Les oeuvres de Bernard Lonergan
Pour une méthode en théologie: ch. 12 - L’établissement des doctrines

 

DEUXIÈME PARTIE

Esquisse des fonctions constituantes

 

12

L’établissement des doctrines

Notre sixième fonction constituante de la théologie s'occupe des doctrines. Nous aborderons successivement les différentes sortes de doctrines, leurs rôles et leurs variations ; la différenciation de la conscience humaine ; la découverte progressive de l'esprit et son corollaire, les contextes évolutifs ; le développement, la permanence et l'historicité du dogme ; le pluralisme culturel et l'unité de la foi ; et finalement l'autonomie de notre fonction constituante appelée l'établissement des doctrines.

  1. Les différentes sortes de doctrines

    Il importe d'abord de distinguer les sources premières, les doctrines de l'Église, les doctrines théologiques, la doctrine méthodologique et l'application de la doctrine méthodologique qui devient une fonction appelée l'établissement des doctrines. Elles ont un élément commun : elles sont toutes enseignées. Elles diffèrent et se distinguent en ce que les maîtres diffèrent quant à l'autorité de leur enseignement.

    Pour les sources premières, il faut établir une distinction entre la doctrine du message originel et les doctrines portant sur cette doctrine. Des passages comme I Co 15, 3 s., Ga 1, 6 s., par exemple, renvoient au message originel ; par ailleurs, le passage d'une étape à l'autre, dans la proclamation et l'application du message, donne lieu à des doctrines portant sur la doctrine. Nous avons donc la révélation divine : Dieu nous a parlé autrefois dans les prophètes et plus récemment en son Fils (He 1, 1-2). Nous avons aussi le décret ecclésial, où coïncident la décision des chrétiens réunis et celle de l'Esprit Saint (Ac 15, 28). Nous avons également des traditions apostoliques : Irénée, Tertullien, Origène font tous appel à l'enseignement d'abord donné par les apôtres aux Églises qu'ils ont fondées, puis transmis de génération en génération1. Nous avons enfin l'inspiration des Écritures canoniques qui, une fois le canon formé et les principes herméneutiques expliqués, constitue un critère beaucoup plus facile à cerner2.

    Aux sources premières, succèdent les doctrines de l'Église. Elles trouvent leurs antécédents aussi bien dans les confessions de foi du Nouveau Testament3 que dans la décision de chrétiens rassemblés, dont témoigne Ac 15, 28. En général, elles ne se bornent pas à réaffirmer l'Écriture ou la Tradition. Quelque sécurité qu'aient offert, apparemment, les appels comme celui du pape Etienne pour une transmission exclusive de l'acquis (« ...nihil innovetur nisi guod traditum est... », DS 110), il n'en continua pas moins à apparaître de nouvelles questions, et cela sans réponses satisfaisantes tant qu'on s'en est tenu à l'acquis. Pourquoi devait-il en être ainsi? C'est une vaste question, à laquelle tenteront de répondre les sections sur les variations des doctrines et les différenciations de la conscience. Mais on a seulement à parcourir une collection de décisions conciliaires et pontificales comme l'Enchiridion symbolorum de Denzinger pour se rendre compte que chacune d'elles est un produit de son lieu et de son temps, et que chacune répond aux questions du moment pour les gens de ce temps-là.

    En troisième lieu, apparaissent les doctrines théologiques. Étymologiquement, théologie signifie discours sur Dieu. En contexte chrétien, c'est une réflexion sur la révélation donnée en et par Jésus-Christ. Durant la période patristique, les écrivains s'occupaient de questions spécifiques, qui étaient alors publiquement discutées, mais la fin de cette période vit apparaître des ouvrages généraux comme le De fide orthodoxa de Jean Damascène. Dans les écoles médiévales, la théologie devint le fruit d'une méthode, d'un travail de collaboration et elle devint progressive. Un travail de documentation et de classement produisait des recueils de sentences. On s'adonna à l'interprétation en commentant les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament et les ouvrages d'écrivains éminents.

    La théologie systématique cherchait à mettre ordre et cohérence dans l'abondance de matériaux venant de l'Écriture et de la Tradition. Peut-être commença-t-elle avec le Sic et non d'Abélard, où cent cinquante-huit propositions étaient à la fois établies et contredites par des arguments tirés de l'Écriture, de la Tradition et de la raison. En tout cas, le non d'Abélard devient le Videtur quod non de la quœstio ; et son sic, le Sed contra. On présenta ensuite des principes de solution ou de conciliation qui furent finalement appliqués à chacune des autorités mises en conflit. Or quand la technique de la quœstio fut appliquée aux données des recueils de sentences, surgit un autre besoin : celui de la cohérence des solutions apportées aux innombrables questions relevées. Il fallait donc une vue générale systématique et ce fut pour fournir une infrastructure à cette vue d'ensemble que certains théologiens se tournèrent vers Aristote.

    En quatrième lieu, les problèmes méthodologiques firent surface vers la fin du XIIIe siècle dans une controverse à visée éliminatoire entre augustiniens et aristotéliciens. Loin d'en venir à un terme, cette controverse se mua en opposition continuelle entre les écoles thomiste et scotiste. La même chose se produisit plus tard dans les controverses entre catholiques et protestants, entre jésuites et dominicains, et entre les disciples des différents chefs de file protestants. La solution qu'appellent ces divergences continuelles est une méthode théologique assez radicale pour aborder de front les questions philosophiques fondamentales : Que faisons-nous quand nous connaissons ? En quoi cette activité est-elle une connaissance? Qu'est­ ce que connaît celui qui accomplit cette activité?

    Si nécessaire qu'il soit de se poser ces questions philosophiques fondamentales, cela ne suffit pas. Il faut aussi se demander ce qu’on fait quand on fait de la théologie et la réponse doit embrasser non seulement la rencontre chrétienne de Dieu, mais aussi l'historicité du témoignage chrétien, la diversité des cultures humaines et les différenciations de la conscience humaine.

    Il faut donc une doctrine méthodologique. Tout comme la théologie réfléchit sur la révélation et les doctrines de l'Église, la méthodologie, elle, réfléchit sur la théologie et les théologies. Et parce qu'elle réfléchit sur la théologie et les théologies, la méthodologie doit parler et de la révélation et des doctrines de l'Église, sur lesquelles réfléchissent les théologies. Or elle en parle, mais elle ne tente pas d'en déterminer le contenu. Elle laisse cette tâche aux autorités de l'Église et aux théologiens. Elle s'applique à déterminer comment les théologiens peuvent ou doivent opérer. La méthodologie ne cherche pas à anticiper sur les découvertes particulières des générations à venir.

    Il y a enfin une cinquième sorte de doctrines, celle que désigne le titre de ce chapitre. Ce sont les doctrines théologiques obtenues par l'application d'une méthode qui distingue des fonctions et qui utilise l'explicitation des fondements pour choisir parmi les multiples doctrines présentées par la dialectique.

  2. Les différents rôles des doctrines

    Dans notre troisième chapitre, qui portait sur la signification, nous avons relevé les fonctions communicative, efficiente, constitutive et cognitive propres à la signification. Dans notre quatrième chapitre, qui traitait de la religion, nous avons souligné l'importance tant de la grâce intérieure que de la parole extérieure qui nous vient de Jésus Christ. À cause de l'autorité de sa source, cette parole est doctrine. Parce que cette source est unique, la doctrine sera une doctrine commune. Enfin, une telle doctrine commune remplira les rôles communicatif, efficient, constitutif et cognitif propres à la signification.

    Cette doctrine est efficiente : elle conseille, dissuade, commande ou interdit. Elle est cognitive en ce qu'elle dit d'où nous venons, où nous allons, et comment nous y allons. Elle contribue à constituer l'individu en exprimant un ensemble de significations et de valeurs qui informent sa vie, sa connaissance et son agir. Elle contribue à constituer la communauté, car une communauté existe en autant qu'il s'y trouve un ensemble, accepté par tous, de significations et de valeurs partagées par des gens en contact les uns avec les autres. Enfin, elle comporte communication, parce qu'elle est passée du Christ aux apôtres, des apôtres à leurs successeurs et, à chaque époque, de ces derniers aux troupeaux dont ils étaient les pasteurs.

    De plus, les doctrines exercent un rôle normatif. Les hommes peuvent être ou n'être pas convertis intellectuellement, moralement ou religieusement. S'ils ne le sont pas et si l'absence de conversion est consciente et totale, elle conduit à la perte de la foi. Mais les non-convertis peuvent n'avoir aucune appréhension réelle de ce que c'est que d'être converti. Sociologiquement, ils sont catholiques ou protestants, mais ils s'éloignent, sur plus d'un point, des normes du christianisme. S'il leur manque également un langage approprié pour exprimer ce qu'ils sont réellement, ils utilisent alors le langage du groupe auquel ils s'identifient socialement. Il s'ensuit une inflation, ou une dévaluation, tant de ce langage que de la doctrine qu'il véhicule. Des termes qui désignent ce que le non-converti n'est justement pas, vont recevoir une extension indue pour servir à désigner ce qu'il est. On ne mentionnera pas, en bonne société, les doctrines qui apparaissent embarrassantes et on ne tirera pas les conclusions qui semblent inacceptables. Une telle inauthenticité peut s'étendre ; elle peut devenir tradition. À tel point que des gens élevés dans une tradition inauthentique ne peuvent devenir des êtres humains authentiques qu'en purifiant leur tradition.

    Le rôle normatif des doctrines permet d'obvier à de telles déviations. Car la dialectique fait ressortir aussi bien la vérité atteinte que les erreurs disséminées dans le passé. Une autre fonction, l'explicitation des fondements, permet de séparer la vérité de l'erreur en faisant appel à cette réalité fondatrice qu'est la conversion intellectuelle, morale et religieuse. L'établissement des doctrines résulte de ce tri qui oppose les doctrines fondées sur la conversion, aux déformations qui proviennent d'une absence de conversion. En conséquence, même quand les non-convertis n'ont aucune appréhension réelle de ce que représente la conversion, du moins ont-ils dans les doctrines la preuve qu'il y a en eux une lacune et qu'ils ont à s'instruire et à prier pour être éclairés.

    Il est à noter que le caractère normatif des doctrines, signalé ici, appartient à une fonction théologique dérivée des deux fonctions précédentes : la dialectique et l'explicitation des fondements. Ce caractère normatif résulte d'une méthode déterminée. II est distinct de celui qu'on attribue aux opinions des théologiens en raison de leur renommée personnelle ou de la haute considération dont ils jouissent dans l'Église ou sa hiérarchie. Finalement, cela va de soi, le caractère normatif de toute conclusion théologique est distinct et dépendant de celui qu'on attribue à la révélation divine, à l'Écriture inspirée ou à la doctrine de l'Église.

  3. Les variations dans l'expression des doctrines

    La recherche anthropologique et historique nous a éveillés à la très grande variété des structures sociales, des cultures et des mentalités. C'est pourquoi, bien plus que nombre de nos prédécesseurs, nous sommes en mesure de comprendre les variations relevées dans l'expression des doctrines chrétiennes. Car si l'Évangile doit être proclamé à toutes les nations (Mt 28, 19), il ne doit pas se prêcher à tout le monde de la même façon4. Pour communiquer avec des gens d'une autre culture, il faut faire usage des ressources de leur culture. Utiliser simplement les ressources de sa propre culture, ce n'est pas communiquer avec l'autre, mais bien rester enfermé dans son propre univers. Et ce n'est pas tout d'utiliser les ressources de l'autre culture : il faut le faire de façon créatrice. Il faut découvrir comment exprimer réellement le message chrétien avec fidélité dans l'autre culture.

    Il y a plus. La doctrine chrétienne communiquée avec succès dans une autre culture continue, dans son développement ultérieur, à exploiter les ressources de cette culture. C'est ce qu'illustre abondamment la présentation par le cardinal Daniélou d'une chrétienté juive orthodoxe qui, dans son appréhension des mystères chrétiens, employa les types de pensée et les genres littéraires du Spätjudentum. En voulant concevoir le Fils et !'Esprit comme personnes distinctes, la chrétienté juive les identifia à des anges. Des concepts étranges de ce genre et d'autres encore ont trouvé leur expression sous forme d'exégèse, d'apocalypse et de vision5. C'est ainsi que se sont développées, au long des âges, les particularités des Églises locales et nationales. Ces écarts persistants, une fois compris et expliqués, ne menacent pas l'unité de la foi. Ils témoignent plutôt de sa vitalité. Les doctrines réellement assimilées portent la marque de ceux qui les assimilent et l'absence d'une telle empreinte indiquerait, par contre, une assimilation purement formelle.

    C'est surtout le missionnaire qui doit saisir et accepter l'existence des différences culturelles. Le phénomène comporte cependant un autre aspect, qui nous apparaît quand notre propre culture est en mutation. La notion contemporaine de culture est ainsi devenue empirique. Une culture se définit comme gun ensemble de significations et de valeurs informant un style de vie collectif et il y a autant de cultures qu'il y a d'ensembles différents de significations et de valeurs.

    Cette façon de concevoir la culture est toutefois relativement récente. Elle est le produit des études empiriques sur l'homme. En moins de cent ans, elle s'est substituée à une autre vue plus ancienne, celle du classicisme, qui avait prévalu durant plus de deux millénaires. Cette perspective plus ancienne de la culture n'était pas empirique, mais normative. Elle opposait culture et barbarie. Il s'agissait d'acquérir et d'assimiler les goûts, les habiletés, les idéaux, les vertus, les idées imposés par un bon milieu familial et le curriculum des arts libéraux. On insistait sur les valeurs, non sur les faits. Cette culture ne pouvait que se prétendre universaliste. Ses classiques étaient des œuvres d'art immortelles, sa philosophie jouissait de la même pérennité, ses lois et ses structures constituaient le dépôt laissé par la sagesse et la prudence de l'humanité. L'éducation du classicisme consistait en modèles à imiter, en caractères idéaux avec lesquels rivaliser, en vérités éternelles et en lois universellement valables. Elle cherchait à produire, non le simple spécialiste, mais l'homo universalis capable de mettre la main à toute espèce d'entreprises et de le faire brillamment.

    Le partisan du classicisme n'est pas pluraliste. Il sait que les circonstances modifient les situations, mais il est beaucoup plus convaincu que les circonstances sont en quelque sorte accidentelles et que derrière elles il y a une substance, un noyau ou une racine qui correspond aux présupposés classiques de stabilité, de fixité et d'immutabilité. Les choses ont leur nature spécifique : ces natures – du moins en principe – peuvent être connues adéquatement par leurs propriétés et les lois auxquelles elles obéissent. Au-delà de la nature spécifique il n'y a que l'individuation par la matière, en sorte que connaître un individu d'une espèce équivaut à connaître n'importe quel individu de la même espèce. Ce qui est vrai de l'espèce en général l'est aussi de l'espèce humaine, de l'unique foi qui nous vient grâce à Jésus Christ et de l'unique charité communiquée par le don de l'Esprit Saint. Ainsi conclut-on que la diversité des peuples, des cultures et des structures sociales ne peut comporter qu'une différence d'habillement des doctrines sans entraîner de diversité dans la doctrine elle-même de l'Église.

    Certes, nous montrerons plus tard que les doctrines qui ont le statut de dogmes sont permanentes, mais notre conclusion ne s'appuiera pas sur des présupposés classiques. Nous ne sommes pas pour autant relativistes ; nous reconnaissons un élément substantiel, commun à la nature et à l'activité humaines, sans toutefois le situer dans des propositions valables à perpétuité, mais plutôt dans la structure tout à fait ouverte de l'esprit humain, dans les préceptes transcendantaux, toujours immanents et agissants, bien que non exprimés : sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable. En fin de compte, les humains diffèrent l'un de l'autre non seulement dans leur individuation par la matière, mais aussi dans leur mentalité, leur caractère, leur style de vie. Car les concepts et les comportements sont le produit et l'expression d'actes d'une intelligence qui se développe avec le temps ; ce développement fait boule de neige et chaque agglomération de ce genre est fonction du milieu particulier où elle se produit. Le classicisme lui-même fut une réalisation remarquable et noble de ce développement, peut-on dire, mais sa prétention à être l'unique culture de l'humanité ne peut plus être maintenue.

  4. Les différenciations de la conscience

    Il faut s'adonner à une recherche historique précise avant de pouvoir déterminer le point de départ, le déroulement et le résultat final d'un développement particulier en matière de doctrine. Il faut ensuite passer à l'histoire-évaluation si l'on veut se prononcer sur la légitimité de ce développement ; on doit se demander si, oui ou non, le processus obéissait aux impératifs d'une conversion intellectuelle, morale et religieuse. Mais il est une question plus générale, sous-jacente aux deux premiers points : comment se fait-il que des développements doctrinaux soient possibles ou, en d'autres termes, comment se fait-il que l'homme mortel puisse développer une connaissance qu'il n'aurait pas si Dieu ne l'avait révélée?

    Cette question renvoie au fond à ce que j'ai appelé plus haut la différenciation de la conscience. Dans le présent ouvrage, j'ai déjà beaucoup traité de ce sujet. Mais je dois maintenant y revenir d'une façon plus complète, en priant le lecteur de me pardonner si je me répète.

    Une première différenciation se réalise dans le processus de croissance. Le tout-petit vit dans un monde d'immédiateté. L'enfant, lui, découvre avec intérêt le monde médiatisé par la signification. L'adulte doué de bon sens ne met jamais en doute le fait que le monde réel soit ce monde médiatisé par la signification, mais il peut n'être pas trop conscient de cette médiation. Quand il s'adonne à la philosophie, il a de la difficulté à objectiver les critères qui lui permettent de savoir que ses affirmations sont vraies, et il commet facilement la bévue de dire qu'il connaît la réalité en s'en remettant à ce qu'il voit.

    En second lieu, la signification ne nous médiatise cependant pas un monde unique. Dans son développement, en effet, l'intelligence peut découvrir de nouvelles techniques de connaissance. Il y a néanmoins un processus fondamental, que l'on respecte spontanément. Je l'appelle le sens commun. C'est le processus spontané d'enseignement et d'apprentissage, qui se poursuit constamment parmi les membres d'un groupe. J'observe, j'admire, j'essaie d'imiter, je n'y parviens peut-être pas, j'observe ou j'écoute de nouveau, j'essaie plusieurs fois jusqu'à ce que la pratique amène la réussite. J'ai ainsi une accumulation d’insights qui permettent aussi bien d'affronter avec succès des situations qui se répètent que de remarquer ce qu'il y a d'inédit dans une situation nouvelle et d'essayer d'y faire face.

    Les situations qui se répètent varient toutefois en fonction du lieu et du temps. Ainsi y a-t-il plusieurs types de sens commun, comme il y a des différences de lieu et de temps. L'élément qu'on retrouve partout dans le sens commun ne ressortit pas au contenu, mais aux procédés mis en œuvre. En chacun des innombrables types de sens commun se rencontre un processus d'apprentissage caractéristique, comportant autocorrection. L'expérience suscite la recherche et l’insight ; l’insight engendre la parole et l'action. Et tôt ou tard, la parole et l'action montrent leurs lacunes, pour donner lieu à une reprise de la recherche et à un insight plus riche.

    En troisième lieu, le sens commun s'applique au monde présent, à l'immédiat, au concret, au particulier. Mais le don que Dieu fait de son amour oriente la vie humaine vers ce qui est transcendant dans la bonté. Cette orientation se manifeste de multiples façons et il existe de multiples façons de la faire dévier ou de la rejeter.

    En quatrième lieu, la connaissance et le sentiment humains restent incomplets sans expression. C'est dire que le développement des symboles, des arts et de la littérature est inhérent au progrès humain. Nous avons déjà attiré l'attention du lecteur sur l'illustration riche et concise qu'en fait Bruno Snell dans The Discovery of the Mind6.

    En cinquième lieu, émerge la signification systématique. Le sens commun connaît les acceptions des mots qu'il emploie, non parce qu'il en possède des définitions valables omni et soli mais, comme l'expliquerait un analyste, parce qu'il comprend comment les mots peuvent être employés de façon appropriée. Il n'est donc pas paradoxal que ni Socrate ni ses interlocuteurs n'aient été capables de définir les mots qu'ils employaient constamment. En fait, Socrate ouvrait la voie à la signification systématique, qui met au point des termes techniques, précise leurs corrélations, construit des modèles et les ajuste jusqu'à produire une vision bien ordonnée et explicative de tel ou tel domaine de l'expérience. Dès lors, on est en présence de deux langages, de deux groupes sociaux, de deux mondes médiatisés par la signification : celui qui est médiatisé par la signification relevant du sens commun et celui qui est médiatisé par la signification systématique. Un groupe social peut employer à la fois le langage ordinaire et le langage technique, un autre peut employer uniquement le langage ordinaire qui relève du sens commun.

    En sixième lieu, vient la littérature postsystématique. À l'intérieur de la culture, où elles influencent l'éducation, se sont formées des vues systématiques en logique, en mathématiques, en science, en philosophie. Ces vues systématiques servent de base à une critique du sens commun, de la littérature et de la religion. Les classes instruites acceptent une critique de ce genre. Leur pensée est marquée par leur patrimoine culturel ; mais leurs membres ne sont pas des penseurs systématiques. Les classes instruites peuvent, à l'occasion, utiliser tel ou tel terme, telle ou telle technique logique, mais leur mode de pensée, pris globalement, reste celui du sens commun.

    En septième lieu, intervient la méthode. Elle consiste à transposer la signification systématique d'un contexte statique à un contexte évolutif et dynamique. À l'origine, les systèmes étaient faits pour durer. Ils visaient à une connaissance vraie et certaine de ce qu'était nécessairement une réalité donnée. Mais depuis les temps modernes, les systèmes n'expriment pas ce qu'est nécessairement telle réalité, mais ce qui est intrinsèquement hypothétique et requiert vérification. Ils n'expriment plus ce qu'on s'attend à voir durer en permanence, mais ce qu'on s'attend à réviser et à améliorer au fur et à mesure que sont découvertes de nouvelles données et qu'on parvient à une meilleure intelligence. Tout système, ancien ou moderne, obéit à la logique. Mais le passage d'un système au suivant nécessite l'intervention d'une méthode.

    En huitième lieu, il faut considérer le développement de l'érudition, c'est-à-dire des compétences du linguiste, de l'exégète et de l'historien. À la différence de l'expert en sciences de la nature, l'érudit ne vise pas à construire un système, un ensemble de lois et de principes universels. Il vise à comprendre le sens commun d'un autre pays ou d'une autre époque. L'intelligence à laquelle il parvient est elle-même de même type que son propre sens commun originel. Mais le contenu de sa compréhension n'est pas celui de son propre sens commun ; il est plutôt celui du sens commun d'un autre temps ou lieu.

    En neuvième lieu, se développe une littérature postérieure à la science et à l'érudition. Face à la science et à l'érudition modernes, elle se trouve dans un rapport très semblable à celui de la littérature postsystématique vis-à-vis du système antique.

    En dixième lieu, vient l'exploration de l'intériorité. Cette exploration identifie, dans l'expérience personnelle, les actes conscients et intentionnels, et les relations systématiques qui marquent leur interaction. Elle présente une base invariable pour tous les systèmes évolutifs et une optique à partir de laquelle peuvent être explorées toutes les différenciations de la conscience humaine.

  5. La découverte progressive de l'esprit (première partie)

    Nous avons dressé une simple liste des différenciations de la conscience. Or ces différenciations caractérisent aussi les stades successifs du développement culturel et, comme à aucune phase on ne prévoit les phases subséquentes, la série peut s'appeler : découverte progressive de l'esprit humain. Enfin, cette série contribue largement à une intelligence du développement des doctrines. En effet, les doctrines prennent leur signification dans des contextes donnés ; or la découverte progressive de l'esprit transforme ces contextes ; si les doctrines doivent garder leur signification à l'intérieur de nouveaux contextes, il faut donc qu'elles soient repensées.

    Ainsi devons-nous laisser notre liste de différenciations pour examiner une série de développements. Nous envisagerons 1) la réinterprétation de l'appréhension symbolique, 2) la purification philosophique de l'anthropomorphisme biblique, 3) l'usage occasionnel de la signification systématique, 4) la doctrine théologique systématique, 5) la doctrine de l'Église, formulée dans des catégories qui dépendent de la théologie systématique, et, dans la seconde partie, 6) la complexité du développement contemporain.

    Par appréhension symbolique, je désignerai ici l'appréhension de l'être humain et de son univers, telle qu'elle s'exprime dans le mythe, la saga, la légende, la magie, la cosmogonie, l'apocalypse ou la typologie. Une telle appréhension, comme on l'a déjà expliqué7, découle du fait que la pensée préphilosophique et préscientifique, même si elle peut faire des distinctions, ne peut évoluer ni présenter de façon adéquate des distinctions verbales, notionnelles et réelles. De plus, elle ne peut distinguer les usages légitimes et illégitimes des rôles constitutif et efficient de la signification. Elle construit donc son monde au moyen de symboles.

    Pareille façon de se construire un monde – comme celle qui utilise la métaphore – n'est pourtant pas fausse. En fait, à cette étape, les notions postérieures concernant la vérité n'ont pas encore été élaborées. L'Hébreu pense la vérité en termes de fidélité, et quand il parle de faire la vérité, il veut dire : faire ce qui est juste. Pour le Grec, la vérité est alètheia, ce qui ne passe pas inaperçu, ce qui est manifeste, ce qui est obvie. Longtemps, pour un grand nombre de Grecs, les récits homériques ont été obvies, en effet.

    Cependant, même dans une époque limitée à l'appréhension symbolique, existe la possibilité de rejeter ce qui est faux et de tendre vers ce qui est vrai. Une interprétation du construit symbolique permet alors d'employer à peu près les mêmes matériaux et de répondre à la même question, mais avec des ajouts, des éliminations et de nouvelles structurations, qui apportent une réponse inédite à une question ancienne.

    Les écrivains de l'Ancien Testament, dit-on, ont effectué une réinterprétation de ce genre. Ils ont pu se servir des traditions des peuples voisins pour se donner un moyen d'expression. Ce qu'ils expriment est toutefois bien différent. Le Dieu d'Israël joue son rôle dans une histoire humaine tout à fait réelle. Les questions relatives à la création et au dernier jour marquent un intérêt pour le commencement et la fin de l'histoire. Il n'est fait aucune mention d'une bataille primitive de dieux, ni d'une extraction divine de rois ou d'un peuple élu ; on ne remarque aucun culte des étoiles ou de la sexualité humaine, ni aucune sacralisation de la fertilité de la nature.

    Le Nouveau Testament, affirme-t-on, fait aussi usage de représentations symboliques qu'on trouve également dans le judaïsme tardif et la gnose hellénistique. Elles demeurent toutefois subordonnées au propos chrétien, sinon elles sont soumises à une critique très sévère, puis rejetées8.

    La réinterprétation qui a lieu dans le contexte de l'appréhension symbolique se produit aussi dans le contexte des préoccupations philosophiques. Xénophane avait remarqué que les hommes faisaient leurs dieux à leur propre image et il notait que les lions, les chevaux ou les bœufs feraient de même s'ils étaient capables de sculpter ou de peindre. Ainsi débuta le long effort pour concevoir Dieu non par analogie avec la matière mais par analogie avec l'esprit. Clément d'Alexandrie invita plus tard les chrétiens à renoncer aux conceptions anthropomorphiques de Dieu, même si on les trouvait dans !'Écriture9.

    Puis les conciles grecs marquent le début d'un mouvement pour l'emploi de la signification systématique dans la doctrine de l'Église. Au IVe siècle l'Église était divisée sur une question non formulée à l'époque néotestamentaire : elle y répondit en parlant de la consubstantialité du Fils au Père. Cette formule, évidemment, n'est pas une échappée spéculative pour saisir l'être ou l'essence divine, mais elle exprime tout simplement que ce qui est vrai du Père l'est aussi du Fils, sauf que le Fils n'est pas le Père. Pour reprendre les termes d'Athanase : « eadem de Filio quae de Patre dicuntur excepto Patris nomine10 ». Ou comme le dit la préface de la messe du dimanche de la Trinité : « Quod enim de tua gloria, revelante te, credimus, hoc de Filio tuo, hoc de Spiritu sancto sine differentia discretionis sentimus. »

    Le concile de Chalcédoine, lui, dans le deuxième alinéa de son décret, introduit les termes de personne et de nature. Or la théologie postérieure a rendu très mystérieux ce qui, dans le décret lui-même, reste bien clair et net. En effet, le premier alinéa parle d'« un seul et le même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme... consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité... avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et né en ces derniers jours,... de Marie, la Vierge, mère de Dieu, selon l'humanité11 ».

    Quand, à l'alinéa suivant, le décret parle de personne et de nature, il ne fait pas de doute que l'unique personne est l'unique et identique Fils notre Seigneur, et que les deux natures sont sa divinité et son humanité. Cette déclaration peut toutefois se lire dans un contexte logique, dans un contexte inchoativement métaphysique ou dans un contexte entièrement métaphysique. Que ces contextes ne soient pas distingués, que certains d'entre eux ne soient même pas compris, et le texte de Chalcédoine qui parle de personne et de nature peut créer beaucoup de confusion.

    Le contexte logique agit simplement au plan des propositions. Nous en avons vu un exemple plus haut au sujet du sens de la consubstantialité. Il peut être aussi illustré par la doctrine christologique postérieure de la communication des idiomes. Dans cette perspective, si Chalcédoine parle de personne et de nature, c'est qu'il se rend compte que les gens peuvent se demander si la divinité et l'humanité sont une seule et même chose et, dans l'hypothèse négative, comment il se fait que notre Seigneur Jésus Christ soit un seul et même être. Pour prévenir ce doute, le concile parle de personne et de nature : le Fils, notre Seigneur, est une personne ; la divinité et l'humanité sont deux natures.

    D'autres questions se sont ensuite posées dans un contexte inchoativement métaphysique. Environ soixante-quinze ans après Chalcédoine, les théologiens byzantins perçoivent que, si le Christ est une personne en deux natures, l'une des deux natures doit être non personnelle. Il s'ensuit une discussion considérable sur les notions d'enhypostasia et d'anhypostasia , c'est-à-dire sur l'existence d'une nature avec ou sans l'existence d'une personne12.

    Le contexte totalement métaphysique, enfin, énonce des distinctions verbales, notionnelles et réelles. Il établit ultérieurement des distinctions réelles majeures ou mineures. Il divise les distinctions réelles mineures suivant le cas courant et le cas analogique rencontré dans le mystère de l'Incarnation. Et finalement il recherche cette intelligence imparfaite mais très féconde du mystère, que recommande le premier concile du Vatican (DS 3016).

    Le contexte totalement métaphysique apparaît seulement au stade d'une scolastique tardive bien consciente de ce qu'elle est. Mais dans son intention fondamentale et dans son style, la scolastique constitue un effort intégral pour assimiler la tradition chrétienne de façon cohérente et ordonnée. Les différences énormes entre les deux grandes figures que sont Anselme de Cantorbéry et Thomas d'Aquin viennent d'un siècle et demi d'efforts incessants pour rassembler et classer les données, pour viser, dans les commentaires, à les comprendre, pour les intégrer en cernant des questions et en leur cherchant des solutions, et pour assurer une cohérence dans l'ensemble des solutions proposées, en se servant du Corpus aristotélicien comme infrastructure.

    Or la plus grande partie de ce travail ressemble aux ébauches médiévales de la science moderne. Ce qui a été souvent présenté comme un passage de l'implicite à l'explicite fut en réalité le passage, par la conscience chrétienne, d'une moindre à une plus grande différenciation. Cette conscience s'était différenciée grâce au sens commun, à la religion, à la culture artistique et littéraire, et à la faible dose de signification systématique dans les conciles grecs. Elle absorba, durant la période médiévale, une mesure croissante de signification systématique. On définit des termes, on résolut des problèmes. Ce qui avait été vécu et dit d'une façon devint alors l'objet d'une pensée réflexive qui réorganisait, mettait en relation et expliquait. Vers le milieu du XIIe siècle, Pierre Lombard élabora une signification précise et explicative du terme ancien et ambigu de sacrement et, à la lumière de cette signification, dénombra sept sacrements dans la pratique de l'Église. À propos de chacun de ces sept sacrements les doctrines traditionnelles furent recueillies, ordonnées et clarifiées.

    De même, le moyen âge reçut d'Augustin l'affirmation et de la grâce divine et de la liberté humaine. Il fut longtemps difficile de dire qu'il existait une réalité finie qui ne fût pas don gratuit de Dieu. Même si la grâce désignait manifestement non pas n'importe quoi, mais quelque chose de spécifique, il n'y en avait pas moins des listes de grâces proprement dites, qui différaient entre elles et qui trahissaient également beaucoup d'arbitraire. À cela s'ajoute qu'il était très difficile pour un théologien de dire ce qu'il entendait par liberté. Les philosophes pouvaient la définir comme le fait d'échapper à la nécessité. Les théologiens ne pouvaient toutefois pas concevoir la liberté comme une réalité soustraite à la nécessité de la grâce, ou bonne sans la grâce, ou encore mauvaise malgré la grâce. Or ce qui avait tourmenté le XIIe siècle trouva sa solution au XIIIe. Vers l'année 1230, Philippe le Chancelier acheva une découverte qui, dans les quarante années suivantes, permit toute une série de développements. La découverte était une distinction entre deux ordres absolument sans commune mesure : la grâce était au-dessus de la nature, la foi au-dessus de la raison, la charité au-dessus de la bonne volonté humaine, le mérite devant Dieu au-dessus de la bonne réputation dont on jouit auprès de ses voisins. Cette distinction et cette mise en place permirent 1) de discuter de la nature de la grâce sans discuter de la liberté, 2) de discuter de la liberté sans discuter de la grâce, 3) d'établir les relations entre la grâce et la liberté13.

    J'ai esquissé ce qu'on peut considérer comme le côté brillant du développement de la théologie médiévale. Je dois maintenant exprimer quelques réserves. Assurément, il était nécessaire, pour les théologiens médiévaux, de se tourner vers une source extérieure susceptible de leur fournir une infrastructure systématique. Nul doute aussi qu'ils ne pouvaient mieux faire que de se tourner vers Aristote. Mais aujourd'hui il est bien évident qu'Aristote a été supplanté. Il a magnifiquement représenté un stade originel du développement humain : l'apparition de la signification systématique. Il n'a cependant pas pressenti l'apparition ultérieure d'une méthode conçue pour une succession de systèmes évolutifs. Il n'a pas envisagé l'apparition ultérieure d'une philologie se donnant pour but la reconstruction historique de ce que l'humanité avait échafaudé. Il n'a pas formulé l'idéal postérieur d'une philosophie qui soit à la fois critique et de mentalité historique, qui porterait la cognée à la racine des discussions philosophiques et fonderait une vision embrassant les différenciations de la conscience et les époques de l'histoire.

    Non seulement Aristote a-t-il été supplanté, mais encore certaines lacunes sont devenues manifestes chez lui. Son idéal de la science, défini en termes de nécessité, a été mis de côté par la science empirique moderne et même par les mathématiques modernes. De plus, sa pensée ne met pas suffisamment en relief la différence entre les mots courants établis par le sens commun et les termes techniques élaborés par la science explicative. Ces deux lacunes réapparaissent, amplifiées plusieurs fois, dans la scolastique des XIVe et XVe siècles. L'idéal trop rigide de la science ainsi définie contribue à expliquer d'abord l'apparition du scepticisme, puis le commencement de la décadence. L'obscurcissement de la distinction entre mots courants et termes techniques est cause, dans une certaine mesure, du verbalisme qui a valu à la scolastique d'être si sévèrement prise à partie.

    Les doctrines de l'Église et les doctrines théologiques relèvent de contextes différents. Les doctrines de l'Église sont la substance du témoignage rendu par l'Église au Christ. Elles expriment l'ensemble des significations et des valeurs informant l'existence chrétienne individuelle et collective. Les doctrines théologiques constituent une partie d'une discipline académique dont le propos est de connaître et de comprendre la tradition chrétienne et d'en poursuivre le développement. Les deux contextes sont orientés vers des fins bien distinctes ; aussi sont-ils d'inégale extension. Les théologiens soulèvent plusieurs questions que ne mentionnent pas les doctrines de l'Église. Les théologiens peuvent également différer entre eux, bien qu'ils appartiennent à la même Église. Et dans les cercles catholiques, les relations qu'ont les écoles théologiques entre elles et avec les doctrines de l'Église sont un terrain dont les levés ont été dressés avec soin. L'ensemble de ce qu'on appelle notes théologiques et censures ecclésiastiques ne distingue pas seulement ce qui est matière de foi et ce qui est opinion théologique, mais indiquent aussi tout une gamme de positions intermédiaires14.

    Or, du moyen âge à Vatican II, les doctrines de l'Église catholique ont tiré de la théologie une précision, une concision et une structuration qu'elles ne possédaient pas aux époques antérieures. De manière générale, la signification de ces doctrines n'est pas systématique mais, dans l'ensemble, postsystématique. On ne peut pas déduire de sa propre connaissance théologique ce que doit signifier un document ecclésiastique. En revanche, toute interprétation exacte présupposera une connaissance de la théologie ; elle présupposera aussi une connaissance du stylus curiœ. Enfin, ces présupposés sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes : savoir ce que signifie tel ou tel document ecclésiastique exige, dans chaque cas, recherche et exégèse.

    Le lecteur souhaiterait sans aucun doute trouver ici une justification de cette influence de la théologie sur la doctrine de l'Église. Mais c'est manifestement là une question de théologie, non de méthodologie. Ce que le méthodologue peut faire, toutefois, c'est de signaler les différents contextes dans lesquels de telles questions ont été soulevées. Ainsi, avant l'émergence de la mentalité historique, on se trouvait devant l'alternative : anachronisme ou archaïsme. L'anachronisme attribuait à l'Écriture et aux Pères une saisie implicite de ce que les scolastiques avaient découvert. L'archaïsme, d'autre part, considérait comme corruption toute doctrine qu'on ne pouvait trouver dans la signification obvie soit de l'Écriture, soit de !'Écriture et de la tradition patristique. Ensuite, avec la montée de la connaissance historique, plusieurs théories du développement furent élaborées et appliquées avec plus ou moins de succès. Il existe toutefois une troisième possibilité ; elle soutiendrait qu'il peut y avoir plusieurs types de développements et que, pour les connaître, il faut étudier et analyser les processus historiques concrets, alors que, pour se prononcer sur leur légitimité, il faut se tourner vers l'histoire-évaluation et les situer dans la dialectique de la présence et de l'absence de conversion intellectuelle, morale et religieuse.

    Mais nous devons maintenant interrompre notre ébauche de la découverte progressive de l'esprit, pour présenter la notion de contextes évolutifs.

  6. Les contextes évolutifs

    Nous avons déjà tracé une distinction entre contexte matériel et contexte formel. Ainsi, le canon du Nouveau Testament est le contexte matériel de chacun des livres du Nouveau Testament : il indique quels sont les autres lieux privilégiés en fait de données sur le christianisme primitif. Par ailleurs, la recherche précise également le contexte formel. Les données donnent lieu à des questions, les questions à des réponses divergentes, les réponses divergentes à d’autres questions et à d'autres réponses divergentes. Le casse-tête va croissant, jusqu'à une découverte. Progressivement, les choses commencent à s'ajuster. Il peut se présenter une période où la compréhension se développe rapidement. Éventuellement, les résultats des dernières questions vont en décroissant. On est parvenu à un point de vue et, même si d'autres questions peuvent se poser, leurs réponses ne modifieraient pas sensiblement ce qui a déjà été établi. Un contexte formel s'est construit, c'est-à-dire un ensemble de questions et réponses entrelacées qui révèlent la signification d'un texte.

    Un contexte évolutif apparaît quand une succession de textes exprime la mentalité d'une même communauté historique. Un contexte de ce genre suggère une distinction entre contexte antérieur et contexte postérieur. Ainsi une déclaration peut vouloir traiter d'un point et en exclure d'autres, tenus pour ultérieurs. Le fait d'en régler un n'élimine cependant pas les autres. Habituellement, cela nous aide à saisir plus nettement en quoi consistent ces autres points, et cela nous presse davantage de les résoudre. Selon Athanase, le concile de Nicée utilisa un terme non scripturaire, non pas pour établir un précédent, mais pour faire face à une situation urgente. Cette signification d'urgence dura toutefois environ trente-cinq ans et, quelque vingt ans après qu'elle se fût calmée, le premier concile de Constantinople crut nécessaire de répondre de façon non technique à la question de savoir si le Fils seul, ou l'Esprit Saint également, est consubstantiel au Père. Cinquante ans plus tard, à Éphèse, il devint nécessaire de clarifier la déclaration de Nicée en affirmant que c'est un seul et même Fils qui est né du Père et de la Vierge Marie. Vingt et un ans plus tard, il fallut ajouter qu'un seul et même être peut s'avérer à la fois éternel et temporel, à la fois immortel et mortel, parce qu'il a deux natures. Et plus de deux siècles plus tard, on ajouta l'éclaircissement ultérieur selon lequel cette personne divine, qui possède deux natures, est également douée de deux opérations et de deux volontés.

    Voilà en quoi consiste ce contexte évolutif des doctrines de l'Église, qui n'existait pas avant Nicée mais qui, petit à petit, vit le jour à la suite de Nicée. Il n'établit pas ce qu'était le but de Nicée. Il établit ce qui résulta de Nicée et ce que devint, en fait, le contexte dans lequel Nicée allait devoir être compris.

    On peut ainsi distinguer, dans un contexte évolutif, des stades antérieurs et postérieurs. En outre, ce contexte lui-même peut être mis en rapport avec un autre. Parmi ces relations, les plus communes sont celles de dérivation et d'interaction. Ainsi, le contexte qui prévalut de Nicée au troisième concile de Constantinople dérivait des doctrines des trois premiers siècles du christianisme, mais en différait pour autant qu'il utilisait un mode postsystématique de pensée et d'expression. De plus, le contexte des doctrines conciliaires donna naissance à un contexte distinct mais dépendant, celui des doctrines théologiques. Ce dernier présupposait les conciles, distinguait le Christ comme Dieu et comme homme, et soulevait des questions comme celles-ci : Le Christ, en tant qu'homme, pouvait-il pécher? Éprouvait-il de la concupiscence? Ignorait-il certaines choses? Avait-il la grâce sanctifiante? Si oui, dans quelle mesure? Avait-il une connaissance immédiate de Dieu? Avait-il la connaissance de tout ce qui appartenait à sa mission? Avait-il la liberté de choisir?

    En outre, le contexte théologique issu des conciles grecs s'agrandit, dans les écoles médiévales, pour rendre possible une considération de l'ensemble de !'Écriture et de la Tradition. Il n'était pas seulement évolutif, œuvre de collaboration et de méthode ; il était aussi dialectique. C'était un contexte embrassant des écoles de pensée opposées, qui en vint à distinguer l'opposition au niveau de la doctrine théologique de l'opposition au niveau de la doctrine de l'Église, acceptant les divergences théologiques pour refuser les autres.

    Enfin, comme exemples de contextes interactifs, prenons les doctrines théologiques et les doctrines de l'Église du moyen âge à Vatican II. Les théologiens furent influencés par les doctrines de l'Église, sur lesquelles ils réfléchissaient. D'autre part, sans le travail des théologiens, les doctrines de l'Église n'auraient pas eu leur caractère postsystématique de précision, de concision et de structuration.

  7. La découverte progressive de l'esprit (deuxième partie)

    Lorsque le moyen âge adopta le Corpus aristotélicien comme infrastructure intellectuelle, il intégrait la théologie à une philosophie et à une conception précise de l'univers matériel. Une telle intégration offrait l'avantage d'une vision du monde unifié, mais ni la culture classique ni la pensée aristotélicienne n'inculquaient le principe que des visions du monde unifiées puissent être soumises à des changements notables.

    Pendant des siècles, l'image que le chrétien s'est faite de lui­même et de son monde a été tirée des premiers chapitres de la Genèse, de l'apocalyptique juive et de l'astronomie ptoléméenne, ainsi que des doctrines théologiques de la création et de l'immortalité de l'âme humaine individuelle. Cette image a été décriée par les nouvelles traditions scientifiques issues de Copernic, Newton, Darwin, Freud, Heisenberg. Teilhard de Chardin a le grand mérite d'avoir reconnu le besoin, pour le chrétien, d'une image de lui­même et de son monde qui soit cohérente et d'avoir contribué, dans une grande mesure, à répondre à ce besoin.

    On tenait jadis que la science était une connaissance certaine des choses par leurs causes. Les hommes d'Église ont trop souvent présupposé que cette définition s'appliquait à la science moderne. Or la science moderne n'est pas certaine, mais probable. Elle se rapporte à des données plutôt qu'à des choses. Elle parle de causes, mais elle entend par là des corrélations, et non pas une fin, un agent, une matière et une forme.

    On tenait jadis que la science portait sur l'universel et le nécessaire. Aujourd'hui, en mathématiques, la nécessité est une notion marginale. Certes, les conclusions découlent nécessairement de leurs prémisses ; mais les prémisses fondamentales sont des postulats librement choisis, non des vérités nécessaires. Dans les premières décennies de notre siècle, les hommes parlaient encore des lois nécessaires de la nature et même des lois de fer de l'économie. La théorie des quanta et l'économique keynésienne ont mis un terme à cela.

    L'érudition se donnait jadis pour but d'atteindre à l'éloquence de l'humaniste. Par contre, la philologie du début du XIXe siècle entreprit de reconstituer les œuvres de l'humanité. Ses succès initiaux marquèrent les domaines des études classiques et de l'histoire de l'Europe. Mais depuis longtemps déjà, elle a essaimé dans le domaine des études bibliques, patristiques et médiévales. Hautement spécialisés et œuvres de collaboration, ses travaux sont également progressifs et étendus. Ce qui, anciennement, était censé relever de la compétence d'un dogmaticien isolé ne peut maintenant être réalisé que par une équipe nombreuse.

    Il fut un temps où des principes nécessaires étaient considérés comme le fondement de la philosophie ; ces principes s'identifiaient aux propositions évidentes en elles-mêmes qui constituaient les prémisses fondamentales des déductions philosophiques. Or il est vrai qu'il existe des propositions analytiques. Si on définit A par le fait d'être en relation R avec B, alors il ne peut exister d'A sans une relation R à B. Il n'est cependant pas nécessaire qu'existe un A avec une relation R à B. L'existence finie n'est connue, en effet, ni par la définition de termes, ni par l'élaboration de propositions analytiques, mais dans un processus qu'on appelle la vérification.

    Aristote et ses disciples reconnaissaient l'existence de sciences spéciales portant sur des êtres d'espèces particulières, et d'une science générale portant sur l'être en tant qu'être. Or les sciences de la nature et les sciences humaines visent à rendre compte de toutes les données sensibles. En conséquence, s'il doit y avoir une science générale, ses données devront être celles de la conscience. Ainsi s'effectue le tournant vers l'intériorité. La science générale est donc en premier lieu une théorie de la connaissance (répondant à la question : que faites-vous quand vous connaissez?), en deuxième lieu une épistémologie (en quoi cette activité est-elle une connaissance?) et en troisième lieu une métaphysique (que connaissez-vous quand vous accomplissez cette activité?). Une science générale de cette sorte consistera en une étude générale des méthodes des sciences spéciales, et non pas, comme dans l'aristotélisme, en une étude générale du contenu des sciences spéciales.

    Le tournant vers l'intériorité a été pris dans diverses tentatives, depuis Descartes jusqu'aux idéalistes allemands du XIXe siècle, en passant par Kant. Or il en est résulté un tournant encore plus accentué de la connaissance à la foi, la volonté, la conscience, la décision, l'action, chez Kierkegaard, Schopenhauer, Newman, Nietzsche, Blondel, les personnalistes, les existentialistes. La direction de ce tournant est bonne, en ce que le quatrième niveau de la conscience intentionnelle – celui de la délibération, de l'évaluation, de la décision et de l'action – élève les niveaux antérieurs de l'expérience, de la compréhension et du jugement. Il va au-delà d'eux, il pose un nouveau principe et un nouveau type d'opérations, il oriente les niveaux antérieurs vers un nouvel objectif et, bien loin de les diminuer, il en respecte le fonctionnement et les mène à une fécondité plus grande encore.

    Le quatrième niveau élève les trois précédents et ceux-ci diffèrent sensiblement de l'intellect spéculatif, qui était censé saisir des vérités nécessaires et évidentes en elles-mêmes. Un intellect spéculatif de ce genre pouvait revendiquer et a de fait revendiqué une autonomie complète : la mauvaise volonté, croyait-on, pouvait difficilement venir en conflit avec l'appréhension de la vérité nécessaire et évidente en elle-même, ou avec les conclusions nécessaires découlant d'une telle vérité. En fait, pourtant, ce que l'intelligence humaine saisit dans les données et exprime en concepts n'est pas une intelligibilité nécessairement pertinente, mais uniquement une intelligibilité qui peut être pertinente. Intrinsèquement hypothétique, cette intelligibilité a toujours besoin d'un processus ultérieur de contrôle et de vérification avant de pouvoir être déclarée pertinente de facto pour les données en cause. C'est ainsi que la science moderne est passée sous la tutelle de la méthode, et il est à remarquer que l'adoption et le respect de la méthode sont le résultat, non seulement de l'expérience, de l'intelligence et du jugement, mais aussi d'une décision.

    J'ai présenté sommairement un ensemble de changements fondamentaux qui se sont produits dans les derniers quatre siècles et demi. Ces changements modifient l'image que l'homme a de lui­ même et de son monde, sa science et sa conception de la science, son histoire et sa conception de l'histoire, sa philosophie et sa conception de la philosophie. Ils impliquent trois différenciations fondamentales de la conscience, toutes trois sensiblement au-delà de l'horizon de la Grèce ancienne et de l'Europe médiévale.

    La plupart du temps, ces changements ont suscité la résistance des hommes d'Église, et pour deux raisons. La première tient à ce qu'en général, les hommes d'Église n'ont pas .changements n'ont pas été accompagnés d'une conversion intellectuelle et se sont donc effectués dans un climat d'hostilité envers le christianisme.

    Car la science moderne est une chose, et les opinions extra­scientifiques des hommes de science en sont une autre. Parmi ces dernières, jusqu'à ce que soit reçue la théorie des quanta, on rencontrait un déterminisme mécaniste qui faussait la représentation que l'on pouvait avoir de la nature et qui excluait la liberté et la responsabilité humaines15.

    L'histoire moderne et les présupposés philosophiques des historiens sont choses bien distinctes. H.-G. Gadarner a ainsi fait l'examen des présupposés de Schleiermacher, Ranke, Droysen et Dilthey16. De façon plus sommaire, Kurt Frör affirme que l'œuvre des historiens, dans la première partie du XIXe siècle, est caractérisée par un mélange de spéculation philosophique et de recherche empirique, et que c'est un positivisme encore plus envahissant qui, dans la dernière partie de ce siècle, a éliminé la spéculation17. L'historicisme consécutif a pénétré dans les études bibliques, où se sont imposés, en réaction, les travaux de Barth et de Bultmann. Tous deux reconnaissent la signification de la conversion morale et religieuse. Chez Barth, cela se perçoit dans son affirmation que, si la Bible doit être lue historiquement, elle doit aussi être lue religieusement ; et la lecture religieuse n'est pas purement affaire de sentiments pieux chez le lecteur : elle doit aussi porter attention aux réalités dont parle la Bible18. Chez Bultmann, d'autre part, la conversion religieuse et morale est la réponse existenziell à l'appel ou au défi du Kerygma. Or une telle réponse est un événement subjectif et son objectivation donne naissance au mythe19. Si Bultmann n'est pas un positiviste à la lumière courante puisqu'il connaît le Verstehen, l'étude de la Bible se divise toutefois pour lui en deux aspects : l'aspect scientifique, indépendant de la croyance religieuse, et l'aspect religieux, qui s'introduit, sous les objectivations mythiques de la Bible, jusqu'aux événements subjectifs dont elle témoigne.

    Chez Barth comme chez Bultmann, quoique de manière différente, se révèle le besoin d'une conversion aussi bien intellectuelle que morale et religieuse. Seule une conversion intellectuelle peut remédier au fidéisme de Barth. Seule une conversion intellectuelle peut éliminer la conception séculariste de l'exégèse scientifique que représente Bultmann. Toutefois, la conversion intellectuelle seule ne suffit pas. Elle doit être explicitée dans une méthode philosophique et théologique, et une telle méthode explicite doit comprendre une critique portant à la fois sur la méthode de la science et sur la méthode de l'érudition.

  8. Le développement des doctrines

    J'ai déjà laissé entendre que les doctrines ne se développent pas selon un modèle unique ou même selon un ensemble limité de modèles. En d'autres termes, l'intelligibilité propre aux doctrines en évolution, c'est l'intelligibilité immanente au processus historique. Ce n'est pas par des théories faites a priori que l'on peut découvrir cette intelligibilité, mais par la recherche des données, l'interprétation, l'histoire et la dialectique, qui fonctionnent a posterori et par une décision prise à l'étape où l'on explicite les fondements.

    Ce que j'ai appelé la découverte progressive de l'esprit, c'est justement un ensemble, parmi d'autres, de façons dont les doctrines peuvent se développer. Quand la conscience construit son monde par recours au symbole, elle avance en réinterprétant des matériaux traditionnels. Quand elle penche vers la philosophie, comme chez Xénophane ou Clément d'Alexandrie, elle exclut l'anthropomorphisme comme moyen d'appréhender humainement le divin. L'appréhension purement spirituelle de Dieu qui en résulte crée une tension entre la christologie biblique et la christologie postérieure ; on peut alors employer, pour éclairer la foi, les moyens techniques accessibles dans une culture postsystématique. Utiliser des termes techniques de ce genre ouvre la porte à une théologie où la signification systématique devient prédominante ; une théologie comme celle-là peut, à son tour, donner aux doctrines de l'Église une précision, une concision et une structuration qu'elles ne pourraient avoir autrement. Enfin, une prédominance aussi totale du systématique peut être sapée par les différenciations de conscience dues à la méthode, à l'érudition et à la philosophie modernes ; l'Église se trouve alors devant le dilemme suivant : ou bien revenir à une christologie prénicéenne, ou bien passer à une position entièrement moderne.

    Même si le modèle de développement que je viens de présenter envisage une bonne part du développement doctrinal, il ne doit pas être considéré comme résumant toute l'affaire. Assez souvent, le développement est dialectique : on découvre alors la vérité après qu'une erreur opposée ait été avancée.

    De plus, les doctrines ne sont pas seulement des doctrines : elles sont constitutives tant de l'individu chrétien que de la communauté chrétienne. Elles peuvent affermir ou rendre onéreuse l'allégeance de l'individu. Elles peuvent unir ou provoquer une rupture. Elles peuvent conférer autorité et pouvoir. Elles peuvent être liées à des éléments congénères ou au contraire étrangers à une entité sociale ou à une culture donnée. Ce n'est pas, en effet, dans un vide de pur esprit, mais dans des conditions et des circonstances historiques concrètes que se produisent les développements ; c'est dire à quel point la connaissance de ces conditions et de ces circonstances n'est pas hors de propos dans l'histoire­évaluation qui se prononce sur la légitimité des développements.

    En terminant cette brève section, je veux mentionner le point de vue du professeur Geiselmann, selon lequel les dogmes de l’Immaculée Conception et de l'Assomption diffèrent de ceux qu'ont définis les conciles œcuméniques. Ces derniers règlent des questions controversées, tandis que les premiers reprennent ce qui était déjà enseigné et célébré dans toute l'Église catholique. En conséquence, il les appelle « cultuels20 ». Leur seul apport a été que le magistère solennel proclame un jour ce qui était auparavant proclamé par le magistère ordinaire. Je pense que la psychologie humaine, et plus spécialement l'affinement progressif des sentiments humains, constitue le champ à explorer si l'on désire comprendre le développement des doctrines mariales.

  9. La permanence des dogmes

    La permanence de la signification des dogmes a été affirmée dans la constitution Dei Filius, promulguée au premier concile du Vatican. On en trouve mention dans le dernier alinéa du dernier chapitre du décret (DS 3020) et dans le canon annexé (DS 3043). Il suffit d'étudier la constitution elle-même pour trouver ce que cette affirmation d'une signification permanente veut dire, suppose et implique au juste.

    Trois canons se rattachent au quatrième et dernier chapitre. Ils montrent que ce chapitre vise un rationalisme qui ne reconnaît pas l'existence de mystères, qui se propose de démontrer les dogmes, qui soutient des conclusions scientifiques opposées aux doctrines de l'Église, qui prétend que l'Église n'a aucunement le droit de se prononcer sur des énoncés scientifiques et qui octroie à la science la faculté de réinterpréter les dogmes de l'Église (DS 3041-3043).

    Pour faire face à un rationalisme de ce genre, le concile établit une distinction entre 1) la lumière naturelle de la raison, 2) la foi, 3) la raison éclairée par la foi et 4) la raison opérant au-delà de sa compétence. Expliquons un peu chacun de ces éléments.

    La raison, ou la lumière naturelle de la raison, a un ensemble d'objets à sa portée (DS 3015). Elle peut connaître avec certitude l'existence de Dieu (DS 3004) et certaines, mais non la totalité, des vérités révélées par Dieu (DS 3005, 3015). Elle doit accepter la révélation divine (DS 3008), car cette acceptation est en harmonie avec sa nature (DS 3009). L'Église n'interdit en aucune façon aux disciplines humaines d'utiliser des principes et une méthode qui leur sont propres dans leur domaine propre (DS 3019).

    La foi est une vertu surnaturelle par laquelle on croit vraies les choses que Dieu a révélées, non pas à cause de la vérité intrinsèque des choses perçue par la lumière naturelle de la raison, mais à cause de l'autorité de Dieu même qui révèle et qui ne peut ni se tromper ni nous tromper (DS 3008). On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la parole de Dieu, écrite ou transmise, et que l'Église propose à croire comme divinement révélé, soit par un jugement solennel, soit par le magistère ordinaire et universel (DS 3011). Parmi les principaux objets de foi, se trouvent les mystères cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus s'ils ne sont révélés d'en haut (DS 3015 ; voir 3005).

    Lorsque la raison, éclairée par la foi, cherche avec soin, piété et modération, elle arrive, par le don de Dieu, à une certaine intelligence très fructueuse des mystères, soit grâce à l'analogie avec les choses qu'elle connaît naturellement, soit grâce aux liens qui relient les mystères entre eux et avec la fin dernière de l'homme. Jamais pourtant elle n'est rendue capable de les pénétrer comme les vérités qui constituent son objet propre, car les mystères divins, par leur nature, dépassent tellement l'intelligence créée que, même transmis par la révélation et reçus par la foi, ils demeurent encore recouverts du voile de la foi (DS 3016).

    Il semble que ce soit l'intelligence obtenue par la raison éclairée par la foi que l'on vise en citant Vincent de Lérins : cette intelligence, en effet, est celle du mystère et non de quelque ersatz humain, et ainsi, de par la nature même de la chose, elle doit être « ... in suo dumtaxat genere, in eodem scilicet dogmate, eodem sensu eademque sententia » (DS 3020).

    À l'opposé se trouve la raison qui dépasse ses frontières pour envahir et troubler le domaine de la foi (DS 3019). Car la doctrine de la foi, que Dieu a révélée, n'a pas été proposée à l’esprit de l’être humain comme une découverte philosophique à perfectionner, mais comme le dépôt divin, confié à l'épouse du Christ, pour qu'elle le garde fidèlement et le déclare infailliblement. En conséquence, le sens des dogmes sacrés qui doit toujours être conservé est celui que l'Église a déterminé, et jamais il n'est loisible de s'en écarter sous le prétexte et au nom d'une intelligence plus profonde (DS 3020).

    Le canon correspondant condamne quiconque dit qu'il est possible que les dogmes proposés par l'Église se voient donner parfois, suivant le progrès de la science, un sens différent de celui que Église a compris et comprend encore (DS 3043).

    Retenons donc en premier lieu, l'affirmation du caractère permanent de la signification : « ... is sensus perpetuo est retinendus... nec umquam ab eo recedendum… in eodem scilicet dogmate, eodem sensu eademque sensentia » (DS 3020). « ... ne sensus tribuendus sit alius... » (DS 3043).

    En deuxième lieu, la signification permanente est celle que déclare l'Église (DS 3020), la signification que l'Église a comprise comprend encore (DS 3043).

    En troisième lieu, cette signification permanente est celle de dogmes (DS 3020, 3043). Mais les dogmes sont-ils des vérités révélées ou des mystères révélés ? La différence entre ces deux sortes de dogmes consiste en ce que les mystères se situent au-delà de la compétence de la raison, contrairement à certaines vérités révélées (DS 3005, 3015).

    Il semble que les dogmes dont parlent DS 3020 et 3043 renvoient aux déclarations, faites par l'Église, qui portent sur des mystères révélés. Le contraste qu'on retrouve constamment, en effet, dans le quatrième chapitre, se situe entre la raison et la foi. Seul le premier alinéa (DS 3015) fait mention de vérités appartenant et à la raison et à la foi. Les disciplines humaines n'outrepasseraient pas leurs frontières en traitant de ces vérités (DS 3019). On ne peut non plus leur nier le statut de découverte philosophique à perfectionner par l'esprit des hommes (DS 3020). En outre, les vérités qui se situent à l'intérieur du champ de compétence de la raison semblent pouvoir être connues plus précisément avec le progrès de la science (DS 3043). Enfin, ce sont uniquement les mystères qui dépassent la portée de l'esprit humain (DS 3005), qui se situent au-delà de l'intelligence créée (DS 3016), qui sont acceptés sur la seule autorité de Dieu (DS 3008), qui ne pourraient être connus sans révélation (DS 3015), qui ne sont susceptibles que d'une connaissance analogique et imparfaite de la part de la raison humaine et seulement quand celle-ci est éclairée par la foi ( DS 3016) et qui peuvent, en conséquence, prétendre se situer au-delà du statut de réalisations de l'histoire humaine.

    En quatrième lieu, la signification du dogme ne se sépare pas d'une formulation verbale puisqu'elle est une signification déclarée par l'Église. La permanence rejoint toutefois la signification et non pas la formule ; retenir la même formule et lui donner un sens nouveau, voilà précisément ce qu'exclut le troisième canon (DS 3043).

    En cinquième lieu, il semble qu'il vaille mieux parler de la permanence de la signification des dogmes que de son immutabilité. En effet, c'est la permanence que signifient les expressions : « ... perpetuo retinendus... numquam recedendum ... [ne] sensus tribuendus sit alius... ». De plus, c'est à la permanence plutôt qu'à l'immutabilité que l'on vise quand on désire une intelligence toujours meilleure du même dogme, de la même signification, de la même déclaration.

    Enfin, il y a deux raisons pour affirmer la permanence de la signification des mystères révélés. Il y a la causa cognoscendi : est vrai ce que Dieu a révélé et que l'Église a déclaré infailliblement. Ce qui est vrai est permanent, car la signification qu'il possédait dans son propre contexte ne peut jamais être niée si l'on veut être fidèle à la vérité.

    Il y a aussi la causa essendi. La signification du dogme n'est pas une donnée, mais une vérité. Ce n'est pas une vérité humaine, mais la révélation d'un mystère caché en Dieu. On nie la transcendance divine si l'on s'imagine que l'homme dispose de l'évidence qui lui permettrait de substituer une autre signification à celle qui a été révélée.

    Telle est, je crois, la doctrine de Vatican I sur la permanence de la signification des dogmes. Elle présuppose : 1) qu'il existe des mystères, cachés en Dieu, que l'homme ne pourrait connaître s'ils n'étaient révélés ; 2) qu'ils ont été révélés ; et 3) que l'Église a déclaré infailliblement la signification de ce qui a été révélé. Ces présupposés sont des doctrines de l'Église : leur explication et leur défense sont la tâche d'un théologien, non d'un méthodologue.

  10. L'historicité des dogmes

    La Constitution Dei Filius, du concile Vatican I, doit son apparition à l'existence de deux courants, dans la pensée catholique du XIXe siècle. Les traditionalistes avaient peu de confiance en la raison humaine, et les semi-rationalistes, sans nier les vérités de la foi, tendaient à les situer au niveau de la raison. Parmi ces derniers se trouvait Anton Günther, dont les spéculations avaient reçu une large écoute mais furent rejetées par le Saint-Siège (DS 2828 s.), et Jakob Frohschammer, dont les vues sur la perfectibilité de l'être humain n'étaient pas plus acceptables (DS 2850 s. ; voir 2908 s.). Ces vues furent plus tard poursuivies par le cardinal Franzelin, à la fois dans un votum qu'il présenta au comité préconciliaire21 et dans le schéma qu'il présenta pour discussion durant les premiers jours de Vatican I22.

    Mais comme nous l'avons noté plus haut à propos de Nicée, nous devons maintenant répéter, à propos de Vatican I, que ses déclarations ne se situent pas seulement dans un contexte antérieur, celui de la pensée de 1870, mais aussi dans un contexte postérieur, qui porte attention à des points dont Vatican I a jugé bon de s'abstenir. En effet, Günther et Froshchammer s'intéressaient, chacun à sa façon, à l'historicité et, de façon spécifique, à l'historicité des doctrines de l'Église. Vatican I se contenta de mettre en relief un aspect de leurs vues qui était inacceptable. Mais il n'essaya pas de traiter de la question sous-jacente, à savoir de l'historicité du dogme, devenue depuis lors prédominante. Nous devons donc nous demander si la doctrine de Vatican I sur la permanence de la signification des dogmes peut se concilier avec l'historicité qui marque la pensée et l'action humaines.

    En bref, voici les prémisses théoriques dont découle l'historicité de la pensée et de l'action humaines : 1) les concepts, les théories, les affirmations et les manières d'agir de l'homme sont l'expression de la compréhension humaine ; 2) la compréhension humaine se développe dans le temps et, au fur et à mesure qu'elle se développe, les concepts, théories, affirmations et manières d'agir changent ; 3) ce changement a un caractère cumulatif ; 4) on ne doit pas s'attendre à ce que les changements cumulatifs qui se produisent à un endroit ou un moment donné coïncident avec ceux qui se produisent dans une autre conjoncture.

    Il existe toutefois une différence importante entre une intelligence plus complète de données et une intelligence plus complète d'une vérité. Une intelligence plus complète de données rend possible l'apparition d'une nouvelle théorie et le rejet des théories précédentes. C'est ainsi que s'accomplit l'évolution dans les sciences empiriques. Mais quand s'accroît la compréhension d'une vérité, c'est toujours de la même vérité qu'il s'agit. Il est toujours vrai que deux et deux font quatre. Pourtant, cette vérité a été connue dans des contextes tout à fait différents, par exemple chez les anciens Babyloniens, les Grecs ou les mathématiciens modernes. Mais elle est mieux comprise par les mathématiciens modernes qu'elle ne l'était par les Grecs et, selon toute vraisemblance, elle était mieux comprise des penseurs grecs que des Babyloniens.

    Les dogmes, eux, sont permanents dans leur signification précisément parce qu'ils ne sont pas simplement des données, mais l'expression de vérités et, en fait, de vérités qui, si Dieu ne les avait révélées, ne seraient pas connues de l'être humain. Une fois révélées et crues, elles peuvent être toujours mieux comprises ; mais cette intelligence toujours meilleure est celle de la vérité révélée, non d'autre chose.

    Cette façon de voir ne s'oppose pas non plus à l'historicité des dogmes. Car les dogmes sont des énoncés. Les énoncés ont une signification uniquement dans leur contexte. Ces contextes sont toujours en évolution et ils se rattachent les uns aux autres, surtout par mode de dérivation et d'interaction. Les vérités peuvent être révélées dans une culture et prêchées dans un autre. Elles peuvent être révélées selon le style d'une différenciation particulière de la conscience, définies par l'Église selon le style d'une autre différenciation et comprises par les théologiens dans une troisième différenciation. Ce qui est vrai de façon permanente, c'est la signification qu'a le dogme dans le contexte où il a été défini. Si l'on veut établir avec certitude cette signification, il faut déployer les ressources de la recherche des données, de l'interprétation, de l'histoire et de la dialectique. Si l'on veut déterminer cette signification pour aujourd'hui, il faut passer par l'explicitation des fondements, l'établissement des doctrines, la systématisation et parvenir à la communication. La communication se fait finalement à chaque classe, à chaque culture et à chacune des nombreuses différenciations de la conscience.

    La permanence des dogmes tient donc à ce qu'ils expriment mystères révélés. Leur historicité, d'autre part, tient à ce que 1) les énoncés ont une signification seulement dans leur contexte, et que 2) ces contextes sont évolutifs et par conséquent multiples.

    Ce qui s'oppose à l'historicité des dogmes, ce n'est pas leur permanence, mais ce sont les présupposés et les réalisations du classicisme. Le classicisme supposait que l'on devait concevoir la culture non pas de façon empirique, mais de façon normative et il s'efforçait, du mieux qu'il pouvait, de maintenir une culture unique, universelle et permanente. Ce qui a mis fin à ses présupposés, c’est l'histoire critique. Et ce qui établit des ponts entre les multiples expressions de la foi, c'est une théologie méthodique.

  11. Pluralisme et unité de la foi

    Il y a trois sources de pluralisme. Premièrement, des différences linguistiques, sociales et culturelles donnent naissance à différents types de sens commun. Deuxièmement, la conscience peut être indifférenciée ou différenciée ; dans ce dernier cas, elle peut combiner habilement des domaines différents comme le sens commun, la transcendance, la beauté, le système, la méthode, l'érudition et l'intériorité philosophique. Troisièmement, on peut trouver à tout moment chez une personne une possibilité théorique, un début, un certain progrès ou un développement poussé en fait de conversion intellectuelle, morale ou religieuse.

    On peut concevoir l'unité de la foi de deux façons. Selon les présupposés du classicisme, il ne peut y avoir qu'une seule culture. Cette culture n'est pas à la portée des simples fidèles, du peuple, des indigènes ou des barbares. Néanmoins, la carrière reste toujours ouverte au talent. On y entre par une étude attentive des auteurs anciens, latins et grecs. On la poursuit en apprenant la philosophie et la théologie scolastiques. On vise à de hauts postes en devenant versé en droit canon. On réussit à y parvenir en s'assurant l'approbation et la faveur des gens qu'il faut. À l'intérieur de ce cadre, l'unité de la foi consiste, pour tous et chacun, à souscrire aux bonnes formules.

    Cc classicisme, pourtant, n'a jamais été autre chose que l'écaille vieillie du catholicisme. La racine et le terrain réels de l'unité consistent plutôt dans le fait d'être en amour avec Dieu – le fait que l'amour de Dieu a été répandu dans le plus intime de nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5, 5). L'accueil de ce don constitue la conversion religieuse, qui conduit à la conversion morale et même à la conversion intellectuelle.

    En outre, la conversion religieuse, quand elle est également chrétienne, n'est pas un pur état d'esprit ou de cœur, car elle renferme une composante intersubjective, interpersonnelle. Au don de !'Esprit qui pénètre le chrétien, s'ajoute la rencontre extérieure du témoignage chrétien. Ce témoignage atteste qu'« après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé à nous en son Fils » ( He 1, 1-2).

    En troisième lieu, le rôle des doctrines de l'Église fait partie de celle du témoignage chrétien. Ce témoignage, en effet, porte sur les mystères révélés par Dieu et, en ce qui concerne les catholiques, proclamés infailliblement par l'Église. La signification de ces déclarations dépasse les vicissitudes du processus humain historique. Mais le contexte à l'intérieur duquel cette signification est saisie et, par conséquent, la manière dont cette signification est exprimée varient tous deux avec les différences culturelles et en fonction de la différenciation de la conscience.

    Cette variation nous est familière de longue date. Selon Vatican II, la révélation s'est faite non seulement en paroles, mais en paroles et en actes23. La prédication apostolique n'a pas été adressée aux seuls Juifs, dans les modes de pensée du Spätjudentum, mais aussi aux Grecs, en leur langage et idiome. Alors que le Nouveau Testament parlait plus au cœur qu'à la tête, les conciles christologiques visaient seulement à formuler les vérités qui devaient guider les esprits et les lèvres. Quand la théologie scolastique a refondu la foi chrétienne dans un moule dérivé d'Aristote, elle n'a trahi ni la révélation divine, ni !'Écriture, ni les conciles. Et si les théologiens modernes réussissent à transposer la théorie médiévale dans les catégories dérivées de l'intériorité contemporaine avec ses corrélatifs réels, ils feront pour notre époque ce que les grands scolastiques ont fait pour la leur.

    Le passé révèle donc un important pluralisme d'expression. Et de façon générale, dans l'Église contemporaine, la vieille insistance du classicisme pour l'uniformité à l'échelle mondiale disparaît lentement, pour céder la place à un pluralisme des façons de communiquer la signification chrétienne et les valeurs chrétiennes. Prêcher l'Évangile à toutes les nations, c'est le prêcher à toute classe et à toute culture, d'une manière adaptée à la capacité d'assimilation de cette classe et de cette culture.

    Cette annonce de l'Évangile s'adressera, en général, à une conscience peu différenciée. Il lui faudra donc être aussi multiforme que les divers types de sens commun engendrés par les multiples langages, structures sociales, significations et valeurs culturelles de l'humanité. En chaque cas, le prédicateur devra connaître l'espèce de sens commun à laquelle il s'adresse et il devra toujours garder à l'esprit que, quand la différenciation de la conscience est faible, l'accès à la connaissance ne se fait pas sans recours à l'action.

    Mais si la foi doit être nourrie chez ceux qui ont peu d'instruction, il ne s'ensuit pas qu'on doive négliger les gens instruits. Or tout comme le seul moyen de comprendre le type de sens commun d'une autre personne est d'en venir à comprendre comment elle peut comprendre, parler et agir dans n'importe quelle situation qui se présente couramment dans son existence, de même, le seul moyen de comprendre la différenciation de conscience d'un autre est d'effectuer en soi-même cette différenciation.

    De plus, une compréhension exacte de la mentalité d'un autre n'est possible que si l'on arrive à la même différenciation ou absence de différenciation. En effet, chaque différenciation de conscience implique un certain remodelage du sens commun. Au début, le sens commun tient pour acquise sa compétence universelle parce que, précisément, il ne peut connaître mieux. Mais au fur et à mesure que se produisent les différenciations successives de la conscience, un nombre croissant de domaines de signification est maîtrisé de façon adéquate et soustrait à la compétence du sens commun. La clarté et l'adéquation croissent par bonds. Le sens commun initial est purgé de ses simplifications, de ses métaphores, de ses mythes et de ses mystifications. Une fois atteinte la différenciation de la conscience, le sens commun est confiné entièrement au domaine qui lui est propre, de l'immédiat, du particulier et du concret.

    Il existe cependant maintes voies d'accès à la différenciation intégrale et plusieurs sortes de perfection partielle. Prêcher l'Évangile à tout le monde signifie le prêcher de façon appropriée à chacune des sortes de perfection partielle, tout comme à la différenciation intégrale. C'est pour satisfaire aux exigences propres aux débuts de la signification systématique que Clément d'Alexandrie a nié que les anthropomorphismes de !'Écriture soient à prendre littéralement. C'est pour satisfaire aux exigences d'une signification pleinement systématique que la scolastique médiévale a cherché une présentation cohérente de toutes les vérités de la foi et de la raison. C'est pour satisfaire aux exigences de l'érudition contemporaine que le second concile du Vatican a décrété que l'interprète de l'Écriture doit déterminer la signification visée par l'auteur biblique et, en conséquence, qu'il doit le faire en comprenant les genres littéraires et les conditions culturelles de l'époque et du milieu géographique de cet auteur.

    L'Église, suivant alors l'exemple de saint Paul, devient toute à tous. Ce que Dieu a révélé, elle le communique de manière appropriée aux multiples différenciations de conscience et surtout à chacun des quasi innombrables types de sens commun. Ces multiples façons de parler n'impliquent toutefois qu'un pluralisme de communication car, bien que les modes de communication puissent être nombreux, ils peuvent cependant tous être « in eodem dogmate, eodem sensu eademque sententia ».

    Toutefois, même si devenir tout à tous n'implique rien de plus qu'un pluralisme de communication, cet idéal n'en comporte pas moins de difficultés. D'une part, il requiert, chez ceux qui gouvernent ou enseignent, un développement multidimensionnel. D'autre part, toute réalisation est exposée à être discutée par ceux qui ne peuvent y atteindre. Ceux qui savent peu de choses de l'érudition moderne peuvent prétendre que l'attention au genre littéraire des écrits bibliques est simplement une manœuvre frauduleuse pour rejeter la signification obvie de !'Écriture. Ceux qui n'ont aucun goût pour la signification systématique vont continuer à répéter qu'il vaut mieux ressentir la componction qu'en savoir la définition, même si ceux qui essaient d'établir cette définition soulignent qu'on ne peut guère définir ce qu'on n'expérimente pas. Ceux enfin dont la conscience s'avère imperméable à toute signification systématique vont être incapables de saisir la signification de dogmes comme celui de Nicée et ils peuvent sauter allègrement à la conclusion que ce qui n'a pas de signification pour eux est sans signification.

    Des difficultés de ce genre suggèrent certaines règles. D'abord, puisque l'Évangile doit être prêché à tous, on doit rechercher les modes de représentation et d'expression propres à communiquer la vérité révélée à toute espèce de sens commun et à toute différenciation de conscience. Deuxièmement, personne n'est obligé, au titre de sa foi, d'atteindre à une différenciation de conscience plus poussée. Troisièmement, personne, du seul fait de sa foi, ne doit s'interdire d'atteindre à une différenciation de conscience encore plus grande. Quatrièmement, n'importe qui peut s'efforcer d’exprimer sa foi d'une façon qui convienne à sa différenciation de conscience. Cinquièmement, personne ne devrait juger de choses qu'il ne comprend pas et personne, s'il a une conscience moins différenciée ou autrement différenciée, n'est capable de comprendre exactement ce que dit une personne douée d'une différenciation plus complète.

    Ce pluralisme aura peu d'attrait pour des gens portés à simplifier à outrance. Mais la menace véritable pour l'unité de la foi ne réside ni dans les multiples sortes de sens commun, ni dans les multiples différenciations de la conscience humaine ; elle réside, au contraire, dans l'absence de conversion intellectuelle, morale ou religieuse. Ce pluralisme causé par un manque de conversion est particulièrement dangereux, et de trois façons. D'abord quand l'absence de conversion se rencontre chez ceux qui gouvernent l'Église ou enseignent en son nom. Ensuite, comme c'est le cas maintenant, quand s'effectue dans l'Église un passage du classicisme à la culture moderne. Enfin, quand des gens dont la conscience est partiellement différenciée non seulement ne se comprennent pas les uns les autres, mais aussi exaltent de telle façon le système, la méthode, l'érudition, l'intériorité, ou une expérience quelque peu avancée de la prière, qu'ils éliminent toute réalisation et font obstacle à tout développement dans les quatre autres domaines.

  12. L'autonomie de la théologie

    Ce que Karl Rahner étiquette : Denzingertheologie, le regretté Pierre Charles, de Louvain, l'appelait le positivisme chrétien. Ce positivisme concevait la fonction du théologien comme étant celle d'un propagandiste des doctrines de l'Église, qui faisait son devoir en répétant, expliquant et défendant uniquement ce qui avait été dit dans les documents de l'Église. Il n'avait pas de contribution personnelle à apporter et, de ce fait, il ne pouvait être question pour lui de posséder quelque autonomie dans l'exercice de sa fonction.

    Il est vrai, évidemment, que la théologie n'est ni une source de la révélation divine, ni une annexe à l'Écriture inspirée, ni une autorité qui promulguerait les doctrines de l'Église. Il est également vrai qu'un théologien chrétien doit être authentiquement humain et authentiquement chrétien, et doit donc ne le céder à personne dans son respect de la révélation, de l'Écriture et de la doctrine de son Église. Mais ces prémisses ne mènent pas à la conclusion que le théologien soit un simple perroquet, qui n'aurait rien d'autre à faire que de répéter ce qui a déjà été dit.

    À considérer l'histoire de la théologie, il est clair que les théologiens traitent de plusieurs sujets dont les doctrines de l'Église ne traitent pas et qu'ils ont été les premiers à proposer des doctrines théologiques qui, particulièrement dans l'Église catholique, ont fourni l'arrière-plan et une partie du contenu des doctrines subséquentes de l'Église. C'est pourquoi, dans notre chapitre sur les fonctions constituantes de la théologie, nous avons fait une distinction entre religion et réflexion sur la religion, nous avons identifié cette réflexion à la théologie et nous avons envisagé la théologie comme une entreprise si hautement spécialisée que, au-delà de la spécialisation selon le champ et de la spécialisation selon les matières, nous y avons distingué huit fonctions constituantes.

    Le théologien a une contribution spécifique à apporter. Il possède donc une certaine autonomie, sans quoi il ne pourrait apporter aucune contribution qui lui soit propre. Dans notre présentation de la méthode théologique, nous avons élaboré le critère qui doit guider le théologien dans l'exercice de cette autonomie. En effet, la fonction dialectique rassemble, classe et analyse les vues opposées des évaluateurs, des historiens, des interprètes et des chercheurs. L'explicitation des fondements sert à déterminer quelles vues sont des positions issues de la conversion intellectuelle, morale, religieuse, et lesquelles sont des contrepositions qui trahissent une absence de conversion. En d'autres termes, tout théologien jugera de l'authenticité de ceux qui soutiennent ces vues opposées et il le fera en se référant à la pierre de touche de sa propre authenticité. Cela, évidemment, est loin d'être une méthode à l'abri de toute erreur. Mais cette méthode vise à rassembler les vues authentiques ; elle vise aussi à rassembler les vues inauthentiques et même à mettre en lumière leur inauthenticité. Le contraste qui en résultera ne sera pas chose perdue pour les hommes de bonne volonté.

    L'autonomie exige un critère, elle requiert aussi de la responsabilité. Les théologiens doivent avoir la responsabilité de tenir en ordre leur propre maison, à cause de l'influence qu'ils peuvent exercer sur les fidèles et à cause de l'influence que la doctrine théologique peut avoir sur la doctrine de l'Église. Ils s'acquitteront, je crois, d'autant plus efficacement de leur responsabilité qu'ils prendront en considération le problème de la méthode et que, au lieu d'attendre que leur soit fournie la méthode parfaite, ils adopteront plutôt la meilleure qu'ils puissent trouver et, en l'utilisant, ils en viendront à en discerner les limites et à remédier à ses défauts.

    Certains pensent qu'on met en péril l'autorité des chefs de l'Église en reconnaissant que les théologiens ont une contribution bien à eux à apporter, qu'ils possèdent une certaine autonomie, qu'ils disposent d'un critère strictement théologique et qu'ils ont une grave responsabilité, dont ils s'acquitteront d'autant plus efficacement qu'ils adopteront une méthode et travailleront peu à peu à l'améliorer.

    J'estime, au contraire, que l'autorité de l'Église n'a rien à perdre, et beaucoup à gagner, à cette proposition. On ne perd rien à reconnaître le fait historique pur et simple que la théologie a une contribution à apporter. Il y a, de plus, beaucoup à gagner à en reconnaître l'autonomie et à faire ressortir le fait qu'elle implique une responsabilité. Car la responsabilité conduit à la méthode, et la méthode mise en vigueur rend superflu tout travail de police. Les chefs de l'Église ont le devoir de veiller sur la religion, objet de la réflexion des théologiens. Mais il incombe aux théologiens eux-mêmes de faire en sorte que la doctrine théologique soit autant matière à consensus que toute autre discipline académique reconnue.

    Il y a un autre aspect à la question. Bien que je sois un catholique romain ayant des vues assez conservatrices sur les doctrines religieuses de l'Église, j'ai écrit un chapitre sur les doctrines sans souscrire à aucune autre qu'à la doctrine sur la doctrine mise en place par le premier concile du Vatican. Je l'ai fait délibérément et mon propos a été œcuménique. Je désire, en effet, qu'il soit aussi simple que possible pour des théologiens de différentes allégeances d'adapter ma méthode à leurs usages. Même si des théologiens sont de confessions ecclésiales différentes, même si leurs méthodes sont plus analogues que semblables, néanmoins ce caractère analogique les aidera tous à découvrir combien de choses ils ont en commun et il tendra à mettre en lumière comment on pourrait en arriver à un accord plus complet.

    Enfin, une distinction entre théologie dogmatique et théologie doctrinale peut aider à préciser des points que nous avons essayé de présenter à plusieurs reprises. La théologie dogmatique tient du classicisme. Elle tend à tenir pour acquis que pour chaque question, il y a une, et une seule, proposition vraie. Elle cherche donc à déterminer quelles sont ces propositions uniques qui soient vraies. À l'opposé, la théologie doctrinale s'élabore dans une mentalité historique. Elle sait que la signification d'une proposition devient déterminée seulement dans un contexte. Elle sait que les contextes varient avec les divers types de sens commun, avec l'évolution des cultures, avec les différenciations de la conscience humaine et en fonction de la présence ou de l'absence de conversion intellectuelle, morale et religieuse. En conséquence, elle distingue l'appréhension religieuse d'une doctrine et l'appréhension théologique de cette même doctrine. L'appréhension religieuse se réalise dans un contexte donné, marqué par le type de sens commun d'une personne, par sa propre culture en évolution, par sa propre indifférenciation ou différenciation de conscience, et par les efforts incessants qu'elle fait pour atteindre à la conversion intellectuelle, morale et religieuse. En revanche, l'appréhension théologique des doctrines est historique et dialectique. Elle est historique en tant qu'elle saisit les différents contextes dans lesquels une même doctrine a été exprimée de différentes façons. Elle est dialectique en tant qu'elle discerne la différence entre les positions et les contrepositions, et qu'elle cherche à développer les positions et à renverser les contrepositions.


1 IRÉNÉE, Adv. haer., I, 10, 2 ; III, 1-3 ; Harvey, I, 92, 2 s. ; TERTULLIEN, De praescr. haeret., 21 ; ORIGÈNE, De princ., praef., 1-2; Koetschau, 7 s.

2 Comparer les principes clair s de CLÉMENT d'ALEXANDRIE (Strom. VIII, 2 s. ; Stahlin , III, 81 s.) aux efforts d'IRÉNÉE (Adv. haer., 1, 3, 1, 2, 6 ; Harvey, I, 24-26, 31).

3 Voir V. H. NEUFELD, The Earliest Christian Confessions, Leiden, 1963.

4 Voir le discours d'ouverture de Jean XXIII au second concile du Vatican, AAS 54 (1962) 792, lignes 8 s.

5 J. DANIÉLOU, Théologie du judéo-christianisme, Tournai et Paris, 1959 ; Les Symboles chrétiens primitifs, Paris, 1961 ; Études d'exégèse judéo-chrétienne, Paris, 1966.

6 New York, 1960.

7 Voir plus haut, chapitre 3.

8 Voir K. FRÖR, Biblische Hermeneutik, Munich, 1964, p. 71 s.

9 CLEMENT, Stromates, V, 11, 68, 3 ; MG 9, 103 B ; Stählin, Il, 371, 18 s. ; également V, 11, 71, 4 ; MG 110 A ; Stählin, Il, 374, 15.

10 ATHANASE, Orat. Ill c. Arianos, 4 ; MG 26, 329 A.

11 DS 301.

12 Étude récente et originale : D. B. EVANS, Leontius of Byzantium. An Origenist Christology, Dumbarton Oaks, 1970.

13 Sur ce processus, voir mon ouvrage Grace and Freedom, Londres, 1971. La portée de la distinction de Philippe le Chancelier était que les deux ordres constituaient la définition de la grâce et, de ce fait, éliminaient la perspective extrinsèque antérieure, qui concevait la grâce comme la libération de la liberté.

14 Voir E. J. FORTMAN, à Notes, Theological, NCE, 10, p. 523 ; et l'index systématique de DS en H Id et H lbb, 848, 847.

15 Pour une présentation de la philosophie qui, chez les hommes de science, a succédé au déterminisme mécaniste, voir P. A. HEELAN, Quantum Mechanics and Objectivity, La Haye, 1965.

16 H.-G. GADAMER, Wahrheit und Methode, Tubingue, 1960, p. 162 s.

17 K. FRÖR, Biblische Hermeneutik, Munich, 1964, p. 28.

18 Ibid., p. 31 S.

19 Ibid., p. 34 s. Concernant le dualisme de l'exégèse de Bultmann, voir P. MINEAR, « The Transcendence of God and Biblical Hermeneutics », Proceedings, Catholic Theological Society of America, 23 (1968), p. 5s.

20 J. R. GEISELMANN, « Dogma », Handbuch theologischer Grundbegriffe, édité par H. FRIES, Munich, 1962, 1, p. 231.

21 Le votum a été publié par J. POTTMEYER dans son ouvrage Der Glaube vor dem Anspruch der Wissenschaft, Fribourg-en-Brisgau, 1968 ; voir l'appendice, spécialement 50*, 5I*, 54*, 55*. On trouve une bonne discussion de DS 3020 et 3043 aux pages 431-456.

22 Voir les chapitres 5, 6, 11, 12, 14 du schéma de Franzelin dans MANSI, 50, 62-69, et les notes abondante s, ibid., 50, 83 s.

23 Second Concile du Vatican, Constitution dogmatique sur la révélation divine, I, 2.

 

 

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