transcendantaux : sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable. Cependant, les empiristes du dix-neuvième siècle concevaient l'objectivité comme le simple fait de voir tout ce qui est là pour être vu et de ne pas voir ce qui n'est pas là. En conséquence, ils demandaient que l'historien se montre purement réceptif, c'est-à-dire qu'il laisse entrer les impressions provenant des phénomènes, en excluant toute activité subjective. Ce sont ces vues qu'attaquait Becker dans ses essais intitulés « Detachment and the Writing of History » et « What are Historical Facts ? »107. Plus tard au cours de sa vie, quand il vit à l'œuvre le relativisme dans ses formes les plus grossières, il se mit à l'attaquer et il insista sur la recherche de la vérité comme valeur première108. Toutefois, comme je l'ai déjà fait remarquer, Becker n'a pas élaboré de théorie complète.

En huitième lieu, l'histoire est-elle neutre par rapport aux valeurs ? En tant que fonction constituante de la théologie, l'histoire est neutre par rapport aux valeurs dans le sens que nous venons d'indiquer, à savoir qu'elle ne se préoccupe pas directement d'atteindre des objectifs socio-culturels. Elle appartient à la première phase de la théologie, qui cherche à rencontrer le passé ; plus la rencontre se fait adéquatement, plus elle peut se montrer féconde ; mais on ne saurait s'adonner vraiment à une spécialité quand on essaie de faire en même temps son travail et quelque chose d'absolument différent. De plus, les objectifs socio-culturels incarnent certaines valeurs ; ils peuvent donc subir les gauchissements d'une distorsion cognitive ; c'est pourquoi cette préoccupation pour des objectifs socio-culturels peut exercer une influence qui gêne et fait même dévier la recherche historique.

En outre, l'histoire est neutre par rapport aux valeurs en cet autre sens que son but consiste à régler des questions de fait en ayant recours à des éléments de preuve d'ordre empirique. Or les jugements de valeur ne règlent pas des questions de fait et ne sauraient se substituer aux éléments de preuve d'ordre empirique. Sous ce rapport l'histoire est neutre, une fois de plus, par rapport aux valeurs.

Enfin, l'histoire n'est pas neutre par rapport aux valeurs en ce sens que l'historien s'abstiendrait de poser tout jugement de valeur. Car les fonctions constituantes de la théologie, même si elles se concentrent chacune sur la fin propre à l'un ou l'autre des quatre niveaux de l'activité consciente et intentionnelle, représentent néanmoins un travail accompli par les opérations des quatre niveaux. L'historien ne peut établir un fait sans connaître les données, sans parvenir à les comprendre, ou encore sans poser des jugements de valeur ; il faut cependant qu'il ait recours aux opérations de tous ces niveaux avec l'intention de régler des questions de fait109.

Les jugements de valeur que pose l'historien sont précisément le moyen qu'il utilise pour faire de son œuvre une sélection et une présentation des réalités qu'il vaut la peine de connaître, ou encore le moyen qui, selon l'expression de Meinecke, permet à l'histoire d'être « la substance, la sagesse et le tracé de notre vie110 ». Il ne faut cependant pas considérer l'influence exercée par les jugements de valeur comme une intrusion de la subjectivité. Il existe des jugements de valeur vrais et des jugements de valeur faux. Les premiers sont objectifs en ce sens qu'ils proviennent d'une personne qui a réussi à se dépasser elle-même au niveau moral. Les seconds sont subjectifs en ce sens qu'ils proviennent d'une personne qui n'a pas réussi à se dépasser elle-même au niveau moral.

Il reste que si l'historien pose des jugements de valeur, cela ne relève pas de sa fonction. Cette tâche d'émettre des jugements sur les valeurs et les antivaleurs que nous présente le passé appartient à ces autres fonctions que nous appelons la dialectique et l'explicitation des fondements.

Enfin, les historiens font-ils des actes de foi ? On ne peut pas dire qu'ils font des actes de foi si l'on considère que l'histoire critique ne provient pas d'une compilation de témoignages considérés comme croyables. Mais il est permis de le dire au sens où ils ne peuvent pas faire des expériences sur le passé de la même manière que les spécialistes des sciences de la nature peuvent faire des expériences sur les objets de la nature. Il est également permis de le dire au sens où ils ne peuvent pas avoir sous leurs yeux les réalités dont ils parlent. Enfin, il est permis de le dire au sens où ils dépendent du travail d'évaluation critique accompli par les uns et les autres et participent ainsi à cette collaboration dynamique qui favorise le progrès du savoir.

8. Science et érudition

Je désirerais proposer une convention. Réservons le terme science pour l'ensemble des connaissances contenues dans les principes et dans les lois et qu'il est possible de vérifier universellement ou de réviser. Employons le terme érudition (scholarship) pour désigner l'apprentissage qui consiste à saisir, à la manière du sens commun, une pensée, un discours ou une action qui émane du sens commun de personnes vivant dans des régions ou des époques éloignées. Ainsi, on appellerait généralement les lettrés, les linguistes, les exégètes et les historiens, non pas des scientifiques mais des érudits. Il serait cependant entendu qu'un homme puisse être à la fois un scientifique et un érudit. On peut, en effet, recourir aux sciences contemporaines pour comprendre l'histoire ancienne, ou inversement, puiser dans le savoir historique pour enrichir la théorie contemporaine.


1 The Varieties of History. From Voltaire to the Present, textes choisis et présentés par F. STERN, New York, 1956, p. 14.

2 Concernant la façon dont le sens commun comprend et juge, voir L’insight, ch. 6 et 10.

3 G. P. GOOCH, History and Historians in the Nineteenth Century, Londres, 1952, p. 75.

4 J. G. DROYSEN, Historik Vorlesungen über die Enzyklopädie und Methodologie der Geschichte, édité par R. HÜBNER, Munich, 1960.

5 Pour une esquisse de la position de Droysen, voir P. HÜNERMANN, Der Durchbruch geschichtlichen Denkens im 19. Jahrhundert, Fribourg-en-Brisgau, Bâle et Vienne, 1967, p. 111-128.

6 Ibid., p. 112 s.

7 Ibid., p. 118 s.

8 E. BERNHEIM, Lehrbuch der historischen Methode, Munich, 1905, p. 294.

9 Ibid., p. 300.

10 Ibid., p. 429.

11 Ibid., p. 522.

12 Ibid., p. 701.

13 C.-V. LANGLOIS et C. SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques, Paris, 1898.

14 Ibid., p. 47.

15 Ibid., p. 167 s.

16 Ibid., p. 181 et 184.

17 H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, 1954, p. 54.

18 Sur ce mouvement voir E. BERNHEIM, op. cit., p. 648-667 ; F. STERN, op. cit., p. 16, 20, 120-137, 209-223, 314-328 ; P. GARDINER, Theories of History, New York, 1959 : extraits de Buckle, Mill, Comte ; M. MAZLISH, The Riddle of History, New York, 1966, le chapitre sur Comte.

19 À propos des données, voir L’insight, ch. 2 ; à propos des faits, ch. 11, 13, 14.

20 C. BECKER, Detachment and the Writing of History, Essais et lettres édités par P. SNYDER, Ithaca, N. Y., 1958, p. 54.

21 Ibid., p. 53.

22 Ibid., p. 24 s.

23 Cette observation est faite par B. T. WILKINS, Carl Becker, Cambridge, 1961, p. 189-209.

24 R. G. COLLINGWOOD, The Idea of History, Oxford, 1946, p. 257-263, 269 s., 274-282.

25 Ibid., p. 234.

26 Ibid., p. 259.

27 Ibid., p. 258.

28 Ibid., p. 260.

29 Ibid., p. 236, 240.

30 Ibid., p. 240.

31 Ibid., p. 241s.

32 Ibid., p. 269-274.

33 Ibid., p. 242.

34 Ibid., p. 243.

35 Ibid., p. 244.

36 Ibid., p. 238.

37 Ibid., p. 236; voir p. 249 ; également H.-I. MARROU, « La foi historique », Les Études philosophiques, 14 (1959) p. 155-157.

38 R. Aron, La Philosophie critique de l'histoire, Paris, 1950.

39 R. ARON, Introduction à la philosophie de l'histoire, Paris, 1948.

40 H.-I. MARROU, De la connaissance historique, p. 25.

41 Marrou dut avouer plus tard que l'accord n'était pas aussi unanime qu'il ne l'avait anticipé. Voir son article dans Les Études philosophiques, 14 (1959) p. 151-161.

42 Cette complexité est un thème qui revient souvent dans le livre de P. GEYL, Debates with Historians, New York, 1965.

43 H.-I. Marrou, De la connaissance historique, p. 97 s.

44 Ibid., p. 105 s.

45 Ibid., p. 106 s. Voir R. G. COLLINGWOOD, op. cit., p. 247, 259 s. ; C. BECKER, op. cit., p. 46 s.

46 H.-I. MARROU, op. cit., p. 122 s.

47 H.-G. GADAMER, Wahrheit und Methode, p. 172-185 ; R. E. PALMER, Hermeneutics, Evanston, 1969, p. 84-97.

48 P. HÜNERMANN, op. cit., p. 64 ; les pages 63 à 69 résument la pensée de Boeckh.

49 Ibid., p. 106 s. ; H.-G. GADAMER, op. cit., p. 199-205.

50 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 205.

51 Ibid., p. 52 ; R. E. PALMER, op. cit., p. 100 s.

52 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 211, 214.

53 Ibid., p. 213 ; R. E. PALMER, op. cit., p. 103-114.

54 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 212 s.

55 W. DILTHEY, Pattern and Meaning in History, édité et présenté par H. P. RICKMAN, Londres, 1961, ch. 5 et 6.

56 Ibid., p. 123.

57 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 218-228.

58 Ibid., p. 230 s.

59 Ibid., p. 245.

60 C'est la thèse que j'ai soutenue dans La notion de verbe dans les écrits de Saint Thomas d'Aquin, Paris 1966.

61 Voir, par exemple, H. G. FORDER, The Foundations of Euclidean Geometry, Cambridge, 1927.

62 Par exemple, Euclide résout le problème de construire un triangle équilatéral en traçant deux cercles qui se coupent ; mais il ne prouve nulle part que les cercles doivent se couper. Ou encore, il démontre le théorème selon lequel l'angle externe d'un triangle est plus grand que l'angle interne opposé, en construisant à l'intérieur de l'angle externe un angle égal à l'angle interne opposé ; mais Euclide ne prouve nulle part qu'il faut construire cet angle à l'intérieur de l'angle externe. Toutefois, on peut comprendre ce il faut dans un insight pour lequel on ne trouve pas de formulation chez Euclide.

63 K. HEUSSI, Die Krisis des Historismus, Tubingue, 1932, p. 20.

64 Ibid., p. 37, 103.

65 Ibid., p. 56.

66 Ibid., p. 57 s.

67 Ibid., p. 58.

68 Ibid., p. 47 s. Ce passage décrit très bien l'accumulation des insights, même si Heussi est d'avis (comme il le dit à la page 60) que le Verstehen intervient seulement aux grandes étapes de la construction historique, sans constituer la base du savoir historique. Concernant le choix opéré en histoire, voir H.-I. MARROU, De la connaissance historique, p. 191 ; également C. W. SMITH, Carl Becker: On History and the Climate of Opinion, Ithaca, N. Y., 1956, p. 125-130.

69 K. HEUSSI, op. cit., p. 52-56.

70 Ibid., p.71.

71 H.-I. MARROU, op. cit., p. 238.

72 Ibid., p. 282 s. ; voir C. W. SMITH, op. cit., p. 128, 130.

73 À propos des distorsions cognitives, voir L’insight, ch. 7.

74 H.-I. MARROU, op. cit., p. 226.

75 R. G. COLLINGWOOD, op. cit., p. 247 ; H.-I. MARROU, op. cit., p. 281.

76 R. G. COLLINGWOOD, op. cit., p. 246.

77 H.-I. MARROU, op. cit., p. 10 s., 23, 52, 128, 153 s., 222.

78 Ibid., p. 285.

79 Voir F. STERN, op. cit., p. 375.

80 C. W. SMITH, op. cit., p. 89-90.

81 C. BECKER, op. cit., p. 25.

82 Ibid., p. 12.

83 Ibid., p. 13.

84 Ibid., p. 13 s.

85 Ibid., p. 22 s.

86 Voir H.-G. GADAMER, op. cit., p. 256 s.

87 Voir L’insight, ch. 6.

88 Voir P. BERGER et T. LUCKMANN, The Social Construction of Reality, Garden City, N. Y., 1966.

89 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 261.

90 En revanche, le perspectivisme (selon la façon dont nous comprenons le terme) rend compte des différences entre les récits historiques, mais non pas de leurs incompatibilités.

91 Sur les structures heuristiques, voir L’insight, Index, au mot heuristique. À remarquer que heuristique a la même racine que Eureka.

92 R. G. COLLINGWOOD, op. cit., p. 240.

93 Pour cette notion de science, voir L’insight, ch. 2, 3 et 4.

94 M. WEBER, Essais sur la théorie de la science, Paris, 1965, p. 180 s.

95 H.-I. MARROU, op. cit., p. 159 s.

96 Ibid., p. 162 s.

97 Voir sa critique dans Debates with Historians.

98 P. GARDINER, op. cit., p. 319.

99 Dans The Riddle of History, New York, 1966.

100 Voir B. MAZLISH, op. cit., p. 447.

101 H.-I. MARROU, op. cit., p. 191.

102 Ibid., p. 192.

103 Voir L’insight, ch. 6.

104 Le développement des insights dans les mathématiques et les sciences est traité dans L’insight, aux chapitres 1 à 5; et le développement des insights dans le sens commun, aux chapitres 6 et 7.

105 M. WEBER, op. cit., p. 121 s.

106 L’insight, ch. 6 et 7.

107 C. BECKER, op. cit., p. 3-28 ; 41-64.

108 C. W. SMITH, op. cit., p. 117.

109 Voir l'essai de F. MEINECKE dans F. STERN, op. cit., p. 267-288.

110 Ibid., p. 272.

 

 

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