Les oeuvres de Bernard Lonergan
L'insight: ch. 3 - Les canons de la méthode empirique

 

PREMIÈRE PARTIE

L’insight en tant qu’activité

 

3

Les canons de la méthode empiriquea

En plus de révéler les structures heuristiques déployées dans la recherche empirique, l'étude de l'insight permet d'expliquer les règles ou canons qui président au dévoilement fructueux des anticipations de l'intelligence.

Six canons seront présentés, touchant 1) la sélection, 2) les opérations, 3) la pertinence, 4) la parcimonie, 5) l'explication complète, 6)les résidus statistiques. Il y a un canon de la sélection parce que le spécialiste de la recherche empirique doit confiner sa recherche aux insights sur les données de l'expérience sensible. Il y a un canon des opérations, puisque le chercheur vise une accumulation de tels insights, accumulation qui s'obtient non par le circuit mathématique passant par les insights, les formulations et les images symboliques, mais par le circuit plus complet où s'ajoutent les observations, les expériences et les applications pratiques. Il y a un canon de la pertinence, puisque la science pure vise immédiatement à l'atteinte de l'intelligibilité immanente des données et laisse à la science appliquée les catégories des causalités finale, matérielle, instrumentale et efficiente. Il y a un canon de la parcimonie, puisque le spécialiste de la recherche empirique ne peut ajouter aux données de l'expérience que les lois vérifiées dans les données. Autrement dit, il n'a pas la liberté de formuler des hypothèses dans le style des vortex de Descartes. Il doit se contenter des lois et des systèmes de lois illustrés par la théorie de la gravitation universelle de Newton et caractérisés de façon générale par leur vérifiabilité. Il y a le canon de l'explication complète : la science doit ultimement expliquer toutes les données, et cette explication doit être scientifique; plus précisément la vieille opinion philosophique selon laquelle l'étendue est une qualité première réelle et objective ne peut nous dispenser de la tâche d'une détermination empirique de la géométrie correcte des étendues et des durées expérimentées. Enfin, il y a le canon des résidus statistiques; si toutes les données doivent être expliquées, il ne faut pas en conclure hâtivement qu'elles doivent toutes être expliquées par des lois du type classique; il existe des résidus statistiques, et leur explication fait appel à des lois statistiques.

Avant de présenter ces canons plus en détail, il ne serait peut-être pas inutile de rappeler notre point de vue et notre but. Les lecteurs ne doivent pas s'attendre à trouver ici un exposé détaillé de l'histoire du développement de la méthode empirique, ni quelque description du travail des scientifiques, ni un raisonnement fondé sur l'autorité des grands noms de la science, ni un exposé sommaire de directives, de préceptes et de recettes susceptibles de les guider dans la pratique de l'investigation scientifique. Notre propos est toujours l'insight à propos de la nature de l'insight. Nous présumons que les spécialistes de la recherche empirique sont intelligents. Nous supposons que les lecteurs connaissent déjà assez bien l'histoire et les procédés de la science, ses affirmations et ses directives pratiques. Notre entreprise a un seul objet, soit de révéler l'unité intelligible qui sous-tend et explique les règles diverses et en apparence hétérogènes de la méthode empirique. Notre propos n'est pas de savoir ce qui se fait, ni comment cela se fait, mais pourquoi cela se fait. Nous ne cherchons pas en cela à accroître la portée de la méthodologie mais à l'unifier, et non à l'unifier pour l'améliorer mais à l'unifier dans l'espoir de mettre à jour de façon encore plus claire et convaincante le fait et la nature de l'insight.

1 Le canon de la sélection

Examinons tout d'abord le canon de la sélection.

Si une corrélation ou une hypothèse, ou une loi, ou une attente de probabilité, ou une théorie, ou un système appartient à la science empirique, alors 1) il (elle) comporte des conséquences sensibles et 2) de telles conséquences peuvent être provoquées ou du moins observées.

Par contre, la méthode empirique écarte toutes les questions et les réponses qui ne comportent pas de conséquences caractéristiques sensibles. Et elle exclut tout ce qui logiquement comporte de telles conséquences, mais que ne confirment pas des résultats d'observations ou d'expériences.

L'existence d'un canon de la sélection tient manifestement d'une nécessité. Les corrélations, les hypothèses, les lois, les attentes de probabilités, les théories et les systèmes possibles forment un groupe de dimensions indéfinies. Ces éléments peuvent être établis à volonté par le simple processus de la définition et de la postulation. Il n'y a toutefois aucune raison pour que le chercheur empirique doive examiner tous les arbres de cette forêt illimitée de pensées possibles; il lui faut donc un canon de la sélection.

Le canon de la sélection exerce une fonction très nette, aussi obvie que la nécessité de son existence. Il exclut d'un seul coup toutes les corrélations et les théories qui ne peuvent être pertinentes pour la recherche empirique puisqu'elles ne comportent pas de conséquences sensibles. De plus, il procède de façon progressive et cumulative : il écarte toutes les corrélations et les théories qui doivent par implication logique présenter des conséquences sensibles, s'il s'avère, après une mise à l'essai de ces corrélations et théories, que de telles conséquences ne se manifestent pas. Enfin, le canon de la sélection présente un aspect positif : en plus d'écarter ce qui n'est pas pertinent, il guide le scientifique en lui indiquant les problèmes qu'il peut résoudre grâce aux éléments de preuve décisifs fournis par l'observation et l'expérimentation.

La netteté et la simplicité du canon de la sélection peuvent cependant tromper les esprits irréfléchis. Ce canon exige des conséquences sensibles, mais cette exigence se satisfait de conséquences minimes que seul un expert équipé d'appareils complexes peut détecter. Ces conséquences sensibles doivent être impliquées par la corrélation ou la loi ou l'attente, mais la saisie d'une telle implication peut exiger une maîtrise approfondie d'un domaine, une capacité de suivre des opérations mathématiques abstruses et complexes, et l'audace nécessaire pour former des concepts nouveaux, primitifs, ainsi que pour se soumettre à une longue chaîne de raisonnements abstraits. Dans les chantiers de la science oeuvrent à la fois des aides maçons chargés de cueillir les faits et des architectes des théories et des systèmes. Aucune théorie, aucun système n'appartient à la science empirique s'ils ne comportent pas de conséquences distinctives, sensibles, mais certains spécialistes de la recherche empirique, en fonction d'une division du travail appropriée, peuvent consacrer la majeure partie de leurs énergies et de leur temps à l'élaboration de concepts et de postulats, de théorèmes et de corollaires. Enfin, s'il ne faut pas se méprendre et voir dans le canon de la sélection un simple cautionnement de la stupidité, il faut encore moins l'interpréter comme une simple excuse à l'erreur logique. Si les questions qui ne satisfont pas au canon de la sélection ne se posent pas à l'intérieur des limites de la science empirique, cela ne veut pas dire que ces questions ne se posent pas du tout. Les problèmes que l'observation ou l'expérimentation ne peut permettre de résoudre sont des problèmes qui échappent à la méthode empirique, mais il ne faut pas en conclure immédiatement que ces problèmes ne peuvent être résolus.

1.1 La restriction aux données sensibles

Deux autres points doivent être pris en considération.

Comme nous l'avons formulé, le canon de la sélection exige des conséquences sensibles. On peut toutefois souligner que la méthode empirique, du moins dans ses caractéristiques essentielles, doit pouvoir s'appliquer tout autant aux données de la conscience qu'aux données des sens. Il y aurait bien des choses à dire à ce sujet, mais de telles considérations ne conviennent pas maintenant. Nous avons adopté le point de vue répandu selon lequel la science empirique porte sur les lois et les attentes vérifiables de manière sensible. S'il est vrai que la même méthode pourrait essentiellement s'appliquer aux données de la conscience, le respect de l'usage ordinaire exige donc que l'on appelle « méthode empirique généralisée » une méthode qui est la même uniquement dans ses caractéristiques essentielles.

1.2 Qu'est-ce que les données sensibles ?

Un problème plus pressant se pose : qu'est-ce que les données sensibles?

Une donnée des sens peut se définir comme le contenu d'un acte de voir, d'entendre, de toucher, de goûter, de humer. Une telle définition pose toutefois une difficulté : le contenu de tels actes ne se produit pas dans un vide cognitif, mais dans un contexte déterminé par des intérêts et des préoccupations. Et cela ne vaut pas seulement pour les perceptions ordinaires, celles par exemple de la laitière se moquant de Thalès qui est tombé dans un puits. Cela est également vrai de façon plus manifeste pour Thalès le scientifique, si intéressé aux étoiles qu'il n'a pas vu le puits. Il serait donc erroné de supposer que l'observation scientifique est une simple passivité devant les impressions des sens. L'observation se produit dans son propre contexte dynamique. La difficulté consiste dans la distinction à opérer entre l'orientation cognitive et l'orientation de la vie concrète.

Être vivant, c'est donc être un centre d'activité plus ou moins autonome. C'est gérer une succession de situations changeantes, et le faire promptement, efficacement, économiquement; c'est être continuellement attentif au présent, apprendre sans cesse du passé, anticiper constamment l'avenir. Le flot des sensations, complété par les souvenirs et prolongé par des actes d'anticipation imaginaire, devient ainsi le flot des perceptions. C'est de ce dernier flot, perpétuel, que nous sommes conscients. C'est lorsque ce flot perpétuel s'égare que la simple sensation fait irruption dans la conscience, comme c'est le cas par exemple lorsque nos pieds cherchent une marche inexistante au bas d'un escalier.

Ce qui différencie le flot perpétuel présent chez un être humain et celui présent chez un autre tient à la configuration des intérêts et des objectifs, des désirs et des craintes qui accentue des éléments et des aspects des présentations sensibles, les enrichit des associations et des souvenirs personnels et les projette dans des cours futurs d'activités fructueuses possibles. C'est de cette façon, me semble-t-il, que doivent s'expliquer les différences de perception des hommes et des femmes, de personnes exerçant divers métiers ou professions, ou d'esprits vivant sous des climats différents, ou à différentes époques de l'histoire humaine.

Pour devenir un observateur scientifique, il faut donc non pas mettre fin à la perception, mais situer dans un nouveau contexte les matières premières de ses sensations. Il faut que passent à l'arrière-plan les intérêts et les espoirs, les désirs et les craintes de la vie ordinaire, et qu'à leur place dominent les exigences détachées et désintéressées de l'intelligence dans son activité de recherche. Les souvenirs continueront à enrichir les sensations, mais ce seront dorénavant des souvenirs ayant une portée scientifique. L'imagination continuera de prolonger le présent en anticipant l'avenir, mais les anticipations à portée pratique seront remplacées par des anticipations axées sur une question scientifique. L'observateur scientifique, tout comme l'homme des bois, l'artisan, l'artiste, l'expert d'un domaine quelconque, acquiert une perceptivité spontanée que ne possèdent pas d'autres hommes ou d'autres femmes.

De tels développements accusent pourtant des différences que le scientifique évoque lorsqu'il signale que l'observation scientifique consiste à ne voir que ce qu'il y a à voir, à n'entendre que les sons qui sont émis, ainsi de suite. Il est impossible, je crois, de prendre une telle affirmation à la lettre, puisque l'observateur impartial et rigoureux manifeste comme tout le monde l'influence d'une orientation. L'affirmation présente toutefois des éléments de vérité, puisque l'orientation du scientifique est l'orientation de l'intelligence dans son activité de recherche, l'orientation qui par nature est désir pur, détaché, désintéressé, de connaître, tout simplement. Il existe en effet un désir intellectuel, un éros de l'esprit. Sans ce désir, il n'y aurait ni questionnement, ni recherche, ni étonnement. Sans ce désir, des expressions telles que : poursuite désintéressée d'une recherche scientifique, détachement scientifique, impartialité scientifique, n'auraient pas vraiment de sens. Dans la mesure où domine ce besoin intellectuel, dans la mesure où l'observateur scientifique réussit à exclure les tendances d'autres besoins qui le renforcent ou l'affaiblissent, il devient une incarnation de l'intelligence dans son activité de recherche et ses percepts viennent à coïncider avec ce qu'on appelle les données des sens. Ce n'est donc pas en sombrant dans une passivité inerte mais grâce à un effort positif et suite à une formation rigoureuse que l'on parvient à maîtriser l'art difficile de l'observation scientifique.

2 Le canon des opérations

Deuxièmement, nous devons nous pencher sur le canon des opérations.

Comme la recherche portant sur les données des sens donne lieu à des insights qui sont formulés dans des lois classiques et des lois statistiques, les lois fournissent des prémisses et des règles permettant d'orienter l'activité humaine sur les objets sensibles. Et cette activité, par ailleurs, produit des changements sensibles qui font apparaître des données nouvelles, suscitent des questions nouvelles, des insights nouveaux, et entraînent en conséquence la révision ou la confirmation des lois existantes et, à un moment donné, la découverte de nouvelles lois.

Le canon des opérations est donc premièrement un principe d'expansion cumulative. Les lois guident les activités, qui font émerger de nouvelles lois, guidant d'autres activités, ainsi de suite, indéfiniment.

Deuxièmement, le canon des opérations est un principe de construction. Ce que l'être humain connaît le mieux, c'est ce qu'il fait pour lui-même : aussi avons-nous entrepris notre étude de l'insight en examinant l'artefact élémentaire qu'est la roue d'une charrette. Le développement de la science est toutefois suivi d'une expansion technologique où s'accroît considérablement le nombre des choses que l'être humain peut faire pour lui-même et qu'il est en mesure de bien comprendre puisqu'il les a faites. De plus, la fréquence de la synthèse artificielle de produits naturels augmente avec le raffinement et les possibilités de la technologie. L'être humain en vient donc à comprendre la nature elle-même de la même façon qu'il comprend ses propres artefacts.

Troisièmement, le canon des opérations est un principe d'analyse. L'être humain peut certainement analyser les objets qu'il peut construire lui-même. Il peut certes également analyser des objets qu'il n'est pas encore en mesure de construire. L'analyse est en effet une construction mentale et, lorsque le contrôle opérationnel échoue, la connaissance théorique peut intervenir et rendre compte de cette absence de contrôle, désigner les facteurs non contrôlés, en déterminer et en mesurer l'activité et l'influence, défalquer leur effet perturbateur et établir par extrapolation la loi qui aurait cours sans l'interférence de ces facteurs.

Quatrièmement, le canon des opérations est un principe de vérification cumulative. Car les lois guident les opérations avec succès dans la mesure où elles sont correctes. Donc, lorsqu'il s'avère de façon répétée que les lois et leurs implications dans une grande variété de situations guident avec succès des opérations, leur vérification initiale se trouve cumulativement confirmée.

Cinquièmement, le canon des opérations sert à vérifier l'impartialité et la justesse des observations. Je ne veux pas dire que cela rend superflus le détachement et le désintéressement intellectuels, bien sûr. Car manifestement, dans un État totalitaire, les détenteurs du pouvoir peuvent corrompre les juges et se composer des jurys favorables. Mais quand il n'y pas de conspiration générale, quand on peut présupposer l'existence d'une bonne volonté ordinaire, alors tôt ou tard le canon des opérations permet d'étaler sur une grande échelle les échecs manifestes qu'entraînent les plus petites erreurs et les méprises (oversights) dans le travail d'observation.

Sixièmement, le canon des opérations est un principe de systématisation. Les insights donnent lieu à des lois simples, mais les lois simples ne s'appliquent que dans des cas purs. La loi de la chute des corps n'est valable que dans le vide. Or les opérations ne se produisent pas dans le vide. Il faut donc déterminer la loi de la résistance de l'air et les lois de la friction. De même la loi de Boyle doit être complétée par les lois de Charles et de Gay-Lussac, et toutes trois doivent être corrigées par la formule de Van der Waals. Le canon des opérations est donc un rappel perpétuel du royaume abstrait des lois à la complexité du concret et par conséquent à la nécessité de l'établissement continuel de nouvelles lois. Et ce n'est pas tout. Il ne suffit pas d'obtenir un simple amas de lois. Pour opérer sur le concret il faut pouvoir employer plusieurs lois à la fois. À cette fin il faut connaître les relations de chaque loi avec toutes les autres. Or connaître beaucoup de lois, non comme un simple amas de généralisations empiriques distinctes, mais dans le réseau des relations de chacune avec toutes les autres, c'est parvenir à un système.

Septièmement, le canon des opérations est une source de points de vue supérieurs. Nous avons déjà mentionné1 la différence entre le circuit du mathématicien et le circuit du spécialiste de la science empirique. Le mathématicien s'élève vers des points de vue supérieurs dans la mesure où la représentation symbolique de ses termes et relations précédents lui fournit l'image dans laquelle l'insight saisit les règles d'une systématisation plus globale. Le spécialiste de la science empirique, quant à lui, s’élève vers des points de vue supérieurs non simplement par la construction d'images symboliques, mais, plus fondamentalement, par l'extensibilité, la créativité, les analyses, la vérification constante et les tendances systématisantes du canon des opérations. Ce canon permet le surgissement constant de données nouvelles imposant à la conscience scientifique la constatation des lacunes des hypothèses et théories existantes et en conséquence la nécessité manifeste de les réviser. À la limite, lorsque des corrections mineures ne satisfont plus aux exigences de révision entraînées par les données nouvelles, s'impose une transformation radicale des concepts et des postulats, ce qui constitue un point de vue supérieur.

3 Le canon de la pertinence

Troisièmement nous avons le canon de la pertinence.

Le canon de la sélection et le canon des opérations peuvent être considérés comme l'envers et l'endroit d'une même médaille. Ils sont tous deux axés sur un fait élémentaire : le spécialiste de la recherche empirique ne doit pas chercher à comprendre ce qu'il peut imaginer mais ce qu'il voit réellement. Le canon de la pertinence, par ailleurs, vise à établir le genre de compréhension qui est propre à la science empirique.

Il serait erroné de dire que le spécialiste de la science empirique n'a que faire des causes finale, matérielle, instrumentale et efficiente. Lorsqu'il souligne les mérites et l'utilité de la science, il parle de la cause finale. Lorsqu'il situe cette valeur et cette utilité dans la transformation technologique des matières premières, il cerne et reconnaît les causes matérielle et instrumentale. Lorsqu'il accepte le canon des opérations et y fonde sa démarche, il devient une cause efficiente engagée dans la vérification de ses connaissances par leurs conséquences.

Il est toutefois bien clair que ces types de causalité ne se situent pas au cœur mais plutôt à la périphérie de la science empirique. C'est la science appliquée, et non la science pure, qui s'en préoccupe. Ces causalités ont trait plutôt aux usages possibles de la science qu'aux éléments constitutifs de la science elle-même.

Le canon de la pertinence a trait justement à ces éléments constitutifs. Il établit que la recherche empirique vise à atteindre d'abord l'intelligibilité immanente aux données immédiates des sens. Une fois cette intelligibilité atteinte, on peut se demander quelle est la valeur ou l'utilité d'une telle connaissance, quels sont les outils que l'on peut modeler sous sa gouverne, quelles transformations de matériaux ces outils peuvent permettre d'effectuer. La première démarche toutefois, celle sur laquelle se fondent toutes les autres, est la saisie de l'intelligibilité immanente aux données immédiates des sens.

Mais que signifie au juste ce canon?

Il présuppose tout d'abord que les mêmes données peuvent servir de point de départ pour différents types d'insights.

Deuxièmement, il amène à observer que les questions sur les causalités finale, matérielle, instrumentale et efficiente éloignent automatiquement l'esprit des données en main. Si je me pose la question de la fin des roues de charrette, je vais penser aux charrettes, au transport par charrette, et bientôt je vais être en train de réfléchir à l'économie du transport. Si je me demande de quel bois ou de quel métal est faite la roue de charrette, je suis bientôt engagé dans une réflexion sur l'industrie forestière ou minière. Si je veux savoir quels sont les outils des charrons, c'est de technologie que je vais parler. Et si mon attention se porte sur le charron lui-même, alors me voilà sur la lancée de la sociologie de la division du travail et de la psychologie de la motivation des artisans.

Troisièmement, le canon de la pertinence amène également à observer qu'un autre type d'insight émerge immédiatement des données. Il s'agit de la saisie qui précède et fonde la définition du cercle. Il s'agit de l'insight de Galilée formulé dans la loi de la chute des corps. Il s'agit de l'insight de Kepler formulé dans les lois du mouvement planétaire. Il s'agit de l'insight de Newton formulé dans la théorie de la gravitation universelle. C'est ce type d'insight que visait la technique, bien établie maintenant, de la mesure et de la corrélation des mesures. C'est ce type que vise la structure heuristique classique, cherchant à déterminer quelque fonction inconnue en en élaborant les équations différentielles, dont la fonction inconnue doit être une solution, et en imposant par postulation des principes tels ceux de l'invariance et de l'équivalence.

Quatrièmement, le canon incite à noter que l'intelligibilité immanente de données immédiates des sens réside dans les relations réciproques des choses et non dans leurs rapports avec nos sens. Ainsi la mécanique étudie les relations réciproques des masses, et non leurs rapports avec nos sens. La physique étudie les relations réciproques des types d'énergie et non leurs rapports avec nos sens. La chimie définit ses éléments, non par rapport à nos sens, mais en fonction de la place qu'ils occupent dans la configuration des relations qu'on appelle table périodique. La biologie est devenue une science explicative en considérant toutes les formes vivantes dans leurs relations complexes et globales réciproques que dénote sommairement le mot « évolution ».

Cinquièmement, le canon amène à noter que cette intelligibilité est hypothétique. Elle ne s'impose pas à nous comme le font la table de multiplication ou le théorème binomial. Elle se présente comme une possibilité, comme ce qui pourrait être la corrélation, la fonction ou la loi pertinente. Le nécessaire doit être; le possible peut être, mais en fait il se peut qu'il soit ou qu'il ne soit pas. La science empirique repose donc sur deux fondements distincts. Elle est science puisqu'elle est insight saisissant une possibilité. Elle est empirique puisqu'elle est vérification choisissant les possibilités qui se réalisent en fait.

Il existe donc une intelligibilité immanente aux données immédiates des sens. Elle réside dans les relations réciproques des choses et non dans leurs rapports avec nos sens. Elle consiste en une possibilité réalisée et non en une nécessité absolue.

Ne faudrait-il pas désigner d’un terme technique ce type d'intelligibilité? Le terme technique approprié existe depuis longtemps en fait, mais il a longtemps été mal compris. L'intelligibilité qui n'est ni une causalité finale, ni une causalité matérielle, ni une causalité instrumentale, ni une causalité efficiente est bien sûr une causalité formelle. « Causalité formelle » évoque automatiquement chez certains une réalité liée à la logique formelle, ou chez d'autres la notion heuristique de « la nature de ... », de « de telle façon que... », du « genre de choses qui... ». Si l'on exclut ces deux conceptions erronées, ce que nous avons appelé l'intelligibilité immanente aux données sensibles, résidant dans les relations réciproques des choses, peut être désigné de façon succincte comme une causalité formelle ou plutôt comme une espèce de causalité formelle.

4 Le canon de la parcimonie

Quatrièmement, il y a le canon de la parcimonie.

Ce canon est à la fois obvie et difficile. Obvie, puisqu'il interdit au spécialiste de la science empirique d'affirmer ce qu'il ne connaît pas en sa qualité de spécialiste de la science empirique. Difficile, étant donné que depuis Socrate l'esprit qui sait reconnaître les limites exactes de sa science et de son ignorance est tenu pour un modèle rare. Il faut tout de même chercher maintenant à présenter ce canon fondamental, même si nous ne pourrons mettre en lumière que plus tard sa signification et l'ensemble de ses implications.

L'analyse déjà exposée fait ressortir quatre éléments distincts de la méthode empirique : 1) l'observation des données, 2) l'insight sur les données, 3) la formulation de l'insight ou de l'ensemble d'insights et 4)la vérification de la formulation.

Il n'est pas possible de dire que le spécialiste de la recherche empirique connaît ce qui n'est pas vérifié, ni qu'il est capable de connaître ce qui est invérifiable. Comme la vérification est essentielle à sa méthode, le canon de la parcimonie en sa forme la plus élémentaire exclut de l'affirmation scientifique tous les énoncés qui ne sont pas vérifiés et à plus forte raison tous les énoncés invérifiables.

4.1 Les lois classiques

Deuxièmement, la vérification porte sur les formulations, et les formulations établissent 1) les rapports des choses avec nos sens et 2) les relations réciproques des choses. Les formulations contiennent donc deux types de termes qui peuvent être désignés respectivement conjugats expérientiels et conjugats purs ou explicatifs.

Les conjugats expérientiels sont des corrélatifs dont le sens est exprimé, en dernière analyse du moins, par un appel au contenu de quelque expérience humaine.

Ainsi, l'expérience visuelle permet de définir le conjugat expérientiel « couleurs », les expériences auditives, le conjugat « sons », l'expérience tactile, le conjugat « chaleur », l'expérience de l'effort, de la résistance ou de la pression, le conjugat « force ».

Les conjugats expérientiels satisfont manifestement au canon de la parcimonie. L'ensemble fondamental de ces termes est vérifié non seulement par les scientifiques, mais également par l'expérience séculaire de l'humanité. Les scientifiques ajoutent d'autres termes en raison de leur préoccupation spécifique; toutefois ces termes seront en principe vérifiables dans la mesure où ils satisferont à la définition des conjugats expérientiels.

Les conjugats purs ou explicatifs, par ailleurs, sont des corrélatifs définis implicitement par des corrélations, des fonctions, des lois, des théories, des systèmes établis empiriquement.

Ainsi les masses pourraient être définies comme les corrélatifs implicites dans la loi de l'inverse des carrés de Newton. Il y aurait alors une configuration de relations constituée par l'équation vérifiée; la configuration de relations établirait la signification de la paire de coefficients m1, m2; la signification ainsi déterminée serait la signification du mot « masse ». De même, la chaleur peut être définie implicitement par la première loi de la thermodynamique; les intensités des champs électriques et magnétiques E et H pourraient être considérées comme des quantités vectorielles définies par les équations de Maxwell pour le champ électromagnétique2.

De tels conjugats purs satisfont au canon de la parcimonie, car les équations sont ou peuvent être établies de façon empirique. Et par définition les conjugats purs ne signifient pas plus que ce qui nécessairement est implicite dans la signification de telles équations vérifiées.

Il existe toutefois une différence entre le mode de vérification des conjugats purs et le mode de vérification des conjugats expérientiels. Un conjugat expérientiel est en effet soit un contenu d'expérience, comme le fait de voir le rouge ou de toucher l'étendue, ou encore un corrélatif d'un tel contenu, par exemple le rouge qui est vu ou l'étendue qui est touchée, ou enfin un dérivé de tels corrélatifs, ce que serait par exemple le rouge pouvant être vu ou l'étendue pouvant être touchée. D'autre part, la vérification du conjugat pur se fait non dans les contenus de l'expérience ni dans leurs corrélatifs effectifs ou possibles, mais seulement dans les combinaisons de ces contenus et de ces corrélatifs. Je vois par exemple une série d'étendues et à côté je vois une règle à mesurer. De la série de combinaisons j'obtiens une série de mesures; d'une autre série de combinaisons j’obtiens une autre série de mesures; de la corrélation des deux séries, et avec le saut que représente un insight, je suis amené à établir comme probablement réalisée une fonction continue. Les conjugats purs sont les corrélatifs minimaux qui sont implicites dans de telles fonctions; et leur vérification trouve son fondement, non dans l'expérience comme telle, mais dans la combinaison des combinaisons, etc., etc., etc., d'expériences.

Comme l'auront noté nos lecteurs, les définitions des conjugats purs et expérientiels ne font aucune mention des choses, que ce soit dans leurs relations réciproques ou dans leurs rapports avec nos sens. Une telle omission est attribuable à la grande ambiguïté de la notion de « chose »; nous ne sommes pas encore en mesure d'appliquer à cette notion le canon de la parcimonie3. Toutefois, même si la notion de chose a été omise, la justification de la distinction entre les relations réciproques des choses et leurs rapports avec nos sens demeure. Dans chaque expérience il est possible en effet de distinguer le contenu et l'acte, le vu et le voir, l'entendu et l'entendre, le goûté et le goûter, ainsi de suite. Représentons une série d'expériences par une série de paires : AA', BB', CC', ... où la lettre sans prime dénote le contenu et la lettre avec prime dénote l'acte correspondant. Il est possible d'établir des corrélations en combinant les éléments sans prime : A, B, C, ... ou en combinant les éléments avec prime : A', B', C', ... ou encore en combinant tous ensemble les éléments avec prime et les éléments sans prime. Dans le premier cas il y a corrélation des relations entre les contenus et on laisse de côté les actes correspondants; ainsi, sans mentionner les choses, on s'occupe de ce qui a été désigné comme les relations réciproques des choses. Dans le deuxième cas, on laisse de côté les contenus pour corréler les actes et ainsi obtenir une théorie psychologique ou théorie de la connaissance. Dans le troisième cas, on fera appel à des conjugats expérientiels et on aura besoin d'autres informations pour déterminer si le but visé est celui de la science naturelle ou celui de la théorie de la connaissance.

De plus, comme le montre cette analyse, il n'y a que trois possibilités fondamentales. Ou bien les termes auxquels on fait appel sont des conjugats expérientiels, ou bien ce sont des conjugats purs, fondés sur la combinaison des seuls contenus, ou enfin il s'agit d'un cas spécial de conjugats purs fondés sur une combinaison des seuls actes. La pratique concrète diffère beaucoup de l'analyse théorique, toutefois. Ainsi pourrait-on croire que les physiciens passent facilement, inconsciemment, de l'utilisation des conjugats expérientiels à celle des conjugats purs, et vice versa. Lorsqu'ils sont tenus de définir leurs termes, ils supposent en général que les définitions sont établies au point de départ et ils offrent donc des définitions des conjugats expérientiels. Par ailleurs, les méthodologistes et les théoriciens de la science empirique sont intrigués par la multiplicité des définitions qui ont cours dans une science parvenue à son plein développement; et ils ont tendance à diverger d'opinion. Ainsi E. Cassirer, dans son ouvrage bien connu Substance et fonction4 souligne l'aspect relationnel et sériel des termes scientifiques. V. Lenzen, dans son livre The Nature of Physical Theory5 met en relief le processus génétique qui commence avec les contenus expérientiels tels que : la force, la chaleur, l'étendue, la durée, et le reste, et s'achemine, par un processus de redéfinition, vers des termes définis implicitement par des principes et des lois établis empiriquement. Enfin, on peut dire que Lindsay et Margenau, dans leur ouvrage Foundations of Physics, montrent une préférence pour les termes implicitement définis par des équations, même s'ils s'intéressent davantage aux idées qu'aux concepts.

Il suffira, semble-t-il, pour notre propos d'indiquer les matériaux que les scientifiques et les théoriciens de la science emploient de différentes façons et de montrer que ces matériaux, en dépit des variations fortuites, satisfont au canon de la parcimonie.

4.2 Les lois statistiques

Il n'y a toutefois pas que des lois classiques. Il y a également des lois statistiques. Et comme les dernières, tout autant que les premières, sont vérifiables, il semble bien qu'en plus des conjugats purs et expérientiels il faut reconnaître aussi les événements. Lorsqu'un conférencier expose les lois de la nature et tente de l'illustrer par une expérience, il ne dit pas à ses auditeurs qu'un échec de l'expérience entraînerait une réfutation de la loi. Il signale au contraire que la loi va encore être valable même s’il arrive que l'expérience échoue. Les auditeurs peuvent ajouter à l'intérêt de l’exposé en déterminant la loi statistique des réussites de cette démonstration. Il faut donc nettement distinguer la loi de la nature et l'événement de son illustration. Un tel événement est soumis à des lois d'un genre différent, que l'on appelle statistique.

Qu'est-ce donc qu'un événement? La réponse la plus simple consiste à dire qu'il s'agit d'une notion primitive trop simple et trop obvie pour être expliquée. Et pourtant toutes les notions primitives, aussi simples et obvies soient-elles, sont liées à d'autres notions aussi primitives; il est possible de fixer l'ensemble ainsi formé en offrant les données où l’insight peut saisir les relations.

Commençons donc par formuler notre réponse. Les événements sont aux conjugats ce que les questions relevant de la réflexion sont aux questions relevant de la compréhension.

Nous avons expliqué déjà ce qu'est un conjugat.

De plus, la connaissance des conjugats est le fruit d'un processus de recherche, de questionnement; et les questions pertinentes ont toutes ceci de particulier que les réponses qu'elles commandent ne peuvent être simplement « oui » ou « non ». Si vous posez la question « quelle est la nature de » ou « quel genre de chose est-ce », si vous cherchez à cerner la précision « de telle sorte que ... », la corrélation à spécifier, ou la fonction indéterminée à déterminer, les réponses « oui » ou « non » n'ont pas de sens. Il faut établir la nature, spécifier la corrélation, déterminer la fonction, et à cette fin doivent se produire les insights qui fondent la formulation des conjugats expérientiels d'abord, des conjugats purs ensuite.

À chaque réponse donnée à une question relevant de la compréhension correspond toutefois une question relevant de la réflexion. Et toutes les questions relevant de la réflexion ont cette particularité que la réponse qui leur est appropriée peut être simplement « oui » ou « non ». Si je demande ce qu'est un corps, je peux aussi demander s'il y a des corps. Si je demande comment les corps tombent, je peux aussi demander si les corps tombent. Si je demande comment les corps tomberaient dans le vide, je peux aussi demander s'il arrive que des corps tombent dans le vide. En général, l'énonciation de chaque loi peut être suivie de la question suivante, relevant de la réflexion : « La loi est-elle vérifiée? » Et la définition de chaque terme peut être suivie de la question suivante, relevant de la réflexion : « Est-ce que ce qui est défini existe ou se produit? » Par contre, chaque fois qu'est affirmée la vérification ou l'existence ou l'occurrence, on peut poser la question : « Qu'est-ce qui est vérifié ou qui existe ou qui se produit? »

Ainsi les questions relevant de la compréhension et les questions relevant de la réflexion sont-elles universellement concomitantes et complémentaires.

Il existe une concomitance et une complémentarité parallèles entre les conjugats et les événements. Sans les événements, impossible de découvrir ou de vérifier les conjugats. Sans les conjugats, impossible de distinguer ou de relier les événements. Voilà je pense le schéma élémentaire où l'insight peut permettre de saisir ce que signifie ce terme, « événement », qui autrement serait déroutant.

Les formulations qui ont trait aux événements satisfont au canon de la parcimonie. Les attentes de probabilités ou les lois statistiques sont en effet des formulations qui répondent à la question relevant de la compréhension : « Combien souvent? » Elles ont trait à des événements puisque la fréquence qu'elles attribuent est une fréquence d'événements. Enfin, la fréquence établie par une loi statistique est vérifiable, puisque la fréquence établie est une fréquence idéale, qu'elle est distincte des fréquences réelles qui peuvent s'en écarter de façon non systématique et que l'on peut la vérifier en faisant appel à ces fréquences réelles.

Nous devons conclure ici notre exposé sur le canon de la parcimonie. Notre propos a été limité aux aspects positifs du canon, aux conjugats expérientiels, aux conjugats purs, et aux événements qui sont les termes des formulations vérifiables. Quant à savoir si les choses et leur existence satisfont à ce canon, il s'agit là d'un autre sujet, que nous n'avons pas abordé. Par ailleurs, ce canon présente des aspects négatifs ou exclusifs qui en constituent la signifiance et l'utilité principales mais qui sont trop nombreux pour être mentionnés; tout au plus les aborderons-nous quand l'occasion se présentera.

5 Le canon de l'explication complète

Le cinquième canon est celui de l'explication complète.

Il est établi généralement que le but de la méthode empirique est l'explication complète de tous les phénomènes ou de toutes les données.

En un certain sens, la persévérance dans la poursuite de ce but est assurée par le canon de la sélection, spécialement quand il est mis en œuvre par le canon des opérations. Il peut arriver à tout chercheur de négliger ou d'ignorer certaines données. Une telle méprise (oversight), une telle négligence seront normalement corrigées par d'autres chercheurs dans leurs efforts d’étaiement de leurs hypothèses ou dans leurs réfutations des hypothèses de leurs prédécesseurs, faisant appel à des faits négligés jusque-là.

Il est néanmoins pertinent d'énoncer séparément le canon de l'explication complète, particulièrement à notre époque où l'on parvient finalement à corriger un gauchissement dont la méthode scientifique souffre depuis la Renaissance.

Là où nous avons distingué les conjugats expérientiels et les conjugats purs, Galilée distinguait les qualités secondes et les qualités premières. Les qualités secondes sont les apparences purement subjectives que fait surgir dans la perception sensorielle d'un animal l'action d'autres qualités premières; de telles apparences sont par exemple la couleur vue, les sons entendus, la chaleur perçue, le chatouillement ressenti, ainsi de suite. Les qualités premières, par ailleurs, sont les dimensions mathématiques du réel et de l'objectif, de la matière en mouvement. Si nous situons le progrès scientifique dans le passage des conjugats expérientiels aux conjugats purs, Galilée le voyait dans la réduction des qualités secondes, purement apparentes, à leur source réelle et objective dans les qualités premières.

La différence cruciale entre ces deux positions a trait à l'espace et au temps. Galilée tenait ces deux éléments pour des qualités premières, puisque l'existence de la matière et du mouvement entraîne celle de l'étendue et de la durée, indépendantes de toute présence et de toute expérience sensible animales. Pour nous, par ailleurs, la même distinction s'impose entre l'étendue et la durée comme conjugats expérientiels et conjugats purs, et entre deux formulations de la couleur, ou du son, ou de la chaleur, ou des phénomènes électriques.

Comme conjugats expérientiels, les étendues et les durées sont définies comme des corrélatifs de certains éléments familiers à l'intérieur de notre expérience.

Comme conjugats purs, les étendues et les durées sont définies implicitement par le postulat selon lequel les principes et les lois de la physique sont invariants à l'intérieur des transformations inertielles ou en général à l'intérieur des transformations continues.

Selon notre analyse, l'espace-temps de la relativité présente donc exactement la même relation avec les étendues et les durées de l'expérience que les longueurs d'ondes de la lumière par rapport aux expériences de la couleur, que les ondes longitudinales se trouvant dans l'air par rapport à l'expérience du son, que le genre d'énergie défini par la première loi de la thermodynamique par rapport aux expériences de la chaleur, ainsi de suite.

De plus, selon notre analyse, cette conclusion repose sur le canon de l'explication complète. Toutes les données doivent être expliquées. L'explication des données est un processus assurant le passage des conjugats expérientiels aux conjugats purs. Il doit donc y avoir un processus assurant le passage des étendues et des durées expérimentées aux étendues et aux durées implicitement définies par les lois établies empiriquement.

Le mouvement local, tout comme l'étendue et la durée, comporte une définition préliminaire, établie en fonction des caractéristiques des conjugats expérientiels, et une définition explicative faisant appel aux caractéristiques des conjugats purs. Galilée, Kepler et Newton concevaient le mouvement local en fonction de deux étapes, celle de la détermination d'un parcours ou d'une trajectoire, puis celle de la corrélation des points sur cette trajectoire et des moments dans le temps. Cette démarche était obvie et excusable. Après tout, lorsqu'une personne traverse la rue, l'observateur voit d'un coup d'œil toute la distance que la personne est en train de parcourir, mais il appréhende la durée de ce mouvement dans un rapport de concomitance avec la durée de l'observation. Un tel exposé du mouvement local ne peut néanmoins être que préliminaire, car il fait appel entièrement au mouvement perçu par rapport à nous, aux conjugats expérientiels. Pour ce qui est de déterminer ce qu'est le mouvement, lorsque les mouvements sont définis dans leurs relations réciproques, c'est là une autre question. La réponse à une telle question sera fonction de la réponse qui détermine les étendues et les durées comme conjugats purs; ainsi la mécanique de la relativité conçoit une vitesse, non comme une fonction tridimensionnelle dont le temps est un paramètre, mais comme une fonction quadridimensionnelle comportant trois dimensions spatiales et une temporelle.

Si nous ajoutons le canon de la parcimonie au canon de l'explication complète, nous faisons surgir d'autres objections fondamentales à la théorie galiléenne de l'explication scientifique.

Les conjugats expérientiels comme les conjugats purs sont vérifiables, et dans la mesure où les deux types sont vérifiés, on peut reconnaître que l'affirmation rationnelle de l'un ou de l'autre type est également justifiée. En conséquence, la répudiation par Galilée des qualités secondes à titre de simples apparences est un rejet du vérifiable comme simple apparence.

Par contre, Galilée n'a pas fondé son affirmation de la réalité et de l'objectivité des qualités premières sur une position selon laquelle ces qualités, comme il les concevait, étaient vérifiables ou vérifiées. Son affirmation était donc extra-scientifique. Elle ne satisfaisait pas au canon de la parcimonie; et aujourd'hui, si quelqu'un cherchait à concilier la position de Galilée avec ce canon, il lui faudrait d'abord régler ses comptes avec Einstein qui a fait diverses propositions au sujet de l'espace-temps de la physique et qui a certaines raisons de supposer que sa ligne de pensée était vérifiable et qu'elle a été vérifiée dans une certaine mesure.

6 Le canon des résidus statistiques

Nous abordons enfin le sixième canon, celui des résidus statistiques. Ce canon présuppose l'existence de la recherche du type classique et établit sur cette prémisse la conclusion qu'il existe des résidus exigeant une re cherche statistique.

6.1 L'argument général

La distinction fondamentale à établir différencie le système abstrait des cas particuliers. Ces deux éléments sont objets de l'insight, mais le cas particulier est l'entité singulière typique, présentée par les sens ou l'imagination et comprise par l'insight dans ce que présentent les sens ou l'imagination. Le système abstrait par contre n'est ni sensible ni imaginable; c’est un objet conceptuel constitué par des termes et des relations qui sont définis implicitement, du moins en dernier ressort.

Les cas particuliers importent à la fois à la genèse et à l'application de système abstrait. La formulation du système se présente en effet à la fin d’une série cumulative d'insights sur différents cas particuliers. Et, une fois formulé, le système abstrait ne peut être appliqué à des situations concrètes que dans la mesure où se produisent des insights sur les situations en tant qu’elles sont données sur le plan sensible; sans de tels insights en effet les lois pertinentes du système abstrait ne peuvent être choisies, la façon dont les lois se combinent dans la situation concrète ne peut être déterminée et les variables ainsi que les constantes indéterminées des formules générales ne peuvent être remplacées par des valeurs numériques.

Supposons que nous soyons parvenus à une connaissance exhaustive les principes et des lois classiques. Nous supposons donc une connaissance exhaustive du système abstrait, puisque les principes et les lois sont des relations, que de telles relations comportent nécessairement les termes qu’elles définissent implicitement et que le système abstrait est constitué de termes définis implicitement par les relations exprimées dans des principes et des lois vérifiés.

Si toutefois nous appliquons à l'univers concret cette connaissance exhaustive du système abstrait, il nous faudra une variété d'insights dans des cas particuliers. En effet, comme nous l'avons déjà noté, le système abstrait n'est appliqué aux situations concrètes que dans la mesure où un insight dans les situations établit une sélection des lois pertinentes, en détermine le mode de combinaison et remplace les variables et les constantes indéterminées des lois par des valeurs numériques.

La multiplicité des cas particuliers est pourtant énorme : peut-on les disposer en quelque séquence ordonnée? Si oui, la connaissance de la séquence et de quelques cas particuliers choisis de façon stratégique suffirait à transformer la maîtrise du système abstrait en une compréhension scientifique de l'univers. Sinon, si la multiplicité des cas particuliers ne forme aucun type de séquence ordonnée, alors le système abstrait ne peut s'appliquer qu'à une gamme limitée de cas particuliers, et la compréhension de l'univers concret comme un tout exige l'établissement de nouvelles méthodes.

Il peut être démontré en fait qu'il existe des cas particuliers récurrents. Notre système planétaire, par exemple, est marqué par la périodicité. Il est un ensemble individuel de masses, dont la plupart sont visibles. Un nombre relativement peu élevé d'insights concrets permettent d'y déterminer une séquence indéfinie de cas particuliers.

Par ailleurs, même si de tels schèmes de récurrence sont nombreux et comportent de nombreux genres différents, chacun d'entre eux présuppose toutefois des matériaux qui se présentent dans une constellation appropriée que le schème n'a pas fait apparaître, et la survie de chacun est fonction de la non-intervention de facteurs perturbateurs étrangers. La périodicité du système planétaire n'explique pas son origine et ne peut garantir sa survie.

De plus, il ne semble exister aucun schème universel qui contrôle l'émergence et la survie des schèmes que nous connaissons. Nous sommes donc forcés, en dernière analyse, d'accepter le second élément de l'alternative. Il n'existe pas de séquence ordonnée unique qui embrasse la totalité des cas particuliers où le système abstrait puisse s'appliquer à l'univers concret. Autrement dit, même si tous les événements sont liés les uns aux autres par des lois, les lois pourtant ne révèlent que l'élément abstrait des relations concrètes; l'élément concret, même s'il est maîtrisé par l'insight dans les cas particuliers, participe du résidu empirique dont l'intelligence systématisante fait abstraction; cet élément concret ne peut être traité de façon générale, selon les procédés classiques; il s'agit d'un résidu, laissé de côté après l'application de la méthode classique et requérant la mise en œuvre de la méthode statistique.

Voilà donc l'argument général, dont il faut maintenant essayer d'exposer la signification de façon plus détaillée.

6.2 La notion d'abstraction

Il faut d'abord clarifier la notion d'abstraction. D'un point de vue simple et courant, l'abstrait est une maigre réplique du concret. « Rouge » signifie ce que tous les « rouges » particuliers ont en commun. « Être humain » signifie ce que tous les « êtres humains » particuliers ont en commun. Et rien de plus.

Cette façon de voir l'abstraction permet d'admettre les lois classiques, et d'admettre les lois statistiques, mais ne fournit pas d'éclairage pour une reconnaissance commune cohérente des lois classiques et des lois statistiques. Voici une illustration utile :

Si A, B, C, ... dénotent des données sensibles, alors disons que a, al, all, ... , b, bl, bll, ... , C, cl, cll, ... dénotent la totalité de leurs maigres répliques. Il n'y a aucun aspect des données sensibles qui n'ait sa maigre réplique; d'autre part, la totalité des données sensibles peut être construite à partir de la totalité des maigres répliques.

Donc, admettre certaines lois classiques, c'est admettre que certaines répliques maigres sont liées systématiquement. De plus, si l'on admet l'objectivité des lois classiques, il doit alors y avoir des relations systématiques non seulement entre les maigres répliques mais également entre les aspects concrets des données sensibles auxquels les répliques correspondent. Les lois classiques ne sont donc objectives que si elles s'appliquent dans le concret. Enfin, la reconnaissance de relations systématiques entre certaines répliques maigres seulement, et la négation de telles relations entre d'autres maigres répliques, implique un rejet du canon de l'explication complète de toutes les données. Elle implique également la reconnaissance des seules lois classiques, les lois statistiques ne pouvant alors être qu'un voile de l'ignorance.

Par contre, l'admission de l'existence de certaines lois statistiques implique la négation de relations systématiques entre certaines maigres répliques. Si les lois statistiques sont objectives, il ne peut y avoir de relations systématiques entre les aspects correspondants des données sensibles. Dans ces cas-là du moins les lois classiques sont exclues. De plus, une théorie juste de l'abstrait s'impose, qui montre que les lois classiques ne sont pas simplement l'illusion macroscopique résultant d'une multitude d’occurrences microscopiques aléatoires; et, dans la présente hypothèse, il manque cette théorie juste.

Mais quelle est donc cette théorie juste?

L'abstraction, loin d'être un simple appauvrissement des données des sens, est, dans tous ses moments essentiels, enrichissante. Son premier moment est une anticipation enrichissante d'une intelligibilité qui doit s'ajouter aux présentations sensibles : il y a quelque chose que l'insight doit permettre de connaître. Le deuxième moment de l'abstraction est l’érection de structures heuristiques et l'obtention de l'insight permettant de révéler dans les données ce qu'on désigne de diverses façons : le signifiant, le pertinent, l'important, l'essentiel, l'idée, la forme. Son troisième moment est la formulation de l'intelligibilité que l'insight a révélée. L'aspect négatif de l'abstraction, c'est-à-dire l'omission de l'insignifiant, du non-pertinent, du négligeable, de l'accessoire, du résidu purement empirique, n'apparaît qu'à l'intérieur de ce troisième moment. De plus, cette omission n'est ni absolue ni définitive. Le résidu empirique possède en effet la propriété universelle d'être ce dont l'intelligence fait abstraction. Une telle propriété universelle sert de fondement à un deuxième ensemble de procédés heuristiques établis sur la simple prémisse selon laquelle le non-systématique ne peut être systématisé.

Tout notre effort visait à attirer l'attention sur le fait de l'insight, sur les moments enrichissants dont découle l'abstraction. C'est en ce sens que nous déclarons abstraites les lois classiques. L'abstraction, loin d'être un appauvrissement des données sensibles, est plutôt un enrichissement qui mène à un dépassement de ces données. Et comme l'abstraction dépasse le champ du sensible, les frontières de l'abstrait ne peuvent être contiguës à celles de l'expérimenté. La connaissance entière et exacte des systèmes que doit permettre l'abstraction n'entraîne donc aucune négation de l'existence d'un résidu empirique non systématique. Et de même que l'abstraction laisse de côté le résidu empirique, ainsi lorsque vient le temps des applications concrètes des lois et des principes abstraits, nous sommes forcés de tenir compte des conditions non systématiques où se réalise concrètement le systématique.

6.3 Le caractère abstrait des lois classiques

En deuxième lieu, il convient peut-être de rappeler que les lois classiques sont abstraites 1)dans leur anticipation heuristique, 2) dans les techniques expérimentales de leur découverte, 3) dans leur formulation et 4)dans leur vérification.

Elles sont abstraites dans leur anticipation heuristique, puisque cette anticipation est fondée sur le besoin de recherche détaché et désintéressé et qu'elle consiste en un pur désir de comprendre. Par conséquent, le canon de la pertinence exige la recherche de l'intelligibilité immanente des données, le canon de la parcimonie exige que ne soit ajouté aux données rien de plus que la formulation de ce qui est saisi par la compréhension et vérifié; et le canon de l'explication complète exige que cet ajout parcimonieux d'intelligibilité s'effectue pour toutes les données. De plus, cet enrichissement anticipé est perçu comme universel : la nature à connaître sera la même pour toutes les données qui ne diffèrent pas de façon signifiante, et la corrélation à spécifier n'est atteinte que si elle tient pour tous les cas parallèles.

Deuxièmement, les lois classiques sont abstraites dans les techniques expérimentales de leur découverte. L'expérimentateur en effet ne prétend aucunement avoir affaire aux situations concrètes dans leur complexité originelle; au contraire, il cherche ouvertement à réduire cette complexité à un minimum. Il fait donc tout ce qu'il peut pour amener le concret à former une approximation d'une conjonction idéale, typique, définissable de matériaux et d'agents. En conséquence, il commence par un effort d'assemblage de matériaux débarrassés de toute impureté pour aboutir à un argument qui repose sur leurs définitions théoriques. Il commence par demander des instruments construits en fonction de spécifications précises et interprète finalement les résultats obtenus grâce à ces instruments en fonction de leur structure idéale, souvent schématique. Il mesure, mais il mesure un nombre déterminé de fois, et le résultat qu'il accepte n'est que la moyenne probable des résultats effectivement obtenus. Il parvient à une conclusion que d'autres acceptent, mais un tel accord laisse place à l'intrusion de facteurs étrangers et ne reconnaît qu'un nombre limité de positions décimales significatives. À chaque tournant il apparaît que l'expérimentateur se préoccupe de déterminer non les qualités observables particulières des matériaux particuliers auxquels il a affaire, mais une corrélation théorique entre entités définissables et abstraites.

Troisièmement, les lois classiques sont abstraites dans leur formulation. En leur qualité de lois, ce sont des corrélations liant des corrélatifs, corrélatifs qui ne sont jamais les données uniques de quelque temps et lieu particuliers. Ce ne sont même pas des données généralisées, de fait, mais des combinaisons généralisées de combinaisons de combinaisons de données. On ne peut non plus supposer que les données, prises dans leurs combinaisons sérielles, déterminent uniquement ce que la loi doit être. Car l'ensemble discontinu d'observations représentées par exemple par des points sur un graphique peut être satisfait par tout nombre de lois dont le scientifique choisira celle qui, tout bien considéré, est la plus simple à ses yeux. L'abstraction enrichissante fonctionne toujours.

Quatrièmement, les lois classiques sont abstraites dans leur vérification. Car la vérification ne s'obtient pas par un appel à tel ou tel cas isolé, mais par l'assemblage d'une gamme de cas aussi vaste et aussi variée que le permettent les procédés directs et indirects. En conséquence, ce n'est pas telle ou telle proposition particulière qui est vérifiée, mais la formulation générale, abstraite, qui seule admet la gamme vaste et variée des applications. Pour exprimer les choses d'un autre point de vue, ce qui est vérifié c'est ce qui peut être réfuté ou révisé. C'est la formulation générale, abstraite qui peut être réfutée ou révisée. Et c'est donc la formulation générale, abstraite, qui est vérifiée.

6.4 Unification systématique et synthèse imaginaire

Troisièmement, il faut parer à une objection. Les lois classiques, prises une à une, sont abstraites. Or ce qui est vrai pour une loi particulière n'est pas forcément vrai pour la totalité des lois. Chaque loi particulière est abstraite parce qu'elle ne couvre pas la totalité des aspects des données. Cette totalité des aspects serait toutefois couverte par la totalité des lois, qui, en conséquence, ne serait pas abstraite mais concrète.

Une telle objection peut n'être en fait qu'un retour à la supposition que l'abstraction ne produit qu'une maigre réplique des données sensibles. Dans ce cas, nous avons déjà prévenu cette objection. Car la totalité les aspects des données expliquées par la totalité des lois classiques ne comprendra pas les aspects que nous avons appelés le résidu empirique6. Même lorsque seront connues toutes les lois classiques, l'individualité et la continuité, les lieux et les temps particuliers ne seront pas expliqués; il sera au contraire fait abstraction de ces aspects.

L'objection peut toutefois être posée par des esprits prêts à convenir de la portée enrichissante de l'abstraction. On fera remarquer que le canon des opérations force la recherche empirique à dépasser la simple agrégation des lois isolées permettant l'élaboration des systèmes. Il ne suffit pas de connaître la loi de la chute des corps, la loi de la résistance de l'air, la loi de la friction. Pour résoudre des problèmes pratiques, il faut savoir comment appliquer ces lois simultanément. La découverte des lois doit donc s'accompagner de la découverte de corrélations entre les lois et, dans une mesure au moins égale, de la découverte des corrélations entre les corrélations. Il y a donc un mouvement vers l'unification systématique des lois classiques, et comme cette unification est suscitée par des problèmes concrets, on peut s'attendre à ce que la connaissance exacte et complète de toutes les lois s'accompagne de la connaissance d'une unification systématique, proportionnée au processus universel dans son dévoilement concret, historique.

Voilà une considération d'une grande portée, à mon sens. Toutefois, étrangement, le processus universel dans son dévoilement concret et historique fait manifestement appel de façon large et généreuse aux techniques statistiques des grands nombres et des grands intervalles de temps; il fait preuve d'une stabilité qui n'est pas rigide mais fluide; il est source de nouveauté et de développement; il connaît les faux départs et les effondrements. Il semble donc qu'une compréhension du dévoilement concret du processus universel ne sera pas fondée exclusivement sur les lois classiques, aussi exacte et complète soit la connaissance de ces lois, mais fera appel de façon fondamentale aux lois statistiques.

Les faits exigent en conséquence un examen plus approfondi de l'argument établi à partir de l'unification systématique des lois, examen qui met en lumière une ambiguïté sous-jacente. Une unification systématique et une synthèse imaginaire sont deux réalités bien différentes. La géométrie riemannienne par exemple représente une unification systématique puisqu'elle traite, avec un ensemble unique de principes et de techniques, d'une variété à n-dimensions et de courbures diverses. La géométrie riemannienne par contre n'est pas une synthèse imaginaire puisque nous ne pouvons imaginer plus de trois dimensions et que nous n'imaginons normalement que des surfaces planes. Ptolémée et Copernic possédaient des synthèses imaginaires des mouvements célestes; par contre, ce sont Galilée et Kepler qui ont découvert les lois de ces mouvements et c'est la mécanique newtonienne qui a réalisé l'unification systématique de ces lois. Autre exemple : les physiciens du dix-neuvième siècle ont déployé une série d'efforts notables pour construire un modèle imaginable de l'éther7. Ce que leurs travaux ont produit, c'est un ensemble systématique d'équations vérifiables par lecture des mesures. Aujourd'hui on penchera pour Einstein, attaché à des vues déterministes, ou on ralliera la majorité que satisfont les points de vue de la mécanique quantique. Aucun des deux volets de l’alternative n'offre toutefois de synthèse imaginaire. Car Einstein présente un ensemble d'équations différentielles pour une variété à quatre dimensions; quant à la mécanique quantique, qui est née suite à l'abandon des essais visant à maintenir le modèle de l'atome de N. Bohr, elle se refuse maintenant à dépeindre le processus objectif menant aux choses observables.

Entre l'unification systématique et la synthèse imaginaire il existe donc une différence. L'unification systématique s'effectue dans l'ordre logique ou conceptuel. Elle se réalise quand la totalité des lois est réduite à des ensembles minimaux de termes définis et de postulats, permettant de lier n'importe quelle loi à n'importe quelle autre, ainsi que de combiner intelligiblement et d’employer simultanément tout agrégat de lois. Une synthèse imaginaire, par ailleurs, est réalisée lorsque des images, informées par l'insight, sont modifiées en accord avec des lois connues. Ainsi peut-on imaginer le soleil, les planètes et leurs satellites dans des collocations appropriées et comprendre leurs mouvements imaginés en accord avec les lois mécaniques. De telles synthèses imaginaires dépassent manifestement le contenu abstrait des lois et supposent l'existence de certains corps se trouvant dans certaines positions relatives et se mouvant à des vitesses inférieures à la vitesse d'échappement. La démarche d'une telle synthèse déborde alors les tâches de la science pure; elle introduit les suppositions et les faits qui appartiennent à la science appliquée. Or la réalisation ultime d'une unification systématique des lois classiques n'inclura pas de question de fait particulière; cette réalisation ultime ne peut donc pas inclure une synthèse imaginaire.

Comme l'unification systématique n'inclut pas une synthèse imaginaire, elle n'en garantit donc même pas la possibilité. Les images sont nécessaires à l'émergence des insights, bien sûr, mais ces images peuvent être symboliques plutôt que représentatives, elles peuvent être des notations mathématiques sur des feuilles de papier plutôt que des images de l’univers visible. Même si l'on suppose qu'à chaque loi classique correspond une image représentative qui s'en approche, comme l'image de la roue de charrette est une image approchante pour la définition du cercle, cela ne veut pas dire néanmoins que l'agrégat des images approchantes peut se fondre de quelque façon en une image composite qui s'approche de l'unification systématique de toutes les lois.

L'objection échoue, par conséquent, sur deux points. Elle n'est pas concluante en elle-même. Pour que la connaissance de toutes les lois classiques constitue une compréhension du concret, il faut qu'elle inclue une vaste synthèse imaginaire. Il est vrai que la recherche empirique vise une unification systématique de ses lois. Rien ne prouve par contre qu'une telle unification systématique assure la possibilité de quelque synthèse imaginaire. De plus, si la totalité des lois classiques assurait une compréhension du concret, les lois statistiques seraient superflues. L'utilisation manifeste des techniques statistiques dans le processus universel montre toutefois que les lois statistiques ne sont pas superflues dans une compréhension de notre univers.

6.5 L’existence des résidus statistiques

Quatrièmement, il faut tenter d'indiquer plus précisément à la fois l'indétermination des lois classiques abstraites et la nature des résidus statistiques conséquents. Il sera donc posé 1) que les lois classiques ne sont valables dans des situations concrètes que dans la mesure où les conditions sont remplies, 2) que les conditions à remplir forment des séries divergentes et 3) que dans la situation générale les configurations de telles séries divergentes constituent un agrégat non systématique.

6.5.1 L'application conditionnée des lois classiques

Premièrement, il est possible d'appliquer les lois classiques à des situations concrètes et ainsi de parvenir à des prédictions conditionnées.

Si par exemple deux voitures se dirigent vers un même point, qu'elles se trouvent à égale distance de ce point et roulent à la même vitesse, elles vont entrer en collision, à moins que les conducteurs ne modifient d'eux-mêmes leur direction ou leur vitesse, ou que des obstacles ne les y obligent.

De même, dans la situation générale, on peut conclure qu'un événement Z va se produire, à partir de circonstances antérieures Y, si des facteurs P, Q, R, ... continuent de se produire et que d'autres facteurs U, V, W, ... n'interviennent pas.

Deuxièmement, la nécessité de poser des conditions est universelle. Car le lien entre les circonstances antécédentes et l'événement conséquent repose sur des lois classiques abstraites.

Comme la découverte de telles lois se fonde sur une exclusion expérimentale de facteurs étrangers, comme leur vérification tient malgré l'existence de cas contraires où des facteurs étrangers ne sont pas exclus, alors, quand on retourne de l'abstrait aux applications concrètes, il faut tenir compte de l'existence possible des facteurs étrangers.

Troisièmement, lorsque l'événement déduit ou prédit est pleinement déterminé, les conditions doivent être remplies entièrement, jusqu'au point où l'événement se produit.

Pour revenir à l'exemple des deux voitures, nous avons évoqué la démarche permettant de déduire ou de prédire l'occurrence d'une collision. Mais si nous voulions déduire ou prédire que le premier contact se fera entre telle petite partie précise P d'une voiture et telle petite partie semblable Q de l'autre, nous aurions affaire à une tout autre démarche. Si les voitures roulent à l'instant présent à cent à l'heure et ne se trouvent qu’à deux centimètres l'une de l'autre, on peut dire qu'une collision est inévitable. Quoi qu'il arrive dans la fraction de seconde qui reste, il y aura impact. Par contre, dans le cadre des mêmes suppositions il n'est pas possible de laisser tomber toutes les conditions et de prédire un premier contact entre deux petites parties précises. Car dans la dernière fraction de seconde la vitesse ou la direction ou le balancement d'une voiture ou deux voitures peut changer, ce qui ferait mentir la prédiction.

6.5.2 La série divergente des conditions

Dans la situation générale, les conditions forment une série divergente.

Dans la situation générale, en effet, l'occurrence de tout événement Z peut être déduite des circonstances antécédentes Y, si P, Q, R, ... continuent de se produire et si des facteurs U, V, W, ... n'interviennent pas.

Il s'ensuit donc que l'occurrence de P, Q, R, ... et la non-occurrence U, V, W, ... sont semblablement déductibles.

De plus, il s'ensuit que l'occurrence de P par exemple est conditionnée par les occurrences A, B, C, ... et les non-occurrences G, H, I, ... Il y aura ainsi des séries de conditions positives et négatives pour Q, R, ... pour U, V, W, ... De même, chaque terme dans ces séries aura ses propres séries de conditions positives et négatives, ainsi de suite.

Voilà donc ce qu'est la série divergente des conditions. Tout événement Z se produit au moment où un ensemble de conditions sont remplies. Chaque condition de l'ensemble sera remplie quand sera rempli son ensemble additionnel de conditions. Comme il n'existe pas d'événement inconditionné, il n'y a pas d'accomplissement inconditionné des conditions. Et comme il n'y a pas d'accomplissement inconditionné de conditions, la série divergente permet autant de changements d'état que l’on voudra en explorer. Enfin, comme chaque événement a d'ordinaire plusieurs conditions, la série diverge d'ordinaire.

On peut noter immédiatement certaines autres propriétés de la série divergente des conditions.

Comme la série diverge lorsque l'on remonte d'un événement Z à ses antécédents, elle converge lorsque l'on passe des antécédents à l'événement. En conséquence, si l'on devait supposer que la configuration concrète de la série divergente a été élaborée jusqu'à quelque nième changement d'état et si l'on s'assurait de l'accomplissement de toutes les conditions de cette série parente, tout cet énorme travail ne produirait rien de plus que la déduction de l'événement Z et des occurrences et non-occurrences intermédiaires. Loin de promettre la déduction de toutes les situations universelles à partir d'une situation particulière, cette structure n'offre rien de plus que la déduction d'une série convergente d'événements à partir d'un ensemble d'observations initiales aussi vaste que l'on veut.

De plus, les conditions d'un événement quelconque Z, à n'importe quel nième degré de parenté, sont dispersées dans le temps et dans l'espace. Elles sont dispersées dans l'espace, puisque les occurrences et les non-occurrences qui conditionnent l'événement Z, directement ou indirectement, de près ou de loin, peuvent se trouver dans n'importe quelle direction, à n'importe quelle distance de l'événement Z. Elles sont dispersées dans le temps, vu que l'influence s'exerçant de la condition vers le conditionné se propage à une vitesse finie et, dans différents cas, traverse soit des distances égales à des vitesses inégales, soit des distances inégales à des vitesses égales. Cette dispersion des conditions impose évidemment la nécessité impérieuse de connaître à l'avance l'agrégat des configurations concrètes des séries divergentes des conditions d'événements de toutes sortes; autrement il est impossible de savoir quelles observations effectuer, et l'observateur ne fera des observations pertinentes que par hasard.

6.5.3 L'agrégat non systématique des séries divergentes

Il a été démontré au chapitre 2 que seules les méthodes statistiques permettent d'effectuer une recherche sur les agrégats fortuits qui présente quelque généralité scientifique. Les méthodes statistiques révèlent toutefois des états et des probabilités. Elles ne nous disent rien des configurations concrètes des séries divergentes de conditions pour des événements déterminés particuliers. Donc, pour être l'objet de recherches produisant des résultats qui possèdent quelque généralité scientifique, les configurations concrètes ne doivent pas être des agrégats fortuits.

Toutefois, dans la situation générale, les configurations concrètes des séries divergentes de conditions sont bel et bien des agrégats fortuits. Car tout événement, Z par exemple, se produit si les conditions positives P, Q, R, ... s'accomplissent et si les conditions négatives U, V, W, ... ne s'accomplissent pas. Ce qui est vrai de Z est également vrai pour toutes ses conditions. Et dans le cas général il ne peut y avoir quoi que ce soit de requis au-delà de l'accomplissement de ces conditions. D'autre part, exiger que la série divergente des conditions ne soit pas un agrégat fortuit, c'est ajouter aux conditions nécessaires à l'occurrence de Z, cette addition entraînerait l'abandon de la situation générale et l'établissement d'une situation particulière.

De plus, même quand les situations particulières existent, elles ne peuvent être expliquées entièrement selon des perspectives classiques. L'existence d'une situation particulière exige en effet l'existence d'une séquence ordonnée d'ensembles d'événements telle que, toutes choses étant égales d'ailleurs, les événements Pi résultent des événements Pi-1,pour toutes les valeurs intégrales positives de i entre 2 et n où, soit n est un nombre entier positif aussi grand que l'on voudra bien l'établir, soit il y a un ensemble final d'événements Pn semblable à tous égards à un ensemble initial P1. Un tel schème de continuité perpétuelle ou de récurrence e perpétuelle met au pas, manifestement, la série divergente des conditions. Ce schème ne vaut toutefois que si « toutes choses (sont) égales d’ailleurs »; et l'introduction de mécanismes défensifs ne peut éliminer cette réserve puisque les mécanismes eux-mêmes dépendront des lois classiques. De plus, comme les schèmes ne peuvent garantir leur propre survie, ils ne peuvent non plus expliquer leur propre origine. Car s'il y a un premier cas d'un ensemble d'événements Pi, il n'y a pas de cas antérieur dans la séquence ou le cercle qui rende compte du premier cas; et s’il n’y a pas de premier cas, l'origine de la séquence ou du cercle, loin d’être expliquée, est tout simplement niée.

Pourtant, pourra-t-on souligner, le processus universel comme totalité est peut-être systématique, ce qui veut dire que la configuration concrète totale des séries divergentes de conditions est peut-être en fait ordonnée. Il faut dire tout d'abord qu'il s'agit là d'une pure hypothèse. De plus, une telle hypothèse est extrêmement douteuse, puisque le processus universel comme totalité semble marqué par les dispositifs typiquement statistiques des grands nombres et des longs intervalles de temps. Enfin, même si cette hypothèse douteuse implique que la méthode statistique est erronée en fin de compte, il n'est guère difficile d'élaborer des hypothèses contraires d’égale valeur dont la confirmation signifierait que la méthode classique est en fin de compte erronée.

Dans la présente sous-section (§ 6.5) nous avons entrepris d'indiquer une signification exacte à la fois de l'indétermination des lois classiques et du canon conséquent, celui des résidus statistiques. Il a été posé que l'indétermination des lois classiques tient à leur caractère abstrait et que seul l'accomplissement d'ensembles de conditions positives et négatives peut permettre l'utilisation de ces lois comme prémisses déterminées pour la déduction d'événements déterminés. De plus, de cette indétermination de l'abstrait procède un canon des résidus statistiques puisque dans la situation générale de tels ensembles de conditions sont des agrégats fortuits et que seules les méthodes statistiques peuvent permettre une recherche sur les agrégats fortuits produisant des résultats qui possèdent une généralité scientifique.

En conclusion, nous pouvons noter deux points. L'erreur foncière de l'objection déterministe à l'objectivité de la connaissance statistique représente une méprise à propos de l'insight (oversight of insight). Le déterministe néglige tout d'abord le fait qu'une inférence concrète à partir des lois classiques suppose un insight qui assure une médiation entre les lois abstraites et la situation concrète; et quand il y a méprise (oversight), la découverte de la différence entre les processus systématiques et les agrégats fortuits est écartée.

Deuxièmement, notre analyse laisse de côté toutes les questions touchant la capacité intellectuelle du démon de Laplace et d'autres êtres non humains. De telles questions n'ont manifestement rien à voir avec la nature de la science empirique ou en fait avec la nature de la compréhension humaine. Enfin, une telle restriction semble contenue dans notre définition d'une séquence ordonnée, car une séquence est ordonnée si elle peut être maîtrisée par un insight pouvant être exprimé en des termes généraux, ce qui ne caractérise, semble-t-il, que les insights humains.

6.6 La caractère général des théories statistiques

Il est maintenant possible, à la lumière des six canons de la méthode empirique, de déterminer de façon plus complète la structure heuristique statistique élaborée au chapitre 2 (§ 4.4).

6.6.1 Des événements

Tout d'abord, les théories statistiques portent donc sur des événements. Car c'est l'événement, l'occurrence, la survenue que ne peuvent établir les lois classiques sans l'introduction d'une variété concrète, non systématique de déterminations additionnelles.

6.6.2 Non des processus

Deuxièmement, les théories statistiques n'analyseront pas des processus. Car les processus qui mènent à des événements relèvent des configurations des séries divergentes de conditions. De telles configurations forment un agrégat non systématique, et le non-systématique comme tel ne peut être l'objet d'une recherche.

6.6.3 Des événements observables

La distinction entre processus et événements soulève une autre question. Car un processus semble être simplement un continuum d'événements. En vertu de quel principe y a-t-il alors des événements de ce continuum qui sont sélectionnés par une théorie statistique? Et pour quelle raison le reste des événements est-il classé hors du domaine de la connaissance statistique?

C'est manifestement la possibilité de l'observation qui préside à la sélection. À cet égard, il n'y a pas de différence entre la théorie classique et la théorie statistique. Il n'est tout simplement pas possible de réaliser un continuum de mesures exactes.

La différence tient à la signification que l'on peut attribuer aux fonctions continues. Comme la théorie classique peut envisager le processus concret, on peut considérer que ses fonctions continues ont trait à un continuum d'événements. Comme la théorie statistique, dans la mesure où nous lui attribuons une signification, laisse de côté le processus, ses fonctions continues n'expriment que la continuité de la norme idéale dont les événements observables divergent de façon non systématique.

6.6.4 Les fondements

La distinction établie plus haut entre les théories classiques et statistiques remonte jusqu'à la région obscure que l'on appelle les fondements. Seule une philosophie ou une théorie scientifique vérifiée8 permet à un ensemble de prémisses logiques ou mathématiques d'acquérir valeur de référence objective effective. Il peut s'agir d'une référence au processus concret, si la théorie scientifique est de type classique. Si la théorie scientifique est de type statistique, elle ne possède toutefois une valeur acquise de référence objective qu'à des événements isolés et à leurs probabilités. Il convient de noter toutefois qu'ici le terme « classique » est dégagé de toute association avec la philosophie empiriste, et que la « probabilité » se situe dans une structure heuristique ouverte et reçoit ses propriétés de la structure en développement.

6.6.5 Utilisation des concepts classiques

Une théorie statistique signifiante sur le plan scientifique définira des événements en faisant appel aux conjugats purs des lois classiques.

Il faut en effet définir les événements pour pouvoir leur attribuer quelque fréquence qui ne soit pas de valeur une. Autrement dit, seuls les événements du type défini ne se produisent pas toujours et partout.

Il faut faire appel aux conjugats pour définir les événements. L'événement en effet correspond à une réponse affirmative donnée à une question relevant de la réflexion, et cette question relevant de la réflexion tire son contenu d'une réponse à une question relevant de la compréhension. Les réponses vérifiables aux questions relevant de la compréhension sont formulées comme des conjugats expérientiels ou des conjugats purs, en fonction du canon de la parcimonie.

Les recherches statistiques menées en fonction des conjugats expérientiels ne portent toutefois aucune promesse de signifiance scientifique. Car si l'expérience est à la portée de tout le monde, il faut toutefois, pour apporter une contribution signifiante à la science, en connaître les réalisations antérieures. Une telle connaissance fait appel d'une façon ou d'une autre à des conjugats purs; la définition des événements des lois statistiques signifiantes sur le plan scientifique fait donc appel à des conjugats purs. La mécanique quantique a donc recours pour définir ses éléments observables à la physique classique qui a élaboré les notions de coordonnées cartésiennes, de mouvements linéaires et angulaires, d'énergie, ainsi de suite.

6.6.6 Images et parcimonie

Le canon de la parcimonie exclut tout problème concernant la représentation visuelle des objets trop petits pour être perçus. Car seule l'occurrence de la sensation correspondante permet de vérifier l'image comme image. Ainsi, seul le fait de voir une petite balle permet de vérifier l'image visuelle d'une petite balle, et seul le fait de voir une vague permet de vérifier l'image visuelle d'une vague. Lorsqu'une sensation ne se produit pas et ne peut pas se produire, seules certaines équations, et les termes définis implicitement par ces équations, peuvent être vérifiés.

Il faut noter qu'une telle conclusion repose sur des fondements qui sont éloignés des suppositions de Galilée. Car Galilée tenait les qualités secondes comme la couleur, le son, la chaleur, ainsi de suite, pour de simples apparences; elles devaient être attribuées à notre subjectivité et non aux objets. Les dimensions mathématiques de la matière en mouvement, par ailleurs, sont des éléments constitutifs du réel et de l'objectif; les nier revient donc à éliminer l'objet. Selon le point de vue galiléen, les électrons ne peuvent donc être rouges ou verts ou bleus, durs ou mous, chauds ou froids, mais ils doivent avoir les dimensions soit de petites boules, soit d'ondes ou de quelque autre ensemble compatible de qualités premières.

6.6.7 Un principe d'incertitude

Une structure axiomatique pour les lois statistiques impliquera un principe d'incertitude.

Car le concret comprend un élément non systématique, et ne peut donc être déduit dans sa pleine détermination de quelque ensemble de prémisses systématiques.

Une structure axiomatique est toutefois un ensemble de prémisses systématiques. Ses implications atteignent le concret, puisqu'elles ont trait aux lois statistiques portant sur les événements; or les événements sont toujours pleinement concrets.

Il faut donc que la structure axiomatique servant aux lois statistiques dispose de quelque moyen de couper court à ses implications avant que ne soient atteintes les pleines déterminations du concret. Et n'importe lequel de ces moyens relève de la situation générale d'un principe d'incertitude.

L'indétermination est donc selon cette analyse une caractéristique générale des investigations statistiques. L'incertitude mesurée de l'équation de Heisenberg a été précédée par l'incertitude non mesurée inhérente aux statistiques classiques où les prédictions étaient uniques mais où l'on ne devait pas s'attendre à ce qu'elles soient correctes dans chaque cas9.

Une telle généralité n'est guère surprenante. Elle accompagne la possibilité de déduire le principe de Heisenberg d'une structure axiomatique générale. Elle découle du fait que la déduction de conclusions suppose des relations systématiques, de façon que, si certaines relations ne sont pas systématiques, le champ des conclusions possibles doit être restreint.

6.7 L'indétermination et le non-systématique

II ne faut pas prendre l'exposé qui précède sur le caractère général des investigations statistiques pour une description de la mécanique quantique. Le canon des résidus statistiques est méthodologique. Il ne tient pas sa généralité de la physique récente mais de la méthode statistique. Il n'est pas fondé sur les conclusions de l'investigation subatomique mais sur l’analyse du processus cognitif qui part des données et de la recherche, passe par l'insight et la formulation, pour recommencer lorsque les expériences produisent des données significativement nouvelles. Il tire ses termes techniques non de l'usage que les scientifiques ont jugé approprié pour leurs fins mais des exigences d'une étude tout à fait différente. En conséquence, comme nous avons déjà eu l'occasion de le souligner, seul un autre effort critique et créatif peut permettre une mise en relation de nos conclusions et des diverses interprétations des résultats de la physique contemporaine.

Le canon des résidus statistiques comporte en effet trois éléments, qui ne peuvent tous trois être formulés qu'en termes cognitifs. Le premier élément est l'indétermination de l'abstrait : les lois classiques ne peuvent être appliquées aux situations concrètes que par addition de déterminations supplémentaires tirées des situations. Le deuxième élément est le caractère non systématique des déterminations supplémentaires. Ce caractère ne signifie pas que les déterminations supplémentaires ne sont pas liées les unes aux autres par des lois; il signifie que la loi ne représente qu'une partie abstraite dans une relation concrète de nombres, de grandeurs, de positions relatives, ainsi de suite, qui sont déterminés. Il ne signifie pas que ces relations concrètes ne peuvent être maîtrisées par un insight sur les présentations pertinentes; il signifie que l'insight concret a un objet plus entier que la formulation abstraite. Il ne signifie pas qu'aucun compte rendu conceptuel des relations concrètes ne peut être tenté; il signifie qu’un tel compte rendu conceptuel échoue dans un nombre infini et incontrôlable de cas. Il ne signifie pas que les relations concrètes ne sont jamais récurrentes ou qu'une prédiction juste n'est jamais possible; il signifie que les schèmes de récurrence ne tombent pas sous un schème universel, qu'ils sont de simples cas où la loi l'emporte sur le résidu empirique, que de tels triomphes de la loi ne se produisent pas en accord avec une autre loi classique. Enfin, le troisième élément est l'insight à rebours : s'il ne doit pas y avoir d'intelligibilité du système abstrait, il ne faut toutefois pas renoncer à la généralité; car il y a la généralité de la fréquence idéale des événements, et le non-systématique ne peut diverger de façon systématique d'une telle fréquence idéale.

Non seulement le canon des résidus statistiques est-il méthodologique mais il se trouve également dans un contexte d'autres canons, qui implique une transposition des problèmes courants. Un canon de la pertinence a fixé l'attention sur ce que l'insight ajoute aux données. Un canon de la parcimonie a restreint l'affirmation scientifique à des types définis de propositions vérifiables. Un canon de l'explication complète a situé l'espace et le temps dans une position très semblable à celle des qualités sensibles Il n'est pas besoin, dans ce contexte, de chercher à exorciser les image des déterministes d'antan en ayant recours aux images des indéterministes contemporains. Il suffit déjà que les données soient vagues, que les mesures ne soient pas parfaitement justes, et que le mesurage puisse déformer ses objets. De telles vérités passent toutefois à côté de la question méthodologique en jeu. Les affirmer n'empêche pas de se méprendre sur les lois classiques. La loi de la chute des corps n'est pas un énoncé sur ce qui se produirait dans un vide parfait; il s'agit de l'énoncé d’un élément dans un système abstrait, et le système complet peut s'applique à tout cas particulier. De même, les équations différentielles d'Einstein ne sont pas des énoncés sur des positions et des vitesses qui défient le principe de Heisenberg; ce sont des énoncés sur le caractère abstrait et donc l'invariance des lois classiques. La meilleure façon de contrer le déterminisme ancien n'est pas de poser un indéterminisme au même niveau de l'imaginaire, mais d'affirmer l'indétermination de l'abstrait.

Enfin, nous est-il permis d'affirmer qu'une telle transposition atteint la cible? Le seul lien apparent entre l'indéterminisme et la probabilité est un caractère commun d'imprécision et d'indéfinition. L'indétermination de l'abstrait met toutefois en lumière le caractère non systématique du concret. Et l'essence de la probabilité est qu'elle établit une norme idéale dont les fréquences réelles peuvent diverger, mais non de façon systématique.


a Les canons de la méthode empirique : dans ses leçons « Intelligence and Reality », données à l'Institut Thomas More de Montréal en 1951, Lonergan ne parlait pas de « canons » mais plutôt de « principes », et il n'en désignait que deux — le principe d'exclusion et le principe de pertinence.


1 Chapitre 2, § 1.2.

2 Voir à ce sujet Lindsay et Margenau, Foundations of Physics, p. 310.

3 Voir le chapitre 8.

4 Ernst Cassirer, Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept, traduction de P. Caussat, Paris, éd. de Minuit, 1977.

5 Victor F. Lenzen, The Nature of Physical Theory. A Study in Theory of Knowledge, New York, J. Wiley & Sons; Londres, Chapman & Hall, 1931.

6 Voir chapitre 1, § 5.

7 Voir Edmund WHITTAKER, A History of the Theories of Aether and Electricity, Dublin, Dublin University Press, Londres, Longmans, 1911.

8 Voir plus loin, au chapitre 10, § 7-8.

9 Voir Lindsay et Margenau, Foundations of Physics, p. 398.

 

 

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