Les oeuvres de Bernard Lonergan
Pour une méthode en théologie: ch. 11 - L'explicitation des fondements

 

DEUXIÈME PARTIE

Esquisse des fonctions constituantes

 

11

L'explicitation des fondements

Au chapitre cinquième, qui présentait les fonctions constituantes de la théologie, nous avons conçu la théologie comme une réflexion sur la religion et nous avons dit qu'elle comporte deux phases. Dans la première, dite phase médiatisante, la réflexion théologique détermine quels sont les idéaux, les croyances et les réalisations de ceux qui adhèrent à la religion étudiée. Mais dans la seconde phase, dite médiatisée, la réflexion théologique prend une option beaucoup plus personnelle. Elle ne se contente plus d'exposer ce que d'autres ont avancé, cru ou réalisé. Elle doit, en effet, se prononcer sur la vérité des différentes doctrines, sur la manière dont on peut les concilier entre elles et avec les conclusions de la science, de la philosophie et de l'histoire, et enfin sur la façon dont on peut les communiquer de manière appropriée à des personnes de toute classe et de toute culture.

La cinquième fonction – l'explicitation des fondements – s'occupe de ce qui constitue la base de cette option beaucoup plus personnelle. Dès lors, les fondements que nous allons chercher, ce ne sont pas ceux de l'ensemble de la théologie, mais ceux de ses trois dernières fonctions, à savoir l'établissement des doctrines, la systématisation et la communication. Ce n'est pas non plus le fondement entier de ces trois fonctions que nous allons mettre au jour – car de toute évidence, elles dépendent de la recherche des données, de l'interprétation, de l'histoire et de la dialectique – mais uniquement le fondement supplémentaire indispensable à qui veut passer du discours indirect, qui rapporte les convictions et opinions d'autrui, au discours direct, qui implique une prise de position en la matière.

1. La réalité fondatrice

La réalité fondatrice – à distinguer de son expression – est la conversion religieuse, morale et intellectuelle. D'ordinaire, la conversion intellectuelle dépend de la conversion morale et religieuse ; la conversion morale dépend de la conversion religieuse ; et la conversion religieuse dépend du don que Dieu fait de sa grâce.

Une conversion de cette nature n'influe pas seulement sur l'explicitation des fondements, mais aussi bien sur la phase médiatisante de la théologie, soit sur la recherche des données, l'interprétation, l'histoire et la dialectique. Il reste cependant que la conversion n'est pas un préalable pour cette première phase ; n'importe qui peut faire de la recherche, interpréter, écrire l'histoire, identifier des positions contraires. De plus, même quand la conversion est effective et agissante, son action demeure alors implicite : elle peut affecter l'interprétation, le travail historique et la confrontation dialectique, mais elle ne prétend pas au rôle de critère explicite, établi et universellement reconnu, susceptible d'orienter la démarche à suivre dans ces fonctions. Enfin, bien que la dialectique révèle le polymorphisme de la conscience humaine – les oppositions profondes et irréconciliables en matière de religion, de morale et de connaissance – elle ne va pas plus loin : elle ne prend pas parti. C'est l'individu qui prend parti, et le parti qu'il prend dépend de sa situation par rapport à la conversion.

Les fondements s'enracinent donc véritablement dans le quatrième niveau de la conscience humaine – niveau de la délibération, de l'évaluation et de la décision. Il s'agit de décider pour qui et pour quoi vous êtes ; ou encore, contre qui et contre quoi. Il s'agit d'une décision qui tient compte des multiples possibilités manifestées par la dialectique. Il s'agit d'une décision pleinement consciente concernant son horizon, son approche, sa vision du monde. Il s'agit de choisir délibérément le cadre dans lequel les doctrines prendront leur signification, la systématisation se consacrera à son travail de conciliation et la communication s'exercera de manière effective.

Cette décision délibérée n'a rien d'arbitraire. L'arbitraire fait partie de l'inauthenticité, alors que la conversion est le passage de l'inauthenticité à l'authenticité puisqu'elle consiste à se rendre sans condition aux exigences de l'esprit humain : sois attentif, sois intelligent, sois rationnel, sois responsable, sois en amour.

Il ne faut cependant pas concevoir cette décision comme un acte de volonté. Parler d'un acte de volonté, c'est supposer le contexte métaphysique d'une psychologie des facultés. Mais lorsqu'on parle du quatrième niveau de la conscience humaine, niveau où la conscience psychologique (consciousness) devient conscience morale (conscience), on se situe dans le contexte de l'analyse intentionnelle. Bien que la décision soit responsable et libre, ce n'est pourtant pas l'acte d'une volonté métaphysique, mais l'acte d'une conscience morale et, il va sans dire, quand il s'agit d'une conversion, l'acte d'une conscience droite.

En outre, une décision délibérée affectant l'horizon de quelqu’un constitue une réalisation remarquable. La plupart des gens, en effet, se laissent dériver vers un horizon communément accepté, sans se rendre compte qu'il existe un grand nombre d'horizons. Ne faisant pas usage de leur liberté verticale, ils ne sortent pas de l'horizon dont ils héritent, pour passer à un autre dont ils auraient découvert la supériorité.

Enfin, bien que la conversion soit un événement éminemment personnel, elle n'est pas pour autant un événement strictement privé. Certes, les individus apportent leur contribution à cet élargissement des horizons, mais c'est uniquement à l'intérieur du groupe social que ces éléments font corps et seules des traditions centenaires préparent l'apparition de développements notables. Savoir que la conversion est religieuse, morale et intellectuelle, discerner une conversion authentique d'une conversion inauthentique, en reconnaître la différence à leurs fruits respectifs – « c'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez » – tout cela demande une qualité de sérieux et une sagesse pleine de maturité que le groupe social ne saurait atteindre ou conserver facilement.

Il s'ensuit que la conversion implique plus qu'un changement d'horizon. Cela peut signifier que l'on commence à appartenir à un groupe social différent, ou encore, si ce groupe reste le même, que l'on commence à lui appartenir d'une manière nouvelle. De plus, le groupe en question rendra témoignage à son ou à ses fondateurs, dont il tient et préserve la qualité de sérieux et la sagesse pleine de maturité. Enfin, le témoignage qu'il portera sera efficace dans la mesure où le groupe ne se consacrera pas à ses propres intérêts, mais plutôt au bien-être de l'humanité. Quant à savoir comment le groupe est constitué, à quel fondateur il rend témoignage et quels services il offre à l'humanité, ces questions ne relèvent pas de la cinquième fonction constituante de la théologie – l'explicitation des fondements – mais plutôt de la sixième – l'établissement des doctrines.

2. Le caractère adéquat de la réalité fondatrice

On peut concevoir les fondements de deux manières tout à fait différentes. La manière simple, c'est de les concevoir comme un ensemble de prémisses, de propositions logiquement premières. La manière complexe, c'est de les concevoir comme ce qui vient en premier dans un ensemble ordonné. Si cet ensemble ordonné consiste en propositions, ce qui vient en premier, ce sont les propositions logiquement premières. S'iI s'agit plutôt d'une réalité en évolution et en développement, ce qui vient en premier, c'est l'ensemble des normes immanentes et opérantes qui guident tout pas en avant que l'on fait au cours du processus.

Si l'on veut concevoir les fondements de manière simple, on formulera ce qu'on tient pour les seuls fondements adéquats, d'une façon qui ressemblera à celle-ci : II faut croire et accepter tout ce que la Bible, ou l'Église véritable, ou les deux croient et acceptent. Or, X est la Bible, ou l'Église véritable, ou les deux. II faut donc croire et accepter tout ce que X croit et accepte. De plus, X croit et accepte a, b, c, d... II s'ensuit qu'il faut croire et accepter a, b, c, d...

Si l'on recherche, au contraire, les fondements appropriés à un processus évolutif, on doit abandonner le style statique et déductif – lequel n'admet aucune conclusion qui ne soit implicitement contenue dans les prémisses – et passer au style méthodique – lequel vise à réduire les ténèbres, à augmenter la lumière et à faire en sorte que les découvertes s'ajoutent les unes aux autres. Dans ce cas, ce qui devient de première importance, c'est le contrôle du processus. On doit s'assurer que les positions sont acceptées et les contrepositions, rejetées. Mais ceci ne se réalise que si les chercheurs parviennent à la conversion intellectuelle, – grâce à laquelle ils renoncent à la multitude des fausses philosophies – à la conversion morale, – grâce à laquelle ils échappent aux déviations individuelle, collective et générale1 et à la conversion religieuse, – grâce à laquelle chacun aime vraiment le Seigneur son Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force.

Il n'est aucunement besoin ici, j'espère, d'argumenter contre la réapparition d'une théologie à la Denzinger ou d'une théologie à conclusions. Bien qu'elles présentent des éléments indispensables, ces théologies restent en elles-mêmes notoirement insuffisantes. D'autre part, il semble qu'il soit vraiment nécessaire de souligner le fait que la triple conversion n'est pas fondatrice au sens où elle offrirait des prémisses dont on pourrait tirer toutes les conclusions désirables. La triple conversion ne constitue pas un ensemble de propositions énoncées par le théologien, mais bien un changement fondamental et capital qui se produit dans cette réalité humaine qu'est le théologien. Loin d'être un simple processus qui consisterait à tirer des inférences à partir de certaines prémisses, ce changement porte sur la réalité humaine (la sienne) que l'interprète doit comprendre s'il veut comprendre autrui, sur l'horizon à l'intérieur duquel l'historien s'efforce de rendre intelligible le passé, et sur ses jugements fondamentaux de réalité et de valeur qui s'avéreraient des contrepositions au lieu d'être des positions.

On ne saurait exclure ni les convertis ni les non-convertis du travail de recherche, d'interprétation, d'histoire et de dialectique. Les méthodes à suivre, dans ces fonctions, restent les mêmes et pour les convertis et pour les non-convertis. Mais l'interprétation qui porte sur autrui est marquée par la compréhension qu'on a de soi-même, et les convertis ont à comprendre un moi qui diffère grandement de celui des non-convertis. En outre, l'histoire qu'on écrit dépend de l'horizon à l'intérieur duquel on s'efforce de comprendre le passé ; comme convertis et non-convertis ont des horizons radicalement différents, ils sont susceptibles d'écrire l'histoire de manières différentes. Ces exposés historiques différents, ces interprétations différentes et les styles différents qu'ils entraînent en matière de recherche constituent le centre d'attention de la dialectique. Les différences sont alors réduites à leurs enracinements. Mais cette réduction, pour sa part, montre seulement que les convertis ont un même enracinement et les non-convertis, plusieurs types d'enracinement. La conversion consiste justement à passer d'un enracinement à l'autre. C'est un processus qui ne se déroule pas sur la place publique. Il peut être déclenché par la recherche scientifique, mais il se réalise uniquement dans la mesure où l'on découvre ce qui est inauthentique en soi-même et où l'on s'en écarte, dans la mesure où l'on découvre que la plénitude de l'authenticité humaine est une possibilité réalisable et où l'on s'y attache de tout son être. La conversion s'apparente à ce que dit l'Évangile lorsqu'il proclame : « Convertissez-vous : le Règne de Dieu s'est approché ! »

3. Le pluralisme en matière d'expression

La conversion se manifeste en actes et en paroles. Cette manifestation varie cependant avec le degré de conscience différenciée auquel on est parvenu. C'est pourquoi l'on constate à la fois un pluralisme dans l'expression d'une même option fondamentale et, à mesure que la réflexion se développe, une diversité de théologies qui expriment une même foi. Ce pluralisme – ou cette diversité de théologies – s'avère d'une importance capitale pour qui veut comprendre aussi bien le développement des traditions religieuses que les impasses auxquelles ce développement peut conduire.

Rappelons donc l'existence de quatre domaines fondamentaux de la signification : le sens commun, la théorie, l'intériorité et la transcendance. Ajoutons à ces derniers, pour des raisons pratiques, le domaine de l'érudition et celui de l'art. Un domaine se différencie des autres lorsqu'il se crée un langage à lui et un mode d'appréhension distinct, et que se forme un groupe culturel, social ou professionnel qui exprime et appréhende la réalité de cette manière.

Présumant que tout adulte normal vit dans le domaine du sens commun, nous pouvons dire que la conscience indifférenciée se maintient à l'intérieur du sens commun, alors que tous les cas de conscience différenciée fonctionnent à la fois dans le domaine – du sens commun et dans au moins un des autres domaines de la signification. Du simple point de vue des combinaisons mathématiques possibles, on peut énumérer quelque trente et un types distincts de conscience différenciée. On trouve cinq cas de conscience simplement différenciée, où l'on se meut à la fois dans le domaine du sens commun et dans un autre domaine comme la transcendance, l'art, la théorie, l'érudition ou l'intériorité. Il existe dix cas de conscience doublement différenciée, où le sens commun est couplé avec deux autres domaines comme la religion et l'art, la religion et la théorie, la religion et l'érudition, la religion et l'intériorité, l'art et la théorie, l'art et l'érudition, l'art et l'intériorité, la théorie et l'érudition, la théorie et l'intériorité, l'érudition et l'intériorité. Il existe, en outre, dix cas de triple différenciation de la conscience, cinq cas de quadruple différenciation et un cas de quintuple différenciation.

La conscience indifférenciée se développe à la manière du sens commun. Elle accumule des insights qui lui permettent, d'une part, de parler et d'agir en s'adaptant à n'importe quelle situation qui peut communément se présenter dans son milieu et, d'autre part, de s'arrêter et de penser à son affaire quand une situation inédite se présente.

En tant que mode de développement intellectuel, le sens commun est donné à toute l'humanité. Mais comme contenu, comme compréhension particulière de l'homme dans son monde, le sens commun s'avère, non pas celui de toute l'humanité, mais celui des membres d'un village donné, à qui les étrangers paraissent étranges et pour qui les étrangers semblent parler et agir de façon d'autant plus étrange qu'ils viennent d'un pays lointain.

Les gens qui se meuvent à l'aise dans l'une ou l'autre des variétés infinies du sens commun et du langage ordinaire ne sont pas sans se douter qu'il existe d'autres domaines, tels la religion, l'art, la théorie, l'érudition et l'intériorité. Mais leur appréhension de ces domaines reste rudimentaire et leur expression, vague. Ces lacunes sont comblées à mesure que la conscience parvient à une différenciation plus complète ; ceci implique que toute nouvelle différenciation entraîne une refonte des vues antérieures du sens commun sur des points où celui-ci se reconnaît incompétent. Une conscience qui se différencie ne fait pas que maîtriser d'autres domaines de signification ; elle va jusqu'à comprendre les gens qui sont familiers avec ces domaines. À l'inverse, lorsqu'une conscience peu différenciée se rend compte qu'une conscience plus différenciée dépasse son horizon, elle peut être portée, en réaction d'autodéfense, à considérer celle-ci avec cette hostilité omniprésente et dépréciative que Max Scheler a appelée le ressentiment.

En ce qui concerne la conscience religieuse, on peut dire que l'ascète y tend et que le mystique y parvient. On trouve, chez ce dernier, deux modes tout à fait différents d'appréhension, de relation et d'existence consciente : le mode relevant du sens commun, qui se rapporte au monde médiatisé par la signification, et le mode mystique, qui consiste à se retirer du monde médiatisé par la signification pour se laisser absorber entièrement dans un abandon silencieux, en réponse au don que Dieu fait de son amour. Bien que ce soit là, je pense, l'élément principal de l'expérience mystique, celle-ci n'en reste pas moins très diverse. Le Château intérieur de Thérèse d'Avila renferme plusieurs demeures ; et à côté des mystiques chrétiens, il faut mentionner ceux du judaïsme, de l'Islam, de l'Inde et de l'Extrême-Orient. Un Mircea Eliade a même consacré au chamanisme un livre dont le titre s'énonce comme suit : Le Chamanisme et les techniques archaïques de l'extase.

La conscience artistique est experte dans le domaine de la beauté. Elle reconnaît tout de suite les objets doués de beauté et elle vibre intensément à leur attrait. L'acte créateur constitue sa grande réalisation : elle invente des formes qui s'imposent, elle en voit les implications, elle conçoit et met en œuvre différentes manières de les incarner.

La différenciation théorique de la conscience se déroule en deux phases. Dans chacune de ces phases, les objets sont appréhendés, non pas dans leurs relations à nous, qui relèvent du sens commun, mais dans leurs relations entre eux, qui sont vérifiables. C'est dire que les termes fondamentaux y sont définis implicitement les uns par rapport aux autres et que leurs relations sont établies par recours à l'expérience. Toutefois, au cours de la première phase, les termes fondamentaux et les relations fondamentales viennent de la philosophie et l'on conçoit le rôle des sciences comme étant celui de déterminer de plus en plus le contenu des objets présentés par la philosophie ; c'est l'étape de l'aristotélisme. Au cours de la seconde phase, les sciences s'émancipent de la philosophie en découvrant leurs propres termes fondamentaux et relations fondamentales. À mesure que cette découverte s'approfondit, on retrouve, dans un nouveau contexte, la distinction faite par Aristote entre les priora quoad nos et les priora quoad se. Un Eddington reformule cette distinction en présentant ses deux tables. La première est visible, palpable, brune, compacte et lourde ; la seconde est principalement constituée d'espace vide, traversé çà et là par une onde minuscule qu'il est impossible de se représenter.

La différenciation de la conscience propre à l'érudition est celle du linguiste, du lettré, de l'exégète et de l'historien. Ces derniers utilisent le genre de sens commun propre à leur lieu et à leur temps, pour atteindre à un type de compréhension qui relève du sens commun, mais qui consiste à saisir les significations et les intentions exprimées en des paroles et des actes qui dépendent du sens commun d'un autre peuple, d'un autre lieu ou d'un autre temps. Comme l'érudition fonctionne selon un style de développement intellectuel qui relève du sens commun, elle ne tend pas à dégager les lois et les principes universels que recherchent les sciences de la nature et les sciences humaines soucieuses de généralisation. Son objectif consiste tout simplement à comprendre les significations véhiculées par des affirmations particulières et les intentions qui s'incarnent dans des actions particulières. C'est en ceci que la conscience érudite et la conscience théorique s'avèrent tout à fait distinctes.

La conscience intériorisée se meut dans les domaines du sens commun et de l'intériorité. Alors que la conscience théorique s'efforce de déterminer ses termes fondamentaux et ses relations fondamentales en s'appuyant sur l'expérience sensible, la conscience intériorisée, elle, bien qu'elle doive d'abord s'intéresser à l'expérience sensible, en vient à délaisser ce point de départ pour déterminer ses termes fondamentaux et ses relations fondamentales en examinant les opérations conscientes de l'être humain et la structure dynamique qui les relie les unes aux autres. C'est sur cette base que s'édifie notre méthode. Et c'est vers cette base que la philosophie moderne a progressé en tâtonnant, dans son effort pour dépasser le scepticisme du XIVe siècle, pour découvrir la relation qu'elle peut avoir avec les sciences de la nature et les sciences humaines, pour élaborer une critique du sens commun, qui se mêle si spontanément au non-sens commun, et pour situer l'activité cognitive abstraitement appréhendée, dans le contexte concret et élévateur constitué par le sentiment humain et par la délibération, l'évaluation et la décision morales.

Chacune de ces différenciations de conscience peut être inchoative, adulte ou régressive. On peut discerner dans une vie fervente la préparation d'une expérience mystique, dans une passion pour l'art le début d'une créativité, dans une littérature sapientielle la préfiguration d'une théorie philosophique, chez un antiquaire la trempe d'un érudit, dans une introspection psychologique les éléments de base d'une conscience intérieurement différenciée. Mais on ne se maintient pas forcément au point où l'on est parvenu. À la spiritualité héroïque d'un chef religieux peut succéder la piété routinière de ses disciples. Le génie artistique peut céder la place à la fumisterie. La différenciation de conscience d'un Platon ou d'un Aristote peut enrichir un humanisme postérieur, mais la vigueur de la véritable théorie peut finir par s'émousser. Une haute érudition peut se contenter de ramasser des détails sans rapport les uns avec les autres. Enfin, la philosophie moderne peut passer de la conscience théoriquement différenciée à la conscience intérieurement différenciée, mais elle peut également retourner à la conscience indifférenciée des présocratiques ou des analystes du langage ordinaire.

Je me suis borné à décrire brièvement chacune des différenciations de conscience. Mais en plus de chaque différenciation simple, il existe une double, une triple, une quadruple et une quintuple différenciation. Et comme on trouve dix types de double différenciation, dix autres de triple différenciation et cinq de quadruple différenciation, il s'ensuit qu'on peut emprunter plusieurs chemins pour progresser vers la quintuple différenciation. En outre, à mesure que chaque différenciation se réalise, on réussit à maîtriser plus parfaitement un domaine particulier de l'univers et on réajuste spontanément des manières de faire antérieures grâce auxquelles on s'était accommodé, d'une façon ou d'une autre, à la situation qui prévalait dans ce domaine. C'est ainsi que la conscience théorique enrichit la religion par l'apport d'une théologie systématique, mais elle libère également la science de la nature de sa tutelle philosophique en lui permettant d'élaborer ses propres termes fondamentaux et relations fondamentales. L'érudition élève un mur impénétrable entre la théologie systématique et ses sources religieuses historiques, mais ce développement invite la philosophie et la théologie à abandonner la base qu'elles ont trouvée dans la théorie, pour en chercher une autre dans l'intériorité. Grâce à cette transition, la théologie devient capable d'élaborer une méthode qui fonde et critique le statut de l'histoire critique, de l'interprétation et de la recherche des données.

4. Le pluralisme en matière de langage religieux

Outre le pluralisme radical, qui résulte de la présence ou de l'absence de conversion intellectuelle, morale ou religieuse, il existe une forme de pluralisme plus bénigne et pourtant difficile à tirer au clair, qui s'enracine dans la différenciation de la conscience humaine.

Le type de loin le plus répandu, c'est la conscience indifférenciée. C'est à ce type qu'appartiendra toujours la grande majorité des fidèles. Étant donné qu'elle est indifférenciée, cette conscience ne peut qu'être embarrassée ou amusée par les oracles de la conscience religieuse, par les essais des artistes, par les subtilités des théoriciens, par les patients travaux des historiens et par l'usage complexe de mots familiers que fait la conscience intériorisée. Pour prêcher et enseigner à cette majorité de gens, il faut donc utiliser leurs divers langages, leurs procédés et leurs ressources. Malheureusement, ceux-ci ne sont pas uniformes. Il y a autant de sortes de sens commun qu'il y a de langages, de différences sociales ou culturelles, et presque même de différences de lieu et de temps. C'est dire que pour prêcher l'Évangile à tous les hommes, il faut des prêcheurs en nombre au moins égal aux différents lieux et temps ; cela exige également de chacun qu'il parvienne à connaître les gens à qui il est envoyé, leur mode de pensée, leurs manières de faire et leur façon de parler. Un pluralisme multiforme en résulte. Il s'agit principalement d'un pluralisme en matière de communication plutôt qu'en matière de doctrine. Mais si l'on tient compte des limites de la conscience indifférenciée, aucune doctrine n'y est communicable sinon au moyen des rituels, formes narratives, titres religieux, paraboles ou métaphores qui peuvent être parlants pour un milieu donné.

Il faut signaler une exception à cette règle générale. Les classes instruites d'une société constituent normalement une espèce particulière de conscience indifférenciée. Mais dans le cas de la société hellénistique, les classes instruites reçurent une éducation qui s'inspirait d'œuvres d'authentiques philosophes ; elles purent donc se familiariser avec les principes logiques et se servir des propositions comme objets de réflexion et de raisonnement.

De cette façon, un Athanase put énoncer, parmi les nombreux éclaircissements qu'il apporta au terme homoousion, une règle concernant les propositions traitant du Père et du Fils : eadem de Filio, quae de Patre dicuntur, excepto Patris nomine2.

On peut également proposer de nouveaux termes techniques quand le contexte suffit à rendre clair leur sens. Ainsi, le décret de Chalcédoine introduit, au second paragraphe, les termes de personne et de nature. Mais le premier paragraphe ne permet aucunement de douter de ce qu'on veut dire. Sans craindre de se répéter, le décret insiste sur le fait qu'il s'agit d'« un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, [...] consubstantiel au Père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l'humanité, [...] avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et né en ces derniers jours [...] de Marie, la Vierge, mère de Dieu, selon l'humanité3 ».

Le sens de cette déclaration est obvie. Pour un esprit formé à la logique, elle soulève cependant une question. L'humanité est-elle identique à la divinité ? Si elle ne l'est pas, comment se fait-il que le même être soit à la fois humain et divin ? Ces questions posées, il devient opportun d'expliquer qu'on peut faire une distinction entre personne et nature, que divinité et humanité renvoient à deux natures différentes, que c'est une seule et même personne qui est à la fois Dieu et homme. Une clarification logique de ce genre reste conforme au sens du décret. Mais si l'on va jusqu'à soulever des questions métaphysiques portant, par exemple, sur la réalité de la distinction entre personne et nature, on déborde les questions explicitement envisagées par le décret et on se laisse attirer hors de la conscience indifférenciée, pour entrer dans la conscience théorique de la scolastique.

En premier lieu cependant, arrêtons-nous à la conscience religieuse. Quand on accède à cette conscience, on peut s'en tenir aux négations d'une théologie apophatique. Car on est en amour : un amour sans réserve, sans condition, sans restriction, un amour qui oriente résolument une personne vers ce qui est transcendant dans la bonté (lovableness). Cette orientation résolue et l'abandon qui en résulte permettent à cette personne, tant que leur influence se fait sentir, de se passer de tout objet appréhendé de manière intellectuelle. Et quand leur influence ne se fait plus sentir, le souvenir qu'elle en garde lui permet de se contenter de faire la liste de ce que Dieu n'est pas4.

On peut objecter : nihil amatum nisi praecognitum. Pourtant, ce qui est vrai de tout autre amour humain ne l'est pas nécessairement de celui que Dieu répand dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5, 5). Cette grâce pourrait bien être la découverte qui fonde une recherche de Dieu faite au moyen de la raison naturelle et de la religion positive. Ce pourrait être la pierre de touche qui nous permet de juger si c'est réellement Dieu que la raison naturelle atteint5 ou que la religion positive prêche. Ce pourrait être la grâce que Dieu offre à tous les hommes, qui sous-tend ce qui est valable dans les religions de l'humanité et qui nous permet de croire que ceux qui n'ont jamais entendu proclamer l'Évangile peuvent être sauvés. Ce pourrait être ce qui incite les simples fidèles à prier leur Père céleste dans le secret, même quand leurs appréhensions religieuses sont fautives. C'est cette grâce, enfin, qui justifie théologiquement le dialogue entre les catholiques et les autres chrétiens, les non-chrétiens et même les athées, qui peuvent aimer Dieu dans leur cœur sans le connaître avec leur esprit.

En deuxième lieu, la conscience artistique, surtout quand elle s'unit à une sensibilité religieuse, surélève l'expression religieuse. Elle solennise les rituels, elle met du décorum dans les liturgies, elle rend la musique céleste, les hymnes émouvantes, la parole touchante et l'enseignement édifiant.

En troisième lieu, revenons à la conscience théorique. Comme nous l'avons expliqué, elle colore discrètement les conciles grecs de Nicée, Éphèse, Chalcédoine et Constantinople III. Mais à l'époque médiévale, les universités se donnèrent pour tâche – une tâche d'envergure, systématique et basée sur la collaboration – de concilier tout ce que le passé chrétien leur avait légué. L'audacieuse entreprise spéculative d'un Anselme avait visé à la compréhension avant même d'avoir obtenu une base d'information suffisamment large. Un mode d'approche plus précis se trouve dans le Sic et Non d'Abélard, où cent cinquante-huit propositions sont à la fois soutenues et niées au moyen d'arguments tirés de l'Écriture, des Pères, des conciles et de la raison6. Cette démonstration dialectique conduisit à la technique de la quaestio. Le Non d'Abélard devint Videtur quod non ; son Sic se transforma en Sed contra est ; on ajouta à ces derniers une réponse générale qui présentait des principes de solution, et des réponses spécifiques qui appliquaient ces principes à chacun des éléments de preuve mis de l'avant. Parallèlement à ce développement, il y eut l'activité d'érudition consistant à composer des livres de sentences, qui recueillaient et classaient des passages pertinents tirés de !'Écriture et de la Tradition. Quand on appliqua la technique de la quaestio aux matériaux présentés dans les livres de sentences, ce fut l'apparition des commentaires, qui posèrent un problème nouveau. Il aurait été inutile de concilier les matériaux divergents que contenaient les livres de sentences si les solutions apportées aux multiples questions étaient elles-mêmes restées incohérentes. Il fallait donc trouver un système conceptuel susceptible de permettre aux théologiens d'apporter des réponses cohérentes à toutes les questions posées ; ce qui se réalisa en adoptant et en adaptant partiellement le Corpus aristotélicien.

La théologie scolastique fut une imposante réalisation. Son influence dans l'Église catholique a été profonde et durable. Jusqu'à Vatican II, qui a opté pour un langage plus biblique, la scolastique a fourni, pour une bonne part, les appuis sous-jacents aux documents pontificaux et aux décrets conciliaires. Aujourd'hui pourtant, en gros, elle est mise de côté, en partie à cause du caractère inadéquat des objectifs médiévaux et en partie à cause des déficiences du Corpus aristotélicien.

L'objectif scolastique, qui consistait à concilier tous les éléments de l'héritage chrétien, comportait un grave défaut. On se contentait, en effet, d'une conciliation satisfaisante au plan logique et au plan métaphysique, sans se rendre compte que la diversité des affirmations de cet héritage ne constituait, pour une bonne part, ni un problème logique ni un problème métaphysique, mais bien un problème fondamentalement historique.

Par ailleurs, loin de pouvoir guider la recherche historique ou de faire comprendre l'historicité de la réalité humaine, l'œuvre d'Aristote énonçait son idéal scientifique en parlant de nécessité. Bien plus, cet idéal fautif n'infecta pas seulement la scolastique, mais également une bonne partie de la pensée moderne. C'est la découverte et l'acceptation d'une géométrie non euclidienne qui amena les mathématiciens à reconnaître que leurs postulats et leurs axiomes n'étaient pas des vérités nécessaires. C'est la théorie des quanta qui conduisit les physiciens à abandonner leurs discours sur les lois nécessaires de la nature. Et c'est la dépression des années trente qui obligea les économistes à renoncer à parler des lois de fer de l'économique.

Il faut cependant noter que Thomas d'Aquin fut aussi peu influencé par l'idéal de la nécessité que ne l'avait été Aristote lui-même. Ses divers commentaires, quaestiones disputatae et summae constituent un travail de recherche, suivi d'un effort de compréhension. Ce n'est peut-être que dans le sillage de la controverse de la fin du XIIIe siècle entre augustiniens et aristotéliciens, qu'on prit au sérieux les Seconds Analytiques d'Aristote et qu'il s'ensuivit une montée de scepticisme, entraînant une décadence.

Quelle qu'en soit la cause, Thomas d'Aquin occupa une position suréminente dans la théologie postérieure. On continua, jusqu'à la fin du XVIe siècle, à écrire des commentaires sur les sentences de Pierre Lombard. Mais une tradition divergente fut inaugurée par Capréole (ⱡ 1444), auteur d'un commentaire sur le commentaire que Thomas d'Aquin avait fait des sentences de Pierre Lombard. Une coupure plus radicale encore est due à Cajetan (ⱡ 1534), qui écrivit un commentaire sur la Summa theologiae de Thomas d'Aquin ; cette pratique fut imitée par Bañez (ⱡ 1604), Jean de Saint Thomas (ⱡ 1604), les Salmanticenses (de 1637 à 1700), Gouet (ⱡ 1680) et Billuart (ⱡ 1757). Malgré toute la grandeur de Thomas d'Aquin et toute l'érudition de ces théologiens, ce procédé était contre-indiqué. Des commentaires portant sur un ouvrage systématique comme la Summa Theologiae ne peuvent être qu'indirectement rattachés aux sources chrétiennes. La Réforme exigea donc un retour à l'Évangile ; mais la vraie portée de cette exigence ne pouvait être saisie que le jour où émergerait une conscience érudite.

Il est vrai que dans son De locis theologicis, Melchior Cano (ⱡ c. 1560) avait esquissé une méthode théologique basée sur une étude directe de toutes les sources. Mais comme la tradition conséquente des manuels le montre, l'étude directe des sources ne suffit pas. Il reste à découvrir l'historicité de la réalité humaine. Il reste à élaborer les techniques requises pour reconstituer les contextes divergents présupposés par la variété des personnes, des peuples, des lieux et des temps. Et à partir du moment où l'on maîtrise ces techniques, il devient clair que les anciens traités ne sauraient être enseignés par un seul professeur, mais par toute une équipe.

Les procédés complexes mis en œuvre par la conscience érudite ont été examinés dans nos chapitres portant sur l'interprétation, l'histoire, l'histoire et les historiens, et la dialectique. Une telle présentation présupposait, à son tour, une conscience intériorisée, au courant de ses différents types d'opérations et des relations dynamiques qui structurent cette variété d'opérations en un tout fonctionnel. Seule cette prise de conscience rend possible soit une description exacte de ce que font les érudits, soit une élimination adéquate des confusions provenant de théories erronées de la connaissance.

Bien que des éléments de l'érudition moderne se retrouvent çà et là au long des âges, son développement gigantesque est dû au travail de l'école historique allemande du XIXe siècle. L'attention de cette école se porta d'abord vers la Grèce et la Rome antiques, puis vers l'Europe moderne. Elle pénétra ensuite graduellement les secteurs biblique, patristique, médiéval et, plus tard, celui des sciences religieuses. Les milieux catholiques lui résistèrent longtemps, mais ils ne lui manifestent, de nos jours, aucune opposition sérieuse. L'ère dominée par la scolastique a vécu et l'on en est à reconstruire la théologie catholique.

5. Les catégories

Nous avons signalé que la théologie médiévale a pris Aristote comme aide et guide pour clarifier sa pensée et y mettre de la cohérence. Dans le cas de la méthode que nous proposons, la clarification fondamentale viendra plutôt de la conscience intérieurement et religieusement différenciée.

Rappelons que les notions transcendantales s'identifient à notre capacité de chercher et, quand cette recherche aboutit à une découverte, de reconnaître tout cas concret d'intelligibilité, de vérité, de réalité et de bien. C'est dire qu'elles concernent tout objet que nous arrivons à connaître en posant des questions et en répondant à ces questions.

Alors que les notions transcendantales rendent possibles les questions et les réponses, les catégories, elles, les déterminent. Les catégories théologiques sont générales ou spéciales. Les catégories générales sont relatives à des objets qui se trouvent également dans le champ de juridiction d'autres disciplines ; les catégories spéciales sont relatives aux objets propres à la théologie. La tâche d'élaborer des catégories générales et spéciales ne relève cependant pas du méthodologue, mais du théologien qui se consacre à la cinquième fonction constituante de la théologie. Le rôle du méthodologue est préliminaire ; il consiste à indiquer quelles qualités devraient posséder les catégories théologiques, quel degré de validité on peut leur demander et comment s'obtiennent les catégories douées de ces qualités et de ce degré de validité.

Notons tout d'abord que le christianisme est une religion qui s'est développée sur une période de deux millénaires. En outre, cette religion a des antécédents dans l'Ancien Testament et elle a la mission de prêcher à toutes les nations. De toute évidence, une théologie qui se propose de réfléchir sur une telle religion et qui oriente ses efforts vers une communication universelle, doit posséder une base transculturelle.

La méthode transcendantale que nous avons esquissée dans notre premier chapitre s'avère, en un sens, transculturelle. Il est clair qu'elle ne l'est pas en tant qu'elle est explicitement formulée. Mais elle l'est au plan des réalités auxquelles renvoie cette formulation : ces réalités ne sont pas les produits d'une culture mais, bien au contraire, les principes qui engendrent, préservent et développent les cultures. Et comme c'est à ces réalités que nous pensons quand nous parlons d'homo sapiens, il s'ensuit que ces réalités sont transculturelles en ce sens qu'elles sous-tendent toutes les cultures vraiment humaines.

De même, le don que Dieu fait de son amour (Rm 5, 5) comporte un élément transculturel. Offert à tous les humains, ce don se manifeste avec plus ou moins d'authenticité dans les multiples et diverses religions de l'humanité et il est perçu de façons aussi différentes qu'il existe de cultures différentes. En tant que distinct de ses manifestations, ce don n'en reste pas moins transculturel. S'il est vrai que tout autre genre d'amour présuppose une connaissance – nihil amatum nisi prœcognitum – le don que Dieu fait de son amour, lui, reste libre. Il n'est pas conditionné par la connaissance humaine ; il est, au contraire, le facteur qui pousse l'être humain dans la recherche de Dieu. Loin de se limiter à une phase ou à une portion de la culture humaine, il constitue le principe qui introduit la dimension transmondaine dans n'importe quelle culture. Bien sûr, le don que Dieu fait de son amour a sa contrepartie dans les événements de la révélation, grâce auxquels Dieu manifeste à un peuple donné, puis à tous les humains, la plénitude de son amour à leur égard. Le fait d'être en amour ne se réalise pas véritablement chez l'individu isolé, mais seulement chez plusieurs personnes qui se témoignent de l'amour les unes aux autres.

Il existe donc des bases dont on peut faire dériver des catégories générales et spéciales qui sont, dans une certaine mesure, transculturelles. Mais avant d'essayer de montrer de quelle manière pourrait s'effectuer cette dérivation, disons quelques mots sur la validité qu'on peut en attendre.

D'abord, en ce qui concerne la base que les catégories théologiques générales trouvent dans la méthode transcendantale, nous ne pouvons que répéter ce qui a déjà été dit. La formulation explicite de cette méthode est historiquement conditionnée et l'on doit s'attendre à ce qu'elle soit corrigée, modifiée et complétée à mesure que les sciences continuent à progresser et que s'améliore la réflexion qui porte sur elles. Ce qui s'avère transculturel, c'est la réalité à laquelle renvoie cette formulation. Cette réalité s'avère transculturelle parce qu'elle est, non pas le produit d'une culture donnée, mais au contraire, le principe qui engendre et développe les cultures vivantes, ou encore le principe qu'on ne respecte pas dans le cas des cultures qui s'effritent et tombent en décadence.

En deuxième lieu, en ce qui concerne la base des catégories théologiques spéciales, à savoir le fait d'être en amour sans restriction, il faut établir une distinction entre 1) la manière dont on le définit et 2) la manière dont on le réalise. Cet amour se définit comme l'actualisation habituelle de la capacité qu'a l'homme de se dépasser ; il se définit comme la conversion religieuse, qui fonde la conversion tant morale qu'intellectuelle ; il fournit le véritable critère qui sert à juger tout le reste ; et en conséquence, on n'a qu'à l'expérimenter en soi-même ou à l'observer chez les autres pour pouvoir affirmer qu'il trouve en lui-même sa propre justification. D'autre part, si l'on considère cet amour en tant que présent chez un être humain particulier, on remarque qu'il se réalise de manière dialectique. L'authenticité recherchée consiste à abandonner l'inauthenticité, mais cet abandon n'est jamais total et demeure toujours précaire. Les plus grands saints n'ont pas que des bizarreries : ils ont également leurs défauts ; et ce ne sont pas seulement quelques individus, mais bien tous les humains qui doivent prier autant en vérité que par humilité7 lorsqu'ils disent : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ».

Ainsi donc, même s'il n'est pas besoin de justifier critiquement la charité décrite par saint Paul au chapitre 13 de sa première épître aux Corinthiens, il reste toujours nécessaire de porter un regard très critique sur tout individu ou groupe religieux et de discerner, par-delà la véritable charité qu’il peut bien avoir reçue, les diverses formes de déviation qui peuvent gauchir ou empêcher l'exercice de cette charité8

En troisième lieu, si nous envisageons à la fois la méthode transcendantale et le don que Dieu fait de son amour, il faut rappeler la distinction que nous avons faite entre un noyau intérieur, d'ordre transculturel, et une manifestation extérieure, sujette à varier. Il va sans dire que les catégories théologiques seront transculturelles uniquement dans la mesure où elles renverront à ce noyau intérieur. Sous l'aspect de leur formulation concrète, elles seront historiquement conditionnées et, dès lors, susceptibles d'être corrigées, modifiées et complétées. En outre, plus elles seront élaborées et plus elles s'éloigneront de ce noyau intérieur, plus elles s'avéreront précaires. On peut donc se demander sur quels principes se baser pour les accepter et les utiliser.

Avant de répondre à cette question, il faut présenter la notion de modèle ou de type-idéal. Les modèles sont aux sciences humaines, aux philosophies et aux théologies, à peu près ce que sont les mathématiques aux sciences de la nature. Les modèles, en effet, ne prétendent pas être des descriptions de la réalité, ni des hypothèses portant sur la réalité, mais simplement des ensembles imbriqués de termes et de relations. De fait, ces ensembles se montrent utiles pour guider les recherches, pour former des hypothèses et pour rédiger des descriptions. Le modèle oriente ainsi l'attention d'un chercheur dans une direction déterminée, avec l'un ou l'autre des résultats suivants : il peut lui fournir le schéma de base de ce qu'il découvre ensuite être effectivement la réalité ; il peut au contraire s'avérer largement inadéquat, mais ce manque d'adéquation sert alors à faire apparaître des indices qu'on pourrait bien autrement ne jamais remarquer. Ensuite, quand on possède un modèle, la tâche de former une hypothèse se ramène au simple problème de tailler un modèle qui convienne à un objet ou à un champ donné. Finalement, l'utilité d'un modèle peut se manifester quand il s'agit de décrire une réalité connue. Les réalités connues, en effet, sont parfois excessivement compliquées et il peut être difficile de trouver un langage approprié pour les décrire. C'est pourquoi la formulation et l'acceptation générale de modèles peu­ vent faciliter énormément tant la description que la communication.

Ces remarques sur les modèles concernent la validité des catégories théologiques générales et spéciales. D'abord, ces catégories constitueront un ensemble de termes et de relations imbriqués et serviront ainsi de modèles. Ensuite, ces modèles seront construits à partir de termes fondamentaux et de relations fondamentales qui renverront à des composantes transculturelles de la vie humaine et de l'agir humain, de sorte qu'ils posséderont, dans leur enracinement, une validité assez exceptionnelle. Enfin, la question de savoir s'il faut les considérer comme plus que des modèles ayant une valeur fondatrice exceptionnelle, n'est pas une question méthodologique, mais théologique. En d'autres mots, c'est aux théologiens d'affirmer si un modèle particulier peut servir d'hypothèse ou de description.

6. Les catégories théologiques générales

Si l'on veut obtenir des catégories par mode de dérivation, il faut préciser de quelle base on les fera dériver. La base des catégories théologiques générales, c'est à la fois le sujet en attention, en recherche, en réflexion et en délibération, les opérations qui résultent de cette attention, de cette recherche, de cette réflexion et de cette délibération, et la structure à l'intérieur de laquelle ces opérations se produisent. Le sujet en question n'est pas un sujet général, abstrait ou théorique ; dans chaque cas concret, c'est le théologien particulier qui est en train de faire de la théologie. De plus, l'attention, la recherche, la réflexion et la délibération dont il s'agit, ce sont celles qu'il découvre en exercice à l'intérieur de lui-même ; les opérations conséquentes, ce sont celles qu'il a repérées et identifiées dans son propre fonctionnement ; et la structure à l'intérieur de laquelle ces opérations se produisent, c'est le schème des relations dynamiques qui font passer d'une opération à la suivante, comme il le sait à partir de sa propre expérience. Enfin, le sujet se dépasse lui-même. Ses opérations manifestent des objets ; chaque opération manifeste un objet partiel, tandis qu'un ensemble structuré d'opérations manifeste des objets composés. Et comme les opérations permettent au sujet d'être conscient de lui-même dans son fonctionnement, il se manifeste, lui aussi, non comme objet cependant, mais comme sujet.

Voilà en quoi consiste le noyau fondamental des termes et des relations. Il y a eu, depuis des millénaires, une multitude de personnes chez lesquelles pareil noyau fondamental de termes et de relations a pu se vérifier, puisqu'elles aussi ont prêté attention, compris, jugé et décidé. Elles n'ont toutefois pas accompli ces opérations de manière isolée, mais à l'intérieur de groupes sociaux ; et comme ces groupes se développent, progressent ou déclinent, ils constituent non seulement une société, mais également une histoire.

Le noyau fondamental des termes et des relations peut se différencier de plusieurs manières. On peut distinguer et décrire tour à tour : 1) chacune des différentes sortes d'opérations conscientes qui se produisent ; 2) les configurations de l'expérience – biologique, esthétique, intellectuelle, dramatique, pratique ou cultuelle – à l'intérieur desquelles les opérations se produisent ; 3) la qualité de conscience qui varie selon qu'elle est inhérente à la sensation, à l'opération intellectuelle, à l'opération rationnelle ou à l'opération responsable et libre ; 4) les différentes façons dont les opérations tendent à leur but : celle du sens commun, celle des sciences, celle de l'intériorité et de la philosophie, celle de la vie de prière et de la théologie ; 5) les divers domaines de la signification et les divers mondes signifiés qui résultent de différentes façons de fonctionner : le monde de l'immédiateté, donné dans l'expérience immédiate et confirmé par un ensemble de réponses satisfaisantes, le monde du sens commun, celui des sciences, celui de l'intériorité et de la philosophie, celui de la religion et de la théologie ; 6) les diverses structures heuristiques à l'intérieur desquelles les opérations s'ordonnent en vue d'atteindre leurs buts : les structures heuristiques classique, statistique, génétique et dialectique9 ainsi que, les embrassant toutes, la structure heuristique intégrale à laquelle correspond ma conception de la métaphysique10 ; 7) le contraste qu'on trouve entre d'une part, la conscience différenciée, qui passe aisément d'un type d'opération situé dans un monde donné à un autre type d'opération situé dans un monde différent, et d'autre part, la conscience indifférenciée, qui se sent chez elle dans son espèce locale de sens commun, mais qui trouve à la fois étranger et incompréhensible tout message provenant du monde de la théorie, de l'intériorité ou de la transcendance ; 8) la différence qui existe entre ceux qui ont expérimenté la conversion religieuse, morale ou intellectuelle et ceux qui ne l'ont pas expérimentée ; 9) les positions, les contrepositions, les modèles et les catégories qui en résultent et qui divergent entre eux de manière dialectique.

Pareille différenciation enrichit grandement le noyau initial des termes et des relations. À partir de cette base élargie, on peut entreprendre un exposé détaillé qui portera d'abord sur le bien humain, les valeurs et les croyances, puis sur les supports, les éléments, les rôles, les domaines et les phases de la signification, et finalement sur la question de Dieu, l'expérience religieuse, ses expressions et son développement dialectique.

Enfin, étant donné que le noyau fondamental des termes et des relations constitue une structure dynamique, il existe plusieurs façons d'élaborer des modèles de changement. Par exemple, on peut concevoir le feu comme l'un des quatre éléments, comme dû au phlogiston ou comme un processus d'oxydation. Pourtant, même si ces réponses n'ont pas grand-chose en commun, elles dépendent de la même question : Que connaîtrez-vous quand vous comprendrez les données que vous avez sur le feu ? D'une manière plus générale, on peut dire que la nature de x est ce que l'on connaîtra quand les données portant sur x seront comprises. De la sorte, en prêtant attention aux notions heuristiques qui se cachent sous des noms communs à une même réalité, on trouve le principe d'unité susceptible de mettre en rapport les significations successives attribuées à ce nom11.

D'autres illustrations peuvent suivre, venant pour la plupart d'lnsight. On peut décrire les développements comme des processus allant d'opérations initiales, globales et de peu d'efficacité, en passant par une différenciation et une spécialisation, jusqu'à l'intégration de spécialités perfectionnées. Les développements révolutionnaires qui se sont produits dans quelques secteurs de la pensée peuvent être schématisés comme des points de vue supérieurs successifs12. Un univers où des lois aussi bien classiques que statistiques se vérifient, sera caractérisé par un processus de probabilité émergente13. On peut montrer que l'authenticité engendre le progrès et que l'inauthenticité entraîne le déclin14 ; le problème de renverser le processus du déclin constitue une introduction à la religion15. Et les problèmes d'interprétation font émerger la notion d'un point de vue universel potentiel qui dépasse les différents niveaux et séquences d'expression16.

7. Les catégories théologiques spéciales

Après avoir exposé de quelle manière on peut faire dériver les catégories théologiques générales, considérons la manière de faire dériver les catégories théologiques spéciales. À cet effet, nous trouvons un modèle dans la théologie théorique élaborée au cours du moyen âge. Mais on ne peut imiter ce modèle qu'à la condition d'effectuer une transposition. Car les catégories que nous voulons obtenir n'appartiendront pas à une théologie théorique, mais à une théologie méthodique.

Pour illustrer la différence entre ces deux types de théologie, prenons comme exemple la doctrine médiévale de la grâce. Elle présuppose une psychologie métaphysique qui se formule en termes d'essence de l'âme, de puissances, d'habitus et d'actes. Cette psychologie métaphysique correspond à l'ordre de la nature. Mais la grâce va plus loin que la nature, puisqu'elle la perfectionne. Pour parler de la grâce, il faut donc utiliser des catégories théologiques spéciales qui renvoient à des entités surnaturelles, car la grâce est liée au don que Dieu nous fait de lui-même par amour, et ce don n'est pas dû à notre nature, mais bien à l'initiative gratuite de Dieu. En même temps, ces entités doivent être des prolongements qui perfectionnent notre nature. Ce sont donc des habitus et des actes. Les actes surnaturels découlent ordinairement d'habitus opératifs surnaturels (vertus), et ceux-ci découlent d'un habitus entitatif surnaturel (grâce sanctifiante) qui, contrairement aux habitus opératifs, ne s'enracine pas dans les puissances, mais dans l'essence de l'âme.

Pour réaliser le passage d'une théologie théorique à une théologie méthodique, il ne faut pas partir d'une psychologie métaphysique, mais de l'analyse intentionnelle et en particulier de la méthode transcendantale. Ainsi, dans notre chapitre portant sur la religion, nous avons fait remarquer que le sujet humain se dépasse au plan intellectuel quand il parvient à connaître, qu'il se dépasse au plan moral dans la mesure où il recherche ce qui est valable, ce qui est vraiment bien, devenant ainsi principe de bienveillance et de bienfaisance, et qu'il se dépasse au plan affectif quand il se met à aimer, quand il sort de son isolement et quand il agit spontanément non pas uniquement pour lui-même, mais également pour les autres. Nous avons ensuite distingué différentes sortes d'amour : l'amour d'intimité, qui se réalise entre mari et femme, ou entre parents et enfants ; l'amour de l'humanité, qui se consacre à la poursuite du bien-être de l'être humain au plan local, national ou universel ; et l'amour qu'on appelle transmondain parce qu'il exclut toute condition, toute réticence, toute restriction et toute réserve. C'est cet amour transmondain – non pas tel ou tel acte, ni telle série d'actes, mais cet état dynamique dont découlent les actes d'une personne – qui équivaut, dans une théologie méthodique, à ce qu'on appelle, dans une théologie théorique, la grâce sanctifiante. C'est enfin cet état dynamique, se traduisant en actes intérieurs et extérieurs, qui fournit la base à partir de laquelle on établit les catégories théologiques spéciales.

D'après la tradition, cet état dynamique passe par trois étapes : la voie de la purification, où l'on abandonne le péché et surmonte la tentation ; la voie de l'illumination, où l'on acquiert un discernement plus raffiné des valeurs et un engagement plus résolu à leur égard ; et la voie de l'union, où la joie sereine et la paix manifestent l'amour même qui a rendu possibles cette lutte contre le péché et ce progrès en matière de vertu.

Les données concernant cet état dynamique – l'amour transmondain – sont donc des données qui portent sur un processus de conversion et de développement. Les facteurs internes en sont le don que Dieu fait de son amour et le consentement de l'être humain ; mais il existe aussi des facteurs externes, qu'on trouve dans l'expérience et la sagesse recueillies et transmises par la tradition religieuse. Si la loi civile fixe la responsabilité adulte à l'âge de vingt et un ans, le professeur de psychologie religieuse à Louvain, lui, soutient que « l'homme n'atteint à la véritable foi religieuse, personnelle et reconnue dans sa finalité transcendante, que vers l'âge de 30 ans17 ». Mais tout comme on peut être un grand scientifique sans avoir plus que des notions très vagues à propos de ses propres opérations intentionnelles et conscientes, de même une personne peut avoir de la maturité au plan religieux et devoir pourtant se rappeler sa vie passée et en examiner les événements et les traits religieux, pour parvenir à y discerner une direction, une orientation, un appel et un mouvement vers la dimension transmondaine. Même alors, les difficultés de cette personne ne sont pas finies : elle peut s'avérer incapable de rattacher un sens précis aux mots que je viens d'employer ; elle peut être trop familière avec la réalité dont j'ai parlé pour être capable de la mettre en rapport avec ce que je dis ; elle peut chercher à tort quelque chose d'identifiable au moyen d'une étiquette, au lieu d'essayer tout simplement d'atteindre à un degré de conscience plus élevé de la force qui s'exerce en elle et de porter attention à ses effets à long terme.

Je ne pense pas toutefois que la matière de cette enquête puisse être mise en doute. Dans le domaine de l'expérience religieuse, un Olivier Rabut s'est précisément demandé s'il existe un « noyau infracassable », et il l'a situé dans l'existence de l'amour.

Seule est certaine l'existence de l'amour. Une musique emplit la salle : on ne sait pas trop si elle vient d'un disque, des ondes Martenot, d'un orchestre ou de quelque autre chose, mais la musique est là. Un courant d'amour et de sens, atteignant par endroits un degré assez étonnant, est présent dans le monde, discret, caché, invitant chacun de nous à s'y joindre.

Je ne le perçois que si je m'y joins un peu. Le courant d'amour ne m'est connu qu'à travers mon amour18.

C'est de l'expérience religieuse que la fonction appelée l'explicitation des fondements fera dériver son premier groupe de catégories. Cette expérience est quelque chose d'extrêmement simple et, avec le temps, de nature à simplifier énormément celui qui la vit ; mais c'est aussi quelque chose d'extrêmement riche et enrichissant. Nous avons besoin de nombreuses études portant sur l'intériorité religieuse, qu'elles soient historiques, phénoménologiques, psychologiques ou sociologiques. Il faut également que se produise chez le théologien un développement spirituel qui lui permette à la fois d'entrer dans l'expérience d'autres personnes et de forger les termes et les relations susceptibles d'exprimer cette expérience.

En deuxième lieu, on passe du sujet individuel aux sujets rassemblés en communauté pour le service et le témoignage, puis à l'histoire d'un salut qui s'enracine dans le fait d'être en amour et au rôle de cette histoire dans le progrès du Royaume de Dieu parmi les humains.

Un troisième groupe de catégories spéciales nous fait passer de notre amour à la source de cet amour. La tradition chrétienne explicite la visée de Dieu qui est implicite en toute visée humaine, lorsqu'elle parle de l'Esprit qui nous est donné, du Fils qui nous a rachetés, du Père qui nous a envoyé le Fils et qui, avec le Fils, nous envoie l'Esprit, et de notre destinée future, de ce moment où nous connaîtrons, non pas dans un miroir et de façon confuse, mais face à face.

Un quatrième groupe de catégories résulte du fait de la division. Tout comme notre existence humaine, notre existence chrétienne peut, elle aussi, être authentique ou inauthentique, ou encore un mélange des deux. Et – ce qui est pire – aux yeux de l'homme ou du chrétien inauthentique, l'inauthentique apparaît authentique. C'est là que s'enracinent divisions, oppositions, controverses, dénonciations, amertumes, haines et violences. C'est là aussi que se trouve la base transcendantale de la quatrième fonction, la dialectique.

Un cinquième groupe de catégories porte sur le progrès, le déclin et la rédemption. De même que l'authenticité humaine favorise le progrès et que l'inauthenticité humaine engendre le déclin, ainsi l'authenticité chrétienne – cet amour des autres qui ne recule pas devant l'abnégation et la souffrance – constitue le moyen par excellence de vaincre le mal. Les chrétiens réalisent le Royaume de Dieu en ce monde non seulement en faisant le bien, mais encore en étant vainqueurs du mal par le bien (Rom. 12, 21). En plus du progrès de l'humanité, il existe aussi du progrès et du développement à l'intérieur du christianisme lui-même ; et à côté du développement, on trouve également du déclin ; le problème se pose donc de renverser le processus du déclin, de vaincre le mal par le bien tant dans l'Église que dans le monde.

Nous avons présenté une esquisse des catégories théologiques générales et spéciales. Comme nous l'avons déjà signalé, la tâche du méthodologue consiste à esquisser la manière de faire dériver ces catégories, mais il revient au théologien qui travaille dans la cinquième fonction, de déterminer en détail ce que seront ces catégories générales et spéciales.

8. L'utilisation des catégories

J'ai montré comment on peut faire dériver les catégories générales et spéciales d'une base transculturelle. Dans le cas des catégories générales, la base transculturelle est l'être humain authentique ou inauthentique, attentif ou inattentif, intelligent ou peu doué, rationnel ou irréfléchi, responsable ou irresponsable, ainsi que les positions et contrepositions qui résultent de ses activités. Dans le cas des catégories spéciales, la base transculturelle est le chrétien authentique ou inauthentique, véritablement en amour avec Dieu ou infidèle à cet amour, ainsi que l'approche et le style de vie chrétiens ou non chrétiens qui en découlent.

L'art de faire dériver ces catégories suppose que le sujet humain et chrétien parvienne à une appropriation de soi et qu'ayant ainsi atteint un degré de conscience supérieur, il s'en serve à la fois comme base pour exercer un contrôle méthodique lorsqu'il fait de la théologie, et comme a priori pour comprendre les autres, leurs relations sociales, leur histoire, leur religion, leurs rites et leur destinée.

La purification des catégories, c'est-à-dire l'élimination de l'inauthentique, est préparée par le travail de la dialectique et elle se réalise dans la mesure où le théologien parvient à l'authenticité en passant par une conversion religieuse, morale et intellectuelle. On ne saurait compter, en ce domaine, sur la découverte d'un critère, d'un test ou d'un contrôle « objectif ». Car le sens du mot « objectif » est trompeur. L'objectivité authentique est en effet le fruit d'une subjectivité authentique ; on ne saurait l'atteindre qu'en parvenant à une subjectivité authentique. Chercher et utiliser autre chose équivaut à marcher sur des béquilles et conduit invariablement à une certaine forme de réductionnisme. Comme Hans-Georg Gadamer l'a soutenu au long et au large dans Wahrheit und Methode, il n'existe aucun critère méthodologique satisfaisant qui nous permette de nous passer des critères de la vérité.

On utilise les catégories théologiques générales dans chacune des huit fonctions constituantes de la théologie. L'apparition des catégories théologiques spéciales se prépare au cours de la dialectique et requiert un engagement manifeste dans l'explicitation des fondements. Cet engagement se fait à l'égard des catégories considérées uniquement comme modèles, comme ensembles imbriqués de termes et de relations. L'utilisation et l'acceptation des catégories comme hypothèses portant sur la réalité ou comme descriptions de la réalité, se réalisent à l'étape de l'établissement des doctrines, de la systématisation et de la communication.

Il faut souligner le fait que cette utilisation des catégories spéciales se fait en interaction avec les données. Celles-ci nous permettent d'expliciter davantage les catégories, tout en exigeant une clarification plus poussée, une correction et un développement des catégories.

De cette façon, s'inaugure une sorte de mouvement en ciseaux, dont la lame supérieure serait formée des catégories, et la lame inférieure, des données. Tout comme les principes et les lois de la physique ne sont ni purement des mathématiques ni purement des données, mais bien le fruit d'une interaction entre les mathématiques et les données, de même la théologie ne peut être ni purement a priori ni purement a posteriori, mais plutôt le fruit d'un processus évolutif où l'on s'appuie tour à tour sur une base transculturelle et sur des données de plus en plus structurées.

Ainsi donc, étant donné que la théologie est un processus évolutif, étant donné que même la religion et la doctrine religieuse se développent, la fonction appelée l'explicitation des fondements s'occupera, en grande partie, des origines, de la genèse, de l'état actuel, des transformations et des adaptations possibles de ces catégories grâce auxquelles les chrétiens se comprennent eux-mêmes, communiquent les uns avec les autres et prêchent l'Évangile à toutes les nations.


1 À propos des déviations, voir L’insight, ch. 7.

2 Athanase, Orat. III c. Arianos, MG 26, 329 A.

3 DS 301. Dans le présent chapitre et dans le suivant, les citations de Denzinger seront données d'après la traduction française de G. DUMEIGE, La Foi catholique, Paris, 1969 (N. D. T.).

4 Voir K. RAHNER, Éléments dynamiques dans l'Église, Paris 1967, p. 105 s. De façon plus complète, W. JOHNSTON, The Mysticism of the Cloud of Unknowing, New York, Rome, Tournai et Paris, 1967.

5 Voir mon article sur le passage du contexte de Vatican I au contexte contemporain, en ce qui concerne la connaissance naturelle de Dieu : « Natural Knowledge of God », Proceedings of the Catholic Theological Society of America, 23 (1968) p. 54-59, ou dans A Second Collection, édité par W. F. J. RYAN, S. J., et B. J. TYRRELL, S. J., Londres, 1974, p. 117-133.

6 ML 178, 1339 s.

7 DS 230.

8 À propos des distorsions cognitives, voir L’insight, ch. 6 et 7. De manière plus générale, se reporter aux mises en garde contre diverses formes d'illusion, que l'on trouve dans les écrits de dévotion et d'ascèse. Étant donné que cette tradition devrait s'intégrer aux découvertes de la psychologie des profondeurs, il est capital d'être au courant des corrections que l'on apporte actuellement aux vues du passé. Voir L. VON BERTALANFFY, General System Theory, New York, 1968, p. 106 s., 188 s.; A. H. MASLOW, Vers une psychologie de l'être, Paris, 1972, surtout p. 23-50 ; E. BECKER, The Structure of Evil, New York, 1968, p. 154-166; A. JANOV, Le Cri primal, Paris, 1975.

9 L’insight, ch. 2, 7, 15, 17.

10 Ibid., ch. 14.

11 Ibid., ch. 2.

12 Ibid., ch. 1.

13 Ibid., ch. 3, ch. 7.

14 Ibid., ch. 6.

15 Ibid., ch. 20.

16 Ibid., ch. 17.

17 A. VERGOTE, Psychologie religieuse, Bruxelles, 1963, p. 319.

18 O. RABUT, L'expérience religieuse fondamentale, Tournai, 1969, p. 168.

 

 

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