Les oeuvres de Bernard Lonergan
L'insight: ch. 18 - Les fondements possibles d'une éthique

 

DEUXIÈME PARTIE

L'insight en tant que connaissance

 

18

Les fondements possibles d'une éthique

Nous avons conçu la métaphysique comme la mise en œuvre de la structure heuristique intégrale de l'être proportionné. Dans le présent chapitre, nous nous demanderons essentiellement s'il est possible de concevoir l’éthique de la même façon. Nous aborderons cette question par une réponse en trois étapes, qui prolonge notre propos sur les questions soulevées dans les chapitres portant sur le sens commun, ainsi que dans notre étude du développement humain.

Premièrement, nous essaierons d'élaborer des notions telles que le bien, la volonté, la valeur, l'obligation. De cette démarche découleront une méthode de l'éthique, correspondant à la méthode de la métaphysique, ainsi qu'une présentation cosmique et ontologique du bien.

Deuxièmement, nous envisagerons les fondements possibles de l’éthique du point de vue de la liberté et de la responsabilité. Nous examinerons la pertinence du canon des résidus statistiques. Nous soulignerons la nature de l'insight pratique, de la réflexion pratique et de l'acte de la décision. Enfin, nous conclurons au fait de la liberté et de la responsabilité essentielles de l'être humain.

Troisièmement, nous étudierons les fondements possibles de l'éthique du point de vue de la liberté effective. Une éthique est-elle possible au sens où elle puisse être observée? L'être humain est-il condamné à l’échec sur le plan moral? Existe-t-il un besoin de libération morale, si le développement humain consiste en un affranchissement du cycle de l'alternance du progrès et du déclin?

Enfin, il convient de noter que nous ne cherchons pas à établir un code d'éthique, mais plutôt à affronter les questions préalables pertinentes. Le présent chapitre établit non pas des préceptes mais la forme générale des préceptes. Il n'est peut-être pas nécessaire de souligner que la transition depuis une telle forme générale jusqu'aux préceptes spécialisés des domaines particuliers de l'activité humaine exige une compréhension de ces activités. Par conséquent, si l'on introduisait dans un ordinateur les prémisses du présent chapitre, l'ordinateur ne pourrait en tirer de préceptes spécialisés. Je rédige toutefois le présent chapitre pour des êtres humains et non pour des ordinateurs. Et comme l'inintelligence morale complète est un phénomène très rare, les critiques supposeront, je crois, que les lecteurs du présent ouvrage seront en mesure d'effectuer la transition depuis la possibilité éloignée de l'éthique, qui est établie, jusqu'à sa possibilité prochaine, que les esprits exigeants peuvent requérir.

1. La notion du bien

Le bien, comme l'être, est un et intelligible. Mais alors que l'intelligibilité et l'unité de l'être découlent spontanément du fait que l'être est tout ce qui est saisi intelligemment et affirmé rationnellement, la bonté de l'être n'est mise en lumière que par un examen du prolongement de l'activité intellectuelle que nous appelons la délibération et la décision, le choix et la volonté.

1.1 Les niveaux du bien

À un niveau élémentaire, le bien est l'objet du désir; le bien atteint est expérimenté comme plaisant, agréable, satisfaisant. Or l'être humain expérimente l'aversion tout autant que le désir, la douleur tout autant que le plaisir; à ce niveau élémentaire, empirique, le bien est donc jumelé à son contraire, le mal.

Parmi les nombreux désirs de l'être humain, il en est un cependant qui est unique. Il s'agit du désir de connaître détaché et désintéressé, sans restriction. Ce désir, comme les autres, peut être satisfait. Mais, contrairement aux autres désirs, cette satisfaction ne le comble pas. Le désir de connaître dépasse par lui-même le contentement que procure à une personne ses propres insights, pour l'amener à se demander si ses insights sont justes. Il s'agit d'un désir de connaître, dont le critère immanent est l'atteinte d'un inconditionné qui, parce qu'il est inconditionné, est indépendant de ce qui plaît et de ce qui déplaît au sujet, ainsi que des pensées que lui inspirent l'espoir et la crainte.

Or, par ce désir et la connaissance qu'il engendre, est mise en lumière une deuxième signification du bien. Au bien qui est simplement objet de désir s'ajoute le bien qu'est l'organisation. C'est de ce bien que tiennent l'administration politique, l'économie et la famille comme institution. Ce bien n'est pas l'objet d'un désir particulier, car il est aux désirs particuliers ce que le système est au systématisé, ce que la condition universelle est aux éléments particuliers qui sont conditionnés. Ce bien se présente à la façon du schème de récurrence qui survient sur les matières des désirs et les efforts de satisfaction de ces désirs et, au prix de restrictions limitées, grâce à la fertilité du contrôle intelligent, il assure une abondance de satisfactions qui autrement seraient inaccessibles.

Le bien qu'est l'organisation est dynamique, non seulement au sens où il ordonne le déploiement dynamique des désirs et des aversions, mais également au sens où il est lui-même un système en mouvement. Il possède sa propre ligne normative de développement, dans la mesure où les éléments de l'idée d'organisation sont saisis par l'insight sur les situations concrètes, sont formulés en des propositions, sont acceptés par des accords explicites ou tacites, et où leur mise à exécution provoque aussitôt un changement de la situation ou l'occurrence de nouveaux insights. Cette ligne normative ne fournit pourtant qu'une première approximation du cours effectif du développement social. Les planètes se déplaceraient en ligne droite, n'était de la gravitation. Mais en fait elles décrivent des ellipses perturbées. De même, le développement social serait une simple affaire de développement intellectuel, sans l'action de la psychè humaine. Mais en fait la nature sensible de l'être humain constitue à la fois les matières dynamiques devant être organisées, et les conditions subjectives de la découverte, de la communication, de l'acceptation et de l’exécution de l'ordre. Ainsi, cet ordre social trouve dans les désirs et les aversions des personnes et des cercles intersubjectifs à la fois un allié énormément puissant et une source permanente de déviation égoïste et de déviation de classe. En plus de constituer un changement de la voie principale du développement, la déviation ouvre des voies secondaires où les êtres humains s'affairent à élaborer des mesures de parade de plus en plus efficaces pour se protéger des effets des déviations créées par autrui, pour corriger les auteurs de ces déviations et, dans le cas idéal, pour s’attaquer aux racines mêmes de ces déviations. Cependant, comme nous I’avons vu, la visée d'un tel idéal comporte une transposition de la question, depuis le niveau du policier et du tribunal, de la diplomatie et de la guerre, jusqu'à celui de la culture et de la moralité. Et à long terme le sens commun n'est pas non plus à la hauteur de la tâche puisqu'il est sujet, au-delà de ses aberrations individuelles et collectives, à une distorsion cognitive générale touchant la préoccupation des questions ultimes et des résultats ultimes.

Ces considérations nous amènent à un troisième aspect du bien, c'est-à-dire la valeur. Car le bien qu'est l'organisation est lié, non seulement aux diverses manifestations des désirs et des aversions spontanées qu'il ordonne, mais aussi à un troisième type de bien, qui émerge au niveau de la réflexion et du jugement, de la délibération et du choix. Les désirs et les aversions sensibles, comme les données de l'expérience, précèdent les questions et les insights, les réflexions et les jugements. À l'opposé, le bien qu'est l'organisation, bien qu'il soit anticipé et réfléchi par l'intersubjectivité spontanée, est essentiellement une intelligibilité formelle, dont la découverte est fonction du questionnement, dont la saisie doit passer par une accumulation d'insights, et dont la formulation ne se réalise que dans des conceptions. Néanmoins, même si le bien qu'est l'organisation se situe tout à fait hors du champ de l'appétition sensible, il est en lui-même objet d'attachement chez l'être humain. L'individualisme et le socialisme ne sont pas de l'ordre de la nourriture ni de la boisson, ni du vêtement ni du gîte, ni de la santé ni de la prospérité. Ce sont des constructions de l'intelligence humaine, des systèmes possibles permettant d'ordonner la satisfaction des désirs humains. L'être humain peut toutefois adopter un système et rejeter les autres. Il peut établir une telle discrimination avec toute l'ardeur de son être, même si l'objet de cette sélection n'intéresse ni son avantage propre ni celui de ses parents, de ses amis, de ses connaissances et de ses concitoyens. Et cela n'est guère surprenant. Car l'intelligence humaine n'est pas seulement spéculative, elle est aussi pratique. Loin de se contenter de déterminer les unités et les corrélations dans les choses telles qu'elles sont, elle veille constamment à discerner les possibilités qui révèlent les choses telles qu'elles pourraient être. De telles possibilités sont toutefois diverses. Elles s'excluent mutuellement, pour une bonne part. L'inventivité de l'intelligence pratique ne peut produire de résultats pratiques que si existent la puissance, la forme et l'acte conjugués de la volonté, du vouloir et de la volition, ayant pour fonction d'isoler certaines possibilités de la variété des possibilités, et, par une telle décision et un tel choix, de mettre en branle et de fonder la transition de la conception intellectuelle d'un ordre possible à sa réalisation concrète.

1.2 La notion de volonté

La volonté est un appétit intellectuel ou spirituel. La volonté est aux objets présentés par l'intellect ce que la capacité de la faim sensible est aux aliments sensibles. Comme simple capacité, la volonté s'applique à chaque objet intellectuel et, par conséquent, elle porte à la fois sur chaque ordre possible et sur chaque objet concret tel que subsumé sous quelque ordre possible. Mais au-delà de la simple capacité qu'est la volonté, il y a l'inclination habituelle, spécialisée dans des orientations particulières, qui constitue le vouloir et le non-vouloir marquant chez les individus une disposition antérieure à des décisions et à des choix de types déterminés. De même qu'une personne qui n'a pas encore assimilé un sujet particulier doit s'astreindre à un processus laborieux pour en acquérir la maîtrise, mais, une fois acquise une telle maîtrise, peut saisir facilement la solution à tout problème qui se présente dans le domaine, ainsi, lorsqu'une personne n'a pas encore acquis le vouloir, il faut la persuader pour qu'elle veuille vouloir, mais une fois le vouloir acquis, le vouloir entraîne la volition sans qu'aucune persuasion ne s'impose. Enfin, au-delà de la capacité « volonté » et de l'habitude « vouloir », il faut reconnaître l'acte « volition ». La volition seule est révélée directement, puisque c’est elle qui constitue l'événement. Pour connaître le vouloir d'une personne, il faut examiner les fréquences des choix de divers objets posés par cette personne pendant une période donnée. Et pour connaître sa volonté, il faut examiner les changements de ces fréquences au cours de sa vie.

De plus, la volition est rationnelle et donc morale. Le désir de comprendre détaché, désintéressé, non restreint, saisit intelligemment et affirme rationnellement non seulement les faits de l'univers de l'être mais aussi les possibilités pratiques. Ces possibilités pratiques incluent les transformations intelligentes, non seulement de l'environnement où vit l'être humain, mais aussi de sa propre vie spontanée. Car cette vie présente une variété, qui autrement serait fortuite, où l'être humain peut introduire un système supérieur en se comprenant lui-même et en effectuant ses propres choix délibérés. Ainsi, le désir détaché et désintéressé étend sa sphère d'influence depuis le champ des activités cognitives jusqu'au champ des actes humains délibérés, en passant par le champ de la connaissance. Ainsi, le sujet de l'affirmation de soi, empiriquement, intellectuellement, rationnellement conscient, devient un sujet ayant une conscience de soi morale. L'être humain n'est pas seulement un sujet connaissant : il est aussi un sujet agissant. La même conscience intelligente et rationnelle fonde l'agir tout autant que le connaître. De cette identité de la conscience découle inévitablement une exigence de cohérence personnelle dans le connaître et l'agir.

Comment est-il possible de satisfaire à cette exigence? Il est déjà bien difficile de soumettre ses activités purement cognitives au désir de connaître détaché et désintéressé. Comment faire preuve d'un tel détachement, d'un tel désintéressement dans l'ensemble de sa vie? La vie morale est difficile, cela ne fait aucun doute. Même les théologiens admettent qu'en un sens la vie morale est impossible. Ce qui nous préoccupe ici, cependant, c'est le fait de cette exigence. Or les efforts déployés par les humains pour esquiver cette exigence nous fournissent à souhait des éléments de preuve de son existence. La première forme d'évitement, la plus commune, est l'évitement de la conscience de soi. Le sage enseigne : « Connais-toi toi-même ». Ce précepte est nécessaire, il ne va pas de soi. La sincérité vers laquelle je tends s'enrichira d'harmoniques nouvelles si, plutôt que de connaître simplement une composition psychologique qui m'explique par mon passé et mon milieu, je dois me connaître moi-même, tel que je suis, à partir d'une analyse morale de mes actions, de mes paroles, de mes motivations mélangées. Comme il serait plus simple de me lancer dans une activité extérieure « valable », et de détourner sur les autres les louanges ou les blâmes qu’une telle activité pourrait susciter! La deuxième forme d'évitement est la rationalisation. Je peux remédier au manque de cohérence entre mon connaître et mon agir en révisant mon connaître de façon à l'harmoniser avec mon agir. Une telle révision constitue, bien sûr, une démarche audacieuse. Il faut une bonne dose d'ingéniosité pour transposer une absence de cohérence entre le connaître et l'agir en une absence de cohérence au sein du connaître même. L'esprit moyen peut inventer des mensonges au sujet de questions de fait. Il peut forger des excuses. Il peut invoquer des circonstances atténuantes entraînant une confusion du factuel et de la fiction. Or l'hypocrisie est simplement le témoignage que le vice rend à la vertu. Il manque à l'hypocrisie la rationalisation authentique qui présente le vice comme une vertu, qui répond à l'accusation de non-cohérence en niant, non pas la prémisse mineure – la question de fait —, mais la prémisse majeure — le principe. La révision des prémisses majeures n'est pas une mince tâche. Pour la réaliser, il faut jouer double jeu avec le désir de connaître, dans son domaine immédiatement de l'activité cognitive. La majorité des humains ne tentent donc pas d’effectuer eux-mêmes une telle rationalisation, mais ils se contentent de créer une demande effective, un marché ouvert, pour des contrepositions, élaborées de façon plus ou moins cohérente, et présentées dans des mythes et des philosophies. La troisième forme d'évitement est celle de la dérobade morale. Video meliora proboque, deteriora autem sequor (je vois et j'approuve le meilleur de deux partis, mais j'adopte en fait le moins bon1). Cet évitement ne comporte pas l'illusion engendrée par la fuite de la conscience de soi. Il ne comporte pas non plus la duperie qu'entraîne la rationalisation. Il pose simplement une reconnaissance théorique de l'aspiration à une vie intelligente et rationnelle. L'esprit qui se livre à cette forme d'évitement est prêt à admettre l'écart entre sa conduite et cette aspiration, mais il a abandonné tout espoir de modifier sa conduite. Certes, cela est très humain, mais cela est humain de façon incomplète, car l'exigence de cohérence entre le connaître et l'agir est dynamique. Elle cherche à être opérative, à déployer dans le vécu le désintéressement et le détachement du connaître. Et elle ne se satisfait pas d'une simple reconnaissance théorique de son existence.

Le lecteur notera que nous avons considéré la conscience de soi morale dans son entière généralité. Comme dit le proverbe, les loups ne se mangent pas entre eux. Dans différentes couches de la société, à différentes époques, dans des cultures et des civilisations différentes, les humains obéissent à des codes moraux différents. Il faut toutefois distinguer le contenu du code moral et la fonction dynamique qui exige le respect de ce code. Notre propos était axé sur cette fonction dynamique, sur l'exigence opérative de cohérence dans la conscience de soi. Et comme le contraste est éclairant, nous nous sommes penché sur le triple évitement que représentent la fuite de la conscience de soi, l'affaiblissement du code moral par la rationalisation et l'abandon de l'espoir de cohérence. Bref, nous avons examiné le sens du verbe « devoir ». Notre réponse à cette question diffère de la réponse kantienne, car si nous posons l'existence d'un impératif catégorique, nous soutenons par contre que cet impératif ne découle pas entièrement de l'intelligence et de la raison spéculatives. Notre réponse diffère également des vues associées à Freud, du moins dans la conception populaire, car si nous convenons que la conscience de soi morale possède un élément concomitant dans les émotions morales et les sentiments moraux, si nous admettons que ces émotions et ces sentiments ont une base psychoneurale et sont sujets à l'aberration psychoneurale, nous soutenons par contre qu'il est erroné d'identifier ces concomitants avec la conscience de soi morale. En décidant de publier son ouvrage Traumdeutung, Freud dépasse ses émotions et ses sentiments et suit ce qu'il considère être la seule ligne de conduite intelligente et rationnelle : le fait de suivre une telle ligne de conduite est ce que nous appelons l’obéissance à la conscience morale.

1.3 La notion de valeur

Or c'est dans la conscience de soi rationnelle, morale, qu'est mis en lumière le bien comme valeur, car la valeur est le bien en tant qu'objet possible d'un choix rationnel. Comme les objets du désir s'inscrivent dans des schèmes de récurrence pour donner lieu au bien qu'est l'organisation saisi par l'intelligence, ainsi le bien qu'est l'organisation, avec son contenu concret, est un objet possible d'un choix rationnel et, donc, une valeur.

De ces définitions découle une triple division des valeurs. Les valeurs sont vraies dans la mesure où le choix possible est rationnel, tandis qu'elles sont fausses dans la mesure où la possibilité du choix résulte d'une fuite de la conscience de soi, ou d'une rationalisation, ou encore de la dérobade morale. Les valeurs sont terminales puisqu'elles sont objet de choix possibles, mais elles sont originaires puisque, de façon directe et explicite, ou encore de façon indirecte et implicite, le fait qu'elles sont choisies modifie notre vouloir habituel, notre orientation effective dans l’univers et, donc, notre contribution au processus dialectique du progrès et du déclin. Enfin, les valeurs sont effectives, ou émergentes, ou prospectives, selon qu'elles sont déjà réalisées, ou en voie de réalisation, ou que leur réalisation est simplement envisagée.

De plus, les valeurs forment une hiérarchie. Les objets du désir ne sont des valeurs que parce qu'ils relèvent d'un ordre intelligible, car la valeur est l'objet d'un choix possible, le choix est un acte de la volonté, et la volonté est l'appétit intellectuel qui n'a trait directement qu'au bien intelligible. En outre, les valeurs terminales sont subordonnées aux valeurs originaires, car les valeurs originaires fondent la bonne volonté, et la bonne volonté fonde la réalisation des valeurs terminales. Enfin, au sein des valeurs terminales elles-mêmes se profile une hiérarchie. Car chaque valeur est un ordre intelligible, mais certains de ces ordres incluent d'autres ordres, certains ordres sont conditionnants et d'autres conditionnés, et certaines conditions sont plus générales que d'autres.

Or la division et la hiérarchie des valeurs manifestent le déploiement de l'exigence dynamique de cohérence personnelle de la conscience de soi rationnelle en un ensemble de préceptes moraux concrètement opératifs dans une conscience morale. Car les désirs et les aversions sensibles surgissent spontanément. Leurs objets ne peuvent être objets d'un vouloir tant qu'ils ne sont pas subsumés sous un ordre intelligible. Les ordres intelligibles sont liés les uns aux autres dans une relation de dépendance mutuelle, ou encore dans un rapport condition-conditionné, ou dans un rapport partie-totalité. Avant d'être engagée dans ses propres choix, une personne est déjà engagée dans le processus qui y mène, du fait de ses désirs et de ses aversions, de sa saisie intelligente des ordres intelligibles dans le cadre desquels peuvent être satisfaits les désirs et les aversions, et du fait de la conscience qu'elle a d'elle-même comme sujet connaissant rationnel actuel et comme sujet rationnellement agissant potentiel. Car on ne peut pas choisir de ne pas choisir. Et même si les choix d'une personne peuvent être ou ne pas être rationnels, même si ces choix peuvent être plus ou moins rationnels, la conscience rationnelle personnelle est un fait accompli dans le champ du connaître, et cette conscience exige, au nom de sa cohérence propre, d'être déployée dans le champ de l'agir. Voilà l'exigence dynamique, l'impératif moral opératif. Mais comme cet impératif existe et fonctionne concrètement dans la conscience, il est immanent à ses propres implications et présupposés concrets. Il exige non pas une cohérence dans l'abstrait, mais une cohérence à l'intérieur de ma conscience, et non pas la cohérence superficielle que procure la fuite de la conscience de soi, ni la cohérence illusoire qu'entraînent la duperie et la rationalisation, ni la cohérence inadéquate de qui se satisfait de n'être pas pire que son voisin, mais la cohérence pénétrante, intègre, complète qui seule satisfait aux exigences du désir de connaître détaché, désintéressé et non restreint. Et ce n'est pas tout. Car dans le concret, la cohérence se traduit par l'existence d'objets terminaux cohérents. Or l'existence d'objets terminaux implique celle d'ordres intelligibles. Une telle intelligibilité doit être et non simplement paraitre authentique, en raison d'une scotomisation du sujet dramatique ou d'une distorsion cognitive individuelle, collective ou générale du sens commun. Si les objets terminaux doivent être cohérents, alors nous ne pouvons pas choisir la partie et rejeter le tout, choisir le conditionné et rejeter la condition, choisir l'antécédent et rejeter le conséquent. Enfin, les ordres intelligibles incluent des objets de désir concrets et excluent des objets d'aversion concrets. À partir de l'exigence dynamique de la conscience de soi rationnelle, en nous demandant simplement ce qu'est de fait cette exigence nous pouvons déterminer un ensemble de principes éthiques.

1.4 La méthode de l'éthique

De ces considérations découle une conclusion d'importance fondamentale : le parallélisme et l'interpénétration de la métaphysique et de l'éthique. Car de même que la structure dynamique de notre connaître fonde une métaphysique, ainsi le prolongement de cette structure dans l'agir humain fonde une éthique. De même que l'univers de l'être proportionné est un composé de puissance, de forme et d'acte, parce qu'il est connu par l'expérience, la compréhension et le jugement, ainsi l'univers du bien proportionné de l'être humain est un composé d'objets de désir, d’ordres intelligibles et de valeurs, parce que le bien que l'être humain accomplit intelligemment et rationnellement constitue une variété dans le champ de l'expérience, qui est ordonnée intelligemment et choisie rationnellement. De même que la métaphysique est un ensemble de positions auxquelles s'opposent des ensembles de contrepositions découlant du défaut de domination complète du désir de connaître détaché et dé désintéressé au sein du connaître, ainsi il y a des valeurs vraies et des valeurs fausses, des ordres et des désordres, ainsi les désirs sont frustrés sans nécessité, parce que, bien souvent, le détachement et le désintéressement du pur désir ne se développent pas jusqu'à produire une conscience de soi pleinement rationnelle. De même que les contrepositions de la métaphysique appellent leur propre renversement par leur non-conformité à l’affirmation intelligente et rationnelle, ainsi les contrepositions de l'ordre éthique, fondamentalement semblables, véhiculées par le cycle court et le cycle long de la dialectique du progrès et du déclin, ou bien exécutent leur propre renversement, ou bien détruisent leurs porteurs. De même que la structure heuristique de notre connaître cadre avec la probabilité émergente généralisée de l'univers proportionné, révélant un dynamisme de finalité à orientation ascendante, menant vers l'être de plus en plus entier, ainsi la structure obligatoire de la conscience de soi rationnelle 1) trouve ses matériaux et sa base dans les produits de finalité universelle, 2) est elle-même une finalité sur le plan de la conscience intelligente et rationnelle et 3) est une finalité confrontée à une alternative : développement et progrès, ou déclin et extinction.

Nous ne pouvons pousser plus loin, dans le présent contexte, l'examen du parallélisme et de l'interpénétration de la métaphysique et de l'éthique. Nous devons tout de même aborder leur fondement méthodologique. Nous nous sommes refusé à concevoir la méthode métaphysique comme une déduction abstraite, ou concrète, ou transcendantale, non pas parce que nous refusions de faire appel à la forme déductive dans l'exposé d'une métaphysique, mais parce que nous avons situé les principes de la métaphysique, non pas dans des phrases, ni dans des propositions, ni dans des jugements, mais dans la structure même de notre connaître. Comme cette structure est latente et opérative dans le connaître de chacun, elle est, du côté du sujet, universelle. Et comme elle peut être déformée par l'interférence de désirs étrangers, elle fonde un criticisme dialectique des sujets. De plus, comme elle peut être employée dans chaque cas de connaître, elle est universelle du côté de l'objet proportionné. Et comme elle garde son dynamisme tant que toutes les questions n'ont pas trouvé réponse, elle a trait à chaque objet proportionné de façon concrète. La méthode métaphysique peut donc prendre les sujets tels qu'ils sont, faire appel au criticisme dialectique pour produire un accord de leurs orientations fondamentales et appliquer cet accord à tout le domaine de l’être proportionné dans sa concrétude. Or la même méthode, essentiellement, peut être utilisée pour l'éthique. Si le déductivisme est repoussé, ce n’est pas faute de préceptes universellement valides, ni de conclusions qui en découlent, mais plutôt parce que les préceptes les plus fondamentaux, avec toutes leurs conclusions, ne vont pas à la racine de la problématique. Car la racine de l'éthique, comme la racine de la métaphysique, ne se trouve ni dans des phrases, ni dans des propositions, ni dans des jugements, mais dans la structure dynamique de la conscience de soi rationnelle. Comme cette structure est latente et opérative dans les choix chacun, elle est universelle du côté du sujet. Comme elle peut être esquivée, elle fonde un criticisme dialectique des sujets. Comme elle est récurrente dans tout acte de choix, elle est universelle du côté de l'objet. Et comme l'universalité de la structure consiste, non pas en une abstraction mais en une récurrence inévitable, elle est également concrète. Par conséquent, la méthode éthique, en tant que métaphysique, peut prendre les sujets tels qu'ils sont. Elle peut corriger toute aberration dans leurs points de vue par un criticisme dialectique. Et elle peut appliquer ces points de vue corrigés à la totalité des objets de choix concrets. Une telle méthode non seulement établit des préceptes, mais les fonde sur leurs principes réels, qui sont non pas des propositions ni des jugements, mais des personnes existantes. Non seulement cette méthode établit des préceptes corrects, mais elle assure un criticisme radical pour les préceptes erronés. Elle ne se contente pas de faire appel à la logique pour l'application des préceptes, car elle peut produire une critique des situations tout autant que des sujets, et elle peut faire usage de l'analyse dialectique pour révéler la façon dont les situations doivent être corrigées. Enfin, puisqu'une telle méthode saisit clairement une structure dynamique non changeante chez les sujets qui se développent et qui assument des situations changeantes selon des modes de gestion qui changent de manière correspondante, elle peut naviguer judicieusement entre le relativisme de la simple concrétude et le légalisme des généralités lointaines et statiques. Et ce, non pas par un heureux hasard, ni par un vague appel à la prudence, mais de façon méthodique, parce qu'elle se fonde sur la généralité dynamique sans cesse récurrente qu'est la structure de la conscience de soi rationnelle.

1.5 L'ontologie du bien

Notre analyse a porté jusqu'ici sur le bien dans un sens humain, sur les objets de désir, les ordres intelligibles, les valeurs terminales et originaires. Mais, comme le laissent entrevoir les relations étroites existant entre la métaphysique et l'éthique, il devrait être possible de généraliser la notion et, de fait, de concevoir le bien comme identique à l'intelligibilité intrinsèque de l'être.

Les grandes lignes de la généralisation se dégagent aisément. Plutôt que de parler des objets de désir, des ordres intelligibles dans lesquels les désirs trouvent satisfaction, ainsi que des valeurs terminales et originaires qui interviennent dans le choix de ces ordres et de leur contenu, nous proposons une terminologie différente, distinguant le bien potentiel, le bien formel et le bien actuel. Le bien potentiel est identique à l'intelligibilité potentielle : il inclut, mais dépasse également les objets de désir. Le bien formel est identique à l'intelligibilité formelle : il inclut, mais dépasse également les ordres intelligibles humains. Le bien actuel est identique aux intelligibilités actuelles : il inclut, mais peut également dépasser les valeurs humaines.

Cette généralisation de la notion du bien trouve sa justification du fait qu'elle est déjà implicite dans la notion plus restreinte. Les objets de désir sont variés, mais ne constituent pas une variété isolée. Ce sont des existants et des événements qui, dans leur possibilité concrète et dans leur réalisation, sont liés inextricablement, par les lois naturelles et les fréquences réelles, à la variété totale de l'univers de l'être proportionné. Si les objets de désir sont de l'ordre du bien à cause des satisfactions qu'ils produisent, alors le reste de la variété des existants et des événements constitue également un bien, puisque les désirs ne sont pas satisfaits dans un pays de rêve mais seulement dans l'univers concret. Et les ordres intelligibles inventés, concrétisés, adaptés, améliorés par les humains ne sont que des exploitations d'ordres intelligibles pré-humains. De plus, ces ordres relèvent de l'ordre universel de la probabilité émergente généralisée, à la fois parce qu'ils sont le fruit de sa fertilité, et parce qu'ils sont régis par sa portée plus globale. Si les ordres intelligibles de l'invention humaine constituent un bien parce qu'ils assurent systématiquement la satisfaction des désirs, les ordres intelligibles qui sous-tendent, conditionnent, précèdent et incluent l'invention humaine constituent également un bien. Enfin, les ordres intelligibles et leurs contenus, à titre d'objets possibles de choix rationnels, sont des valeurs. Or l'ordre universel, qui est une probabilité émergente généralisée, conditionne et pénètre, corrige et développe chaque ordre particulier. Et la conscience de soi rationnelle ne peut, sans verser dans l'incohérence, choisir le conditionné tout en rejetant la condition, choisir la partie tout en rejetant le tout, choisir le conséquent tout en rejetant l’antécédent. En conséquence, puisque le choix engage l'être humain, et puisque tout choix cohérent est, implicitement du moins, un choix de l'ordre universel, la réalisation de l'ordre universel est une vraie valeur.

La troisième partie du raisonnement, on l'aura noté, inclut les deux premières. Car le bien actuel de la valeur présuppose le bien formel qu'est l'organisation, et le bien formel qu'est l'organisation présuppose le bien potentiel d'une variété devant être ordonnée. De plus, la réalisation de l'ordre universel est la réalisation de tous les existants et de tous les événements; l'ordre universel inclut, comme ses éléments constitutifs, toutes les intelligibilités, qu'il s'agisse d’unités ou de conjugats, de fréquences ou des opérateurs du développement; et l'ordre universel présuppose toutes les variétés ordonnées ou à ordonner. Ainsi le bien est-il identifié à l'intelligibilité intrinsèque de l'être.

Il est beaucoup plus facile d'établir une généralisation de cette ampleur que de déterminer exactement la portée de ses implications. L'ignorance des implications amène certains esprits à soupçonner l'existence d'une mise en scène favorisant un optimisme aveugle à la présence du mal dans notre univers. Il ne sera donc pas inutile d'affirmer de manière énergique que l'identification du bien et de l'être ne tient pas compte des impressions et des sentiments humains, et qu'elle est établie exclusivement sur la base de l'ordre intelligible et de la valeur rationnelle.

Cette identification ne tient pas compte des impressions et des sentiments humains, car, même si la démarche s'amorce au niveau des objets de désir, ce n'est pas dans ces seuls objets, mais dans la variété totale de l'univers, que se profile le bien potentiel. Cette démarche ne suppose pas la découverte de quelque moyen de calcul permettant de mesurer le plaisir et la douleur, et elle ne porte aucune assertion selon laquelle le plaisir l'emporte sur la douleur. Elle amène à constater, tout simplement, que les objets de désir sont variés, que cette variété, loin d'être isolée, est partie intégrante de la variété totale, et que c'est dans cette variété totale que réside concrètement et effectivement le bien potentiel. C'est à cette première étape de la démarche que doivent s'objecter l'hédoniste et le sentimentaliste. Ceux-ci doivent soutenir que la signification du mot « bien » est établie en fonction du niveau de l'expérience, qui ne soulève aucun questionnement et ne peut être objet de questionnement, que le bien doit être le bien expérimenté, et qu'au bien il faut opposer la catégorie non moins réelle du mal expérimenté. De plus, cette positions est tout à fait cohérente, tant que l'on ne prétend pas qu'elle soit intelligible ou rationnelle. Le problème, c'est qu'il est impossible d'éviter une telle prétention : dès qu'elle est affirmée, la contradiction qu'elle comporte devient manifeste. Car l'identification du bien avec les objets de désir exige l'exclusion de la pertinence des questions relevant de la compréhension et des questions relevant de la réflexion. Et l'exclusion de ces questions signifie l'exclusion de l'intelligence et de la rationalité. Si, par ailleurs, la détermination de la notion du bien tient de la recherche intelligente et de la réflexion critique, alors l'affirmation de la réflexion critique sera connaissance de la composante actuelle du bien, l'explication de la recherche intelligente sera connaissance de la composante formelle du bien, la variété des objets de désir ne pourra être rien de plus qu'un bien potentiel, et il sera alors possible de découvrir que la variété des objets indifférents et même la variété des objets d’aversion constituent également un bien potentiel. Enfin, une note méthodologique s'impose à l'évidence : non seulement les positions et les contrepositions de la métaphysique ont leurs prolongements dans l'éthique, mais ces prolongements invitent à un développement ou à un renversement, suivant les mêmes procédés dialectiques que les originaux métaphysiques.

Tout comme l'identification du bien avec l'être n'entraîne aucune négation ni aucune tentative de minimisation de la douleur ou de la souffrance, elle n'implique aucunement une négation de l'existence des variétés non ordonnées, du désordre ou des valeurs fausses. Car cette identification du bien et de l'être fait appel à un moyen terme qui est l’intelligibilité. Ce n'est pas seulement par des insights directs, mais aussi par des insights à rebours, que peut être saisie l'intelligibilité du présent univers. Et cette saisie exige le recours non pas à une seule méthode, mais à une batterie de quatre méthodes : classique, génétique, statistique et dialectique. Dans la mesure où l'intelligibilité du présent univers est d'ordre statistique, sa bonté consiste potentiellement en des variétés non ordonnées, formellement en la probabilité réelle de l'émergence de l'ordre, et actuellement en cette émergence effective. Dans la mesure où l'intelligibilité du présent univers est d'ordre génétique, sa bonté consiste potentiellement en l'incomplétude et en la maladresse de ses premiers stades de développement, formellement en la séquence des opérateurs permettant de remplacer l'incomplétude générique par la perfection spécifique, et actuellement dans l'atteinte de cette perfection. Dans la mesure où l'intelligibilité du présent univers est d'ordre dialectique, sa bonté consiste potentiellement en les défauts et en les refus de rationalité constante de la part de la conscience de soi autonome, formellement dans les tensions internes et externes par lesquelles les manques ou les refus de rationalité suscitent soit le choix de leur propre renversement soit l'élimination de ceux qui refusent obstinément un tel renversement, et actuellement dans l'élimination conséquente des désordres et des valeurs fausses. Identifier le bien avec l'intelligibilité de l'être, c'est l'identifier non pas avec l'intelligibilité idéale de quelque utopie postulée, mais avec l'intelligibilité vérifiable de l'univers qui existe.

2. La notion de liberté

Pour clarifier les notions de volonté et de choix, présentées dans la section précédente, il nous faut aborder la nature de la liberté humaine.

2.1 L'importance des résidus statistiques

Dans notre exposé sur le canon des résidus statistiques, nous avons tenu le raisonnement suivant : bien que tout événement physique Z soit implicite dans un ensemble d'antécédents P, Q, R,... dispersés dans l'espace et dans le temps, une telle implication n'admet pas une formulation systématique. Car l'implication est constituée par la combinaison d'une majeure et d'une mineure. La majeure réside dans les lois et les unifications systématiques de lois, alors que la mineure réside dans la configuration concrète d'une série de conditions divergentes qui ne peuvent être déterminées systématiquement. L'importance objective des lois statistiques ne tient donc pas au fait que les événements physiques se produisent librement, ni même à l'impossibilité de prédire ces événements avec une certitude pondérée, dans certaines circonstances, telles que des schèmes de récurrence, mais à l'impossibilité, d'une manière générale, de prédire ces événements en fonction de quelque déduction systématique.

L'existence de résidus statistiques représente toutefois la possibilité d'intégrations supérieures. Les sciences autonomes que sont la physique, la chimie, la biologie et la psychologie peuvent exister parce qu'à chaque niveau de systématisation précédent il y a des résidus statistiques qui constituent les variétés purement fortuites devant être systématisées au niveau suivant. Il est impossible, par conséquent, de déduire des lois inférieures et des schèmes de récurrence inférieurs les lois supérieures et les schèmes de récurrence supérieurs, car le palier supérieur s'emploie à régir ce que le palier inférieur laisse de côté comme purement fortuit. De plus, comme il y a des résidus statistiques à tous les niveaux, les événements d'un niveau donné ne peuvent donc pas être déduits de façon systématique à partir de la combinaison de toutes les lois et de tous les schèmes de récurrence de ce niveau et de tous les niveaux antérieurs.

L'importance du canon des résidus statistiques ne tient donc pas au fait qu'il implique la liberté de nos choix, mais au fait qu'il rend possible une explication de l'autonomie des disciplines scientifiques successives, que cette autonomie exclut un déterminisme exercé sur le niveau supérieur par le niveau inférieur, et que le canon des résidus statistiques lui-même exclut un déterminisme déductif soit aux niveaux inférieurs, soit aux niveaux supérieurs. De telles exclusions facilitent beaucoup, manifestement, la réfutation des arguments qui pourraient être posés contre la possibilité de la liberté, et elles rétrécissent le champ où peuvent se présenter des obstacles à la liberté. Ce ne sont là pourtant que des exclusions. Un exposé positif sur la liberté doit se fonder sur un examen de l'acte de volonté et de ses antécédents intellectuels.

2.2 Le flot sensible sous-jacent

Cet exposé positif doit comporter quatre éléments : le flot sensible sous-jacent, l'insight pratique, le processus de la réflexion, et enfin la décision.

Le flot sensible sous-jacent consiste dans les présentations des sens et les représentations de l'imagination, dans les sentiments affectifs et agressifs, dans les mouvements corporels conscients, ainsi de suite. L'expert en psychologie sensible peut discerner diverses lois dans ce flot et il peut élaborer des schèmes de récurrence conséquents. Il peut comparer ce flot à divers stades du développement psychique puis passer à la découverte des opérateurs qui relient de manière explicative les lois en vigueur à tel stade aux lois en vigueur à tel autre stade. Toutefois, si son énoncé des résultats est intelligent et rationnel, cet énoncé n'est pas simplement un produit des lois et des schèmes qui sont opératifs dans sa propre psychè. Au contraire, précisément parce qu'il est intelligent et rationnel, son énoncé consiste en l'imposition d'intégrations supérieures sur ce qui est purement fortuit, eu égard aux lois et aux schèmes de sa psychè. De plus, cette possibilité d'imposer des intégrations supérieures à des variétés fortuites inférieures n'est pas restreinte aux spécialistes en psychologie. Il s'agit d'une possibilité générale. Et c'est seulement dans la mesure où cette possibilité a été réalisée que se pose la question d'un choix libre.

Un corollaire important s'ensuit. S'il nous arrive de découvrir l'existence d'actes de volonté libres, il ne nous arrivera pas du moins de découvrir que tous les actes de tous les êtres humains sont des actes libres. Car nous excluons de notre examen, dès le départ, tout acte entraîné par une simple routine sensible et qui peut s'expliquer sans recours à l'introduction, par l'intelligence, de quelque intégration supérieure.

2.3 L'insight pratique

Le deuxième élément à considérer est l'insight pratique. Cet insight, comme tout insight direct, résulte de la recherche et émerge du flot sensible, où il saisit une unité ou une corrélation intelligible. La simple saisie de l'unité ou de la corrélation réalisée dans cet insight, comme dans tout insight direct, ne signifie pas forcément que cette unité existe ou que cette corrélation régit des événements réels. Car si l'insight est réponse à une question relevant de la compréhension, une question ultérieure se pose toujours, qui relève de la réflexion. Suite à l'avènement de l'insight spéculatif ou factuel se pose la question : Cette unité existe-t-elle? ou : Est-ce que de fait cette corrélation régit des événements? Mais les questions qui suivent l'occurrence de l'insight pratique sont différentes : Cette unité va-t-elle se concrétiser? Cette corrélation va-t-elle servir à régir des événements? Autrement dit, alors que les insights spéculatifs et factuels visent la connaissance de l'être, les insights pratiques visent la constitution de l'être. Leur objectif n'est pas ce qui existe, mais ce qui doit se faire. Ils révèlent, non pas des unités et les relations des choses telles qu'elles sont, mais les unités et les relations des lignes de conduite possibles.

Ces considérations comportent un autre corollaire important. Lorsqu’un insight spéculatif ou factuel est juste, la compréhension réflexive peut saisir un inconditionné de fait pertinent. Par contre, lorsqu’un insight pratique est juste, la compréhension réflexive ne peut saisir un inconditionné de fait pertinent. Car si elle le pouvait, le contenu de l'insight serait déjà un fait; et si le contenu de l'insight était déjà un fait, il ne consisterait pas en des lignes de conduite possibles.

2.4 La réflexion pratique

Le troisième élément à considérer est la réflexion. Car la saisie de lignes de conduite possibles n'entraîne pas automatiquement, aveuglément, leur exécution. D'autres questions peuvent être soulevées, dont le nombre varie généralement en fonction de la familiarité que nous avons avec la situation en cours, du sérieux des conséquences des actions proposées, des incertitudes quant aux risques que comportent ces actions, de notre vouloir ou de notre non-vouloir antérieur face à la responsabilité de telles conséquences à assumer et à de tels risques à courir. Cependant, l'essence de la réflexion ne tient pas au nombre de questions posées, ni à la longueur de la période nécessaire à l'obtention des réponses. Car le sujet peut se poser d'autres questions à l'égard de l'objet; il peut se demander quelles sont au juste les lignes de conduite proposées, quelles en sont les étapes successives, quelles sont les autres possibilités qui existent par ailleurs dans le cadre des lignes de conduite proposées, quelles sont les possibilités exclues, quelles seront les conséquences de ces lignes de conduite, si l'ensemble des lignes de conduite proposées est effectivement possible, et à quel point les diverses caractéristiques de ces lignes de conduite sont probables ou certaines. Dans une situation qui lui est familière, le sujet connaîtra peut-être déjà les réponses à toutes ces questions, et n'aura donc pas à s'interroger sur l'objet des actions envisagées. À l’instar du scientifique, il n'a qu'à prêter attention aux enjeux d'une situation pour saisir entièrement la situation et ses implications. Il peut également se poser d'autres questions quant aux motifs de la ligne de conduite envisagée. Lui procurera-t-elle du plaisir? Sinon, comporte-t-elle des aspects qui compensent ses désagréments? Sera-t-elle utile? Les buts qu’elle permet d'atteindre sont-ils souhaitables? Après s'être interrogé sur la satisfaction plus ou moins grande que peut lui procurer la ligne de conduite proposée à l'égard de désirs plus ou moins nombreux, le sujet peut en venir à considérer l'ordre intelligible, puis la valeur. Tel acte proposé correspond-il à l'ordre agréé? Si tel n'est pas le cas, s'agit-il d'un acte purement égoïste, ou d'une amorce d'amélioration de l'ordre agréé? Ou bien, si l'acte envisagé correspond à l'ordre agréé, cet ordre n'a-t-il pas besoin d'être amélioré? N'est-il pas temps de commencer à modifier les choses? Finalement, il se peut que ces questions soient superflues. Dans un cas donné, comme la volonté de poser une action particulière est devenue habituelle, il n'est nul besoin d'en soupeser les motifs. Et pourtant, cette volonté est-elle justifiée ou erronée, bonne ou mauvaise? Tout le travail à faire dans le monde ne serait jamais accompli si chacun d'entre nous ne s'en remettait souvent à l'habitude. Mais mes habitudes ne pourraient-elles pas être améliorées? Les valeurs auxquelles m'attachent mes habitudes sont-elles vraies ou fausses? Est-ce que tout en faisant preuve d'intelligence et de rationalité à court terme, je ne souffre pas de myopie à l'égard des implications à plus long terme de ma façon de vivre? Ou, si je prête attention à ces implications à plus long terme, est-ce que je fais ce que je peux pour être utile à d'autres personnes à cet égard?

Un ensemble de corollaires découlent de ces considérations. Tout d'abord, la réflexion consiste en une actuation de la conscience de soi rationnelle. Je suis empiriquement conscient puisque j'expérimente, intellectuellement conscient puisque je cherche ou formule intelligemment, rationnellement conscient puisque j'essaie de saisir l'inconditionné de fait ou de porter un jugement en fonction d'une telle saisie. Mais j'accède à la conscience rationnelle de moi-même lorsque je me préoccupe des raisons de mes propres actes; ce qui se produit quand j'examine l'objet et les motifs de lignes de conduite possibles.

Deuxièmement, même si la réflexion vise l'agir, au-delà du connaître, elle est elle-même de l'ordre du connaître. Elle peut révéler qu'une action proposée est concrètement possible, manifestement efficace, tout à fait plaisante, très utile, moralement nécessaire, ainsi de suite. Mais il y a un monde entre, d'une part, la connaissance exacte des actions qui peuvent être accomplies et des motifs de telles actions et, d'autre part, le fait de passer à l'accomplissement de ces actions.

Troisièmement, la réflexion ne comporte pas de terme interne, de capacité propre de prendre fin. Car elle est un connaître menant à un agir. Dans la mesure où elle est un connaître, elle peut atteindre un terme interne, car le sujet peut saisir l'inconditionné de fait et par là parvenir à une certitude quant à la possibilité d'une ligne de conduite envisagée, au plaisir qu'il pourrait en tirer, à l'utilité d'une telle action, ou à l'obligation qu'il a de l'accomplir. Mais dans la mesure où ce connaître est pratique, dans la mesure où il porte sur une chose à faire et sur les raisons de la faire, la réflexion comporte un terme externe, et non interne. Car la réflexion est simplement de l'ordre du connaître, alors que le terme tient d'une décision et d'un faire ultérieurs.

Quatrièmement, comme la réflexion n'a pas de terme interne, elle peut se prolonger plus ou moins indéfiniment. Le sujet peut examiner de façon extrêmement détaillée l'action envisagée, il peut suivre en pensée. loin dans l'avenir, les conséquences certaines, probables et possibles de cette action, il peut en scruter les motifs par une fine analyse, il peut noter et étudier la variation, à différents moments, du recours à ces motifs, il peut passer des questions concrètes à une problématique philosophique générale, puis revenir au concret et s'interroger sur l'orientation de sa vie et l'influence qu'exercent sur lui des facteurs dont il n'a pas conscience. Ainsi, l'éclat vif de la résolution est-il tamisé par la sobriété de la pensée.

Cinquièmement, nous pouvons nous arrêter à la possibilité d'une réflexion qui se prolonge indéfiniment, à l'incompatibilité entre un tel prolongement et les exigences de la vie courante, au caractère non rationnel d’un tel prolongement. Mais nous ne faisons alors que transposer la question. Nous remplaçons la réflexion sur des lignes de conduite possibles par une réflexion sur la réflexion. Le premier type de réflexion vise une décision, au-delà de la réflexion même. Le deuxième type vise une décision de décider. La première réflexion mène à la conclusion que je devrais ou ne devrais pas agir de telle ou telle façon. La seconde mène à la conclusion que je devrais décider ou ne pas décider de telle ou telle façon. Mais entre le fait de savoir ce que je devrais faire et l'accomplissement même, il y a un monde.

Sixièmement, même s'il y a une période normale pour la réflexion, ce n'est pas la réflexion mais la décision qui entraîne le respect de la norme. La réflexion se produit parce que la conscience de soi rationnelle exige la connaissance de ce que le sujet se propose de faire, ainsi que des raisons qu'il a pour envisager une telle action. Le temps normal consacré à la réflexion est la période dont le sujet a besoin pour apprendre à connaître la nature de l'objet de l'action envisagée, et pour se persuader de vouloir accomplir cette action. La période normale est donc une variable, inversement proportionnelle à la connaissance et au vouloir antécédents du sujet. Mais ce qui met fin au processus de la réflexion, ce n'est ni la limite de durée de la période normale, ni la réflexion au sujet de cette durée. Car ce processus ne comporte pas de terme interne, il ne possède pas la capacité de s'arrêter lui-même. Ce qui met fin à la réflexion, c'est la décision. Tant que je réfléchis, je n'ai pas pris de décision. Tant que je n'ai pas pris de décision, la réflexion peut se prolonger par de nouvelles questions. Mais une fois que j'ai pris une décision, et tant que je maintiens cette décision, la réflexion est terminée. La ligne de conduite envisagée a cessé d'être une simple possibilité; elle a commencé à être réalité effective.

2.5 La décision

Il nous reste à aborder le quatrième élément de notre analyse : la décision. Il convient de distinguer la décision en soi et sa manifestation, soit dans l’exécution, soit dans la connaissance ou encore dans l'expression de cette connaissance. Car la décision en soi est un acte de volonté. Elle accuse une alternative interne puisqu'elle peut être consentement ou refus. Elle peut également présenter une alternative externe, face à plusieurs lignes de conduite possibles, en se faisant acquiescement à une ligne de conduite et refus des autres.

Une comparaison avec le jugement permet de mettre en lumière la nature fondamentale de la décision. La décision ressemble au jugement : ces deux actes tranchent une alternative; le jugement par une affirmation ou une négation, la décision par un acquiescement ou un refus. La décision et le jugement portent tous deux sur la réalité effective : le jugement vise à compléter la connaissance qu'a le sujet d'une réalité effective qui existe déjà, tandis que la décision vise à rendre effective une ligne de conduite qui autrement n'existerait pas. Enfin, et la décision et le jugement sont rationnels, car ils portent tous deux sur des objets appréhendés par l'insight, et se produisent tous deux à cause d'une saisie réflexive de raisons.

Il faut toutefois reconnaître une différence radicale entre la rationalité du jugement et la rationalité de la décision. Le jugement est un acte de la conscience rationnelle, alors que la décision est un acte de la conscience de soi rationnelle. La rationalité du jugement se manifeste dans le déploiement du désir de connaître détaché et désintéressé, dans le processus visant la connaissance de l'univers de l'être. Par contre, la rationalité de la décision se manifeste dans l'exigence, chez le sujet rationnellement conscient, d'une cohérence entre, d'une part, son connaître et, d'autre part, sa décision et son agir. La rationalité du jugement se manifeste lorsque se produit de fait un jugement rationnel. La rationalité de la décision se manifeste lorsque se produit de fait une décision rationnelle. Enfin, la rationalité effective du sujet de la conscience rationnelle est radicalement négative, car ce sujet, s'il est effectivement rationnel, doit interdire à d'autres désirs d'entraver le fonctionnement du pur désir de connaître. Par contre, la rationalité effective du sujet de la conscience de soi rationnelle est radicalement positive, car ce sujet, s'il est effectivement rationnel, doit donner suite à l'exigence présente en lui d'une cohérence entre son connaître et son agir, par une décision et un agir cohérent par rapport à son connaître.

En somme, nous avons dégagé une succession d'élargissements de la conscience, une succession de transformations de ce que signifie la conscience. Le rêve fait place à l'état de veille. La recherche intelligente émerge dans l'état de veille, et associe la conscience intelligente à la conscience empirique. La réflexion critique se déploie à la suite de la compréhension et de la formulation, et ajoute la conscience rationnelle à la conscience intelligente et à la conscience empirique. Mais l'amplification et la transformation finales de la conscience se produisent lorsque le sujet empiriquement, intelligemment et rationnellement conscient 1) porte l’exigence d'une conformité de son agir à son connaître et 2) accède à cette exigence en posant une décision rationnelle.

Il faut noter ici un autre ensemble de corollaires. Car, premièrement, il est maintenant possible d'expliquer pourquoi la réflexion pratique est dépourvue de terme interne. Si cette réflexion visait simplement à connaître ce qu'est l'action envisagée, et quels sont les motifs qui la justifient, elle constituerait une activité de la conscience rationnelle et posséderait un terme interne dans certains jugements sur l'objet et les motifs de l'action envisagée. Or la réflexion pratique ne vise un connaître qu'en vue d'orienter un agir. Il s'agit d'une activité qui entraîne une transformation de la conscience, où la conscience se trouve amplifiée. Dans cette conscience amplifiée le terme n'est pas le jugement, mais plutôt la décision. En conséquence, la connaissance de l'objet et des motifs d'une action proposée ne met pas fin à la réflexion pratique; c'est la décision d'accomplir ou de rejeter l'action envisagée qui y met fin.

Deuxièmement, cette même transformation, cette même amplification de la conscience illumine à la fois la signification et l'inefficacité courante de l'obligation. La réflexion pratique peut arriver avec certitude à la conclusion que telle ligne de conduite envisagée représente une obligation, qu'un choix s'impose à moi entre l'action envisagée et un renoncement à une cohérence entre mon connaître et mon agir. Dans de tels cas, l'émergence d'une obligation est manifestement l'émergence d'une nécessité rationnelle dans la conscience rationnelle. Je ne peux empêcher le surgissement des questions relevant de la réflexion. Une fois que de telles questions se posent, je ne peux ignorer l'exigence de ma rationalité qui me demande de ne donner mon assentiment que si, et seulement si, je saisis l'inconditionné de fait. Et lorsque je juge que je dois agir d'une certaine façon déterminée, que je ne peux à la fois être rationnel et agir autrement, alors ma rationalité est rattachée par un lien de nécessité à l'acte à accomplir. Voilà quelle est la signification de l'obligation.

Il reste que je peux manquer à mes obligations connues, que ce qui apparaissait comme l'anneau de fer de la nécessité soit en réalité un maillon bien faible. Comment cela est-il possible? Comment la nécessité peut-elle s'avérer être une simple contingence? La réponse à ces questions, il faut la chercher dans la transformation, dans l'amplification de la conscience. La rationalité qui impose une obligation n'est pas conditionnée de façon interne par un acte de volonté. La rationalité qui se conforme à une obligation est conditionnée de façon interne par l'occurrence d'un acte rationnel de volonté. En d'autres mots, le sujet rationnel qui s'impose à lui-même une obligation n'est qu'un sujet connaissant, dont la rationalité consiste radicalement à interdire à d'autres désirs d'entraver le déploiement du pur désir de connaître détaché et désintéressé, alors que le sujet rationnel qui exécute une obligation n'est pas seulement un sujet connaissant mais aussi un sujet agissant, dont la rationalité consiste non seulement à exclure toute entrave au processus cognitif mais aussi à prolonger la rationalité de son connaître dans son agir. Pour effectuer une telle extension il ne suffit pas de connaître ses obligations. Cette extension ne se produit que si le sujet a la volonté de satisfaire à ses obligations.

Comment la nécessité peut-elle donc s'avérer être une simple contingence? Ce n'est manifestement pas la nécessité elle-même qui change, mais plutôt le contexte. La conscience rationnelle est transformée en conscience de soi rationnelle. Ce qui est nécessité rationnelle dans le contexte de la conscience rationnelle devient exigence rationnelle dans le contexte de la conscience de soi rationnelle. Si une action envisagée est une obligation, alors, si je suis un sujet connaissant rationnel, je ne peux nier cette obligation, et si je suis un sujet agissant rationnel, je ne peux pas ne pas satisfaire à cette obligation. Or je peux être un sujet connaissant rationnel, mais je ne peux pas être un sujet agissant rationnel, sans un acte de volition. C'est l'ajout de l'exigence constitutive de l'acte de volonté qui 1) marque le passage de la conscience rationnelle à la conscience de soi rationnelle et 2) transforme ce qui est une nécessité rationnelle dans le champ du connaître en une exigence rationnelle dans le champ plus vaste du connaître et de l'agir.

Troisièmement, cette même transformation amplifiante met en lumière la différence entre la reconnaissance de l'actualité par le jugement et l'octroi de l'actualité par la décision. Comme nous l'avons vu, et le jugement et la décision portent sur l'actualité. Le jugement toutefois est simple reconnaissance d'une actualité qui existe déjà, alors que la décision rend actuelle une ligne de conduite qui autrement serait simplement possible.

Or l'actualité présente des caractéristiques singulières. La connaissance de l'actualité s'obtient essentiellement par saisie d'un inconditionné de fait, d'un conditionné dont les conditions se trouvent remplies. Comme il s'agit d'un inconditionné, il se situe à un niveau élevé dans le champ de l'intelligibilité. Mais comme il se trouve simplement que ses conditions sont remplies, il se trouve simplement que nous avons affaire à un inconditionné. Un inconditionné qui, dès lors, est non seulement inconditionné, mais également contingent. Et dont la contingence se manifeste 1) dans son être, 2) dans son être-connu et 3) dans son être-voulu.

Sa contingence se manifeste dans son être. Car l'actualité, comme acte, est existence ou occurrence, et l'actualité en tant qu'actualité de ce qui est actué suppose au moins l'existence et parfois même l'occurrence. Or il n'y a pas de déduction systématique de l'existence ou de l'occurrence. Le mieux que puisse accomplir la compréhension, c'est d'établir des fréquences idéales dont les fréquences réelles de l'existence ou de l'occurrence ne divergent pas systématiquement. Or les fréquences réelles peuvent diverger et de fait divergent de façon non systématique des fréquences idéales, de sorte que l'actualité dans chaque cas n'est tout simplement que ce qui existe de fait.

La contingence de l'actualité se manifeste dans son être-connu. Car la contingence est connue par une saisie de l'inconditionné de fait. L'inconditionné de fait peut être saisi si l'accomplissement des conditions se trouve présent. Et l'accomplissement des conditions ne peut jamais être plus que ce qui se produit, car l'accomplissement consiste en l’occurrence des données pertinentes, et l'occurrence des données, comme toute occurrence, est contingente. Car il se trouve simplement que j'existe, que j'expérimente de telle et telle façon, ainsi de suite.

Enfin, l'actualité des lignes de conduite possibles inventées par l'intelligence, motivées par la rationalité et exécutées par la volition, est contingente. Car les insights qui révèlent des lignes de conduite possibles révèlent également que ces lignes de conduite ne tiennent pas de la nécessité, mais sont de simples possibilités exigeant une évaluation réflexive. Par ailleurs, l'évaluation réflexive met en lumière non pas ce qui doit être comme ceci ou comme cela, mais simplement ce qui pour telle ou telle raison peut être choisi ou rejeté. Enfin, même lorsque l'évaluation réflexive révèle qu'une seule ligne de conduite est rationnelle, il faut encore qu'intervienne la rationalité de la volition effective. Et comme la rationalité des actes de volonté humains n'est pas une qualité innée mais une réalisation personnelle toujours incertaine, l'actualité des lignes de conduite présente une troisième et dernière forme de contingence. Il faut noter en particulier la fausseté de tout raisonnement qui conclut à la détermination de la volition à partir de la détermination du connaitre. Car tout raisonnement de ce genre doit postuler un rapport de conformité entre le connaître et la volition. Or une telle conformité n'existe que si de fait la volition est effectivement rationnelle. Pour déduire l'acte de volonté déterminé il faut donc postuler ce rapport de conformité entre le connaître et la volition. Et pour vérifier ce postulat il faut déjà posséder cette volition déterminée dont on cherche à démontrer l'existence.

2.6 La liberté

Sur la lancée de notre étude de la contingence de l'acte, nous abordons la notion de la liberté. Comme il s'agit là de notre sujet principal, il conviendrait de résumer ce qui a été dit précédemment. L'être proportionné comporte un certain nombre de genres explicatifs, de sorte qui y a une série de niveaux d'opération où chaque niveau supérieur rend systématique ce qui, au niveau inférieur, aurait été autrement purement fortuit. En conséquence, il peut exister des disciplines scientifiques distinctes, autonomes mais pourtant liées. Distinctes, puisqu'elles ont trait à des niveaux différents de l'être proportionné. Autonomes, puisque la définition de relations à un niveau quelconque constitue un système fermé. Liées, puisque chaque niveau supérieur trouve ses matériaux dans la variété fortuite du niveau précédent, et que chaque niveau inférieur fournit une variété fortuite pour le niveau immédiatement supérieur.

Une telle analyse dépasse le déterminisme par une reconnaissance des lois statistiques et des sciences autonomes, mais elle n'implique pas la liberté. Pour abstraites qu'elles soient, les lois classiques n'en conservent pas moins leur universalité, de sorte que l'occurrence obéit toujours à une loi. L'application des lois abstraites aux situations concrètes comporte un recours à une variété non systématique de déterminations ultérieures, mais cela signifie simplement qu'il ne peut y avoir de procédé général pour l'établissement de prémisses concrètes du type : « si P, Q, R, ... se produisent, alors Z doit se produire ». Il n'est toutefois pas impossible de formuler de telles prémisses dans des cas particuliers, notamment dans les situations spéciales créées en laboratoire. Il n'est pas impossible non plus de faire des prédictions exactes d'un avenir lointain, s'il existe des schèmes de récurrence, et que leur survie est supposée.

Un exposé sur la liberté doit donc faire appel à une étude de l'intellect et de la volonté. Les insights pratiques permettent de saisir, dans les variétés fortuites des présentations sensibles, des lignes de conduite possibles que la réflexion examine, que les actes de volition entérinent ou rejettent, et qui sont donc réalisées ou non dans le flot sensible sous-jacent. Il faut discerner dans ce processus l'émergence d'éléments d'intégration supérieure. Car l'intégration supérieure effectuée sur le plan de la vie humaine consiste en des ensembles de lignes de conduite, en des actions qui émergent puisqu'elles sont comprises par la conscience intelligente, évaluées par la conscience rationnelle et voulues par la conscience de soi rationnelle.

Pour saisir l'importance d'une telle émergence, il faut revenir à ce que nous avons déjà posé : l'intelligibilité est intrinsèque par rapport à l'être, elle est soit spirituelle, soit matérielle, et de plus elle est soit intelligente, soit non intelligente. Car la distinction entre le spirituel et le matériel fait ressortir le fait que l'émergence intelligente et rationnelle de lignes de conduite est au niveau des opérations distinctivement humaines ce que les systèmes dynamiques en mouvement sont aux niveaux psychique et organique et ce que les systèmes statiques sont aux ordres d'événements chimiques et physiques. En somme, l'insight pratique, la réflexion et la décision constituent une fonction législative. Ces actes ne sont pas assujettis aux lois, comme le sont les événements chimiques et physiques; en fait, ce sont ces actes qui font les lois du niveau des opérations distinctivement humaines. La réalité matérielle est sujette à la loi et de ce fait intelligible. La réalité spirituelle possède une intelligibilité qui ne tient pas de sa soumission à la loi, mais de son intelligence inhérente. La réalité spirituelle se manifeste par la systématisation supérieure ou l'ordre supérieur qu'elle impose à des niveaux d'être inférieurs. Mais la réalité spirituelle n'est pas soumise elle-même à une telle systématisation ou à un tel ordre, comme les masses sont soumises à la loi des carrés inversés : la réalité spirituelle est plutôt le fruit des insights pratiques, de la réflexion rationnelle et de la décision.

Ici se manifeste toutefois l'ambiguïté de la notion de loi. Nous avons les lois de la matière et les lois de l'esprita. Les sciences empiriques explorent les lois de la matière. Et si nous soutenons que l'esprit exerce une fonction législative, nous entendons par là que l'esprit suscite des ordres intelligibles parallèles aux intelligibilités scrutées par les sciences empiriques. Les lois de l'esprit, par ailleurs, sont les principes et les normes qui gouvernent l'esprit dans l'exercice de sa fonction législative. Elles diffèrent radicalement des lois de la matière non seulement par leur point d'application supérieur mais aussi par leur nature et leur contenu. Comme nous l'avons vu, les lois de la matière sont abstraites, et leur application concrète exige l'ajout des déterminations ultérieures d’une variété non systématique. Les lois de l'esprit, par contre, s'inscrivent dans la structure dynamique de ses opérations cognitives et volitives, et leur application concrète s'effectue par les opérations mêmes de l'esprit au sein de cette structure dynamique. Ainsi, lorsque nous avons élaboré la notion du bien, nous avons découvert chez le sujet rationnellement conscient de soi une exigence de cohérence entre son connaître et son agir, et nous avons vu comment il serait possible d'établir un ensemble de préceptes éthiques simplement en nous demandant ce qu'une telle exigence comporte implicitement. De même que la métaphysique est corollaire de la structure du connaître, l'éthique est un corollaire de la structure du connaître et de l'agir. De même que l'éthique s'inscrit dans la structure, l'esprit élabore les applications concrètes de l'éthique vu qu’il opère dans la structure pour réfléchir et prendre une décision au sujet des lignes de conduite possibles qu'il saisit.

En conséquence, il y a une différence radicale entre la contingence de l'acte de volition et la contingence générale de l'existence et de l’occurrence dans le reste du domaine de l'être proportionné. Il manque à cette dernière contingence une stricte nécessité intelligible, non pas parce qu'elle est libre, mais parce qu'elle participe du caractère non systématique de la multiplicité, de la continuité et de la fréquence matérielles. Par contre, la contingence de l'acte de volonté ne découle pas du non-systématique; elle tient plutôt de l'imposition d'un ordre intelligible ultérieur à des variétés qui autrement seraient purement fortuites. De plus, cette imposition d'un autre ordre intelligible est l'œuvre de l'intelligence, de la réflexion rationnelle, et de la volonté guidée par une orientation éthique. Cette imposition d'un ordre intelligible est néanmoins contingente. Car, même lorsqu'une seule possibilité se présente, et que la conscience rationnelle se trouve devant un seul choix possible, la réalisation de cette unique possibilité ne tient pourtant pas d'une nécessité. Poser que la seule ligne de conduite rationnelle est réalisée nécessairement revient à poser qu'il y a nécessairement cohérence entre le vouloir et le connaître. Affirmation absurde, contre laquelle s'inscrit en faux l'expérience que nous avons tous d'une divergence entre les actes que nous accomplissons et notre connaissance des actes que nous devrions accomplir. Si l'affirmation est absurde dans les faits, elle l'est également en principe, puisque la cohérence effective entre le connaître et la décision est le résultat de la décision rationnelle, et que l'on ne peut ériger le résultat de la décision rationnelle en principe universel prouvant que toutes les décisions sont nécessairement rationnelles.

La liberté est donc un type spécial de contingence. Il s'agit d'une contingence émanant, non pas du résidu empirique qui fonde la matérialité et le non-systématique, mais de l'ordre de l'esprit, de la saisie rationnelle, de la réflexion rationnelle, et de la volonté moralement orientée. Cette contingence a une double base : son objet est une simple possibilité, et son agent est contingent, non seulement dans son existence, mais également dans le prolongement de sa conscience rationnelle en une conscience de soi rationnelle. Car c'est un seul et même acte de volition qui pose une décision d'acceptation ou de rejet de l'objet et qui constitue le sujet décidant rationnellement ou non rationnellement, le sujet réussissant ou non à passer de la conscience rationnelle à une effective conscience de soi rationnelle.

En conséquence, la liberté présente non seulement un aspect négatif, celui de l'exclusion de la nécessité, mais aussi un aspect positif, celui de la responsabilité. La saisie intelligente d'une ligne de conduite possible n'a pas à entraîner automatiquement son exécution, car la réflexion critique peut intervenir pour scruter l'objet de cette ligne de conduite, et en évaluer les motifs. La réflexion critique ne peut exécuter l'action envisagée, puisqu'elle est simplement un connaître. Le connaître ne peut nécessiter la décision, car c'est seulement par la volition que devient effective une cohérence entre le connaître et la volition. La décision n'est donc pas un conséquent mais une émergence nouvelle, qui, d'une part, réalise ou rejette la ligne de conduite envisagée et, d'autre part, réalise ou non une effective conscience de soi rationnelle. Néanmoins, même s'il est une émergence contingente, l'acte de volonté est également un acte du sujet. Au degré de liberté qui préside à l'occurrence de cet acte correspond le degré de responsabilité du sujet à l'égard de cet acte.

3. Le problème de la libération

3.1 Liberté essentielle et liberté réelle

La différence entre la liberté essentielle et la liberté réelle tient à la différence entre une structure dynamique et sa portée opérationnelle. L'être humain jouit d'une liberté essentielle étant donné que des lignes de conduite possibles sont saisies par l'insight pratique, que leurs motifs sont cernés par la réflexion, et qu'elles sont exécutées par la décision. L'être humain jouit toutefois d'une liberté réelle dans une mesure qui varie suivant que sa structure dynamique est plus ou moins ouverte à la saisie d'une gamme vaste ou limitée de lignes de conduite autrement possibles, à la détermination de leurs motifs et à leur exécution. Je peux par exemple avoir la liberté essentielle mais non la liberté réelle de cesser de fumer.

Sans l'existence de la liberté essentielle, toute considération de la liberté réelle est dénuée de sens. Néanmoins, si nous ne saisissons pas clairement et distinctement les fondements propres de la liberté essentielle, la négation d'une entière liberté effective pourra apparaître comme une négation de la liberté essentielle. D'où la nécessité de rappeler brièvement les principaux raisonnements déjà tenus.

Premièrement, toute intelligibilité formelle au sein du domaine de l'être proportionné est contingente. Cette intelligibilité formelle n'est ce qui doit exister en soi, mais ce qui existe de fait. Les espèces ne sont donc pas des réalisations de concepts descriptifs statiques, mais des solutions intelligibles à des problèmes concrets de probabilité émergente généralisée, solutions sujettes par conséquent à varier en fonction de la variation des problèmes. De même, les lois naturelles ne doivent pas être déterminées par une pure spéculation mais simplement par une méthode empirique où ce qui est saisi par l'insight est tenu pour une simple hypothèse jusqu'à ce qu'une vérification vienne le confirmer. Enfin, les lignes de conduite possibles saisies par les insights pratiques sont simplement possibles tant que la réflexion n'en a pas cerné les motifs et que décision n'a pas entraîné leur exécution.

Deuxièmement, outre qu'elles sont contingentes, les lignes de conduite possibles constituent une variété de possibilités. Le flot sensible des percepts et des images, des sentiments et des conations de l'être humain offre une variété, autrement fortuite, qui prête à une systématisation supérieure. De fait, cette systématisation supérieure s'effectue de différentes façons, selon que l'on considère le même individu à des moments différents, ou différents individus, ou des agrégats d'individus dans différents environnements, ou à différentes époques, ou dans des cultures différentes.

Troisièmement, non seulement les lignes de conduite possibles forment une variété, mais l'être humain est conscient de ces différentes possibilités. Il ne souffre pas de l'illusion qui, face à la possibilité d’une ligne de conduite, l'amènerait à conclure à sa nécessité. Les possibilités qu'il saisit sont soumises à un examen réflexif, et cet examen mène ordinairement à une saisie d'autres possibilités. Et cet examen ne prend pas fin de lui-même, mais seulement grâce à l'intervention de la décision de la volonté.

Quatrièmement, la décision de la volonté n'est pas déterminée par ses antécédents. Car les antécédents éloignés se trouvent sur les plans de la physique, de la chimie, de la biologie, et de la psychologie sensible. Et les événements, à ces niveaux inférieurs, déterminent simplement les matériaux qui admettent une variété de systématisations supérieures possibles. Par ailleurs, les antécédents prochains n'établissent les définitions et ne cernent les motifs que des systématisations supérieures possibles. Ils ne présentent rien de plus qu'une intelligibilité formelle projetée qui, loin de nécessiter sa propre actualité, ne peut devenir actuelle que si la volonté prend une décision en sa faveur.

Cinquièmement, l'élément de preuve le plus manifeste à l'appui de la liberté des décisions de l'être humain réside dans la possibilité d'un manque de cohérence entre le connaître et l'agir de l'être humain. Car la possibilité d'un tel manque de cohérence rend impossible tout argument valable concluant à l'existence d'une volition et d'un agir déterminés à partir d'un connaître déterminé. Il ne faut toutefois pas confondre ce qui est manifeste et ce qui est essentiel. L'être humain n'est pas libre du fait qu'il peut poser des choix irrationnels. La racine de la liberté se trouve plutôt dans la contingence de l'intelligibilité formelle de l'être proportionné. Puisqu'elle est contingente, cette intelligibilité ne peut garantir sa propre existence ou sa propre occurrence. Puisqu'elle est contingente, elle n'est pas unique, mais forme une variété de possibilités. Puisqu'elle est contingente, elle est connue comme simplement possible, comme devant être fondée sur des motifs, ces motifs étant requis parce que l'intelligibilité ne sera présente que si la décision est posée. Enfin, puisqu'elle est contingente, l'intelligibilité ne peut être favorisée par des motifs valables qui nécessitent une décision de l'entériner.

En somme, tout insight pratique peut être formulé dans une proposition du type « Dans telles et telles circonstances, la chose la plus intelligente à faire est de prendre telle décision ». Désignons par P la totalité des circonstances, et par Q la décision. Le contenu de l'insight pratique sera la relation d'inférence « Si P, alors Q ». Or une telle relation d'inférence ne cesse d'être une simple supposition de ce qui pourrait ou de ce qui devrait être, pour devenir un énoncé vrai de ce qui est, que lorsque se produit l'acte de volonté Q. Et pour montrer que l'acte de volonté découle de façon nécessaire de ses antécédents prochains, il faut supposer que la relation d'inférence « Si P, alors Q » est vraie. Il faut donc supposer que l'acte de volonté se produit. Une telle démarche tient d'une petitio principii (pétition de principe), ou, si l'on préfère, d'un simple appel au principe d'identité, soit : « Si l'acte Q se produit, alors il faut qu'il se produise ».

Sixièmement, même s'il est libre, l'acte de volonté n'est pas arbitraire. Une ligne de conduite est intelligente et intelligible si elle est saisie par un insight pratique. Elle est rationnelle si la réflexion rationnelle lui attribue des motifs favorables. L'acte de volonté a pour fonction de conférer une actualité à une ligne de conduite intelligible, intelligente et rationnelle. Et ce qui est intelligible, intelligent et rationnel n'est pas arbitraire.

Septièmement, l'analyse est tout à fait générale. Car même si on présuppose un flot sensible prêtant à une intégration supérieure, la saisie intelligente, la réflexion et la décision surgissent de ce flot comme contenu, lequel peut être symbolique et non représentatif. Ainsi, je peux prendre une décision au sujet d'une décision à prendre, en faisant en sorte que le flot sensible me présente les formulations pertinentes.

3.2 Conditions de la liberté réelle

Nous présenterons les conditions de la liberté réelle sous quatre rubriques : 1) les circonstances extérieures, 2) le sujet sensible, 3) le sujet intelligent et 4) le sujet qui manifeste un vouloir antécédent.

Les limites imposées à la liberté réelle par les circonstances extérieures constituent une expérience familière. Le prisonnier n'est pas libre de ses déplacements, l'esquimau n'est pas libre de se promener à dos de chameau et le nomade du désert n'est pas libre de partir à la pêche dans un kayak. Quelles qu'elles soient, les circonstances extérieures offrent une gamme limitée de possibilités concrètes, et des ressources limitées pot élargir cette gamme.

Deuxièmement, certaines limites tiennent de l'état psychoneural du sujet. Cet état est la source prochaine de la variété, qui autrement serait fortuite, et qui reçoit son intégration supérieure de l'intelligence et de la volonté. En l'état normal, il y a une adaptation et un ajustement spontanés entre les orientations du développement intellectuel et du développement psychoneural. Même si le sujet jouit d'un ajustement parfait, cela ne le dispense pas de la nécessité d'acquérir des habiletés et des habitudes sensibles; tant que ces habiletés et ces habitudes ne sont pas acquises, le sujet n'est pas libre de parler une langue étrangère ou de jouer du violon simplement par un effort de pensée. De plus, il se peut que l'ajustement ne soit pas parfait. Une scotomisation peut entraîner un conflit entre les opérateurs du développement intellectuel et ceux du développement psychoneural. Le sujet sensible est alors envahi par l'anxiété, par des obsessions, et par d'autres phénomènes névrotiques qui restreignent sa capacité de délibération et de choix effectifs.

Troisièmement, le développement intellectuel comporte ses limites. Une fois que j'ai compris, je peux reproduire presque à volonté l'acte de compréhension. Mais tant que je n'ai pas compris, je dois me soumettre au processus de l'apprentissage. Et plus grande est l'accumulation d'insights dont je dispose, plus large est la base à partir de laquelle je peux chercher à obtenir de nouveaux insights, et peut-être plus facile est l'obtention de ces insights. Comme les mêmes lois valent autant pour l'occurrence des insights pratiques que pour l'obtention des insights de façon générale, plus grand est le développement de mon intelligence pratique, plus vaste est la gamme des lignes de conduite possibles que je peux saisir et envisager. Par contre, plus le développement de mon intelligence pratique est restreint, plus est restreinte la gamme des lignes de conduite possibles qui vont me venir à l'esprit dans une situation particulière.

Quatrièmement, nous avons déjà établi une distinction entre la puissance conjuguée « volonté », la forme conjuguée « vouloir » et l'acte conjugué « volition ». La volonté est la simple capacité de prendre des décisions. Le vouloir est l'état où une personne n'a pas besoin de persuasion pour prendre une décision. La volition, enfin, est l'acte de décision.

La fonction du vouloir correspond à la fonction de l'accumulation habituelle d'insights. Une personne peut apprendre ce qu'elle n'a pas encore compris. Mais l'apprentissage prend du temps, et avant que ce temps ait été consacré à l'apprentissage, des lignes de conduite sont exclues, qui auraient été possibles autrement. De même, s'il manque le vouloir antécédent, on peut faire appel à la persuasion. Mais la persuasion prend du temps, et tant qu'une personne n'a pas pris le temps requis pour se persuader elle-même ou pour se laisser persuader par d'autres personnes, elle reste fermée à des lignes de conduite qui autrement auraient été possibles.

Il y a un autre aspect à considérer. La progression se fait, génétiquement, de la conscience empirique à la conscience intellectuelle, de la conscience intellectuelle à la conscience rationnelle, et de la conscience rationnelle à la conscience de soi rationnelle. Tant que se poursuit la démarche vers l'atteinte d'une pleine possession de soi, c'est le désir de connaître détaché et désintéressé qui tend à tout contrôler. Mais quand une personne est parvenue à la conscience de soi rationnelle, ce sont ses décisions qui tiennent les commandes, car elles établissent l'objectif de son activité totale et effectuent le choix des actions qui doivent mener à ce but. Ainsi, une personne sollicitée à l'improviste peut être disposée à adopter n'importe quel schème ou à accomplir n'importe quel exploit, mais, lorsqu'elle fait appel à sa conscience de soi rationnelle, elle s'en remet au cadre étroit défini par son vouloir antécédent. Car à moins que ce vouloir antécédent ne possède la hauteur, la largeur et la profondeur du désir de connaître non restreint, l'émergence de la conscience de soi rationnelle comporte l'auto-imposition d'une restriction à la liberté réelle personnelle.

Bref, la liberté réelle elle-même doit être conquise. La clé pour réaliser cette conquête est d'en arriver à vouloir se persuader soi-même et à se soumettre aux démarches de persuasion d'autrui. Car la persuasion peut déclencher chez une personne un vouloir universel, qui l'amènera à vouloir à l'avance apprendre tout ce qu'il y a à apprendre au sujet de la volition et de l'apprentissage et au sujet de l'affranchissement de sa liberté des contraintes extérieures et des interférences psychoneurales. Atteindre à un vouloir universel, à la mesure du désir de connaître non restreint, c'est parvenir à une haute réalisation, laquelle consiste non pas en la simple reconnaissance d'une norme idéale, mais plutôt en l'adoption d'une attitude à l'égard de l'univers de l'être et non en l'adoption d'une attitude affective où se déploie le désir sans être suivi d'une exécution, mais plutôt en l'adoption d'une attitude effective, où à l'aspiration correspond la réalisation.

Enfin, la conquête de la liberté effective ne se fera pas sous le signe de la facilité. De même que le pur désir de connaître constitue la possibilité mais non en soi l'atteinte de l'habitude établie de la recherche constante chez le scientifique, ainsi la puissance « volonté » est la possibilité mais non en soi l'atteinte d'une authentique ouverture totale de la personne à la réflexion et à la persuasion rationnelle. Nous sommes là manifestement confrontés à un paradoxe. Comment une personne peut-elle se laisser persuader d'être authentique et ouverte, si elle n'est pas d'abord ouverte à la persuasion?

3.3 Fonctions possibles de la satire et de l'humour

Kierkegaard distingue dans la subjectivité existentielle une sphère esthétique, une sphère éthique et une sphère religieuse; il voit dans l'ironie le moyen de produire la transition de la première sphère à la deuxième, et dans l'humour le moyen de favoriser le passage de la deuxième sphère à la troisième.

Il semble que la sphère esthétique et la sphère éthique sont à l’être humain tout entier, au sujet existentiel, ce que les contrepositions et les positions sont au sujet cognitif. L'acceptation des contrepositions entraîne une identification du réel au « déjà, dehors, là, maintenant », de l'objectivité à l'extraversion, du connaître à la vision oculaire. Des contrepositions découle également une identification du bien aux objets de désir; le bien intelligible qu'est l'organisation et le bien rationnel de la valeur sont considérés, dans cette optique, comme la superstructure idéologique ne pouvant être assimilée au bien que si elle prolonge l'atteinte des objets de désir. L'acceptation des positions, par contre, entraîne l'identification de réel à l'être, de l'objectivité à la recherche intelligente et à la réflexion rationnelle, et de la connaissance au processus cumulatif qui se déploie, de l'expérience au jugement en passant par la compréhension. Dans cette optique, les objets de désir et les objets d'aversion sont tous ensemble considérés comme des biens potentiels, et subordonnés au bien formel qu'est l'organisation, pour être soumis aux sélections effectuées entre des ordres possibles, sélections qui font appel aux critères rationnels que sont les sources de la signification du mot « valeur ».

Si l'éthique est à l'esthétique ce que les positions sont aux contrepositions, il serait toutefois erroné d'identifier la sphère éthique à l'acceptation des positions et la sphère esthétique à l'acceptation des contrepositions. Car les sphères sont d'ordre existentiel, alors que les positions et les contrepositions sont définies de façon très nette. On pourrait soutenir que le marxisme, puisqu'il s'agit d'une philosophie, satisfait à la définition d'une contreposition. On ne pourrait pas soutenir par contre que Marx satisfait à la même définition, puisque Marx est un être humain, et non une théorie.

Le fait qui semble s'imposer ici est que les êtres humains vivent d’ordinaire dans un mélange des configurations d'expérience artistique, dramatique et pratique, que dans l'énonciation de leurs principes ils tendent vers les positions, que dans la conduite de leur vie ils tendent vers les contrepositions, et qu'ils sont peu enclins à manifester une adhésion rigidement cohérente aux exigences de la raison pure ou à celles de la pure animalité. Comme le souligne l'existentialisme contemporain, L'homme se définit par une exigence2 b. L'être humain se développe biologiquement aux fins de se développer psychiquement, et il se développe psychiquement aux fins de se développer intellectuellement et rationnellement. Les intégrations supérieures souffrent des désavantages d'une émergence plus tardive. Elles constituent les exigences que nous impose la finalité avant d'être des réalités en nous. Elles se manifestent plus communément dans nos aspirations et dans notre mécontentement par rapport à nous-mêmes, que dans la réalisation harmonieuse de l'authenticité entière, de la parfaite ouverture, du vouloir universel. Enfin, cette réalisation harmonieuse n'est pas en elle-même un but mais un moyen d'atteindre un but, car I’authenticité, l'ouverture et le vouloir désignent non pas des actes, mais des conditions d'occurrence d'actes de compréhension correcte et de bonne volonté.

L'être concret de l'être humain est donc un être en devenir. Son existence est développement. Son désir de connaître non restreint l’oriente constamment vers un inconnu connu. À l'opérateur de sa progression intellectuelle, sa sensibilité allie une capacité et un besoin de réagir à une réalité non tangible et d'avancer à tâtons vers cette réalité. Ce dynamisme fondamental, orienté de façon indéterminée, se fonde pourtant sur la puissance. Il est dépourvu de l'assurance et de l'efficacité de la forme. Il tend à être évacué de la vie trépidante du jour, pour faire sentir sa force dans la quiétude du soir, dans l'isolement de la solitude, dans les bouleversements des catastrophes personnelles et sociales.

C'est dans ce contexte qu'est mise en lumière toute la portée de la satire et de l'humour. Car la satire se déploie dans la vie trépidante du jour. Elle fait tourner les presses, s'étale dans les stratégies publicitaires, s'infiltre même dans les enclaves des conversations brillantes. Elle ne s'introduit pas par le raisonnement, mais par le rire. Car le raisonnement supposerait des prémisses, et des prémisses qui ne sont pas admises d'emblée ratent leur objectif. Le rire fait appel tout simplement à la nature humaine, et la nature humaine est toujours à portée d'observation. De plus, comme le rire ne comporte pas de présuppositions logiques, il se produit manifestement sans préméditation. Cela aussi est très important, car si l'être humain a peur de penser, il peut ne pas avoir peur de rire Et pourtant, le rire non raisonné, instinctif peut dissoudre une affectation respectée; il peut désamorcer une mystification conventionnelle; il peut pulvériser les illusions les plus chères, car il est de connivence avec le désir de connaître détaché, désintéressé et non restreint.

La satire nous amène à nous moquer, à rire de quelqu'un; l'humour nous porte à plaisanter, à rire avec quelqu'un. La satire présente les contrepositions dans leurs caractères concrets actuels, et par cet acte serein d'objectivation impassible elle pousse les contrepositions et l'accomplissement de leur destin qui est de produire leur propre renversement. L'humour maintient les positions en contact avec les limites et les faiblesses de l'être humain. L'humour écoute avec un respect sincère le discours du Stoïcien à propos de la Sagesse, puis demande la parole. Il manifeste une admiration honnête à l'égard du programme des utopistes, mais il déploie également une vive imagination qui confie à des personnages familiers, comme Pierre, Jean, Jacques, des rôles non familiers. L'humour ne met pas en doute les aspirations, ni les idéaux, ni le sérieux, ni l'intention sincère, ni la générosité désintéressée; il connaît par contre la différence entre la promesse et la réalisation, et il refuse de compter sans l'être humain tel qu'il est. La victime indignée de la satire voit rouge; la personne vers qui l'humour est dirigé rougit humblement.

Par ailleurs, j'estime que la satire et l'humour ont une portée qui dépasse de loin leur efficacité. Comme les contrepositions changent sans cesse de fondements, le satiriste a tôt fait de constater que les têtes de l'hydre renaissent à mesure qu'il les coupe. Et comme il est transcendant, l'objet de l'humour peut fort bien ne pas être saisi. Par contre, si le poids de la satire et de l'humour est évalué non pas en fonction des résultat qu'ils produisent mais des potentialités qu'ils révèlent, alors on pourra reconnaître l'important rôle d'avertisseurs qu'ils jouent en marquant par le rire le fossé qui sépare les orientations successives de la conscience polymorphe de l'être humain. Car si la satire peut aider l'être humain à délaisser l'égocentrisme de l'animal dans son habitat pour cheminer vers le point de vue universel d'un être intelligent et rationnel, ainsi l'humour peut l'aider à découvrir le problème complexe de la prise en main d'une liberté réelle restreinte.

3.4 La faiblesse morale

Affirmer la faiblesse morale de l'être humain c'est affirmer que sa liberté réelle est restreinte, non pas de manière superficielle, en raison des circonstances extérieures ou d'une anormalité psychique, mais d'une manière profonde, à cause d'une insuffisance du développement intellectuel et volitif. De fait, lorsque ce développement est incomplet, il y a des insights pratiques que le sujet pourrait obtenir s'il prenait le temps d'acquérir les insights préparatoires nécessaires, et il y a des lignes de conduite que le sujet choisirait s'il prenait le temps de se persuader de les vouloir. Il existe en conséquence un fossé entre la liberté réelle prochaine que possède le sujet et la liberté réelle lointaine et hypothétique qu'il posséderait si certaines conditions se trouvaient remplies. Un tel fossé chez une personne est la mesure de sa faiblesse morale. Car un développement personnel complet représente un processus long et ardu. Au cours de ce processus, il faut vivre et prendre des décisions à la lumière de son intelligence non encore développée et sous la conduite de son vouloir encore incomplet. Moins une personne est développée, moins elle reconnaît la nécessité du développement et moins elle est disposée à consacrer du temps à son éducation intellectuelle et morale.

De plus, tout comme la scotomisation du sujet dramatique, la faiblesse morale du sujet essentiellement libre n'est pas saisie de façon parfaitement claire mais n'est pas non plus entièrement inconsciente. Si en effet on représentait par un cercle le champ de la liberté d'une personne, on y distinguerait une partie centrale, lumineuse, où la personne est réellement libre, entourée d'une zone de pénombre où sa conscience agitée lui murmure qu'elle agirait mieux si seulement elle arrivait à décider de sa ligne de conduite, et enfin une couronne d'ombre à laquelle la personne ne porte presque jamais attention. Ces zones ne sont pas fixes. À mesure que la personne se développe, la pénombre gagne sur l'ombre, et la lumière sur la pénombre. Le déclin moral par contre entraîne une contraction des zones de lumière et de pénombre. Enfin, non seulement une telle conscience de la faiblesse morale avive la tension entre la limitation et le dépassement, mais elle peut fournir, pour la réflexion, une matière qui est ambivalente. En effet, si elle est interprétée correctement, elle permet à la personne de découvrir que sa vie est développement, qu'elle ne doit pas se laisser décourager par ses échecs, qu'elle doit plutôt en tirer des leçons au sujet de ses faiblesses personnelles et un encouragement à redoubler d'efforts; mais la personne peut voir dans les mêmes données des faits lui prouvant qu'il ne vaut pas la peine d'essayer, que les codes moraux exigent des choses impossibles, qu'il faut se contenter d'être tel que l'on est.

Cette tension intérieure et son ambivalence se reflètent et sont avivées dans la sphère sociale. Car la conscience de soi rationnelle exige une cohérence entre le connaître et l'agir, non seulement chez l'individu, mais également dans les entreprises collectives. À l'éthique de la conscience individuelle s'ajoute une transformation éthique du foyer, de l'expansion technologique, de l'économie et de la réalité politique. De même que l'intelligence individuelle et la rationalité individuelle mènent à des décisions individuelles qui peuvent être justes ou erronées, ainsi l'intelligence commune et la rationalité commune mènent à des décisions communes qui peuvent être justes ou erronées. De plus, dans les deux cas, les décisions sont justes non pas parce qu'elles procèdent de la conscience individuelle, ou de tel ou tel mécanisme social de concertation, mais parce qu'elles sont intelligentes et rationnelles dans la situation concrète. De même, les décisions erronées le sont, dans les deux cas, non pas à cause de leur origine privée ou publique, mais parce qu'elles s'écartent des commandements de l'intelligence et de la rationalité.

Le sens commun est exposé, comme nous l'avons vu, à une triple distorsion cognitive. Nous pouvons donc nous attendre à ce que les décisions individuelles soient susceptibles de souffrir des distorsions cognitives individuelles, les décisions communes, de divers types de distorsions cognitives collectives, et l'ensemble des décisions, des distorsions cognitives générales. D'où les conflits entre l'individu et le groupe, entre les groupes d'intérêts nationaux et les groupes d'intérêts économiques au sein d'un État, et entre les États. Mais au-delà de ces conflits relativement superficiels et manifestes, les distorsions cognitives générales aménagent une opposition sous-jacente, bien plus significative, entre les décisions qu'exigeraient l'intelligence et la rationalité, et les décisions individuelles et collectives qui sont prises effectivement. Certes, une telle opposition est profonde, mais elle échappe à l'attention. Les sociétés, comme les individus, ne parviennent pas à distinguer de façon nette et juste les positions et les contrepositions. Les sociétés, comme les individus, ne parviennent pas à un vouloir universel qui reflète et soutienne le détachement et le désintéressement du désir de connaître non restreint. Une intelligence et un vouloir qui sont développés imparfaitement et qui souffrent de distorsions cognitives passent au crible, de manière plus ou moins automatique et inconsciente, chaque lot successif de lignes de conduite possibles et pratiques, pour éliminer celles qui ne sont pas pratiques de leur point de vue. Or la situation sociale est le produit cumulatif des décisions individuelles et collectives et, comme ces décisions s'écartent des exigences de l'intelligence et de la rationalité, la situation sociale devient, telle un nombre complexe, un composé de rationnel et d'irrationnel. Pour la comprendre il faut faire appel à un composé parallèle d'insights directs et d'insights à rebours, d'insights directs qui en saisissent l'intelligibilité et d'insights à rebours qui en saisissent l'absence d'intelligibilité. Mais il ne suffit pas de comprendre la situation, il faut aussi la gérer. Il faut favoriser le plein développement de ses composantes intelligibles, et hâter le renversement des composantes non intelligibles.

Il ne s'agit là pourtant que de l'aspect extérieur du problème. Vu que, avec son irrationnel (surd) objectif, elle procède d'esprits et de volontés qui oscillent entre les positions et les contrepositions, la situation sociale constitue également les matériaux de leurs insights pratiques, les conditions dont leurs réflexions doivent tenir compte, la réalité qu'ils doivent maintenir et développer par leurs décisions. De même qu'il existe des philosophies qui se fondent sur les positions et incitent au développement des composantes intelligibles de la situation et au renversement de ses composantes non intelligibles, ainsi il y a des contrephilosophies qui se fondent sur les contrepositions, qui accueillent les composantes non intelligibles de la situation comme des faits objectifs fournissant une preuve empirique à l'appui de leurs points de vue, qui exigent une plus grande extension de l'irrationnel (surd) objectif, et qui réclament l'élimination complète des composantes intelligibles, qu'elles considèrent comme de médiocres fossiles d'attitudes archaïques. Les philosophies et les contrephilosophies n'intéressent toutefois que le petit nombre. Le commun des mortels, à l'instar de Mercutio, les renvoie dos à dos et se préoccupe plutôt de paix et de prospérité. Les gens font appel à leurs propres lumières pour choisir ce qu'ils estiment être une ligne de conduite intelligente et rationnelle, mais surtout pratique. Et comme cette mentalité pratique est la source du problème, la civilisation dérive, de synthèses restreintes en synthèses encore plus restreintes, et se retrouve bientôt victime de la stérilité de la situation objectivement non intelligible et de la coercition des pressions économiques, des forces politiques et du conditionnement psychologique.

Manifestement, et les conditions externes et la mentalité interne qui prévalent dans le déclin social avivent à outrance la tension, inhérente à tout développement mais consciente chez l'être humain, entre limitation et dépassement. Tour à tour, la charité, vertu suprême pour les chrétiens, la bonne volonté, tenue par les kantiens comme constituant le bien intégral, ou l'authenticité prônée par les existentialistes pourront rallier les suffrages. Mais la bonne volonté n'est jamais meilleure que l'intelligence et la rationalité qu'elle déploie. De fait, lorsque les propositions et les programmes ne sont intelligents et rationnels que de façon présomptive, la bonne volonté qui les exécute de manière si fidèle et si énergique charge systématiquement, sans arrêt, de maux nouveaux les épaules déjà lasses de l'humanité. Et qui dira quelles propositions et quels programmes sont vraiment intelligents et rationnels, et lesquels ne le sont pas? Car la seule transition de la proposition analytique au principe analytique s'effectue par le jugement de réalité concret; or les faits, hélas, sont ambivalents. La situation objective est entièrement d'ordre factuel, mais elle est partiellement le produit de l'intelligence et de la rationalité, et partiellement le produit d'une aberration par rapport à l'intelligence et à la rationalité. L'être humain est entièrement d'ordre factuel, mais d'un ordre factuel malléable, polymorphe. Une analyse subtile, approfondie peut sans doute mettre en lumière les composantes de cet ordre factuel polymorphe et réaliser une critique dialectique de toute proposition ou de tout programme. Mais cette mise en lumière, à qui profitera-t-elle? À combien de gens? Avec quelle clarté, avec quelle efficacité est-elle réalisée? Va-t-on couronner rois les philosophes, ou apprendre la philosophie aux rois? Les rois vont-ils régner au nom de la sagesse sur des sujets jugés incapables de sagesse? Tous les membres de nos démocraties doivent-ils devenir philosophes? Doit-on instaurer une dictature provisoire pendant que le peuple s'initie à la philosophie?

3.5 Le problème de la libération

Les éléments du problème sont fondamentalement simples. L'intelligence, la rationalité et le vouloir de l'être humain 1) procèdent d'un désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint, 2) sont des potentialités en développement vers une liberté effective entière, 3) assurent l'intégration supérieure de variétés autrement fortuites aux niveaux psychique, organique, chimique et physique, qui sont successivement sous-jacents, 4) se trouvent en opposition et en tension par rapport à l'attachement, à l'intérêt et à l'exclusivité sensibles et intersubjectifs et 5) souffrent à cause de cette tension d'une déviation cumulative qui déforme de façon croissante le développement immanent, ses produits externes et les conditions internes dans lesquelles se produit le développement immanent.

Le problème réside essentiellement dans une incapacité de réaliser un développement soutenu. La tension divise et désoriente l'activité cognitive, par le conflit entre positions et contrepositions. Ce conflit se traduit par des points de vue contraires au sujet du bien, et ces points de vue feront apparaître comme mal orientée la bonne volonté, et comme bonne la volonté mal orientée. Il en découle une confusion entre la situation sociale et l'irrationnel social, qui inspire à tort de nouveaux insights, fournit de faux éléments de preuve pour des jugements nouveaux, et entraîne les volontés irréfléchies dans une fascination illusoire.

Le problème est radical, car il s'agit d'un problème qui se situe au cœur de la structure dynamique même de l'activité cognitive, volitive et sociale. Il ne s'agit pas d'une question d'erreur à propos de tel ou tel point général ou particulier. Il s'agit d'une question d'orientation, d'approche, de procédé, de méthode. Ce problème a une incidence concrète sur tous les enjeux, généraux et particuliers, car il resurgit à chaque mise en œuvre de la structure dynamique.

Le problème est permanent. Il s'évanouirait si l'on supposait que l'intelligence, la rationalité et le vouloir de l'être humain ne sont pas des potentialités en développement, mais que l'être humain possède déjà les insights qui rendent l'apprentissage superflu, la rationalité grâce à laquelle ses jugements sont justes, et le vouloir qui le dispense de la nécessité de la persuasion. Le problème disparaîtrait également si l'on suppose que n'existent plus la tension et l'opposition entre, d'une part, le désir de connaître détaché, désintéressé, non restreint et, d'autre part, la sensibilité et l'intersubjectivité attachées, intéressées et étroites. Mais de fait le développement et la tension appartiennent tous deux à la nature même de l'être humain, et tant qu'ils existent le problème garde toute in acuité.

Le problème est indépendant des variétés sous-jacentes. Si les variétés sous-jacentes étaient différentes, l'intégration supérieure cognitive et volitive aurait sans doute un contenu différent. Un tel changement de contenu n'entraînerait cependant aucune modification de la structure dynamique de l'intégration supérieure. Or c'est dans la structure que réside le problème. En conséquence, ni la physique, ni la chimie, ni la biologie, ni la psychologie sensible ne peuvent concevoir des mécanismes pour aller au cœur du problème.

Le problème n'est pas d'abord social. Il produit l'irrationnel social. Il reçoit de l'irrationnel social sa continuité, son aggravation, son caractère cumulatif. Mais ses racines sont ailleurs. Une révolution peut écarter les maux anciens et lancer une nouvelle entreprise; mais cette nouvelle entreprise va se déployer grâce à la même structure dynamique que l'entreprise ancienne et, pour l'essentiel, mener aux mêmes résultats.

Le problème ne sera pas résolu par la découverte d'une philosophie, d'une éthique ou d'une science humaine adéquates, puisque celles-ci peuvent très bien coexister avec le problème. La philosophie adéquate ne pourra être qu'une philosophie parmi tant d'autres, l'éthique adéquate je pourra être qu'un système éthique parmi toute une gamme de systèmes, la science humaine adéquate ne pourra être qu'une vision nouvelle ou ancienne au sein de tout un ensemble de visions. C'est précisément parce qu'elles sont adéquates qu'elles ne paraîtront pas adéquates aux esprits désorientés par le conflit entre les positions et les contrepositions. C'est précisément parce qu'elles sont adéquates qu'elles ne paraîtront pas praticables aux volontés dont la liberté réelle a une portée restreinte. C'est précisément parce qu'elles sont adéquates qu'elles ne commanderont pas aussi fortement que d'autres sollicitations une attention sérieuse, dans le domaine des affaires pratiques.

Le problème ne sera pas réglé par l'imposition d'une philosophie, d'une éthique et d'une science humaine adéquates par un despotisme bienveillant. Bien sûr, s'il fallait recourir à la force, il vaudrait mieux que cette force soit guidée par la voix de la sagesse plutôt que par la déraison, par la bienveillance plutôt que par la malveillance. Mais l'emploi de la force est une solution de désespoir. Un tel expédient ne règle pas le problème, mais témoigne de la conviction que le problème est insoluble. Car si les êtres humains font preuve d'intelligence, de rationalité et de volonté, la contrainte n'est pas nécessaire. La contrainte ne s'impose dans les affaires humaines que dans la mesure où les humains sont dépourvus d'intelligence, de rationalité et de volonté. Enfin, si la contrainte peut être exercée par le groupe sur l'individu indocile et par un grand groupe sur un groupe plus petit, cela ne veut pas dire qu'elle peut servir à corriger la déviation générale du sens commun. Car la déviation générale du sens commun est la déviation dont souffrent tous les humains, et qui consiste dans une large mesure en la notion que les idées sont négligeables si elles ne sont pas renforcées par le désir et la crainte. Va-t-on utiliser la contrainte pour convaincre des gens de l'inopportunité de la contrainte?

Le problème est réel. Dans le présent ouvrage, il a été cerné dans une démarche faisant appel à la structure heuristique intégrale de l'être proportionné et à l'éthique conséquente. Mais une telle démarche expéditive ne doit pas faire croire que le problème tient de quelque domaine théorique. Au contraire, le problème est à la mesure de l'histoire humaine, et les quatrième, cinquième et sixième volumes de l'ouvrage de Arnold Toynbee, Study of History, illustrent abondamment et de manière assez pertinente l'absence d'autodétermination, le schisme dans le corps social, et le schisme à l'intérieur de l'âme, qu'entraîne une incapacité de développement soutenu.

La solution doit être une intégration plus élevée de la vie humaine. Car le problème est radical et permanent. Il est indépendant des variétés physiques, chimiques et organiques sous-jacentes. Ni les changements révolutionnaires, ni les découvertes humaines, ni l'application imposée de telles découvertes ne peuvent le résoudre. Il est aussi vaste que la vie humaine, que l'histoire humaine. De plus, la solution doit tenir compte des gens tels qu'ils sont. Pour être une véritable solution, et non une simple suppression du problème, elle doit reconnaître et respecter l'intelligence, la rationalité et la liberté humaines, et miser sur elles. Elle ne peut éliminer ni le développement ni la tension, mais elle doit pouvoir instaurer une capacité de développement soutenu. Seule une intégration supérieure peut satisfaire à ces exigences. Car seule une intégration supérieure laisse intacte l'autonomie des variétés sous-jacentes, tout en réussissant à introduire une systématisation supérieure dans leurs aspects fortuits non systématiques. Et seule une intégration dépassant toutes celles qui ont été considérées jusqu'ici peut absorber la variété dialectique immanente aux sujets humains et à la situation humaine.

Le besoin d'impose, par conséquent, d'une nouvelle manifestation de la finalité, du dynamisme à orientation ascendante mais indéterminée de la probabilité émergente généralisée. Dans le chapitre sur le sens commun comme objet, nous avons établi la nécessité d'un point de vue supérieur à celui du sens commun. Ce X, nous l'avons nommé « cosmopolis », et nous avons indiqué certains de ses aspects et certaines de ses fonctions. Dans nos réflexions subséquentes, il est apparu toutefois que si l'esprit peut parvenir à des points de vue supérieurs, il existe également des intégrations supérieures au royaume de l'être. Et dans le premier argument, comme dans le deuxième, il a été établi très clairement que la possibilité concrète du point de vue supérieur nécessaire découle d'une intégration supérieure effective.

Enfin, quant à savoir si l'intégration supérieure nécessaire a déjà émergé ou n'a pas encore émergé, cela constitue une question de fait. De même, sa nature n'est pas un objet de spéculation mais plutôt de recherche empirique. Mais que peut bien être cette recherche empirique? Comme notre métaphysique et notre éthique ont été élaborées dans un cadre restreint à l'être proportionné, nous devons poser la question de la connaissance transcendante avant de pouvoir chercher à scruter la finalité ultime de l'être humain.


a les lois de la matière et les lois de l'esprit : un passage à mettre en relation avec une distinction établie dans La notion de verbe dans les écrits de saint Thomas d'Aquin : « le processus naturel diffère de trois façons de la procession d'une parole intérieure » (p. 34).

b L'homme se définit par une exigence : une phrase que Lonergan reprendra, sans en donner davantage la référence, dans ses leçons sur l'existentialisme (1957) et dans les leçons qu'il fera à Halifax en 1958 au sujet d'Insight (Understanding and Being).


1 [Ovide, Métamorphoses 7, 21 : « Video meliora proboque, Deteriora sequor ».]

2 [En français dans le texte. Ndt.]

 

 

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