Les oeuvres de Bernard Lonergan
Pour une méthode en théologie: ch. 3 - La signification

 

PREMIÈRE PARTIE

Les appuis de la méthode

 

3

La signification

La signification s'incarne et trouve un support dans l'intersubjectivité humaine, dans l'art, dans le symbole, dans le langage, dans la vie et l'agir des personnes. On peut la préciser en analysant ses éléments. Dans la vie humaine, elle remplit divers rôles et elle nous ouvre des domaines bien différents. Si l'on parcourt les phases successives du développement historique de l'être humain, on constate une variation dans les techniques mises en œuvre pour véhiculer la signification. En présentant chacun de ces points, nous espérons non seulement frayer la voie aux exposés qui porteront sur les fonctions constituantes de la théologie que sont l'interprétation, l'histoire, la systématisation et la communication, mais aussi mettre en relief la diversité des expressions de l'expérience religieuse.

1. L'intersubjectivité

Antérieur au nous constitué par l'amour mutuel d'un je et d'un tu, il existe un nous qui précède la distinction des sujets en présence et qui subsiste quand cette distinction s'évanouit. Ce nous primitif est vital et fonctionnel. Tout comme on élève spontanément le bras pour esquiver un coup à la tête, c'est avec la même spontanéité qu'on s'élance pour empêcher quelqu'un de tomber. Bien qu'elle comporte une perception, un sentiment et un mouvement corporel, l'aide qu'on donne ainsi à un autre s'avère spontanée, et non pas délibérée. On n'y prête pas attention avant que l'occasion ne se présente, mais simplement sur le fait. C'est comme si nous étions membres les uns des autres avant même d'être distincts les uns des autres.

L'intersubjectivité se manifeste non seulement dans l'aide mutuelle spontanément accordée, mais aussi dans quelques-unes des manières par lesquelles les sentiments se communiquent. Nous référerons ici à Max Scheler, qui a distingué le sentiment éprouvé en commun (das Miteinanderfühlen), la sympathie (das Mitgefühl), la contagion affective (die Gefühlsansteckung) et l'identification affective (die Einsfühlung)1.

Le sentiment éprouvé en commun et la sympathie sont tous deux des réponses intentionnelles qui présupposent l'appréhension d'objets de nature à susciter un sentiment. Dans le cas du sentiment éprouvé en commun, deux ou plusieurs personnes réagissent de manière semblable au même sujet. Dans le cas de la sympathie, un premier individu réagit à un objet donné, et un second réagit au sentiment exprimé par le premier. Un exemple de sentiment éprouvé en commun pourrait être le chagrin des parents à la suite de la mort de leur enfant ; la sympathie sera ressentie par un tiers ému devant leur chagrin. Ou encore, dans une prière communautaire, un sentiment sera éprouvé en commun dans la mesure où chacun des croyants recherchera de façon semblable la présence de Dieu ; il y aura sympathie dans la mesure où l'attitude priante de certains incitera les autres à plus de dévotion.

En revanche, la contagion et l'identification affectives ont une base vitale plutôt qu'intentionnelle. La contagion affective consiste à partager l'émotion d'une autre personne sans connaître l'objet de cette émotion. On sourit quand on voit quelqu'un rire, bien qu'on ne sache pas ce qu'il trouve comique. On devient triste quand on voit quelqu'un pleurer, tout en ignorant la cause de sa peine. Un observateur sera saisi par le sentiment de grande douleur exprimé sur le visage d'une personne qui souffre, même si lui-même ne souffre aucunement du mal en question. C'est à la contagion que s'apparente le mécanisme des excitations collectives dans les cas de paniques, de révolutions, de révoltes, de manifestations, de grèves, où l'on constate en général la disparition de la responsabilité personnelle, la prédominance des impulsions sur la pensée, la baisse du niveau d'intelligence et l'empressement à se soumettre à un meneur. Il va sans dire qu'une telle contagion peut être délibérément provoquée, développée et exploitée par des activités politiques, par l'industrie des loisirs, par des animateurs religieux et surtout pseudo-religieux.

Dans le cas de l'identification affective, ou bien la différenciation personnelle n'a pas encore été faite, ou bien on abandonnera la différenciation personnelle pour revenir à la fusion vitale. L'absence de différenciation trouve son illustration fondamentale dans l'identification du tout-petit à sa mère. Mais elle se manifeste également dans l'identification qu'on remarque soit dans la mentalité primitive, soit dans le sérieux de la petite fille qui, en jouant avec sa poupée, s'identifie à sa mère tout en se projetant elle-même dans la poupée. Scheler illustre diversement l'abandon de la différenciation. Il s'en sert pour rendre compte de l'hypnose. Il note qu'elle se réalise aussi dans les rapports sexuels, lorsque les amants expérimentent une mise entre parenthèses de leur individualité propre et qu'ils se replongent dans un même courant vital. L'esprit de groupe, lui, fait en sorte que les membres s'identifient à leur chef, et les spectateurs à leur équipe ; dans les deux cas, le groupe se fond en un seul courant d'instinct et de sentiment. Dans les mystères de l'antiquité, le mystique en état d'extase se divinisait, et si l'on parcourt les écrits mystiques postérieurs, on rencontre assez fréquemment des descriptions d'expériences comportant des implications panthéistes.

2. La signification intersubjective

En plus de l'intersubjectivité d'action et de sentiment, il existe aussi des communications intersubjectives de signification. Je me propose d'illustrer ce cas en recourant à une phénoménologie du sourire tirée de mes notes, mais qui remonte à des sources que je ne parviens plus à retracer.

Notons, en premier lieu, que le sourire a effectivement une signification. Ce n'est pas uniquement une combinaison particulière de mouvements des lèvres, des yeux et des muscles du visage. Le sourire est tout cela avec, en plus, une signification. On l'appelle sourire parce que sa signification diffère de celle d'un froncement des sourcils, d'un regard de travers, d’un regard fixe ou irrité, d'un ricanement ou d'un rire. Parce que nous savons tous que cette signification existe, nous ne marchons pas dans la rue en souriant à tous ceux que nous croisons, car nous nous doutons bien qu'il y aurait malentendu.

En outre, le sourire est facilement perceptible. Notre perception, en effet, n'est pas simplement fonction des impressions que nos sens enregistrent. Elle comporte une orientation qui lui est propre et elle retient, parmi des milliers d'autres, uniquement les impressions qui peuvent entrer dans un ensemble significatif. C'est ainsi que l'on peut converser avec un ami dans une rue tapageuse, ignorer un brouhaha ambiant dépourvu de sens et saisir la bande d'ondes sonores qui a du sens pour le dialogue. C'est également à cause de sa signification que l'on perçoit facilement le sourire. Il s'exprime dans une très grande variété de mouvements faciaux, d'éclairages et d'angles de vision. Mais même le sourire à peine esquissé ou contenu ne passe pas inaperçu, car le sourire est une Gestalt, un ensemble ordonné de mouvements variés que l'on reconnaît comme un tout.

Comme la signification du sourire, l'acte même de sourire est naturel et spontané. On n'apprend pas à sourire comme on apprend à marcher, à parler, à nager ou à patiner. En général, on ne pense pas à sourire avant de le faire ; on sourit tout simplement. De même, on n'apprend pas la signification du sourire comme on apprend la signification des mots. La signification du sourire est une découverte que l'on fait personnellement et il ne semble pas que cette signification varie d'une culture à l'autre, comme c'est le cas pour la signification des gestes.

Le sourire comporte quelque chose d'irréductible, qui ne saurait être expliqué par des causes extérieures à la signification elle-même, ni élucidé par un recours à d'autres types de signification. Illustrons cette affirmation en comparant la signification du sourire avec celle du langage.

La signification linguistique tend à être univoque tandis que le sourire peut véhiculer une grande variété de significations. On discerne le sourire qui exprime la reconnaissance, celui qui exprime la bienvenue, la camaraderie, l'amitié, l'amour, la joie, le ravissement, le plaisir, la satisfaction, l'amusement, le refus, le mépris. Le sourire peut être ironique, sardonique, énigmatique, joyeux ou triste, frais ou ennuyé, vif ou résigné.

La signification linguistique peut être vraie de deux manières : vraie en tant qu'opposée à fallacieuse et vraie en tant qu'opposée à fausse. Le sourire, étant sincère ou simulé, peut être vrai en tant qu'opposé à fallacieux, mais il ne peut être vrai en tant qu'opposé à faux.

La signification linguistique comporte des distinctions entre ce qu’on ressent, ce qu'on désire, ce qu'on craint, ce qu'on pense, ce qu'on sait, ce qu'on souhaite, ce qu'on commande, ce qu'on vise. La signification du sourire est globale ; elle exprime ce qu'une personne représente pour une autre ; c'est la signification d'un fait, non pas celle d'une proposition.

La signification linguistique est objective, car elle exprime ce qui a été objectivé. Mais la signification du sourire est intersubjective. Elle suppose une situation interpersonnelle avec ses antécédents, qui remontent à des rencontres antérieures. Le sourire constitue une reconnaissance et une acceptation de cette situation et, du même coup, un facteur déterminant dans la situation, un élément de la situation considérée comme processus, car il véhicule une signification qui a son importance dans le contexte des significations antérieures et postérieures. De plus, cette signification ne concerne pas un objet quelconque, mais elle révèle plutôt le sujet et même elle le trahit. Une telle révélation est immédiate. Elle ne passe pas par quelque raisonnement car, dans le cas du sourire, le sujet se montre à l'autre ou bien transparent ou bien voilé, ce caractère transparent ou voilé précédant toute analyse postérieure qui se ferait en termes de corps et âme, ou encore de signe et signifié.

Du sourire, on peut passer à tous les mouvements ou arrêts du visage et du corps, à toutes les variations de la voix tels le ton, le registre et l'intensité, au silence, bref, à toutes les façons dont les sentiments sont révélés ou trahis soit par nous-mêmes, soit par des acteurs qui les expriment sur la scène. Notre but ne consiste pendant pas à épuiser la matière, mais plutôt à mettre en relief l’existence d'un support ou d'une incarnation particulière de la signification, à savoir l'intersubjectivité humaine.

3. L'art

J'emprunterai maintenant au livre de Suzanne Langer, intitulé Feeling and Form, sa définition de l'art — à savoir l'objectivation d’un pattern purement expérientiel -- et l'explication attentive qu'elle donne de chaque terme.

Un pattern peut être abstrait ou concret. On trouve un pattern abstrait dans une partition musicale ou dans la gravure d'un disque. Mais on trouve un pattern concret dans les couleurs d'une peinture, dans les tons d'une pièce de musique, dans les volumes d'une sculpture, dans les mouvements d'une danse. Le pattern concret consiste dans les relations internes qui existent entre les couleurs, entre les tons, entre les volumes, entre les mouvements. Il ne consiste pas, par exemple, dans les couleurs abstraction faite de leurs relations, ni dans les couleurs en tant qu'elles représentent quelque chose d'autre.

Or le pattern perçu s'identifie au pattern du sujet qui le perçoit, et le pattern du sujet qui perçoit est un pattern expérientiel. Mais tout sujet qui perçoit s'avère principe de sélection et d'organisation. Précisément parce que ce qui est perçu s'organise en un pattern, on réussit à le percevoir facilement. Ainsi peut-on reproduire assez facilement un air ou une mélodie, mais pas une série de bruits venant de la rue. De même, un texte en vers facilite la mémorisation de l'information, tandis que la décoration rend plus visible une surface. Les patterns atteignent peut-être un degré particulier de perceptibilité en empruntant leurs analogies au monde de la nature ; en imitant, par exemple, un mouvement qui part de la racine d'un arbre, traverse le tronc, va jusqu'aux branches, aux feuilles et aux fleurs, et qui se répète selon diverses variations. Sa complexité peut croître sans que la multiplicité des formes ne cesse de s'organiser en un tout.

On dit d'un pattern qu'il est pur en autant qu'il exclut la présence de patterns étrangers susceptibles de réduire l'expérience au rôle de simple moyen. Nos sens, par exemple, peuvent servir d'instruments pour recevoir et transmettre des signaux. Au feu rouge, on applique les freins et au vert, on appuie sur l'accélérateur. Dans ce cas, nous avons affaire à la conduite d'un sujet prédéterminé qui fonctionne dans un monde prédéterminé. Ou encore, nos sens peuvent se mettre uniquement au service de l'intelligence scientifique. Ils se soumettent alors au pattern étranger imposé par les genres et les espèces conceptuels, les schèmes et les modèles théoriques, la recherche judicative d'éléments de preuve destinés à confirmer ou à infirmer une opinion. Finalement, nos sens peuvent se remodeler sur une conception a priori de l'expérience. Au lieu d'avoir leur vie propre, ils se subordonnent alors à une vision des choses tirée de la physique, de la physiologie ou de la psychologie. Leurs fonctions sont disjointes par une épistémologie qui considère les impressions reçues comme objectives et leur pattern comme subjectif. Ils sont aliénés par un utilitarisme qui prête attention aux objets uniquement dans la mesure où il y trouve quelque chose à en tirer.

Il ne suffit pas que les patterns étrangers soient exclus ; le pattern en question doit aussi être purement expérientiel. C'est celui des couleurs en tant que visibles, et non celui des formes telles qu'elles sont construites en réalité, c'est-à-dire connues peut être au toucher mais non à la vue. C'est également celui des sons dans leur ton, leur registre et leur intensité réels, dans leurs consonances, leurs harmoniques et leurs dissonances réelles. Un cortège d'associations, d'affects, d'émotions et de tendances inchoatives accompagne ces couleurs, ces formes et ces sons. Il peut s'en dégager une leçon, mais on ne saurait y introduire une leçon sous prétexte de didactisme, de moralisme ou de réalisme social. S'ajoute enfin à eux l'apport du sujet qui en fait l'expérience, capable d'étonnement, d'admiration et de fascination, ouvert à l'aventure, à l'audace, à la grandeur, à la bonté, à la noblesse.

Cette pureté requise du pattern expérientiel ne vise pas à l'appauvrissement mais à l'enrichissement de l'expérience. Elle retranche ce qui lui est étranger pour lui permettre de trouver sa pleine mesure en fait de sentiment. Elle permet à l'expérience de se couler dans ses patterns à elle et de suivre sa propre ligne d’expansion, de développement, de structuration et d'accomplissement. L'expérience devient ainsi rythmique, l'un de ses mouvements en appelant un autre et le second appelant en retour le premier. Des tensions surgissent pour être bientôt résolues ; des variations se multiplient et deviennent plus complexes tout en restant à l'intérieur d'une unité organique qui finit par s'ajuster elle-même.

Lorsqu'elle atteint son plein développement, la signification vise un signifié. Mais la signification d'un pattern expérientiel reste élémentaire. C'est l'action consciente d'un sujet transformé dans un monde également transformé. On peut considérer ce monde de l'art comme une illusion, mais on peut tout aussi bien le considérer comme plus vrai et plus réel que l'autre. Nous sommes transportés de l'espace dans lequel nous nous mouvons à celui de la peinture ; du temps marqué par le sommeil et la veille, le travail et le repos, à celui de la musique ; des contraintes et des déterminismes du foyer et du bureau, de l'économique et de la politique, aux énergies qui s'expriment dans la danse ; du langage de la conversation et des média aux ressources de la parole qui s'affinent, se modèlent et se développent avec la conscience. À l'instar de son monde, le sujet lui-même se transforme. Le voici libéré de la nécessité d'être un élément amovible, ajusté et intégré à un monde tout fait. Il cesse de travailler comme chercheur responsable qui explore un aspect de l'univers ou qui tend à une vue d'ensemble. Il redevient simplement lui-même, à savoir liberté émergente, extatique et originaire.

Il est possible de transposer dans le registre conceptuel cette signification élémentaire dont le sujet transformé fait l'expérience dans son monde également transformé. Mais cette transposition ne fait que refléter la signification élémentaire : elle ne la reproduit pas. La critique et l'histoire de l'art ressemblent sur ce point aux équations thermodynamiques, qui nous servent de guides pour régler la chaleur mais qui ne sauraient d'elles-mêmes nous faire sentir davantage de chaleur ou de froid.

L'expression adéquate de la signification élémentaire reste l'œuvre d'art elle-même. Cette signification se trouve dans la conscience de l'artiste mais, dans un premier temps, elle demeure purement implicite, enveloppée, voilée, latente, non encore objectivée. Conscient de sa présence, l'artiste doit en plus la saisir davantage ; il se sent poussé à la regarder, à l'examiner, à l'analyser, à la goûter, à la redire ; et ceci entraîne une objectivation, une manifestation, une explicitation, un dévoilement, une révélation.

Le processus d'objectivation implique une distance psychique. Alors qu'en elle-même, la signification élémentaire coïncide avec l'expérience, son expression demande un détachement, une coupure, une séparation d'avec l'expérience. Alors que le sourire ou le froncement des sourcils exprime, de manière intersubjective, le sentiment tel qu'on le ressent, la composition artistique retrouve l'émotion dans la tranquillité. Il s'agit d'avoir un premier insight dans la signification élémentaire, un insight de la forme dominante à amplifier, à élaborer, à développer, et, dans un processus suivant, d'élaborer, d'ajuster, de corriger et de compléter l’insight initial. Il en résultera une idéalisation du pattern de l'expérience originelle. L'art, en effet, est autre chose que l'autobiographie. Il ne consiste pas à raconter son histoire au psychiatre, mais à saisir ce qui est ou paraît significatif, d'importance, d'intérêt et de portée pour l'être humain. L'art est plus vrai, plus dépouillé, plus fort que l'expérience, car il va droit au but. Il se concentre sur le moment capital et sur ses virtualités propres, lesquelles se manifestent alors sans les distorsions, les interférences et les intrusions accidentelles que peut comporter le pattern originel.

Tout comme l'expression adéquate de la signification élémentaire ne peut se trouver que dans l'art lui-même, ainsi la perception et l'appréciation adéquate de l'œuvre d'art ne consistent pas à clarifier sous mode de concepts ni à soupeser de manière judicative des éléments de preuve conceptualisés. L'œuvre d'art est une invitation à participer, à faire l'expérience, à découvrir par soi-même. De même que le mathématicien délaisse la vérification scientifique pour envisager de nouvelles possibilités d'organiser les données, ainsi l'œuvre d'art invite l'être humain à délaisser la vie concrète pour explorer de nouvelles façons de vivre à plein dans un monde plus riche2.

4. Le symbole

Le symbole est l'image d'un objet réel ou imaginaire qui évoque un sentiment ou qui est évoquée par un sentiment.

Les sentiments sont reliés soit à des objets, soit les uns aux autres, soit au sujet. Ils se rapportent d'abord à des objets ; c'est ainsi qu'on désire de la nourriture, qu'on craint la douleur, qu'on apprécie un repas ou qu'on déplore la maladie d'un ami. Ils sont également reliés entre eux, à cause des changements qui affectent leur objet ; c'est ainsi qu'on désire un bien absent, qu'on espère un bien convoité, qu'on apprécie un bien présent, qu'on craint un mal encore absent, qu'on se sent découragé à son approche ou triste en sa présence. Les sentiments sont aussi reliés les uns aux autres par l'intermédiaire des relations interpersonnelles ; c'est ainsi que l'amour, l'amabilité, la tendresse, l'intimité et la concorde vont ensemble ; de même, l'aliénation, la haine, la rudesse, la violence et la cruauté constituent un groupe naturel ; il existe également des séquences telles que l'offense, l'obstination, le jugement et la punition, ou encore l'offense, le repentir, l'excuse et le pardon. En outre, des sentiments concomitants peuvent entrer en conflit : on peut désirer quelque chose en dépit de la crainte, espérer contre toute espérance, unir joie et tristesse, amour et haine, amabilité et rudesse, tendresse et violence, intimité et cruauté, concorde et aliénation. Enfin, les sentiments se rattachent au sujet ; ils constituent l'élan, la force et la puissance de sa vie consciente, ils lui permettent d'actualiser son potentiel affectif, ses dispositions et ses habitudes, et d'orienter effectivement son être.

Des objets identiques peuvent bien ne pas évoquer les mêmes sentiments chez des sujets différents et, en retour, des sentiments identiques peuvent bien ne pas évoquer les mêmes images symboliques. On peut rendre compte de ces diverses réponses affectives en soulignant des différences d'âge, de sexe, d'éducation, d'état de vie, de tempérament et d'intérêt existentiel. Mais, plus fondamentalement, on trouve dans l'être humain un développement affectif qui peut comporter des déformations. L'histoire de ce processus culmine, chez une personne, en une orientation bien déterminée face à la vie et en des capacités, des dispositions et des habitudes affectives bien particulières. On peut préciser ce que sont ces capacités, ces dispositions et ces habitudes affectives chez un individu donné, en tenant compte des symboles qui suscitent des affects déterminés et, inversement, des affects qui évoquent des symboles déterminés. De plus, à partir de suppositions concernant la normalité, on peut aller jusqu'à inférer que les réactions d'un individu donné sont normales ou non.

Les symboles qui se rattachent à une même orientation et à une même disposition restent affectivement indifférenciés. Il en ressort qu'ils sont interchangeables et qu'on peut les combiner pour augmenter leur intensité et diminuer leur ambiguïté. Une telle combinaison et une telle organisation révèlent la différence qui existe entre l'esthétique et le symbolique ; les monstres mythologiques restent bizarres. En outre, des affects composés appellent des symboles composés, et chaque membre du composé peut constituer un groupement de symboles indifférenciés ou encore à peine différenciés. Ainsi, saint Georges et le dragon illustrent à la fois toutes les valeurs d'un symbolisme ascensionnel et toutes les antivaleurs opposées. Saint Georges est en haut, à cheval ; il se trouve dans la lumière et il reste libre d'utiliser ses bras ; d'une main, il conduit le cheval et de l'autre, il manie la lance. Mais il pourrait bien tomber, être foulé aux pieds par le monstre écaillé, être aveuglé par sa fumée, être brûlé par son feu, être broyé par ses dents, être dévoré.

Qu'il s'agisse du développement ou de la déformation affective, les deux processus entraînent une transvaluation et une transformation des symboles. Ce qui exerçait auparavant un effet n'influence plus du tout l'individu, et ce qui n'exerçait pas d'effet se met à l'influencer. Ainsi les symboles eux-mêmes évoluent-ils pour exprimer de nouvelles capacités et dispositions affectives. Par exemple, le fait que l'être humain ait domestiqué certaines sources de terreur peut reléguer le dragon au royaume de la fantaisie insignifiante. Ce fait peut également mettre en lumière la signification de cette baleine dans laquelle séjourna Jonas, ce monstre qui avala un homme en train de se noyer et qui, trois jours plus tard, le rendit sain et sauf au rivage de la mer. En revanche, il semble que les symboles irréductibles à toute transvaluation et à toute transformation indiquent un blocage dans le développement humain. Avoir peur de la noirceur, c'est une chose bien différente quand il s'agit d'un enfant et quand il s'agit d'un adulte.

Le symbole n'obéit pas aux lois de la logique, mais à celles de l'image et du sentiment. À la place du groupe logique, le symbole se sert d'une figure représentative. À l'univocité, il substitue une richesse de sens multiples. Il ne prouve rien, mais il envahit la conscience avec un ensemble d'images qui convergent en fait de signification. Il fait fi du principe du tiers exclu, car il admet la coincidentia oppositorum, celle de l'amour et de la haine, du courage et de la crainte, etc. Il ne nie pas mais il surmonte ce qu'il rejette, en retenant tout ce qui est contraire à ce dernier. Il n'avance pas sur une voie unique ou sur un seul plan, mais il condense plutôt en une synthèse bizarre tous ses intérêts actuels.

Le symbole a donc le pouvoir de reconnaître et d'exprimer ce que le discours logique abhorre : l'existence de tensions, d'incompatibilités, de conflits, de luttes et de dommages intérieurs. Un point de vue dialectique ou méthodique peut assurément intégrer le concret, le contradictoire et le dynamique. Mais le symbole l'a fait avant même que les hommes ne conçoivent la logique et la dialectique, il le fait encore pour ceux qui restent étrangers à la logique et à la dialectique, et il le fait enfin d'une manière qui complète et achève la logique et la dialectique, car il comble un besoin que ces procédés raffinés ne peuvent satisfaire.

Ce besoin concerne la communication intérieure. La vie organique et psychique doit se manifester à la conscience intentionnelle et, en retour, la conscience intentionnelle doit s'assurer la collaboration de l'organisme et du psychisme. De plus, comme notre perception des valeurs se réalise dans des réponses intentionnelles, à savoir les sentiments, il est nécessaire, ici également, que les sentiments révèlent leurs objets et, réciproquement, que les objets suscitent des sentiments. C'est donc grâce aux symboles que l'esprit et le corps, l'esprit et le cœur, le cœur et le corps réussissent à communiquer entre eux.

Dans ce genre de communication, chaque symbole véhicule une signification qui lui est propre. Il s'agit d'une signification élémentaire, non encore objectivée, tout comme la signification du sourire ne l'était pas avant d'être exprimée dans une œuvre d'art. Cette signification remplit une fonction chez le sujet doué d'imagination et de perception, à mesure que son intentionnalité consciente se développe, dévie ou se développe en déviant, à mesure aussi que le sujet prend ses options face à la nature, vis-à-vis de ses contemporains ou devant Dieu. C'est une signification dont le contexte propre se trouve là où il apparaît, à savoir dans le processus de communication intérieure, et c'est à ce contexte, avec ses associations d'images et de sentiments, de souvenirs et de tendances, que se référera tout interprète soucieux de bien expliquer le symbole en question.

Expliquer ce symbole, c'est, bien sûr, le dépasser, pour aller de la signification élémentaire, véhiculée par une image ou un concept, à la signification linguistique. Cela consiste à utiliser le contexte de la signification linguistique comme arsenal de relations, d'indices et de suggestions susceptibles de servir à reconstituer le contexte élémentaire relatif au symbole. De tels contextes d'interprétation sont cependant nombreux et ce grand nombre ne fait peut-être que correspondre aux nombreuses manières dont l'être humain se développe ou encourt une déviation.

On connaît les trois systèmes originaux d'interprétation : la psychanalyse de Freud, la psychologie individuelle d’Adler et la psychologie analytique de Jung. La rigidité et les oppositions initiales disparaissent cependant peu à peu chez leurs successeurs3 : Charles Baudouin, par exemple, a présenté une psychagogie où les doctrines de Freud et de Jung ne sont pas considérées comme opposées mais comme susceptibles de se compléter ; cet auteur se sert de Freud quand il s'agit de retourner aux objets responsables des contenus psychiques, et de Jung quand il s'agit de suivre le développement du sujet4. Cette complémentarité semblerait confirmée par une longue étude de Paul Ricoeur, qui envisage la pensée freudienne comme une archéologie du sujet impliquant nécessairement, sans la reconnaître explicitement, une téléologie5. On remarque aussi chez les thérapeutes une tendance prononcée à créer leur propre système d'interprétation6 ou à considérer l'interprétation comme un art à acquérir7. Signalons enfin ceux qui ont l'impression de pouvoir atteindre plus efficacement les objectifs thérapeutiques en renonçant à l'interprétation des symboles. Un Carl Rogers, par exemple, s'efforce de placer son client dans une situation interpersonnelle où ce dernier pourra en venir graduellement à se découvrir lui-même8. À l'opposé, un Frank Lake emprunte sa théorie à Pavlov et administre du LSD 25 à ses clients, qu'il rend ainsi capables de se rappeler et de regarder en face certains traumatismes subis durant leur première enfance9.

En plus de ce mouvement que je viens de décrire, un développement parallèle s'est accompli à l'extérieur du contexte thérapeutique10. Freud a non seulement mis au point une méthode clinique, mais il a également proposé une vision très spéculative de la structure intérieure de l'être humain ainsi que de la nature de la civilisation et de la religion. Cette extension du contexte thérapeutique à l'ensemble de la culture humaine a entraîné l'élaboration de contextes non thérapeutiques permettant, eux aussi, d'étudier et d'interpréter les symboles. Gilbert Durand a d'abord établi une base physiologique constituée de trois dominantes réflexes — la dominante posturale, la dominante digestive et la dominante rythmico-sexuelle – pour réussir à structurer un grand nombre de données symboliques, pour les répartir en deux régimes parallèles et pour en réaliser une synthèse grâce à l'alternance de ces deux principes d'organisation11. Dans ses nombreux ouvrages, Mircea Eliade a rassemblé, comparé, intégré et expliqué les symboles des religions primitives12. Northrop Frye, lui, s'est inspiré de l'alternance du jour et de la nuit, du cycle des quatre saisons et de la vie organique tour à tour en croissance et en déclin, pour former une matrice de laquelle dériveraient les récits symboliques de la littérature13. De leur côté, des psychologues se sont intéressés moins aux malades qu'aux bien portants, et même à ceux qui ont réussi à se développer sur une période couvrant une vie entière14, et ils ont soulevé la question de savoir si la maladie mentale ressortit uniquement au contexte purement médical et si le problème consiste en une culpabilité réelle ou simplement en sentiments erronés de culpabilité15. Enfin – et c'est l'apport le plus significatif d'un point de vue fondamental – l'approche existentielle ne considère pas le rêve comme le crépuscule de la vie consciente, mais comme le point du jour, c'est-à-dire comme le début du passage de l'existence impersonnelle à la présence au monde, à la reconstitution de son identité personnelle dans son monde à soi16.

5. La signification linguistique

C'est en s'incarnant dans le langage, c'est-à-dire dans un ensemble de signes conventionnels, que la signification atteint son plus haut degré de liberté. Car on peut multiplier presque indéfiniment les signes conventionnels, on peut les différencier et les spécialiser jusqu'au plus haut point de raffinement, on peut également les utiliser de manière réflexive pour l'analyse et le contrôle de la signification linguistique elle-même. Les significations intersubjective et symbolique, au contraire, paraissent se limiter à la spontanéité de ceux qui vivent ensemble ; et dans le cas des arts visuels et auditifs, même s'il y a élargissement par rapport aux conventions, celles-ci restent dépendantes de la matière dans laquelle s'incarnent les couleurs et les figures, les formes et les structures, les sons et les mouvements.

L'étape du langage, dans le développement humain, trouve son illustration la plus frappante dans l'histoire d'Hélène Keller, lorsqu'elle découvrit que les attouchements de son professeur sur sa main servaient à transmettre les noms des choses. Du moment qu'elle comprit, la fillette ressentit et exprima une profonde émotion, qui engendra, à son tour, un intérêt si intense qu'elle signifia aussitôt son désir d'apprendre et qu'elle apprit effectivement le nom d'à peu près une vingtaine d'objets dans un très court laps de temps. Et ce fut le début d'une incroyable carrière en fait d'apprentissage.

On peut deviner, grâce à l'émotion et à l'intérêt d'Hélène Keller, la raison pour laquelle les anciennes civilisations tenaient les noms en si haute estime. Ce n'est pas, comme on le dit parfois, parce qu'à leurs yeux, le nom constituait l'essence de la chose. L'intérêt pour les essences est venu plus tard, lorsqu'avec Socrate, on a commencé à chercher des définitions universelles. L'estime pour les noms s'identifie plutôt à celle que l'on a pour une réussite humaine bien caractérisée, celle de concentrer son intentionnalité consciente sur un point précis, ce qui permet d'atteindre un double objectif : celui d'ordonner le monde dans lequel on vit et celui de s'orienter soi-même à l'intérieur de ce monde. Tout comme le rêve que l'on fait à l'aube peut être considéré comme le commencement du processus allant de l'existence impersonnelle à la présence d'un individu au monde qui est le sien, ainsi le fait d'écouter et de parler constitue, pour une grande part, l'actualisation de cette présence.

C'est pourquoi notre intentionnalité consciente se développe et prend forme dans notre langue maternelle. Non seulement apprenons-nous les noms de ce que nous voyons, mais nous pouvons aussi prêter attention et nous référer aux choses que nous nommons. Le langage dont nous disposons prend donc les devants et retient les aspects des choses à mettre en évidence, les relations à accentuer, les mouvements et les changements qui exigent une attention particulière. Des langages variés se développent ainsi de façons si différentes que la meilleure des traductions doit se contenter de rendre non pas le sens exact du texte original, mais seulement le sens qui s'en approche le plus dans une autre langue.

Le langage exerce une double action : non seulement forme-t-il la conscience en développement, mais encore il structure le monde autour du sujet. Les adverbes et les adjectifs spatiaux relient des lieux divers à celui où se trouve le sujet. Les temps des verbes mettent des moments particuliers en rapport avec son présent. Les modes traduisent l'intention qu'il a de s'exprimer de manière optative, exhortative, impérative ou indicative. Les voix conjuguent les verbes tour à tour à l'actif et au passif et font passer, du même coup, le sujet au rôle d'objet et l'objet au rôle de sujet. La grammaire nous donne presque les catégories d’Aristote – la substance, la quantité, la qualité, la relation, l'action, la passion, le lieu, le temps, la situation et l'avoir – alors que la logique et la conception de la science que l'on trouve chez ce philosophe s'enracinent profondément dans la fonction grammaticale qu'est la prédication17.

À mesure que le langage se développe, une distinction se précise entre le langage ordinaire, le langage technique et le langage littéraire. Le langage ordinaire est l'instrument grâce auquel la communauté humaine collabore dans sa recherche quotidienne du bien humain. C'est le langage du foyer et de l'école, de l'industrie et du commerce, de la joie de vivre et du malheur, des mass-média et des conversations courantes. Ce langage transitoire se contente d'exprimer la pensée du moment à ce moment même et uniquement pour ce moment. Elliptique, il n'oublie pas qu'un clin d'œil vaut bien un signe de tête et qu'une phrase complète ne sert à rien sinon à agacer l'interlocuteur. Ce langage s'appuie sur le sens commun, c'est-à-dire sur un noyau d’insights habituels, organisés de telle sorte que l'addition d'un ou deux autres nous permet de comprendre n'importe quelle série de situations concrètes sur lesquelles nous pouvons agir. Grâce à cette compréhension, nous saisissons comment nous conduire, quoi dire, comment le dire, quoi faire, comment le faire dans la situation qui se présente. Un tel noyau d’insights réside dans le sujet : il concerne son monde en tant que relié à lui, en tant que champ de son agir, de son influence et de son action, en tant que teinté par ses désirs, ses espoirs, ses craintes, ses joies et ses peines. Partagé par un groupe, un tel noyau d’insights en devient le sens commun ; quand il demeure personnel, on le trouve bizarre ; et quand il appartient au sens commun d'un groupe différent, on le tient pour étranger18.

Le développement de l'intelligence humaine dans la ligne du sens commun donne des résultats qui sont communs à tous, mais qui se complètent également les uns les autres. Les primitifs, d'abord occupés à la cueillette des fruits, se divisent bientôt en jardiniers, en chasseurs et en pêcheurs. La formation de nouveaux groupes ayant leurs objectifs, leurs tâches et leurs instruments exige la création de mots nouveaux. La division du travail se continue et, avec elle, la spécialisation du langage. C'est ainsi qu'avec le temps, une distinction commence à s'établir entre les mots d'usage courant qui se rapportent à ce que chacun sait concernant les tâches particulières et, d'autre part, les mots techniques employés par les artisans, les experts ou les spécialistes quand ils parlent entre eux. Et ce processus va encore beaucoup plus loin lorsque l'intelligence humaine passe du sens commun à des élaborations théoriques, qu'elle poursuit la recherche pour elle-même, qu'elle formule une logique et des méthodes, qu'elle établit une tradition d'apprentissage, distingue différents secteurs et multiplie les spécialités.

Le langage littéraire constitue un troisième genre. Alors que le langage ordinaire est transitoire, le langage littéraire s'avère permanent, car il sert à transmettre une œuvre, un poièma, destinée à être apprise par cour ou mise par écrit. Tandis que le langage ordinaire est elliptique, se contentant de compléter le bagage commun d’insights et de sentiments qui sert à orienter la vie en société, le langage littéraire, lui, vise à la fois à exprimer les choses de manière plus explicite et à compenser le manque de présence mutuelle entre les personnes. Il veut faire en sorte que l'auditeur ou le lecteur non seulement comprenne mais ressente aussi ce que le langage veut lui faire partager. C'est pourquoi, alors que l'ouvrage technique vise à se conformer aux lois d'une logique et aux préceptes d'une méthode, le langage littéraire tend à osciller entre la logique et l'univers symbolique. Un esprit logique qui analyse le langage littéraire le trouvera plein de ce qu'on appelle des figures de style. Mais c'est uniquement quand on introduit des critères extra-littéraires dans l'étude de la littérature que les figures de style sentent l'artifice. L'expression du sentiment reste en effet symbolique et si les mots ont une dette envers la logique, les symboles, eux, suivent les lois de l'image et de l'affect. Avec Jean-Baptiste Vico, nous sommes donc pour l'antériorité de la poésie. L'idéal d'un sens littéral exprimé littéralement vient après coup et on ne saurait l'atteindre que moyennant un effort considérable, ainsi que semblent le montrer les patients travaux de l'analyse linguistique.

6. La signification personnifiée

Cor ad cor loquitur. La signification qui s'incarne dans une personne met à contribution soit l'ensemble, soit une bonne partie des supports qui transmettent la signification. Celle-ci peut donc rester à la fois intersubjective, artistique, symbolique et linguistique lorsqu'elle s'incarne dans une personne, dans sa façon de vivre, dans ses paroles ou dans ses actes. Cette signification peut atteindre une seule autre personne, ou bien un petit groupe ou encore toute une tradition nationale, sociale, culturelle ou religieuse.

Une telle signification peut se rattacher à une réussite collective, à des événements comme les Thermopyles ou la victoire de Marathon, au martyre des chrétiens ou à quelque révolution glorieuse. On peut l'attribuer à un ou plusieurs personnages d'un récit ou d'une pièce de théâtre, un Hamlet, un Tartuffe, un Don Juan. Elle peut également émaner de toute la personnalité et de tout le jeu d'un orateur ou d'un démagogue.

Enfin, ce n'est pas seulement la signification qui peut s'incarner ainsi, mais également tout ce qui est insignifiant, creux, vide, fade, insipide et ennuyeux.

7. Les éléments de la signification

Distinguons les sources, les actes et les termes de la signification.

Les sources de la signification sont tous les actes conscients et tous les contenus visés, que ce soit en état de rêve ou à n'importe lequel des quatre niveaux de la conscience éveillée. Elles se divisent principalement en sources transcendantales et en sources catégoriales. Les sources transcendantales coïncident avec le dynamisme même de la conscience intentionnelle, cette aptitude permanente à viser et à reconnaître consciemment les données, l'intelligibilité, la vérité, la réalité et la valeur. Les sources catégoriales sont les déterminations auxquelles on parvient grâce à l'expérience, à la compréhension, au jugement et à la décision. Les notions transcendantales constituent le fondement du questionnement, tandis que les réponses fournissent des déterminations qui entrent dans des catégories.

Les actes de la signification se divisent en actes potentiel, formel, complet, constitutif ou efficient, et instrumental. Dans l'acte potentiel, la signification reste élémentaire et la distinction n'est pas encore faite entre signification et signifié. Telle est, par exemple, la signification du sourire, qui agit simplement comme facteur intersubjectif, la signification de l'œuvre d’art antérieurement à l'interprétation qu'un critique peut lui donner, la signification d'un symbole qui remplit son rôle dans la communication intérieure sans l'aide d'un thérapeute. De même, les actes de sentir et de comprendre n'ont en eux-mêmes qu'une signification potentielle. Comme le dit Aristote, le sensible en acte et le sens en acte ne font qu'un. Ainsi, la vibration sonore et l'audition sont identiques : sans oreilles pour entendre, il y aurait bien des ondes longitudinales dans l'atmosphère, mais il ne pourrait pas y avoir de sons. De la même façon, les données s'avèrent potentiellement intelligibles, alors que leur intelligibilité en acte ne coïncide qu'avec l'intelligence en acte.

L'acte formel de signifier, c'est l'acte de concevoir, de penser, de considérer, de définir, de supposer et de formuler. Ici se manifeste la distinction entre signification et signifié, car le signifié est précisément ce que l'on conçoit, pense, considère, définit, suppose et formule. À cette étape, on n'a cependant pas encore élucidé la nature exacte de la distinction en cause. On parvient à dire avec justesse ce que l'on pense, mais il reste à déterminer si l'objet considéré se réduit simplement à un objet de pensée ou bien s'il est quelque chose de plus.

L'acte complet de la signification, c'est l'acte de juger. On y précise le statut de l'objet de pensée, en déterminant si c'est purement un objet de pensée, ou bien une entité mathématique, ou bien une chose réelle qui se trouve dans le monde de l'expression humaine, ou encore une réalité qui transcende ce monde.

La signification active coïncide avec le jugement de valeur, la décision et l'action. Nous reviendrons sur ce sujet, dans la section où nous traiterons des fonctions efficiente et constitutive de la signification chez l'individu et dans la communauté.

Les actes instrumentaux de la signification, ce sont les expressions, qui visibilisent et manifestent aux autres, pour qu'ils les interprètent, les actes potentiel, formel, complet, constitutif ou efficient de la signification que pose le sujet19. Et puisque ces expressions et ces interprétations se révèlent soit adéquates, soit erronées, les actes instrumentaux de la signification fourniront la matière d'un chapitre à venir consacré à l'herméneutique.

Le terme de la signification est le signifié. Dans l'acte potentiel, signification et signifié n'ont pas encore été distingués. Dans l'acte formel, la distinction entre eux est apparue, mais le statut précis du terme en question demeure indéterminé. Dans l'acte complet de la signification, on détermine le statut du terme, à savoir si on peut le qualifier de probable ou de certain ; on établit alors si A existe ou non, ou bien si A s'identifie ou non à B. Et dans l'acte constitutif ou efficient de la signification, on précise quelle sera son attitude vis-à-vis de A, ce que l'on fera à l'égard de B, et si l'on s'efforcera ou non de faire apparaître C.

En ce qui concerne les termes complets de la signification, on doit distinguer différentes sphères de l'être. Nous disons tout aussi bien que la lune existe et que le logarithme de la racine carrée de moins un existe. Dans les deux cas, nous employons le même verbe exister. Mais nous ne voulons pas dire que la lune n'est qu'une conclusion déductible de certains postulats mathématiques, ni que le logarithme en question peut être aperçu en orbite dans le ciel. Il faut donc établir une distinction entre la sphère de l'être réel et d'autres sphères restreintes telles que celle du mathématique, celle de l'hypothétique, celle du logique, etc. Tout en différant énormément l'une de l'autre, ces sphères n'en sont pas pour autant purement disparates. C'est de manière rationnelle que l'on affirme le contenu de chaque sphère. L'affirmation est rationnelle puisqu'elle découle d'un acte de compréhension réflexive grâce auquel on saisit l'inconditionné de fait, c'est-à-dire le conditionné dont les conditions sont effectivement remplies20. Et si les sphères sont si différentes, c'est que les conditions à remplir diffèrent de l'une à l'autre. S'il s'agit d'affirmer l'être réel, les conditions à remplir sont les données appropriées des sens ou de la conscience ; s'il s'agit plutôt d'avancer une hypothèse, la condition à remplir se réduit à la pertinence éventuelle de cette hypothèse par rapport à une juste compréhension des données ; ou encore, s'il s'agit de la rectitude d'une affirmation mathématique, les conditions à remplir n'incluent pas explicitement l'idée d'une pertinence de cette affirmation mathématique par rapport aux données. Enfin, par-delà les sphères restreintes et la sphère de la réalité, existe la sphère de l'être transcendant ; même si nous le connaissons d'une certaine manière chaque fois que nous saisissons de l'inconditionné de fait, l'être transcendant existe en lui-même sans condition aucune, étant l'inconditionné formel, l'absolu.

C'est évidemment en dépendance d'une perspective réaliste que je viens d'exposer ce qu'on peut entendre par les termes complets de la signification. Si l'on veut transposer les choses en fonction d'un point de vue empiriste, il faut négliger l'inconditionné de fait et identifier le réel avec ce qu'on peut montrer par des gestes indicatifs. Qu'est-ce qu'un chien ? Eh bien, vous y êtes, regardez ! Pour passer de l'empirisme à l'idéalisme, on souligne le fait que l'empiriste laisse dans l'ombre tous les éléments constitutifs qui structurent la connaissance humaine et qui restent inaccessibles aux sens. Cependant, bien que l'idéaliste ait raison de rejeter la description empiriste du savoir humain, il a tort d'accepter la notion empiriste de la réalité et de conclure que le savoir humain a pour objet l'idéal et non pas le réel. Ensuite de quoi, pour passer de l'idéalisme au réalisme, il faut découvrir que les opérations intellectuelles et rationnelles de l'être humain impliquent un dépassement du sujet agissant par rapport à lui-même, et que le réel s'avère ce que nous parvenons à connaître quand nous saisissons un certain type d'inconditionné de fait.

8. Les rôles de la signification21

Le premier rôle de la signification est d'ordre cognitif. Il nous entraîne en dehors du monde de l'immédiateté propre au petit enfant, pour nous faire entrer dans le monde de l'adulte, monde médiatisé par la signification. Le monde du tout-petit ne dépasse pas celui de la pouponnière, car il est fait de ce que le bébé peut sentir, toucher, prendre, voir et entendre. C'est le monde de l'expérience immédiate, du donné comme tel, de l'image et de l'affect avant même qu'ils ne soient marqués de façon perceptible par la saisie et le concept, la réflexion et le jugement, la délibération et le choix. C'est le monde du plaisir et de la douleur, de la faim et de la soif, de la nourriture et du breuvage, de la colère, de la satisfaction et du sommeil.

Cependant, au fur et à mesure que la maîtrise et le maniement du langage se développent, le monde d'un enfant s'agrandit énormément. Les mots, en effet, renvoient non seulement au présent mais aussi à ce qui est absent, passé ou futur, non seulement au factuel mais encore au possible, à l'idéal, au normatif. En outre, les mots n'expriment pas uniquement ce que nous avons trouvé par nous-mêmes, mais également tout ce que nous sommes intéressés à apprendre grâce aux souvenirs des autres, au sens commun de la communauté à laquelle nous appartenons, aux œuvres de la littérature, aux travaux des érudits, aux recherches des scientifiques, à l'expérience des saints, aux méditations des philosophes et des théologiens.

Ce vaste monde, médiatisé par la signification, ne s'identifie pas à l'expérience immédiate d’un individu. Ce n'est même pas la somme, l'ensemble ou la totalité de tous les mondes d'expérience immédiate, car la signification est un acte qui ne se contente pas de répéter, mais qui va au-delà de l'expérience. Le signifié, en effet, est ce que l'on vise par le questionnement et ce que l'on détermine non par l'expérience seule, mais aussi par la compréhension et, en règle générale, par le jugement. Cet apport de la compréhension et du jugement est ce qui rend possible un monde médiatisé par la signification, ce qui le structure et l'unifie, ce qui le constitue en un tout ordonné, formé d'un nombre presque infini d’éléments variés dont une partie est connue et familière, dont une autre partie, rassemblée dans une sorte de pénombre environnante, est faite de choses que nous connaissons vaguement mais que nous n'avons jamais examinées ou explorées, et dont une troisième partie équivaut à l'incommensurable région de ce que nous ignorons complètement.

Nous vivons notre vie dans ce vaste monde et c'est à lui que nous pensons quand nous parlons du monde réel. Mais étant donné qu'il est médiatisé par la signification, que cette dernière peut se fourvoyer, qu'on y trouve du mythe aussi bien que de la science, de la fiction aussi bien que des faits, de la tromperie aussi bien que de l'honnêteté, de l'erreur aussi bien que de la vérité, ce vaste monde réel nous apparaît dangereux.

En plus du monde immédiat du petit enfant et du monde de l'adulte médiatisé par la signification, mentionnons la médiation de l'immédiateté par la signification, qui se réalise lorsque, dans la méthode transcendantale, on objective le processus cognitif et qu'en thérapie, on découvre, identifie et accepte ses sentiments secrets. Mentionnons enfin l'abandon de l'objectivation et le retour médiatisé à l'immédiateté qui caractérisent l’union des amants et la prière du mystique enveloppé dans le nuage de l'inconnaissance.

Le deuxième rôle de la signification est de l'ordre de l'efficience. L'être humain travaille, mais non sans but. Ce qu'il fait, il commence par le vouloir. Il imagine et conçoit des plans, il scrute les possibilités, il pèse le pour et le contre, il signe des contrats, il donne et fait exécuter d'innombrables ordres. Du début à la fin de ce processus, le voilà engagé dans des actes de signification, sans lesquels le processus ne se réaliserait pas ou encore n'arriverait pas à sa fin. Les pionniers d'Amérique ont trouvé ici un rivage et une terre vierge, des montagnes et des plaines, mais ils les ont parsemés de villes, entourés de routes et exploités en créant des industries, au point que le monde fabriqué par l'être humain se tient désormais entre la nature et lui. Ce monde surajouté, fabriqué, artificiel est le produit cumulatif, soit planifié, soit accidentel, des actes humains de signification.

Le troisième rôle de la signification est le rôle constitutif. Tout comme le langage est formé par des articulations de sons et de significations, ainsi les institutions sociales et les cultures humaines ont des significations comme composantes intrinsèques. Qu'il s'agisse des religions ou des formes artistiques, des langues ou des littératures, des sciences, des philosophies ou des façons d'écrire l'histoire, toutes sont inextricablement tissées d'actes de signification. Ce qui est vrai des produits de la culture ne l'est pas moins des institutions sociales. La famille, l'État, le droit et l'économie ne sont pas des entités figées et immuables. Ces institutions s'adaptent, au contraire, aux circonstances nouvelles ; il arrive qu'on les repense à la lumière d'idées nouvelles et qu'elles soient sujettes à des transformations révolutionnaires. Mais tous ces changements impliquent des changements de signification, qu'ils touchent à l'idée ou au concept, au jugement ou à l'évaluation, à l'ordre ou au besoin. On peut changer la nature de l'État en écrivant une nouvelle constitution. Avec plus de subtilité mais non moins d'efficacité, on peut la changer en réinterprétant la constitution, ou encore en influençant l'esprit et le cœur des citoyens pour substituer de nouveaux objets à ceux qui commandent leur respect, maintiennent leur allégeance et enflamment leur loyauté.

Le quatrième rôle de la signification est celui de la communication. On communique ce qu'on veut dire à un autre, de manière intersubjective, artistique, symbolique, linguistique ou personnifiée. C'est ainsi que la signification individuelle commence à être partagée. Mais une précieuse réserve de significations communes ne saurait se constituer chez un individu isolé ni même en une seule génération. Les significations communes ont une histoire. Si elles prennent naissance en un seul esprit, elles ne deviennent communes que grâce à une communication efficace et de longue portée, et elles ne se transmettent aux générations suivantes que grâce à l'entraînement et à l'éducation. Lentement et graduellement, on les clarifie, on les exprime, on les formule et on les définit, soit pour les enrichir, les approfondir et les transformer, soit, non moins souvent, pour les appauvrir, les vider et les déformer.

Si l'on met en rapport le rôle constitutif de la signification avec son rôle de communication, on obtient les trois notions clés de communauté, d'existence et d'histoire.

La communauté est plus qu'un certain nombre d'êtres humains vivant à l'intérieur d'une frontière géographique ; elle est la conquête d'une signification commune. Il existe plusieurs genres et plusieurs degrés dans une telle conquête. La signification commune est potentielle lorsqu'on trouve un champ commun d'expérience ; se retirer de ce champ commun équivaut à perdre contact avec le groupe en question. La signification commune s'avère formelle quand s'établit une compréhension commune ; on peut s'en retirer par l'interprétation erronée, l'incompréhension unilatérale ou l'incompréhension mutuelle. La signification commune devient actuelle en autant qu'on y rencontre des jugements communs, des secteurs d'unanimité où tous se prononcent également pour ou contre ; on se retire de ce secteur de convictions communes quand on se trouve en désaccord, quand on considère vrai ce que les autres tiennent pour faux, et faux ce qu'ils pensent vrai. La signification commune se réalise enfin grâce aux décisions et aux choix, en particulier grâce à un engagement permanent, comme l'amour qui édifie la famille, la loyauté qui édifie la nation, la foi qui édifie la religion. La communauté se resserre ou se divise, commence ou finit au moment précis où commencent ou finissent le champ commun d'expérience, la compréhension commune, le jugement commun et l'engagement commun. Ainsi donc, les communautés se différencient en plusieurs genres : les communautés linguistique, religieuse, culturelle, sociale, politique ou domestique. Elles varient en étendue, en âge, en cohésion, ainsi que dans leurs oppositions les unes aux autres.

Il n'est pas possible de concevoir, d'engendrer et d'élever des enfants en dehors d'une communauté humaine ; de même, il faut que chaque individu puisse se référer à un bagage de significations communes pour grandir en expérience, en compréhension et en jugement, et parvenir ainsi à découvrir par lui-même qu'il doit décider pour lui-même quoi faire de lui-même. Ce processus, le maître d'école l'appelle l'éducation, le sociologue, la socialisation, l'anthropologue, l'acculturation. Mais pour l'individu engagé dans le processus, c'est le fait de devenir un homme ou une femme, le fait d'exister comme être humain au sens plein du terme.

Une telle existence peut être authentique ou inauthentique, et cela de deux façons différentes. Il existe une authenticité ou une inauthenticité mineure chez le sujet par rapport à la tradition qui le fait vivre ; il existe également une authenticité majeure, celle qui justifie ou condamne la tradition elle-même. Dans le premier cas, on portera un jugement humain sur les sujets ; dans le second cas, l'histoire et, en dernier ressort, la providence divine prononceront un jugement sur les traditions.

À l'instar de Kierkegaard, qui se demandait s'il était chrétien ou non, bien des gens peuvent se demander s'ils sont ou non de vrais catholiques ou protestants, musulmans ou bouddhistes, platoniciens ou aristotéliciens, kantiens ou hégéliens, artistes ou scientifiques, etc. S'ils répondent qu'ils le sont, leur réponse peut être juste. Mais il arrive également qu'ils répondent affirmativement et qu'ils se trompent. Dans ce cas, ils se conformeront, sur un certain nombre de points, à l'idéal de leur tradition, mais ils s'en écarteront plus ou moins sur un certain nombre d'autres points. Ils ne remarqueront pas ces points de divergence soit à cause d'une inattention discriminante, soit à cause d'un manquement du côté de la compréhension, soit à cause d'une rationalisation cachée. Ce que je suis d'une part, et ce qu'est un vrai chrétien ou un vrai bouddhiste d'autre part, voilà deux réalités différentes, mais je reste inconscient de leur différence et mon inconscience demeure inexprimée. Et comme je ne possède pas un langage susceptible d'exprimer ce que je suis, je me sers du langage de la tradition, que je m'approprie de manière inauthentique ; de cette façon, je dévalorise, déforme, frelate et corromps ce langage.

Il arrive que ce phénomène de dévalorisation, de distorsion et de corruption du langage se produise uniquement chez des individus isolés. Mais il peut se produire sur une plus grande échelle, quand une communauté entière répète des mots dont le sens est perdu. C'est ainsi que l'on conserve la chaire de Moïse, mais ce sont les scribes et les pharisiens qui l'occupent. La théologie peut bien rester scolastique, mais la scolastique est décadente. Dans tel ou tel ordre religieux, on lit encore la règle, mais on se demande si les foyers de la maison brûlent toujours. Il arrive aussi que l'on continue d'en appeler au nom sacré de science, tout en oubliant la mise en garde d'Edmund Husserl à l'effet que l'idéal scientifique peut s'évanouir quand il cède le pas aux conventions d'une clique. Voilà comment l'inauthenticité de certains individus engendre l'inauthenticité d'une tradition. Et alors, dans la mesure où l'on prend cette tradition, telle qu'elle se présente, pour sa règle, on ne pourra rien faire d'autre que de réaliser l'inauthenticité de manière authentique.

L'histoire diffère donc radicalement de la nature. Celle-ci se développe selon ses lois, alors que c'est la signification qui modèle et forme le savoir humain, le travail, l'organisation sociale, la créativité culturelle, la communication, la communauté, le développement personnel. Bien que la signification comporte ses structures et ses éléments invariables, le contenu de ces structures reste sujet soit à un développement cumulatif, soit à un déclin cumulatif. C'est ainsi que l'être humain diffère des autres êtres de la nature, qu'il se révèle un être historique, que chaque individu façonne sa propre vie en interaction inévitable avec la tradition de la communauté dans laquelle il est né, et que cette tradition elle-même n'est rien d'autre que le dépôt que lui ont légué ses prédécesseurs.

Il s'ensuit, finalement, que l'herméneutique et l'étude de l'histoire sont des éléments de base de toute science humaine. La signification fait partie, en effet, du tissu même de la vie humaine, tout en variant d'un endroit à l'autre et d'une époque à l'autre.

9. Les domaines de la signification

Des exigences différentes entraînent des modes différents d'opérations conscientes et intentionnelles, et ces modes différents nous ouvrent à des domaines différents de signification.

L'exigence systématique différencie les domaines du sens commun et de la théorie. En gros, ces deux domaines concernent les mêmes objets réels. Mais ces objets sont envisagés à partir d'optiques si différentes qu'on ne peut les mettre en relation qu'en passant d'une optique à l'autre. Le domaine du sens commun est celui des personnes et des choses en relation avec nous, c'est-à-dire l'univers visible peuplé par nos parents, nos amis, nos connaissances, nos concitoyens et le reste de l'humanité. Ce n'est pas en appliquant une méthode scientifique que nous parvenons à le connaître, mais c'est par un processus autocorrectif d'apprentissage, au cours duquel les insights s'accumulent graduellement, fusionnent les uns avec les autres, se nuancent et se corrigent, à tel point que nous devenons capables de prendre en main les situations à mesure qu'elles se présentent, d'en estimer la teneur en ajoutant quelques insights au bagage déjà acquis et de leur faire face d'une manière adéquate. Pour parler des objets relevant de ce domaine, nous utilisons notre langage de tous les jours, celui où les mots n'ont pas pour fonction de désigner les propriétés intrinsèques des choses, mais plutôt de nous permettre d'orienter plus précisément notre intentionnalité consciente vers les choses, de cristalliser nos attitudes, nos attentes et nos intentions, et de guider toutes nos actions.

L'intrusion de l'exigence systématique dans le domaine du sens commun est magnifiquement illustrée par les premiers dialogues de Platon. Socrate y demande quelle est la définition de telle ou telle vertu. Personne ne veut admettre qu'il n'a aucune idée de ce que signifient les mots courage, tempérance ou justice. Personne ne peut nier non plus que ces termes généraux doivent posséder une signification commune à tous les cas de courage, de tempérance ou de justice. Et finalement personne, pas même Socrate, n'est capable de dire au juste quelle est cette signification commune. Si l'on passe des dialogues de Platon à l'Éthique à Nicomaque d’Aristote, on y trouve des définitions d'abord pour la vertu et le vice en général, puis pour toute une série de vertus dont chacune est flanquée de deux vices opposés, l'un péchant par excès et l'autre par défaut. À cette étape, les réponses aux questions de Socrate ont cessé de constituer l'objectif unique de la recherche. Non seulement l'exigence systématique soulève-t-elle des questions auxquelles le sens commun ne peut répondre, mais elle a également besoin d'un contexte où situer ses réponses, contexte que le sens commun ne saurait ni fournir ni intégrer. Ce contexte, c'est la théorie ; et les objets mêmes auxquels il renvoie se situent dans le domaine de la théorie. On peut accéder à ces objets à partir de points de départ offerts par le sens commun, mais on ne les connaît, à proprement parler, qu'en dépassant cette perspective initiale et qu'en découvrant leurs relations internes, leurs affinités, leurs différences et les fonctions qu'ils exercent dans leur interaction. De même qu'on peut s'approcher des objets théoriques à partir d'un point de départ relevant du sens commun, ainsi peut-on en appeler au sens commun pour corriger la théorie. La correction ne se fera cependant pas dans le langage du sens commun, mais dans le langage théorique, et ses implications découleront non pas de faits invoqués et ressortissant au sens commun, mais plutôt de la correction théorique qu'on aura effectuée.

J'ai emprunté mon exemple à Platon et à Aristote, mais on pourrait en ajouter quantité d'autres. La masse, la température, le champ électromagnétique ne sont pas des objets qui appartiennent au monde du sens commun. La masse n'est ni le poids ni la force ; à température égale, un objet de métal paraîtra plus froid qu'un objet de bois ; et on ne peut nier que les équations de Maxwell concernant le champ électromagnétique brillent par leur caractère abstrus. Si un biologiste amène son jeune fils à un zoo et que les deux s'arrêtent pour regarder une girafe, le garçon se demandera si l'animal peut mordre ou donner des coups de patte, mais le père y verra une façon particulière de combiner et d'ajuster un squelette et des organes locomoteurs avec un système digestif, vasculaire et nerveux.

Il existe donc un domaine du sens commun et un domaine de la théorie ; pour en parler on a recours à des langages différents. Cette différence de langage implique aussi des différences sociales : les spécialistes peuvent parler de bien des sujets avec leur femme, mais généralement pas de leur spécialité. Et c'est finalement l'exigence systématique qui fait surgir ces optiques, ces méthodes de connaissance, ces communautés de langage et d'intérêt si différentes.

Par ailleurs, la fidélité rigoureuse à l'exigence systématique ne peut que renforcer l'exigence critique. On se demandera, par exemple : Faut-il considérer le sens commun comme une ignorance digne des primitifs et le mettre de côté pour acclamer la science et voir en elle de l'intelligence et de la raison ? La science n'a-t-elle, au contraire, qu'une valeur purement pragmatique, nous enseignant comment maîtriser la nature mais restant incapable de nous en révéler l'essence ? Et s'il en est ainsi, peut-on dire qu'il existe une vraie connaissance humaine ? Voilà donc l'être humain confronté à trois questions fondamentales : Qu'est-ce que je fais quand je connais ? En quoi cette activité est-elle une connaissance ? Qu'est-ce que je connais quand j'accomplis cette activité ? Ces questions nous dégagent des domaines extérieurs du sens commun et de la théorie et nous orientent vers l'appropriation de notre propre intériorité, de notre subjectivité, de nos opérations, avec leur structure, leurs normes et leurs potentialités. Dans son expression technique, cette appropriation ressemble à la théorie. Mais en elle-même, elle consiste à atteindre un degré plus élevé de conscience intentionnelle, à prêter attention non seulement aux objets mais encore au sujet doué d'intentionnalité et à ses actes. Et puisque ce degré élevé de conscience constitue les éléments de preuve sur lesquels s'appuiera toute explicitation de notre connaissance, cette explicitation, en vertu de son rapport direct avec ces éléments de preuve, différera de toute autre forme d'expression.

Le retrait vers l'intériorité n'est pas un but en lui-même. De l'intériorité, on retournera aux domaines du sens commun et de la théorie, avec la capacité de faire face à l'exigence méthodologique. Car l'appropriation de soi suffit déjà à révéler au sujet un aperçu de la méthode transcendantale et lui fournit les instruments nécessaires tant pour analyser les procédés du sens commun que pour différencier les sciences et élaborer leurs méthodes.

Vient enfin l'exigence transcendante. Au cœur de la recherche humaine, il existe une quête illimitée d'intelligibilité. Au cœur du jugement humain, il existe une tension vers l'inconditionné. Au cœur de la délibération humaine, il existe un critère capable de critiquer tout bien fini. C'est pourquoi – comme nous tenterons de le montrer au prochain chapitre – l'être humain ne peut atteindre à la plénitude fondamentale, à la paix et à la joie qu'en allant au-delà des domaines du sens commun, de la théorie et de l'intériorité, jusqu'à celui où Dieu se fait connaître et aimer.

Il est évident qu'il faut un degré de conscience plutôt élevé pour élaborer une nette distinction entre les domaines de la signification. Comme la conscience indifférenciée utilise sans plus de nuance les procédés du sens commun, les explications de la réalité, la connaissance de soi et la religion qui se développent en elle ne peuvent que demeurer rudimentaires. Tout en conservant le sens commun, la conscience classique acquiert une dimension théorique, mais la théorie n'y est pas suffisamment avancée pour qu'on puisse saisir adéquatement la nette opposition qui existe entre ces deux domaines de la signification. Une conscience perplexe apparaît le jour où un Eddington met en contraste ses deux tables : devant lui, cette masse volumineuse, compacte et en couleur qu'est le bureau où il travaille et, d'autre part, l'ensemble des ondes multiples, sans couleur et si menues que le bureau équivaut en majeure partie à de l'espace vide. Une conscience différenciée se développe lorsque l'exigence critique oriente son attention vers l'intériorité, lorsque l'appropriation de soi se réalise, lorsque le sujet rattache les différents procédés qu'il emploie aux divers domaines de la signification, qu'il relie les divers domaines les uns aux autres et qu'il passe consciemment de l'un à l'autre en changeant consciemment de procédés.

Ainsi donc, l'unité de la conscience différenciée est autre chose que l'homogénéité propre à la conscience indifférenciée, car elle présuppose une connaissance de soi qui permet de comprendre en quoi consistent les domaines en question et de savoir comment passer de l'un à l'autre. Ce qui s'avère facile pour la conscience différenciée apparaîtra cependant très mystérieux à la conscience indifférenciée ou même à la conscience perplexe. La conscience indifférenciée insistera sur l'homogénéité. Si les procédés du sens commun sont fondés, alors la théorie devra être erronée ; et si la théorie est fondée, alors le sens commun devra n'être qu'une vieille relique remontant à un âge préscientifique. Dès qu'il devient clair qu'il faut accepter, malgré leur disparité, et le sens commun et la théorie, on ne peut éviter de passer de la conscience indifférenciée à la conscience perplexe ; mais il faut apprendre un ensemble entièrement nouveau de procédés pour que le domaine de l'intériorité se dévoile et que l'appropriation de la conscience différenciée se réalise.

Assurément, nous partons tous d'une conscience indifférenciée, des procédés cognitifs du sens commun, de l'un des nombreux « langages ordinaires » dans lesquels s'expriment les variétés inépuisables du sens commun. Sans doute, c'est uniquement en se soumettant avec humilité et docilité à un processus d'apprentissage qu'on dépassera son langage ordinaire et son sens commun initial pour parvenir à comprendre d'autres langages ordinaires ainsi que les variétés du sens commun qu'ils véhiculent. C'est seulement lorsque le savoir fait irruption dans la vie d'une personne que celle-ci peut quitter le domaine du langage ordinaire pour pénétrer dans celui de la théorie et accéder à une vision scientifique de la réalité, qui diffère totalement de celle du sens commun. C'est seulement dans le clair-obscur d'une longue et déconcertante initiation philosophique qu'on peut se frayer un chemin jusqu'au domaine de l'intériorité et trouver, grâce à l'appropriation de soi, une base, un fondement qui se révèle distinct du sens commun et de la théorie, qui reconnaît leur hétérogénéité, qui rend compte des deux et qui les fonde critiquement tous les deux.

10. Les phases de la signification

Les phases en question sont des constructions idéales et la clef de ces reconstitutions se trouve dans l'indifférenciation et la différenciation de la conscience. Dans l'ensemble, nous aurons en tête la tradition occidentale et nous y distinguerons trois phases. Durant la première, les opérations conscientes et intentionnelles se produisent selon le mode du sens commun. Pendant la deuxième phase, le mode de la théorie, qui obéit aux lois de la logique, s'ajoute à celui du sens commun. Au cours de la troisième phase, tandis que les modes du sens commun et de la théorie demeurent en place, les sciences affirment leur autonomie vis-à-vis des philosophies existantes, et d'autres philosophies apparaissent qui laissent la théorie aux sciences et qui s'appuient désormais sur l'intériorité.

Voilà notre division théorique. Elle est temporelle au sens où l'on doit passer par la première phase avant d'entrer dans la deuxième, et par la deuxième avant d'entrer dans la troisième. Mais elle n'est pas chronologique : plusieurs couches d'une population peuvent conserver une conscience indifférenciée alors qu'une culture se trouve à la deuxième ou à la troisième étape ; et bien des gens instruits peuvent en rester à la deuxième étape dans une culture qui a atteint la troisième.

C'est pourquoi notre présentation ne suivra pas tout à fait cette division théorique. On trouvera deux sections concernant la première phase, à savoir Le langage primitif et La découverte de l'esprit par les Grecs. Une troisième section traitera en même temps de la deuxième et de la troisième phases, et une quatrième portera sur la conscience indifférenciée dans la deuxième et la troisième phases.

10.1 Le langage primitif

Le phénomène à remarquer, dans la première phase, c'est le développement du langage. Si nous avons précédemment parlé du langage comme d'un acte instrumental de signification en le mettant en parallèlle avec la signification potentielle, formelle, complète et active, cela n'implique aucunement que l'on puisse réduire le langage à un ajout optionnel susceptible d'accompagner ou non les autres actes. Au contraire, l'expression sensible s'avère intrinsèque au schème de nos opérations conscientes et intentionnelles. Tout comme la recherche présuppose des données sensibles, tout comme l’insight exige la formation préalable d'une image schématique, tout comme l'acte de compréhension réflexive se produit en rapport avec une présentation convaincante des éléments de preuve pertinents, ainsi les actes intérieurs de concevoir, juger et décider ont également besoin de ce substrat sensible et proportionné que nous appelons l'expression. En fait, cette demande est si rigoureuse que Ernst Cassirer a pu constituer une pathologie de la conscience symbolique, où il apparaît clairement que les troubles de motricité entraînant l'aphasie s'accompagnent de troubles dans l'ordre de la perception, de la pensée et de l'action22.

Le développement de l'expression adéquate se déroule en trois étapes principales. La première consiste à découvrir la signification de la désignation. Ainsi, pour indiquer, on tentera de saisir quelque chose, mais sans succès. Cependant l'échec lui-même suffira à désigner l'objet en question. Et quand on comprendra la désignation comme telle, alors on n'essaiera plus de saisir23 ; on se contentera de montrer du doigt. La deuxième étape, c'est la généralisation. Non seulement l’insight s'appuie-t-il sur une image schématique, mais il peut encore se servir du schéma qu'il discerne dans l'image pour guider les mouvements corporels d'une personne, y compris ses articulations vocales24. Il arrive que ces mouvements ne soient que pures imitations de ceux d'un autre, mais quand l'expression mimique sert à signifier, elle acquiert alors plus de liberté en réussissant à signifier les mouvements d'un autre. De l'expression mimique, on peut passer à l'expression analogique : on répète un pattern, mais les mouvements qui l'incarnent sont tout à fait différents de ce qu'on reproduit. Et tout comme on utilise l'expression mimique pour signifier ce qu'on imite, ainsi l'expression analogique parvient à signifier vraiment son modèle original25. La troisième étape consiste à développer le langage. C'est l'œuvre d'une communauté qui partage des insights concernant des besoins communs et des tâches communes et qui communique déjà, bien sûr, par l'expression intersubjective, indicative, mimique et analogique. Tout comme les membres de la communauté se comprennent les uns les autres par le sourire et le froncement des sourcils, par le geste, le mimétisme et l'analogie, ils peuvent également en venir à attacher un sens aux sons vocaux. Ainsi les mots finissent-ils par renvoyer aux données de l'expérience, et les phrases aux insights qui façonnent cette expérience, tandis que le ton de la phrase varie pour exprimer tour à tour l'affirmation, le commandement et le souhait.

Cette présentation de la genèse du langage a l'avantage de rendre compte à la fois de la force et de la faiblesse du langage primitif26. Étant donné que les gestes se rapportent aux données perceptuelles et aux représentations imaginatives, le langage primitif n'a pas de difficulté à exprimer tout ce qu'on peut montrer du doigt, directement percevoir ou directement représenter. Mais comment montrer du doigt, directement percevoir ou directement représenter ce qui est d'ordre générique ? Chez Homère, par exemple, il y a des mots pour désigner des activités spécifiques telles que jeter un coup d'œil, scruter du regard ou dévisager, mais aucun mot générique pour le simple fait de voir27. Ou encore, dans les diverses langues amérindiennes, on ne peut pas dire uniquement qu'un homme est malade, mais on doit y adjoindre un détail, à savoir s'il est proche ou loin, s'il est visible ou non, et souvent la phrase employée va également révéler l'endroit, la position et la situation du malade28. Ensuite, puisque le sens du temps implique une synthèse qui ordonne tous les événements en une seule durée formée de plusieurs avant et après, on ne saurait directement percevoir le temps et on ne peut le représenter que dans une image géométrique très complexe. Il en résulte que le langage primitif utilisera un grand nombre de temps, mais que ceux-ci se trouveront à exprimer certaines nuances qualitatives et modales de l'action plutôt que des degrés relatifs de temporalité29. En outre, le sujet et son expérience intérieure ne se situent pas du côté de ce qui est perçu, mais de celui qui perçoit. Se montrer du doigt équivaut en pratique à montrer du doigt sa tête, son cou, sa poitrine, son estomac, ses bras, ses jambes, ses pieds, ses mains ou tout son corps, Il n'est donc pas étonnant que les pronoms possessifs, qui se rapportent à des membres ou à des objets visibles que l'on possède, se soient développés avant les pronoms personnels30. Homère, par exemple, représente les processus intérieurs de l'esprit humain sous forme d'échanges personnifiés. Là où l'on s'attendrait à une description des pensées et des sentiments du héros, Homère le fait converser avec un dieu ou une déesse, avec son cheval ou une rivière, ou bien avec une partie de lui-même telle que son cœur ou son humeur31. Par ailleurs, les Hébreux expérimentent la faute morale d'abord comme une souillure, puis ils la conçoivent comme la rupture par le peuple de son alliance avec Dieu, pour finalement la ressentir comme une culpabilité personnelle devant Dieu, sans que les stades postérieurs n'éliminent celui qui précède puisqu'ils l'assument plutôt en le rectifiant et en le complétant32. Enfin, comme le divin est l'objectif des notions transcendantales dans leur caractère illimité et absolu, et comme on ne saurait ni le percevoir ni l'imaginer, on l'associe à l'objet ou à l'événement, au rituel ou au récit qui occasionne l'expérience religieuse33, et c'est ainsi que les hiérophanies prennent naissance34.

Déjà, dans cette première phase, la signification remplit ses quatre rôles : elle est communicative, constitutive, efficiente et cognitive. Ces rôles ne sont pourtant pas clairement appréhendés, ni précisément définis ni soigneusement délimités. Une certaine compréhension des gestes et des percepts amène les primitifs à donner facilement des noms aux plantes et aux animaux. Une certaine compréhension des relations humaines commande la constitution des tribus, des clans et des autres groupements, mais il faut une certaine ingéniosité pour donner des noms à des groupes qui ne diffèrent pas notablement les uns des autres. De même que les sportifs américains appellent leurs clubs les Ours, les Faucons, les Phoques, les Poulains ou les Lions, ainsi les primitifs associent aux groupes humains les noms des plantes et des animaux.

Comme le rôle constitutif, le rôle cognitif de la signification est également exercé. L'être humain passe du monde de l'immédiateté propre à l'enfant au monde médiatisé par la signification. La signification médiatisante ne reste cependant pas purement cognitive ; elle se mêle insensiblement à la signification constitutive pour produire, comme résultat, le mythe. L'être humain ne fait pas que constituer ses institutions sociales, auxquelles il reconnaît une importance culturelle, mais il leur accole, en outre, le récit de la formation, de l'origine et de la destinée du monde.

De même que le rôle constitutif de la signification intervient dans le champ du savoir « spéculatif », ainsi le rôle efficient s'introduit dans celui du savoir « pratique » pour donner, comme résultat, la magie. On croit que les mots exercent un effet non pas simplement en dirigeant l'action humaine, mais aussi grâce à un pouvoir qui leur appartient et dont le mythe témoigne.

Comme Malinowski l'a souligné, le mythe et la magie, tout en enveloppant et en pénétrant le tissu de la vie primitive, n'empêchent pas une entière compréhension des tâches pratiques de la vie quotidienne35. C'est même le développement de cette compréhension pratique qui fait passer l'être humain de la cueillette des fruits, de la chasse, de la pêche et du jardinage à l'agriculture sur une grande échelle, caractéristique de l'organisation sociale des États bâtisseurs de temples et, plus tard, des empires appartenant aux grandes civilisations antiques de l'Égypte, de la Mésopotamie, de la Crète, de la vallée de l'Indus et du Houang-ho, du Mexique et du Pérou. C'est là qu'apparaissent les grands travaux d'irrigation, les vastes structures de pierre et de brique, les armées et les marines, l'art délicat de tenir les livres, la géométrie, l'arithmétique et l'astronomie. Mais si la pauvreté et la faiblesse des primitifs font place à la richesse et à la puissance des grands États, si le champ sur lequel l'être humain exerce son intelligence pratique s'accroît alors énormément, toute cette réalisation ne laisse pas de reposer sur le mythe cosmologique, qui présente comme continus et solidaires l'ordre de la société, l'ordre du cosmos et l'être divin36.

10.2 La découverte de l'esprit par les Grecs

À mesure que la technique avance, elle révèle, par contraste, l'inefficacité de la magie ; l'être humain, qui continue de percevoir sa faiblesse, passe alors de l'incantation magique à la supplication religieuse. Pour briser le mythe, il faut pourtant davantage : l'être humain doit découvrir l'esprit. Il lui reste à identifier et en quelque sorte détacher l'un de l'autre le sentiment et l'action, la connaissance et la décision. Il lui faut clarifier ce que c'est au juste que de connaître et, dans la lumière de cette clarification, garder le rôle cognitif de la signification indépendant de ses rôles constitutif et efficient ainsi que de son rôle dans la communication du sentiment.

Bruno Snell a exposé comment les Grecs ont découvert l'esprit. À un premier niveau, la littérature permet à l'être humain de se révéler à lui-même. Homère emprunte ses comparaisons à la nature inanimée, aux plantes et aux animaux pour éclairer, objectiver et distinguer les diverses sources d'action chez les héros épiques. Les poètes lyriques élaborent des formes d'expression du sentiment personnel. Les tragiques mettent à nu les décisions humaines, avec les conflits, les réactions et les conséquences qu'elles entraînent37.

À l'intérieur de cette tradition littéraire, apparaît une réflexion sur le savoir38. D'après Homère, ce dernier vient soit par perception, soit par ouï-dire. Le savoir de l'être humain reste toujours partiel et incomplet. Mais les muses, elles, sont omniprésentes ; elles perçoivent tout et elles font en sorte qu'un barde puisse chanter un événement comme s'il y avait assisté ou comme s'il l'avait entendu raconter par un témoin oculaire. Pour Hésiode, en revanche, les muses n'inspirent pas mais elles enseignent, et elles se révèlent beaucoup moins fiables qu'Homère l'a prétendu, car elles peuvent enseigner aussi bien une fausseté plausible que la vérité. Sur le mont Hélicon, elles ont d'ailleurs accordé leur préférence à Hésiode et elles lui ont appris à ne pas répéter les sottises et les mensonges de ses prédécesseurs, mais à dire la vérité concernant le combat de l'être humain pour la vie.

Xénophane se montre encore plus critique. Il rejette la multiplicité des dieux anthropomorphiques, affirmant que Dieu est un, d'une sagesse sans faille et qu'il agit sans effort en se servant uniquement de sa pensée. En revanche, la sagesse humaine est imparfaite, enfermée dans les apparences ; elle reste, malgré tout, la meilleure des vertus, que l'on peut atteindre, en fait, au bout d'une longue recherche. De même, pour Hécatée, les histoires des Grecs sont aussi folles que nombreuses. Le savoir de l'être humain n'est pas un don des dieux ; les histoires du passé doivent être jugées d'après l'expérience quotidienne ; on progresse en connaissance grâce à la recherche, recherche qui n'est pas simplement accidentelle, comme c'était le cas dans l'Odyssée, mais délibérée et préparée.

Ce souci empirique reste vivant chez Hérodote, chez les médecins et chez les physiciens. Mais la pensée grecque prend un nouveau tournant avec Héraclite. Ce dernier soutient que le simple fait d'amasser de l'information n'ajoute rien à l'intelligence de quelqu'un. Et tandis que ses prédécesseurs s'opposaient à l'ignorance, Héraclite, lui, met les gens en garde contre la folie. Il entretient de l'estime pour les hommes qui se servent de leurs yeux et de leurs oreilles, mais il considère les sens comme de mauvais témoins chez ceux qui ont une âme barbare. Car il existe une intelligence, un logos, qui conduit toute chose. On la trouve en Dieu, en l'être humain et dans la bête, quoique à des degrés divers. La sagesse consiste à la connaître.

Alors qu'Héraclite insiste sur la transformation universelle, Parménide nie à la fois la multiplicité et le mouvement. Même si son expression littéraire remet en honneur le mythe de la révélation, le cœur de sa position n'en reste pas moins un ensemble d'arguments. On ne pouvait s'attendre à ce qu'il formule les principes du tiers exclu et de l'identité, mais on constate qu'il parvient à des conclusions analogues. Il nie, en effet, la possibilité du « devenir » comme intermédiaire entre l'être et le néant, de même que toute distinction entre « l'être » et « l'être », ce qui élimine la multiplicité. Cependant, le caractère erroné de son apport spécifique ne l'empêche pas de faire une trouée : l'argument linguistique émerge comme pouvoir indépendant capable d'oser défier les évidences des sens39. Voilà établie la distinction entre les sens et l'intellect. Le chemin reste ouvert aux paradoxes de Zénon, à l'éloquence et au scepticisme des sophistes, à la recherche socratique de la définition, à la distinction de Platon entre éristique et dialectique, à l'Organon d’Aristote.

Nous avons eu l'occasion plus haut de souligner les limites du langage primitif. Étant donné que le développement de la pensée et du langage dépend des insights, étant donné aussi que ces insights surviennent en rapport avec des données et des représentations sensibles, le langage primitif peut en venir à maîtriser le champ spatial tout en demeurant incapable de rendre adéquatement le générique, le temporel, le subjectif et le divin. Mais ces limites reculent dans la mesure où les explications et les affirmations linguistiques fournissent elles-mêmes l'apport sensible qui permet aux insights de réaliser de nouveaux développements en matière de pensée et de langage. En outre, il peut arriver que pour un temps, ces développements progressent géométriquement : plus le langage se développe, plus il peut se développer. Éventuellement, c'est le début d'un mouvement réflexif, où le langage sert à médiatiser, à objectiver et à examiner le processus linguistique lui-même. L'alphabet rend visibles les mots, le dictionnaire enregistre leurs sens ; la grammaire étudie les conjugaisons et la syntaxe ; la critique littéraire interprète et évalue la composition ; la logique favorise la clarté, la cohérence et la rigueur ; l'herméneutique examine les divers rapports qui existent entre les actes et les termes de la signification ; la philosophie réfléchit sur le monde de l'immédiateté et sur la pluralité des mondes médiatisés par la signification.

Pour saisir l'importance de cette superstructure, on doit se rappeler les limites de la conscience mythique. Comme l'affirme Ernst Cassirer, il manque à celle-ci une frontière précise entre le simple objet de représentation et la perception réelle, entre le souhait et son accomplissement, entre l'image et la chose. Il poursuit son exposé en mentionnant aussitôt la continuité qui existe entre le rêve et la conscience éveillée, et plus loin, il ajoute que le nom, tout comme l'image, tend à se confondre avec la chose40. Il semblerait que ce soit la même absence de distinction que Lucien Lévy-Bruhl veut décrire – malgré sa rétractation ultérieure – lorsqu'il parle d'une loi de la participation qui régit les représentations communes et les institutions des primitifs, participation qui fait paraître mystique le contenu de leurs représentations tout en rendant les relations entre les représentations capables de supporter bien des contradictions41.

On conviendra que ces caractères de la mentalité primitive semblent très mystérieux. Mais on ne saurait en conclure qu'ils trahissent un manque d'intelligence ou de rationalité de la part des primitifs. Car après tout, ce n'est pas une mince affaire que d'établir des distinctions et de reconnaître leur portée une fois qu'elles sont établies. Qu'est-ce qu'une distinction, en effet ? Il faut dire que A et B sont distincts s'il est vrai que A n'est pas B. Il faut ajouter que A et B peuvent tenir la place soit de simples mots, soit du sens des mots, soit des réalités signifiées par les mots, de sorte que les distinctions peuvent être purement verbales, notionnelles ou réelles. Il faut noter également que la réalité en question est celle que l'on connaît non par les sens uniquement mais par les sens, la compréhension et le jugement rationnel.

10.3 La deuxième et la troisième phases

La découverte de l'esprit marque la transition entre la première et la deuxième phases de la signification. Dans la première, le monde médiatisé par la signification se restreint à celui du sens commun. Au cours de la seconde, le monde médiatisé par la signification se divise en deux : le domaine du sens commun et celui de la théorie. La différenciation de la conscience correspond à cette division et elle la fonde. À la première étape, le sujet en quête du bien concret prête attention aux données pour les comprendre et les juger. Mais il ne fait pas de ces activités une spécialité ; il ne conçoit pas un idéal théorique à base de savoir, de vérité, de réalité et de causalité ; il ne formule pas un ensemble de normes destinées à guider la poursuite de cet idéal ; il ne prend pas l'initiative de constituer un contexte économique, social et culturel distinct à l'intérieur duquel il cherchera à atteindre ce but. À la seconde étape de la signification, en revanche, si le sujet continue à agir avec son sens commun tant qu'il a affaire au particulier et au concret, il y ajoute un second mode d'opération, le mode théorique. Dans ce domaine de la théorie, le bien poursuivi est la vérité. Et si cette recherche est bel et bien voulue, il n'en reste pas moins qu'en elle-même, la recherche ne met en œuvre que les opérations qui se situent aux trois premiers niveaux de la conscience intentionnelle. Elle se spécialise dans l'attention aux données, la compréhension et le jugement.

Il convient de remarquer que la deuxième phase surgit tout naturellement des développements qui se produisent durant la première et qu'il en est ainsi de la troisième phase par rapport à la deuxième. C'est pourquoi nous pourrons mieux préciser ce qui se passe dans la deuxième étape si nous caractérisons tout de suite la troisième. À la troisième étape, donc, les sciences sont devenues de véritables processus. Plutôt que d'affirmer la vérité concernant telle ou telle réalité, leur objectif consiste en une approximation toujours plus juste de la vérité, ce qui suppose une compréhension toujours plus complète et exacte de toutes les données pertinentes. À la deuxième étape, la théorie se spécialisait dans la découverte de la vérité ; à la troisième étape, la théorie scientifique se spécialise dans le progrès de la compréhension. De plus, les sciences sont désormais autonomes. Elles admettent comme scientifiques uniquement les questions auxquelles on peut répondre en invoquant des données sensibles. Au cours de leur évolution, les sciences ont mis au point des manières de plus en plus efficaces d'utiliser ce critère pour résoudre les problèmes qui se présentent. En d'autres mots, elles ont élaboré leurs méthodes respectives, de sorte qu'il n'existe maintenant aucune discipline supérieure qui puisse découvrir à leur place en quoi consistent leurs propres méthodes. Enfin, puisque ce sont des processus évolutifs, leur unification ne saurait être autre chose qu'un processus évolutif ; au lieu d'une unique formulation bien ordonnée, plusieurs formulations différentes se succèdent l'une à l'autre. En somme, l'unification ne sera pas l'œuvre d'une logique, mais d'une méthode.

Cette émancipation des sciences entraîne des répercussions au niveau philosophique. À partir du moment où les sciences s'entendent entre elles pour entreprendre d'expliquer toutes les données sensibles, doit-on conclure, avec les positivistes, que la fonction de la philosophie se réduit à déclarer qu'elle n'a plus rien à dire ? Si la philosophie n'exerce plus aucune fonction théorique, doit-on conclure, avec les experts de l'analyse linguistique, que la fonction de la philosophie se réduit à élaborer une herméneutique destinée à clarifier les variétés locales du langage quotidien ? Mais ne demeure-t-il pas possible – et ce sera là notre option – que la philosophie ne soit ni une théorie à la manière des sciences, ni une forme quelque peu technique du sens commun, ni même un retour à la sagesse présocratique ? En fait, la philosophie recherche ses données propres dans la conscience intentionnelle et sa première fonction consiste à favoriser une appropriation de soi qui va à la racine des différences et des incompréhensions philosophiques. Elle exerce également une seconde fonction, celle de distinguer, de relier et de fonder les divers domaines de la signification, celle de fonder les méthodes des sciences et de favoriser ainsi leur unification.

Mais ce qui, dans la troisième phase, s'avère différencié, spécialisé et en voie d'intégration, reste plus ou moins indifférencié au cours de la deuxième phase. Nous avons parlé d'un monde médiatisé par la signification qui se scinde en deux : le monde de la théorie et celui du sens commun. À un stade de sa pensée, Platon semble affirmer qu'il existe deux mondes réellement distincts : le monde transcendant des formes éternelles et le monde passager des apparences42. Chez Aristote, on ne trouve pas deux univers d'objets, mais deux façons d'aborder un même univers. La théorie traite de ce qui est premier en soi mais second par rapport à nous, tandis que le savoir quotidien s'occupe de ce qui est premier par rapport à nous mais second en soi. Pourtant, même si Aristote parvient, en se servant d'analogies trompeusement simples, à constituer une métaphysique vraiment systématique, son antithèse de base ne se situe pas entre la théorie et le sens commun, tels que nous les avons définis, mais entre l'epistèmè et la doxa, entre la sophia et la phronèsis, entre la nécessité et la contingence.

En outre, Aristote ne conçoit pas les sciences comme autonomes, mais comme des prolongements de la philosophie et comme des déterminations ultérieures de concepts fondamentaux provenant de la philosophie43. La psychologie aristotélicienne, par exemple, tout en témoignant d'une profonde connaissance de la sensibilité et de l'intelligence humaines, ne tire cependant pas ses concepts de base de la conscience intentionnelle, mais de la métaphysique. Ainsi l'idée d'âme ne réfère pas au sujet, mais à l'acte premier d'un corps vivant, que ce soit celui d'une plante, d'un animal ou d'un être humain44. De même la notion d'objet ne vient pas d'une considération des actes intentionnels ; au contraire, tout comme on conçoit la puissance à partir de l'acte, ainsi conçoit-on l'acte à partir de son objet, c'est-à-dire de sa cause efficiente ou finale45. En physique aussi bien qu'en psychologie aristotélicienne, les concepts fondamentaux sont métaphysiques. L'agent est principe de mouvement chez l'être qui meut, tandis que la nature est principe de mouvement chez celui qui est mû. Mais l'agent est agent parce qu'il est en acte, alors que la nature est matière ou forme, et plutôt forme que matière. La matière, elle, est pure puissance et le mouvement est acte inachevé, c'est-à-dire acte de ce qui est encore en puissance.

Une telle continuité entre la philosophie et la science a souvent été l'objet d'une admiration nostalgique. Pourtant, si cette synthèse a eu le mérite de répondre à l'exigence systématique et d'habituer l'esprit humain à une recherche théorique, elle ne pouvait être tout au plus qu'une phase transitoire. La science moderne devait développer ses propres concepts fondamentaux et parvenir ainsi à son autonomie. Ce faisant, elle a rendu possible une nouvelle forme d'opposition entre le monde de la théorie et celui du sens commun. À son tour, cette nouvelle forme d'opposition a suscité une série de nouvelles philosophies : Galilée met en contraste les qualités premières, susceptibles d'être exprimées géométriquement et donc réelles, avec les qualités secondes, réfractaires à cette expression et donc jugées purement apparentes ; Descartes envisage l'être humain comme un esprit lié à une machine ; Spinoza énonce les deux attributs connus : Kant différencie, dans la sensibilité, les formes a priori et la matière reçue a posteriori46. La révolution copernicienne opérée par Kant constitue un point tournant. Hegel passe de la substance au sujet ; les historiens et les philologues élaborent leurs méthodes autonomes pour les appliquer à l'étude de l'être humain ; Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Blondel et les pragmatistes mettent en relief la volonté et la décision, l'action et ses résultats ; Brentano inspire Husserl, et la psychologie des facultés cède la place à l'analyse intentionnelle. La deuxième phase de la signification tire à sa fin et voilà qu'une troisième s'apprête à prendre la relève.

10.4 La conscience indifférenciée dans les dernières phases

Notre esquisse de la progression et de l'éclipse de la seconde phase resterait très incomplète si nous passions sous silence la manière dont la conscience indifférenciée survit au cours des dernières phases. Car ce n'est pas le théoricien de la philosophie ou de la science qui accomplit le travail de l'humanité, gère les affaires, gouverne les villes et les États, transmet le savoir à la majorité des classes sociales et dirige les écoles. Après comme avant l'apparition de la théorie, toutes ces activités se déroulent selon le mode des opérations intellectuelles propres au sens commun, selon les normes immanentes et spontanées qui règlent ces opérations conscientes et intentionnelles. Cependant, si le mode et, jusqu'à un certain point, la portée des opérations relevant du sens commun demeurent alors identiques, le fait même qu'il existe un autre mode finit par déteindre sur les intérêts et les priorités de la société.

C'est grâce à un mouvement progressif de rétroaction linguistique que la logique, la philosophie et la science antique ont fait leur apparition. Mais il arrive que ces réussites techniques repoussent plus qu'elles n'impressionnent. On peut, en effet, se contenter de s'émerveiller devant le phénomène du langage, phénomène qui fait de l'homme un être unique parmi les animaux. On peut, avec Isocrate, faire dépendre les villes et les lois, les arts et les talents et, en fait, tous les aspects de la culture, du pouvoir de la parole et de la persuasion. On peut ensuite inciter ses concitoyens à rechercher l'éloquence par le moyen de l'éducation et à exceller ainsi parmi ses congénères à la façon dont l'être humain excelle parmi les animaux. Dans ce cas, être éduqué en matière de langage et devenir humain finissent par s'équivaloir. C'est ainsi qu'a pris naissance un courant de l'humanisme qui s'est répandu de la Grèce à Rome et de l'antiquité au moyen âge tardif47.

Un autre courant, d'orientation morale, est connu sous le nom de philanthropie. Il s'est efforcé de respecter et d'honorer l'être humain comme tel en s'appuyant non sur la parenté, sur la noblesse, sur les privilèges dus à la même cité et aux mêmes lois, ni même sur l'éducation, mais plutôt sur le fait que l'autre, notamment celui qui souffre, est un être humain. En pratique, la philanthropie n'a pu donner que des résultats fort modestes : on reconnaissait du mérite aux conquérants qui manifestaient quelque modération lorsqu'ils pillaient et réduisaient en esclavage les vaincus. Il n'en reste pas moins que cet idéal inspirait l'éducation et entretenait le civisme, la douceur et l'affabilité, le charme et le bon goût dont témoignent les comédies de Ménandre et leurs équivalents latins chez Plaute et Térence.

Un troisième courant nous est venu du monde de la théorie. Car la pensée créatrice en philosophie et en science demeure trop austère pour la consommation du grand public, et les penseurs créateurs sont, en général, rares. Leur court succès les destine à céder la place aux commentateurs, aux professeurs et aux vulgarisateurs qui mettent en lumière, complètent, transforment et simplifient l'une ou l'autre de leurs découvertes. Dans ce cas, le monde de la théorie et celui du sens commun s'interpénètrent et convergent jusqu'à un certain point, pour donner des résultats ambivalents. Il arrive qu'on abandonne les exagérations propres à une doctrine philosophique pour trouver un moyen de véhiculer une vérité philosophique profonde, ce qui compense la perte des mythes que cette vérité a discrédités. Mais il arrive aussi que la théorie s'allie davantage au non-sens commun qu'au sens commun, contribuant ainsi à rendre ce non-sens prétentieux et, parce qu'il est commun, à le rendre également dangereux et même désastreux.

Enfin, la littérature, elle aussi, est entrée dans une phase nouvelle. Bruno Snell a mis en contraste les poètes préphilosophiques et les poètes postphilosophiques48. Les premiers, note l'auteur, sont toujours soucieux de jalonner de nouveaux champs de la pensée. Les sagas épiques ouvrent la voie à l'histoire, les cosmogonies à la spéculation des Ioniens sur le premier principe, la poésie lyrique à Héraclite, le théâtre à Socrate et à Platon49. Les poètes postphilosophiques, pour leur part, connaissent la critique littéraire et les théories de la poésie. Ils doivent choisir leur genre, leur style et leur ton. Ils peuvent se contenter, comme Callimaque, d'être amusants de façon artistique ou bien, comme Virgile dans ses églogues, d'exprimer la nostalgie d'une civilisation complexe pour la vie plus simple des temps anciens50.

Cette vie plus simple continue pourtant d’exister. L'humanisme que nous venons de décrire appartient à une classe instruite. Chez un peuple uni par une langue, des solidarités, des traditions morales et religieuses communes aussi bien que par une interdépendance économique, la culture des gens instruits peut influer sur un grand nombre de non-instruits, d'une manière assez semblable à celle dont la théorie a marqué le sens commun préthéorique. C'est ainsi que, grâce à des adaptations successives, les innovations de la théorie arrivent à pénétrer, sous des formes de moins en moins denses, à travers toutes les couches de la société pour lui permettre de tendre à l'homogénéité requise pour une compréhension mutuelle.

Pourtant, on ne parvient pas inévitablement à ces conditions idéales. Des divisions peuvent se produire. Les plus instruits constituent parfois une classe refermée sur elle-même, sans tâche proportionnée à leur entraînement, et ils deviennent stériles. Les moins instruits et les non-instruits se trouvent dans une tradition qui dépasse leurs moyens. Ils ne peuvent la maintenir, car il leur manque le génie pour la transformer en un tout vital et intelligible plus simple, et elle dégénère. Le sens et les valeurs de la vie humaine s'appauvrissent, la volonté de réaliser quelque chose se relâche et se rétrécit. Là où il y avait des joies et des peines, il n'y a plus que des plaisirs et des douleurs. La maison de la culture devient un taudis.

Tout comme la théorie philosophique enfante l'humanisme du sens commun, la science moderne a, elle aussi, sa progéniture. En tant que forme de savoir, elle appartient au développement de l'être humain et elle fonde un humanisme nouveau et plus complet. En tant que forme rigoureuse de savoir, elle engendre des professeurs, des vulgarisateurs et jusqu'à la fantaisiste science-fiction. Mais elle s'avère également principe d'action, donnant naissance à la science appliquée, à l'ingénierie, à la technologie et à l'esprit industriel. On la reconnaît comme source de richesse et de pouvoir, d'un pouvoir qui n'est pas simplement matériel puisque c'est celui des mass-média, qui permettent d'écrire, de parler et d'être vu par tout le monde, et celui d'un système d'éducation susceptible de façonner la jeunesse d'un pays à l'image du sage ou de l'insensé, à l'image de l'être humain libre ou à celle que dictent les démocraties populaires.

Dans cette troisième phase, en somme, la signification non seulement se différencie en domaines du sens commun, de la théorie et de l'intériorité, mais elle atteint également à l'immédiateté universelle des mass-média. Elle acquiert ainsi le pouvoir de modeler l'éducation de tous. Jamais il n'aura été aussi difficile de parvenir à une conscience adéquatement différenciée. Jamais non plus le besoin de parler efficacement à la conscience indifférenciée n'aura été aussi grand.


1 Voir M. SCHELER, Nature et formes de la sympathie, Paris, 1950, p. 20-61.

2 Qu'on me permette encore de souligner que je ne vise pas à être exhaustif. Le lecteur pourra se reporter à S. K. LANGER, Feeling and Form, New York, 1953, où il trouvera une application de cette analyse aux différentes formes artistiques telles que le dessin et la peinture, la statuaire et l'architecture, la musique et la danse, la poésie épique, lyrique et dramatique. Mon souci actuel est d'indiquer qu'il existe des différences marquées dans les supports ou les incarnations de la signification.

3 Il existe évidemment des exceptions notables. Je mentionnerai seulement Antoine Vergote, qui suit de très près la psychologie génétique de Freud sans toutefois accepter ses spéculations philosophiques. Voir W. HUBER, H. PIRON et A. VERGOTE, La Psychanalyse, science de l'homme, Bruxelles, 1964.

4 C. BAUDOUIN, L'Oeuvre de Jung, Paris, 1963 ; G. AIGRISSE, « Efficacité du symbole en psychothérapie », Cahiers internationaux de symbolisme, 14 (1967), p. 3-24.

5 P. RICOEUR, De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, 1965.

6 Les ouvrages de K. HORNEY mettent à jour un développement cumulatif chez le sujet : La personnalité névrotique de notre temps, Paris, 1953 ; Les voies nouvelles de la psychanalyse, Paris, 1951 ; L'auto-analyse, Paris, 1953 ; Nos conflits intérieurs, Paris, 1955 ; Neurosis and Human Growth, New York, 1950.

7 E. FROMM, The Forgotten Language, New York, 1957, ch. 6 : « The Art of Dream Interpretation ».

8 C. ROGERS, Le développement de la personne, Paris, 1968.

9 F. LAKE, Clinical Theology, Londres, 1966. De façon semblable mais sans utiliser de drogue, A. JANOV encourage ses clients à se libérer de leurs tensions en acceptant de prendre conscience des souffrances qu'ils ont jusque-là refoulées. Voir son livre intitulé Le cri primal, Paris, 1975.

10 On trouvera divers points de vue là-dessus dans Science and Theory in Psychanalysis, publié sous la direction de I. G. SARASON, Princeton, N. J., 1965.

11 G. DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, 1963, 2e édition, Paris, Presses universitaire de France, 1963.

12 M. ELIADE, « Methodological Remarks on the Study of Religious Symbolism », The History of Religions. Essays in Methodology, publié sous la direction de M. ELIADE et J. KITAGAWA, Chicago, 1959, 2 1962.

13 N. FRYE, Fables of Identity. Studies in Poetic Mythology, New York, 1963.

14 Il existe, en psychologie, un troisième courant qu'on appelle la « troisième force ». A. H. MASLOW le décrit dans Vers une psychologie de l'être, Paris, 1972.

15 O. H. MOWRER, The Crisis in Psychiatry and Religion, Princeton, N. J., 1961.

16 L. BINSWANGER, Le rêve et l'existence, Paris, 1954, avec introduction (128 p.) et notes de M. FOUCAULT ; R. MAY, E. ANGEL et H. F. ELLENBERGER (éd.), Existence. A New Dimension in Psychiatry and Psychology, New York, 1958; R. MAY (éd.), Psychologie existentielle, Paris, 1971 ; « The Significance of Symbols », Symbolism in Religion and Literature, New York, 1961. V. E. FRANKL, Un psychiatre déporté témoigne, Lyon, 1967 ; La psychothérapie et son image de l'homme, Paris, 1970 ; The Doctor and the Soul, New York, 1955 ; The Will to Meaning, Cleveland, 1969 ; en collaboration, Psychotherapy and Existentialism, New York, 1967.

17 En logique mathématique, l'attribution cède la place à la combinaison propositionnelle. J'ai déjà soutenu, dans un article, que la forme de l'inférence est la relation « si-alors » qui s'établit entre les propositions. Voir Collection, p. 1-15 (The Form of Inference).

18 À propos du sens commun, voir L’insight, ch. 6 et 7.

19 La signification performative est la signification constitutive ou efficiente traduite en termes de linguistique. Les analystes l'ont étudiée, notamment D. EVANS, The Logic of Self-involvement, Londres, 1963. Voir aussi J. C. AUSTIN, Quand dire, c'est faire, Paris, 1970.

20 À propos de l'inconditionné de fait, voir L’insight, ch. 10.

21 J'ai traité ce sujet dans les deux derniers chapitres de Collection (Existenz et Aggiornamento et Dimensions de la signification).

22 E. CASSIRER, La philosophie des formes symboliques, Paris, 1972, III, p. 233-312.

23 Ibid., I, p. 130 s. On trouvera un exposé plus adéquat dans G. WINTER, Elements for a Social Ethic, New York, 1968, p. 99 s. ; voir aussi p. 17 s.

24 E. CASSIRER, The Philosophy of Symbolic Forms, New Haven, 1957, I, « Introduction by Charles W. Hendel », p. 12-15.

25 E. CASSIRER, La philosophie des formes symboliques, I, p. 137 s.

26 Ibid., I, p. 151-245; II, p. 99-182.

27 J. RUSSO et B. SIMON, « Homeric Psychology and the Oral Epic Tradition », Journal of the History of Ideas, 29 (1968) p. 484.

28 E. CASSIRER, op. cit., I, p. 152 s.

29 Ibid. I, p. 171 s.

30 Ibid., I, p. 171.

31 RUSSO et SIMON, op. cit., p. 487.

32 P. RICOEUR, Finitude et culpabilité, II, La symbolique du mal, Paris, 1960.

33 À propos du shintoïsme comme polythéisme vivant et se développant sans cesse, voir E. BENZ, « On Understanding Non-Christian Religions », The History of Religions. Essays in Methodology, publié sous la direction de M. ELIADE et J. KITAGAWA, Chicago, 1962, p. 121-124. Voir aussi, dans la même collection, M. ELIADE, « Methodological Remarks on the Study of Religious Symbolism ». Concernant l'appréhension de la divinité chez les patriarches de l'Ancien Testament, voir N. LOHFINK, Bibelauslegung im Wandel, Francfort-sur-le-Main, 1967, p. 107-128.

34 On notera que nous touchons ici à la nature de la projection, c'est-à-dire au transfert de l'expérience subjective au champ de ce qui est perçu et imaginé. Ce transfert rend possible une compréhension de l'expérience en cause. À un niveau supérieur du développement linguistique, la compréhension sera rendue possible grâce à la rétroaction linguistique, lorsqu'on exprimera verbalement l'expérience subjective tout en la reconnaissant comme subjective.

35 B. MALINOWSKI, Magic, Science and Religion, New York, 1954, p. 17 s.

36 À propos du symbolisme cosmologique, voir E. VOEGELIN, Order and History, I, Israel and Revelation, Baton Rouge, 1956, On trouvera à la page 27 une définition du symbolisme et, à la page 14, une classification. Voir également F. H. BORSCH, The Son of Man in Myth and History, Londres, 1967.

37 B. SNELL, The Discovery of the Mind, New York, 1960, ch. 1, 3, 5 et 9.

38 Ibid., ch.7.

39 Voir F. COPLESTON, Histoire de la philosophie, Tournai, 1964, I, ch. 6.

40 E. CASSIRER, op. cit., II, p. 57-58 et 62 s.

41 L. LEVY-BRUHL, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, 1951, p. 78 s. E. E. EVANS-PRITCHARD, Theories of Primitive Religion, Oxford, 1965, p. 78-99, présente une évaluation de l'œuvre de Lévy-Bruhl.

42 Pour une présentation soignée de ce sujet très complexe, voir F. COPLESTON, Histoire de la philosophie, I, ch. 20.

43 Voir ARISTOTE, Métaphysique, Theta, 6, 1048 a 25 s. THOMAS D'AQUIN, In IX Metaphys., lect. 5, # 1828 s. L'insight, p. 432, suggère un fondement pour le sens général des termes puissance, forme et acte.

44 ARISTOTE, De Anima, II, 1, 412b s.

45 Ibid., II, 4, 415a. THOMAS D’AQUIN, In II de Anima, lect. 6, # 305.

46 L'interaction entre la science et la philosophie a été étudiée en détail par E. CASSIRER, Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, 3 vol., Berlin, 1906, 1907, 1920.

47 B. SNELL, op. cit., ch. 11.

48 B. SNELL, op. cit., p. 266 s.

49 Les comparaisons que l'on trouve dans les hexamètres d'Empédocle constituent des préfigurations de la science. Par exemple :

Soleil aux traits acérés ainsi que Lune bienfaisante.
Mais celle-ci ayant été rassemblée, circule autour du vaste

ciel. ... et elle lui coupe ses rayons.
Aussi longtemps qu'il passe par-dessus et elle couvre de son
ombre la partie de la terre Que permet la largeur de la Lune aux yeux brillants.
De sorte que la lumière ayant frappé le vaste cercle de la
lune... Il réfléchit ses rayons vers l'Olympe d'un visage intrépide.
Une lumière arrondie et étrangère circule autour de la
Terre Comme tourne tout autour le moyeu de la roue, lui qui est
auprès de ce qui est le plus éloigné.
(Fragments 40-46 du poème : Sur la nature, dans Empédocle d’Agrigente, fragments traduits par J. ZAFIROPULO, Paris, 1953, p. 258-260. La citation anglaise, moins considérable, était empruntée à B. SNELL, op. cit., p. 217 — N. du T.)

50 Ibid., ch. 12 et 13.

 

 

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