Oeuvres de Lonergan
Les origines du réalisme chrétien

 

Dix-septième conférence annuelle Cardinal Robert Bellarmin, donnée à la Faculté de théologie de l'Université Saint-Louis, le 27 septembre 1972.
La traduction originale de Jacques Marcoux a été publiée dans
Les voies d’une théologie méthodique en 1982.

Révision et © Pierrot Lambert 2020.

 

Les origines du réalisme chrétien

Ma façon d'envisager la question des origines du réalisme chrétien est fonction de trois aspects. J'ai traité ailleurs de chacun d'eux, mais j'espère qu'il vous intéressera de les voir réunis dans un même contexte.

Le premier aspect, c'est la notion de réalisme critique, c'est-à-dire l’effort de dépassement de l'empirisme de Hume, de l'idéalisme critique de Kant, de l'idéalisme absolu de Fichte, Schelling et Hegel, et des variétés ultérieures du subjectivisme. Le deuxième aspect consiste à déterminer comment l'Église chrétienne en est venue à s'intéresser à ces questions. Depuis les déclarations de Harnack, on dit le plus souvent qu'elle l'a fait sous l'influence de la pensée hellénistique. Pareille application — et je l'ai montré dans le premier tome de mon De Deo Trino – est tout à fait inadéquate. Enfin, le troisième aspect a trait à la christologie catholique romaine contemporaine. Il y a quelques années, les pères Hulsbosch, Schillebeeckx et Schoonenberg parlaient, voire proposaient de réviser la christologie1. En 1969, le p. Piet Schoonenberg a d'ailleurs publié un livre sur le sujet; la traduction allemande en est parue la même année, suivie des versions anglaise (The Christ) et française (Il est le Dieu des hommes)2. Le 21 février 1972, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi s'est, semble-t-il, inscrite en faux contre les vues du p. Schoonenberg, lorsqu'elle a réaffirmé les enseignements des conciles de Nicée et de Chalcédoine. Les éléments de notre troisième aspect procèdent donc de la théologie hollandaise et de la théologie romaine. Mais j'aimerais mettre en rapport ce conflit hollando-romain et les vues que j'ai avancées dans ma conférence sur le pluralisme doctrinal, prononcée à l'Université Marquette de Milwaukee, en 19713.

  1. L’ambiguïté du réalisme

    Bien des gens trouveront tout à fait ridicule pour un théologien d'aborder de front une question philosophique. Dans le tréfonds de leur pensée, ils traînent peut-être de vieilles notions erronées de sciences définies par leurs objets formels et, par conséquent, tout à fait disparates; par contre, ils se montreront probablement convaincus que les questions philosophiques sont terriblement profondes et difficiles.

    Permettez-moi de commencer par vous assurer qu'en proposant de parler de l'ambiguïté du réalisme, je n'ai pas la moindre intention d'aborder quoi que ce soit de profond ou de difficile. En effet, l'ambiguïté du réalisme découle à mon avis du fait patent que les tout-petits ne parlent pas, alors que la plupart des adultes parlent. De ce fait simple et évident, il s'ensuit que les bébés, précisément parce qu'ils ne parlent pas, ne vivent pas un monde médiatisé par le langage. Leur monde est celui de l'immédiateté, des choses vues et entendues, goûtées et senties, du toucher et de la perception, des joies et des peines. Mais au fur et à mesure que ces jeunes enfants apprennent à parler, ils passent peu à peu dans un monde bien plus vaste. Ce monde comprend le passé et le futur aussi bien que le présent, le possible et le probable tout autant que le réel, les droits et les devoirs aussi bien que les faits. C'est un monde qu’ont enrichi les récits de voyage, les contes et les légendes, la littérature, la philosophie, la science, la religion, la théologie, l'histoire.

    Or, dans le monde de l'immédiateté qu'est celui des nourrissons, les critères de réalité sont présents dans l'expérience immédiate. Ils consistent simplement à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher, à ressentir, à éprouver joies ou peines. Par contre, dans le monde médiatisé par la signification, les critères de réalité sont bien plus complexes. Ils englobent l'expérience immédiate, mais ils vont au-delà. Aux critères de l'expérience immédiate, ils ajoutent ceux de la compréhension adéquate, de la formulation précise, d'un jugement correct ou d'une croyance prudente.

    En effet, le monde médiatisé par la signification n'est pas simplement présent. Au-dessus et au-delà de ce qui est présent se trouve l'univers visé par des questions, organisé par l'intelligence, décrit par le langage, enrichi par la tradition. C'est un monde énorme, bien au-delà de ce qu'embrasse celui d'une pouponnière. Mais c'est aussi un monde incertain, car s'y côtoient la réalité et la fiction, la vérité et la fausseté, la science et le mythe, l'honnêteté et son contraire.

    Or, si elles n'ennuient pas l'être humain moyen, cette ambiguïté et l'insécurité qui en résulte troublent les philosophes. C'est que les philosophes posent d'étranges questions. Qu'est-ce que je fais quand je connais ? En quoi cette activité est-elle une connaissance ? Qu'est-ce que je connais quand j'accomplis cette activité ? Après s'être posé les questions de la théorie de la connaissance, de l'épistémologie et de la métaphysique, ils sont capables de se renfermer sur eux-mêmes, d'oublier les années qu'ils ont passées à apprendre à parler, de ne pas tenir compte des différences entre le monde d'immédiateté des tout-petits et le monde médiatisé par la signification des adultes et de retomber en enfance, de revenir à la solution infantile selon laquelle le réel est ce qui est présent dans l'expérience immédiate. Connaître, prétendront-ils, se ramène à jeter un bon coup d'œil; l'objectivité, c'est voir ce qu'il y a à voir; la réalité est tout ce qui est donné dans l'expérience immédiate.

    Tel est le réalisme naïf, qui a donné naissance à l'empirisme; aussi bien l'empiriste prend au sérieux le réalisme naïf et il se met à vider le monde médiatisé par la signification de tout ce qui n'est pas présent dans l'expérience immédiate. L'empirisme engendre à son tour l'idéalisme critique : il tire Kant de son assoupissement dogmatique en lui révélant que la seule et unique appréhension que nous ayons des objets passe par l'intuition sensible. Il s'ensuit, en un premier temps, que les catégories de la compréhension sont en elles-mêmes vides, qu'elles ne peuvent se rapporter aux objets que dans la mesure où elles sont appliquées aux données du sens, puis, en un second temps, que les idéaux de la raison sont doublement médiatisés. En effet, on ne peut les reporter à des objets que dans la mesure où ils orientent l'usage des catégories de la compréhension, quand celles-ci mêmes sont appliquées aux données du sens. De cela résulte l'idéalisme critique de Kant. Parce que nous avons accès aux seuls objets présentés par les sens, nous sommes confinés au monde du phénomène. « Les choses en elles-mêmes » deviennent un pur concept limitatif, un Grenzbegriff servant à désigner ce que nous ne pouvons connaître. La connaissance de l'âme, de la moralité et de Dieu, ne sont que des conclusions issues des postulats de la raison pratique.

    Les idéalismes absolus de Fichte, Shelling et Hegel ont été proposés comme une réaction contre l'idéalisme critique de Kant. Il s'agissait, pour ces trois penseurs, de rendre à la raison spéculative sa prééminence ancienne bien que dans un nouveau contexte idéaliste. Mais, bien qu'il ait été très enrichissant pour la philosophie, leur projet de base n'a pas été couronné de succès. Le primat de la raison pratique a été réaffirmé de plusieurs façons. Schopenhauer a écrit un traité sur le monde pris comme volonté et représentation : Die Welt als Wille und Vorstellung. Kierkegaard s'est appuyé sur la foi. Newman a porté un toast à la conscience. Nietzsche a loué la volonté de puissance. Dilthey a exprimé le désir d'une Lebensphilosophie. Blondel a mis l'accent sur une philosophie de l'action. Laberthonnière, pour sa part, a critiqué Platon et Aristote, qu'il accuse d'avoir réduit la vie à la contemplation d’abstractions. Enfin, Paul Ricoeur n'a pas encore achevé les trois volumes de sa philosophie de la volonté. Et c'est dans des directions semblables que se meuvent pragmatistes, personnalistes et beaucoup d'existentialistes.

    Je défends moi aussi le primat de la conscience, le primat des questions conduisant à la délibération, à l'évaluation et à la décision. Cependant, des réponses valables à ces questions présupposent des jugements de réalité, de possibilité et de probabilité qui soient corrects. De tels jugements corrects présupposent, eux, que nous nous sommes dégagés de l'emprise du réalisme naïf, de l'empirisme et de l'idéalisme critique ou absolu, que nous avons réussi à formuler un réalisme critique. La clé de cette formulation est simple. C'est la distinction déjà faite entre le monde d'immédiateté de l'enfant et le monde de l'adulte médiatisé par la signification. Dans le monde d'immédiateté de l'enfant, les seuls objets avec lesquels nous ayons une relation immédiate sont ceux de la vision sensible. Par contre, dans notre monde d'adultes, médiatisé par la signification, les objets avec lesquels nous avons une relation immédiate sont les objets visés par nos questions et connus par des réponses correctes. Dans un langage plus traditionnel, les objets visés sont des êtres qu'on peut connaître en se demandant : Quid sit ? et An sit ? et en trouvant les bonnes réponses.

    J'ai insisté sur la distinction à faire entre un monde d'immédiateté et un monde médiatisé par la signification. Je dois maintenant ajouter d'autres détails qui vont étoffer le portrait et, peut-être, prévenir des objections. Dans la théorie de la connaissance et en psychologie, la difficulté chronique résulte généralement d'une incapacité de distinguer notre acte réel de son objectivation abrégée. Le monde de l'immédiateté et le monde médiatisé par la signification sont tous deux des objectivations abrégées; ils ne sont pas des comptes rendus complets de ce qui arrive réellement. Néanmoins, ils sont des approximations satisfaisantes des comptes rendus que nous sommes portés à donner de nos actes. Dans la mesure où ils sont des approximations satisfaisantes de ce que les gens pensent faire, ils le sont aussi des confusions dans lesquelles la théorie de la connaissance s'embarrasse.

    Le tout jeune âge, étudié et décrit par Jean Piaget, est l'époque d'un développement considérable de l'activité. C'est le temps où l'on apprend à faire usage de ses membres et de ses sens, à combiner différents usages dans toutes les associations possibles. C'est le temps où l'on découvre ce qui est autre que soi-même et où l'on apprend à répondre par des affects appropriés. C'est le temps où l'on apprend à parler et à passer ainsi au-delà de l'immédiat, vers le monde médiatisé par la signification. Tout cela est vrai. Mais il serait faux de supposer que le bébé est un empiriste strict. Son activité peut appartenir de façon prédominante à l'ordre sensible; il n'y a toutefois aucune raison de supposer que l'activité de l'intelligence doive être exclue.

    D'autre part, l'entrée dans le monde médiatisé par la signification n'exclut pas la conscience immédiate des opérations par lesquelles s'effectue cette entrée. Au contraire : c'est seulement par l'objectivation de ces opérations conscientes, de nos actes de comprendre et de formuler, de réfléchir, de soupeser les éléments de preuves, de juger, de délibérer, d'évaluer, de décider, que nous pouvons obtenir quelque saisie réelle de la médiation que la signification opère, des structures vastes et belles du monde que la signification médiatise.

  2. Réalisme et christianisme

    Dans la mesure où le christianisme est une réalité, il éprouve les difficultés mêmes du réalisme. Or cette implication est triple. Il y a une implication éloignée, où les difficultés du réalisme ne sont pas encore apparues. Il y a une implication prochaine, où ces difficultés se manifestent graduellement et sont implicitement résolues. Enfin, il y a l'engagement explicite, qui se produit lorsqu'on discute sur l'existence d'une philosophie chrétienne. Examinons les deux premières implications.

    En premier lieu, donc, il existe une implication éloignée, corrélative au fait que le christianisme est médiatisé par la signification. Il est médiatisé par la signification en son rôle de communication, dans la mesure où il est prêché. Il est encore médiatisé par la signification dans son rôle cognitif, dans la mesure où il est cru. Il est médiatisé par la signification dans sa fonction constitutive dans la mesure où il est un style de vie qui est vécu. Enfin, il est médiatisé par la signification dans l'ordre de l'efficience, dans la mesure où ses préceptes sont mis en pratique.

    Le christianisme n'est pas pour autant soustrait à l'ambiguïté du réalisme. Car le monde chrétien n'est pas exclusivement un monde médiatisé par la signification : il comprend aussi un monde d'immédiateté. Car il y a l'homme nouveau dans le Christ Jésus, et l'homme nouveau est premièrement, non pas le produit du prédicateur, non pas le fruit du libre choix de quelqu'un, mais bien l'effet de la grâce de Dieu. Qui plus est, bien que la question ait été débattue de différentes façons, le don que Dieu fait de sa grâce se produit, selon moi, de façon bel et bien consciente. Ce don ne touche pas simplement quelque domaine métaphysique, en sorte qu'il serait impossible d'en faire l'expérience. Il peut venir comme un coup de foudre, par exemple quand, selon les termes du prophète Ézéchiel, Dieu arrache le cœur de pierre de l'homme et le remplace par un cœur de chair. Plus communément, cependant, la grâce vient si discrètement et si doucement qu'elle appartient à l'ordre de la conscience, certes, mais sans être remarquée, sans faire l'objet de recherche, sans être comprise, cernée, nommée, vérifiée ni affirmée. Car, vous le savez, c'est une chose que la conscience, et une autre que la connaissance.

    Voilà pour l'implication éloignée du christianisme dans les difficultés du réalisme. Cette implication se produit dans la mesure où le christianisme est une réalité. Elle se produit de deux façons parce que, pour une part, le christianisme est une réalité du monde de l'immédiateté et que, pour une autre part, il est une réalité du monde médiatisé par la signification.

    L'implication prochaine du christianisme dans les difficultés du réalisme est apparue dans l'évolution de la christologie, aux troisième, quatrième et cinquième siècles. Nous prendrons des échantillons de la pensée chrétienne et nous trouverons qu'ils représentent trois opinions sur la nature de la réalité. Tertullien, nous le verrons, représente l'influence du matérialisme stoïcien, Origène, une variante de l'idéalisme platonicien, et Athanase, l'élan vers le réalisme, élan implicite dans le fait que le christianisme relève, pour une part, du monde médiatisé par la signification.

    Tertullien avait pour but de réfuter un certain Praxéas, par ailleurs inconnu, selon qui Dieu le Père était identique à Dieu le Fils. Par conséquent, c'était Dieu le Père qui avait été crucifié sur le Calvaire. Tertullien professe, contre cette opinion, un credo tout à fait semblable à celui des Apôtres. Il affirme avec insistance que Dieu le Fils est à la fois réel et réellement distinct de Dieu le Père. Pareille affirmation repose nécessairement sur des assises philosophiques, car elle présuppose une notion de la réalité et de ce qui est réellement distinct. De la sorte, même si l'intention de Tertullien est apologétique, si sa préoccupation principale est de défendre la foi, si ses arguments sont tirés de l'Écriture, si sa pensée est exprimée, dans une large mesure, par des images et des métaphores, son expression n'en est pas moins marquée par un fond de matérialisme stoïcien.

    Ernest Evans, dans sa remarquable édition (introduction, traduction et commentaire) du traité de Tertullien Contre Praxéas4, note que c'était une particularité du stoïcisme d'affirmer que toute réalité est d'ordre corporel. Cicéron maintenait que, pour Zénon, toute cause et tout effet étaient de nature corporelle. D'autres penseurs en venaient à dire que la vérité, la connaissance, la compréhension et l'esprit étaient de nature corporelle, puisqu'ils produisaient des effets. C'est ainsi que Tertullien fit sienne l'opinion stoïcienne selon laquelle les arts étaient corporels, et que, nourrie par les arts, l'âme devait elle aussi être corporelle (De Anima, 6). Il concédait que corporel et incorporel constituaient une opposition logique (Adv. Hermog., 35), mais prétendait d'un même souffle que l'incorporel est aussi inexistant (De Carne Christi, 11; De Res. carnis, 11, 53; De Anima, 7)5. Si l'on avait soutenu que les esprits existent et sont réels, il aurait répondu que les esprits nous sont invisibles, mais qu'ils n'en ont pas moins leurs propres corps et leurs propres formes, visibles pour Dieu seul (Adv. Prax., 7).

    Les particularités de la christologie de Tertullien doivent être comprises dans cette perspective. L'apologiste savait que le mot grec logos signifie à la fois le principe rationnel en l'être humain et le langage que parle l'être humain. Il soutenait que Dieu le Père avait éternellement en lui-même son principe rationnel, sa sagesse. Mais quand le Père, au moment de la création, émit sa sagesse dans l'ordre : « Que la lumière soit », alors, du fait d'être émise, sa sagesse devint un Fils. Tertullien tenait compte de l'objection selon laquelle une émission orale est purement voix, son, air frappé, intelligible dans l'acte d'entendre, et, pour le reste, quelque chose de creux, de vide et d'incorporel. Toutefois, il niait qu'une chose vide et creuse puisse venir de Dieu, surtout pas la Parole par laquelle toutes choses furent faites, puisque rien ne peut être produit par quelque chose de vide et de creux (Adv. Prax., 7).

    Au surplus, Tertullien eut soin de marquer la distinction entre sa position et celle des gnostiques, comme les Valentiniens, qui parlaient d'émissions venues du plérôme. L'émission valentinienne, prétendait-il, était séparée de sa source. La Parole, au contraire, est toujours dans le Père, comme lui-même le dit : « je suis dans le Père » (Jn 14 11), et toujours avec le Père, comme il est écrit : « et le Verbe était tourné vers Dieu » (Jn 1 1), jamais séparée du Père ou autre que le Père, parce que « Moi et le Père nous sommes un » (Jn 10 30). Quand on lui fait remarquer que, s'il y a Père et Fils, il n'y a pas seulement un, mais deux, Tertullien répond qu'il faut distinguer racine et tige, source et ruisseau, soleil et rayon. Il souligne que la racine et la tige sont deux choses, mais conjointes; que la source et le fleuve sont deux manifestations, mais indivises; que le soleil et son rayon sont deux aspects différents, mais attachés l'un à l'autre. Tout ce qui procède de quelque chose doit être autre que ce dont il procède, mais n'est pas pour autant séparé de lui (Adv. Prax., 8).

    Tout en insistant sur le fait que le Fils est distinct du Père et que l'Esprit Saint est distinct à la fois du Père et du Fils, Tertullien affirmait aussi avec fermeté qu'il n'y a qu'un seul Dieu, unique en substance. Il justifiait cela en disant que la Trinité n'est pas affaire de qualité mais de rang, ni de substance mais d’aspect, ni encore de puissance mais de manifestation, tout en étant d'une substance, d'une qualité et d'une puissance uniques (Adv. Prax., 2).

    Bien que Tertullien ait trouvé des formules très heureuses pour exprimer les croyances chrétiennes, il n'a toutefois pas su tirer une conclusion qui a été formulée après lui : si le Père est Dieu et si le Fils est Dieu, alors tout ce qui est vrai du Père doit aussi être vrai du Fils, sauf que le Fils n'est pas le Père. Or, pour Tertullien, il y avait des choses vraies du Père, mais non du Fils. Il pouvait écrire : « Il y eut un temps où il n'y avait pas de péché pour faire de Dieu un juge, ni de Fils pour faire de Dieu un Père » (Adv. Hermog., 3). Et encore : « Le Père est toute la substance, tandis que le Fils est un écoulement et une production du tout, comme il le professe lui-même : Parce que le Père est plus grand que moi » (Adv. Prax., 9, citant Jn 14 28). De plus, il distinguait le Père comme donnant l'ordre de créer, et le Fils comme l'exécutant (Adv. Prax., 12). Les tenants d'une théologie postérieure jugeront que de telles expressions subordonnent le Fils au Père, car, si le Fils est Dieu, il possède tous les attributs divins, et s'il ne les possède pas tous, il n'est pas Dieu.

    Bien qu'Origène ait lui aussi fini par être considéré comme subordinationniste, sa pensée s'est développée dans un contexte complètement différent. Alors que Tertullien considérait que l'incorporel n'existe pas, Origène affirmait avec force et insistance l'immatérialité stricte du Père et du Fils6. Tout en admettant que la sagesse divine est éternelle, Tertullien soutenait que le Fils est venu à l'existence seulement lors de la création du monde. Pour sa part, Origène soutenait que le Fils n'est pas moins éternel que le Père7. Tertullien se représentait la génération du Fils comme celle d'une substance corporelle procédant de la substance corporelle du Père, mais aucunement séparée d'elle. De la génération du Fils, Origène rejetait toute explication qui faisait appel à l'analogie de la génération humaine ou animale, ou à quelque mythique épanchement de la divinité8. Pour Origène, le Fils est l'image du Père ; il procède du Père spirituellement, comme un choix procède de l'esprit; de plus, quoi que le Père fasse, le Fils le fait aussi (Jn 5 19)9.

    Le contraste fondamental réside toutefois dans des notions différentes de la réalité. Pour Tertullien, le réel devait être corporel; c'est ce qu'ailleurs j'ai appelé le « déjà, dehors, là, maintenant » de la conscience animale extrovertie. Mais pour Origène, le réel était l'idée, comme pour le moyen platonisme. De plus, parce que le Père et le Fils sont distincts, ils devaient tous deux avoir la réalité d'idées différentes. Le Père est la divinité même, mais le Fils est divin seulement par participation10. Le Père est la bonté même, mais le Fils est bon seulement par participation11. D'autre part, le Fils est la lumière même, la sagesse même, la vérité même, la vie même, la justice même, mais le Père est la source de toutes ces choses, et est en lui-même quelque chose de beaucoup mieux, de beaucoup plus profond et beaucoup plus mystérieux12.

    La distinction entre Père et Fils est nette et subordinationniste. Leur unité, nous l'appellerions aujourd'hui morale. Nous rendons un culte, écrit Origène, au Père de la vérité et au Fils qui est Vérité. Le Père et le Fils sont deux réalités pour ce qui est des hypostases, mais ils n'en sont qu'une par le consentement, la concorde et l'identité de leur volonté. Ainsi, celui qui voit le Fils, rayonnement de la splendeur de Dieu et empreinte de l’être même de Dieu, verra aussi le Père en celui qui est l'image de Dieu13. C'est une image dans laquelle la participation atteint sa suprême perfection, car elle consiste en la contemplation éternelle du Père par le Fils, et en la constante acceptation par le Fils de la volonté du Père14.

    Revenons maintenant brièvement à notre discussion sur l'ambiguïté du réalisme. Nous avons distingué deux significations différentes de l'objet immédiat de notre connaissance : l'objet dans le monde de l'immédiateté et l'objet dans le monde médiatisé par la signification. Le premier est expérimenté immédiatement dans les données du sens ou de la conscience. Le second est atteint immédiatement dans les questions que nous posons, mais connu de façon médiate dans les bonnes réponses auxquelles nous parvenons. Il nous faut maintenant ajouter que les questions que nous soulevons sont de différentes sortes. Il y a les questions relevant de la compréhension : quoi ? pourquoi ? comment ? Il y a les questions relevant de la réflexion : si, oui ou non, ceci ou cela est bien tel. Enfin, il y a les questions relevant de la délibération : si, oui ou non, cette voie est véritablement bonne.

    Il semblerait que la christologie de Tertullien, et plus particulièrement son identification de l'incorporel au non existant, soient liées à une appréhension de la réalité dans la perspective du monde de l'immédiateté. De même, il semblerait que la christologie d'Origène appartienne au monde médiatisé par la signification, où les significations sont des idées, c'est-à-dire des réponses à des questions relevant de la compréhension. Or, il y a une troisième possibilité. Dans ce cas, l'appréhension de la réalité se situe dans le monde médiatisé par la signification; les significations dont il s'agit sont des affirmations et des négations, c'est-à-dire des réponses à des questions relevant de la réflexion. Cette troisième vue s'exprime dans l’aphorisme scolastique : ens per verum innotescit (la réalité devient connue dans la connaissance de ce qui est vrai). C'est cette troisième vue que nous rencontrons dans la prédication et l'enseignement chrétiens, et, de façon plus générale, dans le christianisme comme réalité médiatisée par la signification. C'est enfin cette troisième vue qui est implicite dans les déclarations conciliaires et particulièrement dans les canons conçus ainsi : Si quelqu'un dit ceci, ou cela... qu'il soit anathème. Ce qui est dit est souverainement important aux yeux d'un groupe pour qui la réalité est, en partie du moins, médiatisée par la signification.

    Le réalisme chrétien a donc une double origine. À la racine, la prédication ou l'enseignement chrétiens et les assemblées locales, régionales et œcuméniques qui cherchèrent à contrôler la prédication et l'enseignement. Mais cette racine est longtemps restée implicite. Tertullien écrivit contre Praxéas parce qu'il jugeait erroné et pernicieux l'enseignement de son contemporain. Origène rejeta le matérialisme stoïcien et opta pour le platonisme parce que celui-ci lui permettait de traiter de réalités spirituelles. Mais ce fut le concile de Nicée et les controverses subséquentes qui firent formuler à Athanase, entre autres éclaircissements, la petite règle fondamentale selon laquelle tout ce qui est dit du Père doit aussi être dit du Fils, sauf que le Fils est Fils et non Père15.

  3. Nicée et Chalcédoine : la signification des formules

    À partir de la règle d'Athanase, nous pouvons choisir entre deux voies. Nous pouvons concrétiser davantage l'axiome, en suivant la voie adoptée dans la préface pour le dimanche de la Trinité : « Ce que nous croyons de toi, qui nous l'as révélé, nous le croyons et de ton Fils et du Saint-Esprit sans distinction ou différence ». Cette affirmation est plus concrète : d'abord parce qu'elle se trouve dans une prière adressée à Dieu le Père; en second lieu, parce qu'elle renvoie à ce qui a été révélé par Dieu de sa gloire ; et troisièmement, parce que c'est une profession de foi en cette révélation.

    D'autre part, si nous pouvons nous tourner vers du concret, nous pouvons de même nous tourner vers quelque chose de général. Le contexte de l'affirmation d'Athanase laisserait entendre que l'adjectif « tout » qu'il emploie, signifie réellement : « Tout ce que l'Écriture dit du Père, elle le dit aussi du Fils ». Nous passons ainsi à une signification beaucoup plus générale, si nous prenons la règle comme une proposition sur des propositions. Elle devient alors : « Toutes les propositions qui sont vraies du Père le sont aussi du Fils, sauf que le Père est Père, et non pas Fils, et que le fils est Fils, et non pas Père ».

    De plus, ce passage à une proposition sur des propositions (en langage technique, à une proposition au second degré), n'est pas sans précédent. Car les règles christologiques de la communicatio idiomatum, l'interchangeabilité des propriétés, sont, de façon assez manifeste, des propositions sur des propositions. Elles sont le mécanisme empirique traditionnel employé pour interpréter correctement le concile de Chalcédoine.

    Enfin, dans l'interprétation des conciles, il est souhaitable de ne pas supposer que les participants avaient en tête — ou que le décret conciliaire avait en vue — une signification technique précise. Ainsi, saint Augustin était un penseur d'une grande finesse et, à son époque, l'Église occidentale connaissait depuis longtemps la question de la Trinité. Pourtant, Augustin a employé un moyen purement heuristique pour dire ce qu'on entendait par « personne ». Il y a trois quoi dans la Trinité ? demandait-il. Le Père, le Fils et l’Esprit sont trois. Mais il n'y a pas trois Dieux, ni trois Pères, ni trois Fils. Alors trois quoi ? C'est pour répondre à cette question que l'on dit qu'il y a trois personnes16.

    Cette notion de personne est, bien entendu, purement heuristique. Elle pose une question sans donner de réponse déterminée. On avait cependant déjà eu l'expérience de cette situation quand Socrate demandait des définitions, omni et soli, de la force, de la tempérance, de la justice et de la vérité. Si aucun Athénien ne pouvait admettre qu'il ignorait la signification de ces mots, il était aussi vrai qu'aucun, même pas Socrate, ne pouvait fournir les définitions désirées. En fait, il n'y a pas eu de définitions des vertus et des vices avant qu'Aristote n'écrive son Éthique à Nicomaque. Transition considérable, du bon sens socratique au système élaboré du corpus aristotélicien. Une époque récente a connu la même situation : les linguistes prétendent, à bon droit je crois, qu'on éclaire le sens d'un mot non par une définition universelle, mais en montrant comment l'employer correctement.

    Si nous suivons l'orientation donnée par Augustin, en profitant de l'expérience de Socrate et des linguistes, nous expliquerons alors la signification de « nature », « personne » et « hypostase », dans le décret de Chalcédoine, en disant que « nature » signifie une chose telle qu'il y en a deux dans le Christ, tandis que « personne » ou « hypostase » désignent ce qui est unique dans le Christ. Aussi bien, il n'y a aucun doute sur ce qui est unique et ce qui est double dans le Christ : dans le paragraphe précédent, le sujet est l'unique et même Fils notre Seigneur, Jésus Christ. Cet être, un et le même, est le sujet d'une quadruple attribution de prédicats opposés.

    Il est le même parfait en divinité, parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité... Avant tous les siècles engendré par le Père selon la divinité, et né en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, mère de Dieu, selon l'humanité17.

    Il faut toutefois ajouter un autre éclaircissement. Pour un nominaliste, le sujet de l'affirmation : le Fils, notre Seigneur Jésus Christ, est seulement un nom propre et deux, peut-être trois titres, alors que « vraiment Dieu » et « vraiment homme » comportent l'addition de titres supplémentaires. Par contre, si l'on reconnaît la réalité du monde médiatisé par la signification, le sujet de l'affirmation n'est pas seulement un nom propre avec certains titres, mais avant tout une réalité, en fait, une réalité engendrée par le Père avant tous les âges.

    Parallèlement, ousia signifie la réalité médiatisée par la signification quand on parle de Dieu le Père. De plus, on dira que les réalités sont consubstantielles quand ce qui est vrai de l'une est également vrai de l'autre, sauf que l'une n'est pas l'autre.

    Bien entendu, il s'agit là d'une explication réduite au minimum qui ne vise pas à interdire au théologien historien l'étude des termes employés par ses prédécesseurs et ses contemporains, voire ses successeurs. Cette formule ne vise pas non plus à rendre inutile le travail du théologien systématique qui compare les diverses interprétations et théories proposées et détermine où vont ses préférences personnelles. Mais, j'estime qu'une interprétation minimale, si tautologique qu'elle soit, a une réelle utilité. Facilement saisie, elle est facilement acceptée. Elle s'accorde avec le principe canonique, et non moins théologique, selon lequel ce qui n'a pas été défini de façon évidente n'a pas été défini du tout18. Elle offre une ligne directrice à qui évalue la portée dogmatique de définitions subséquentes de la personne, et des théories métaphysiques, psychologiques, phénoménologiques, existentielles, personnalistes, de la personne.

  4. La personne unique

    Le troisième concile de Constantinople (en 681) a ajouté à l'affirmation chalcédonienne de la double nature du Christ l'affirmation additionnelle d'une double volonté et d'une double opération. De façon assez naturelle, il a fait précéder son propre décret de la répétition, avec des variantes, du décret de Chalcédoine. Une des variantes qu'on a cru significatives est la suivante : au concile de Chalcédoine, le sujet de l'affirmation était « le Fils, notre Seigneur Jésus Christ », alors qu'au troisième concile de Constantinople, il était « notre Seigneur Jésus Christ, notre vrai Dieu, un de la Trinité sainte, consubstantielle et vivificatrice »19.

    Cette variante est significative parce qu'elle précise de façon très explicite que l'unique personne, dans le Christ, est une personne divine. Il s'ensuit qu'il n'y a pas une personne humaine dans le Christ. Cette conclusion était assez acceptable aussi longtemps que les théologiens limitaient leur réflexion sur la personne à des définitions et théories métaphysiques. Aujourd'hui, la pensée sur la personne emprunte les voies de la psychologie, de la phénoménologie, de l'existentialisme et du personnalisme. Dans un contexte de ce genre, nier que Jésus soit une personne humaine semble nier qu'il était homme. C'est, me semble-t-il, ce que prétendent fondamentalement les théologiens hollandais déjà mentionnés, et particulièrement Piet Schoonenberg, dans son livre Il est le Dieu des hommes.

    Là-dessus, je dois m'en tenir uniquement à deux remarques succinctes. La première est historique : quand a-t-on explicitement reconnu la personne du Christ comme divine? La seconde relève de la théologie systématique : qu'est-ce qui est précisément un dans le Christ?

    À la première question, je réponds en citant la traduction de l'ouvrage du P. Schoonenberg:

    Mais ce n'est pas seulement avec Chalcédoine que le schéma de la christologie classique est né. Chalcédoine désigne la personne unique du Christ d'abord de façon concrète, en indiquant le nom de Jésus et ses titres, et en répétant sept fois le même; ensuite, de façon plus technique, en parlant du « prosopon » et de l'« hypostase » dans laquelle les natures divine et humaine se rencontrent (DS 301s). La dernière expression, utilisée aussi dans le Tome de Léon à Flavien, suggère tout autant (ou aussi peu) une préexistence de l'humain, dans le Christ, qu'une préexistence du divin. La préexistence réelle, personnelle, du Logos, ou du Fils, s'est introduite dans le schéma chalcédonien par des exposés théologiques postérieurs, cela, spécialement sous l'influence d'Alexandrie20.

    Cela est bien vrai, je crois, en ce sens qu'un discours sur une personne divine en deux natures est postérieur à Chalcédoine. Mais l'influence alexandrine était grande à Éphèse, et Éphèse est l'arrière-plan de Chalcédoine. Sous la présidence de Cyrille d'Alexandrie, les débats s'y déroulèrent sensiblement comme il suit, le 22 juin 43121.

    Après des discussions sur la procédure, on lut le credo de Nicée (2, 12). Ensuite, on lut la seconde lettre de Cyrille à Nestorius, et, la lecture faite, Cyrille demanda si elle était conforme à la foi de Nicée (2, 13). Cent vingt-cinq Pères, un à un, et les autres, tous ensemble, se prononcèrent en faveur de Cyrille (2, 13–31). La seconde lettre de Nestorius à Cyrille fut alors lue, et, encore une fois, Cyrille demanda aux Pères si elle s'accordait avec la foi de Nicée (2, 31). Trente-cinq Pères parlèrent à tour de rôle contre Nestorius et ensuite le reste se prononça contre lui (3, 31-35). D'autres documents furent lus (2, 36-52), mais il n'y eut aucun vote. Finalement, Nestorius fut excommunié (2, 54) et cent quatre-vingt-dix évêques signèrent le document (2, 55-64).

    Nous devons maintenant nous demander ce qui, dans sa seconde lettre à Cyrille, fondait la condamnation de Nestorius. Puisque le synode était d'accord avec Cyrille, nous n'avons qu'à choisir des passages où Nestorius est en désaccord avec Cyrille. Au début de sa lettre, il cite une affirmation de Cyrille, selon laquelle « le saint et grand synode a dit que l'unique Fils engendré, engendré selon sa nature par Dieu le Père, le vrai Dieu par le vrai Dieu, la lumière par la lumière, l'unique par qui le Père a fait toutes choses, est descendu, a pris chair, est devenu homme, a souffert et est ressuscité » (1, 29, 12-14). Nestorius s'oppose vigoureusement à cela. Il déclare que Cyrille pense que les Pères de Nicée ont enseigné que le Logos, coéternel au Père, était passible (1, 29, 20s). Qu'il soit plus attentif à leurs mots et il trouvera que le chour divin n'a pas dit que la divinité consubstantielle était passible, ou que l'unique coéternel avec le Père était né depuis peu, ou que le temple dissous et ressuscité des morts, était l'agent de la résurrection (1, 29, 21-24).

    Nestorius poursuit en suppliant Cyrille de remarquer comment, à Nicée, les Pères étaient partis de noms communs aux deux natures, divine et humaine, c'est-à-dire de « Seigneur », « Jésus », « Christ », « seul engendré » et « Fils ». Forts de ces signes communs aux deux natures, les Pères pouvaient parler et du divin et de l'humain, sans séparer la filiation et la seigneurie ou risquer de confondre les deux natures (1, 29, 28–530, 4).

    Nestorius loue Cyrille de distinguer les deux natures et leur union en une seule personne, d'affirmer que Dieu le Verbe n'avait pas besoin de naître d'une femme après être né du Père, de confesser que la nature divine est impassible. Mais il pense que Cyrille réduit tout cela à néant quand il déclare que celui qu'il a dit impassible et incapable de naître deux fois s'avère passible et né une seconde fois. C'est comme si ce qui appartient par nature au Verbe était aboli par sa conjonction avec son temple (1, 30, 18-28). Après tout, notre Seigneur n'a pas dit: « Détruisez la divinité, et en trois jours elle ressuscitera »; il a dit : « Détruisez ce temple » (1, 30, 29-31).

    Chaque fois que les divines Écritures traitent de l'économie du Seigneur, elles attribuent sa naissance et sa mort, non à la nature divine, mais à la nature humaine. Par conséquent, tout bien pesé, la Vierge bénie doit être nommée non Mère de Dieu, mais Mère du Christ (1, 30, 33–31, 3). Pour défendre cette vue, Nestorius cite longuement l'Écriture.

    Plus loin, il ajoute qu'il est juste et conforme à la tradition évangélique de reconnaître que le corps du fils de David est le temple de la divinité du Fils, et que le corps est lié à la divinité de façon si sublime, si divine, si admirable, que l'on peut dire que la nature divine fait sienne ce qui par ailleurs appartient au corps. Mais de là à s'appuyer sur cette appropriation pour attribuer au divin Verbe naissance, souffrance, mort et autres propriétés de la chair, cela, cher frère, Nestorius juge que c'est une aberration helléniste, la maladie d'Apollinarius ou d'Arius et des autres hérétiques, ou même une maladie plus grave encore (1, 31, 25–31).

    Nous avons paraphrasé la seconde lettre de Nestorius à Cyrille. Nestorius rejetait l'opinion de Cyrille selon laquelle, d'après le décret de Nicée, c'est le Fils éternel du Père qui s'est fait chair et qui devenu homme, est né de la vierge, a souffert, est mort et est ressuscité. Pour Nestorius, il y avait deux natures tout à fait distinctes, et si merveilleusement jointes entre elles, qu'il existait des noms communs pour montrer l’union résultant de leur rencontre. De cette union, on pouvait affirmer et ce qui appartient à la divinité et ce qui appartient à l'humanité. Mais c'était folie que d'assigner les attributs de la divinité à l'humanité ou les attributs de l'humanité à la divinité.

    Si Nestorius n'a pas compris le point de vue de Cyrille, celui-ci l'a néanmoins fait prévaloir. Sa seconde lettre à Nestorius offre une excellente introduction, en particulier, au premier paragraphe de la définition promulguée à Chalcédoine. La répétition de « un et le même » trouve un prélude dans l'affirmation de Cyrille, d'après qui nous vénérons, non pas un homme en même temps que le Verbe, mais un et le même. De même, Cyrille rejetait la notion de deux fils dans le Christ et ajoutait que, à moins d'admettre que l'union est hypostatique, il faut bien en reconnaître deux (1, 28, 3–5, 7s, 10s).

    Revenons maintenant au p. Schoonenberg. Il est vrai que le concile de Chalcédoine ne parle pas de préexistence réelle, comme personne, du Verbe ou du Fils. Mais il est aussi vrai qu'il parle du Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et, en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut de la Vierge Marie, la Mère de Dieu, selon l'humanité.

    La question systématique reste : qu'est-ce qu'on désignait, au juste, par « personne ou hypostase », dans le contexte du concile de Chalcédoine? Ou, de la façon équivalente, mais différente : comment allons-nous comprendre ces termes, tels qu'ils sont employés dans le décret de Chalcédoine, sans introduire en eux les associations multiples et variées acquises depuis? Aussi longtemps que la scolastique fut vivante, on a pu trouver des réponses. Mais aujourd'hui, dans plusieurs parties du monde, la scolastique a dépéri et elle s'est éteinte. Pouvons-nous faire quelque chose pour répondre aux besoins présents d'éclaircissement?

    J'ai déjà suggéré un premier pas en ce sens : surmonter l'ambiguïté du réalisme. Tant que le monde de l'immédiateté n'aura pas été distingué du monde médiatisé par la signification, tant que les critères à employer par rapport à ces deux mondes n'auront pas été clairement distingués, la confusion régnera et les efforts d'éclaircissement seront en grande partie voués à l'échec.

    Pour faire un second pas, il faudrait distinguer trois sens du mot un. Le premier de ces sens est lié à l'activité expérientielle : c'est « un de plus »; c'est le terme numérique un, au sens où un est plus que zéro, deux, plus qu’un, trois, plus que deux, et ainsi à l'infini. Le second sens de un est lié à la compréhension. La compréhension saisit l'unité fonctionnelle des parties d'une machine, l'unité organique et fonctionnelle d'un vivant, l'unité dans le développement de la vie d'une personne. Le troisième sens de un est lié au jugement : c'est un, au sens d'identité. L'affirmation implique des négations. Tremblay est tout ce que Tremblay est, mais il n'est pas quelqu'un d'autre, ni tout ce qu'est quelqu'un d'autre. Il est lui-même et seulement lui-même.

    Le troisième pas consisterait à établir les conditions pour que l’Incarnation soit possible. Il faudrait d'abord que le Père, le Fils et l’Esprit soient des identités, au sens positif : chacun est lui-même. Ensuite, ils devraient être des identités, au sens limitatif du terme, l'un par rapport à l'autre : le Père n'est pas le Fils; le Père n'est pas l'Esprit; le Fils n'est pas l’Esprit. De plus, il faudrait que le Fils n'ait pas besoin d'être une identité, au sens restrictif du mot, par rapport à une créature raisonnable : le Fils peut devenir un homme. Enfin, il serait essentiel qu’un homme puisse avoir son identité non en lui-même, mais dans un autre. Affirmer la possibilité de l'Incarnation, c'est affirmer que ces conditions peuvent s'être réalisées. Affirmer l’Incarnation, c'est affirmer que ces conditions ont effectivement été réalisées. Dire ce que l’Incarnation signifie revient à expliquer les conditions qui la rendent possible.

    La déclaration qui vient d'être faite est une déclaration de la signification du « un et le même », répété dans la seconde lettre de Cyrille à Nestorius et dans le décret de Chalcédoine. Il y a, dans le Christ, Dieu et homme, une seule identité. Cette identité unique est celle du Verbe; l'homme Jésus a une identité, mais pas en lui-même : dans le Verbe. Enfin, la personne — ou l'hypostase — du second paragraphe de la définition de Chalcédoine renvoie au « un et le même » du premier paragraphe. La distinction entre personnes et nature est ajoutée pour déclarer ce qui est un et le même, et les réalités qui ne sont pas une et la même. La personne est une et la même ; les natures ne sont pas une et la même. Si l'évolution a fait situer personnes et natures dans bien d'autres contextes, le contexte de Chalcédoine peut être interprété grâce aux seuls concepts heuristiques22. Qu'est-ce qu'une personne, une hypostase ? C'est ce qui, dans la Trinité, se retrouve à trois exemplaires et, dans l’Incarnation, à un exemplaire. Qu'est-ce qu'une nature ? Dans la Trinité, c'est ce qui existe à un exemplaire, et dans l’Incarnation, à deux exemplaires.

    Je dois encore lier ce que je viens de dire à ce que j'ai dit dans ma conférence sur le pluralisme doctrinal, à l'Université Marquette, et dans mon chapitre sur les doctrines, dans Pour une méthode en théologie. Dans ces deux écrits, j'ai accepté la déclaration du premier concile du Vatican selon laquelle ce qui a été à la fois révélé par Dieu et défini par l'Église sera toujours valide, en fonction du sens déterminé par son propre contexte historique. Mais, de la même façon, dans le présent essai comme dans d'autres textes, j'ai opposé les présupposés classiques, selon lesquels il existe de jure une culture fixe et immuable pour la totalité du genre humain, avec le fait empirique que plusieurs cultures humaines ont existé, toutes capables de connaître un développement et une décadence et qu'il en existe encore plusieurs. Quand on pousse les présupposés classiques jusqu'à nier des faits, je crois devoir m'inscrire en faux. La signification du terme « personne », au concile de Chalcédoine, n'est pas la même que ce que nous entendons communément par là aujourd'hui. Il faut qu'au moins les théologiens tiennent compte de ce fait23.

  5. Conclusion

    Il est temps de conclure. Nous avons discuté des origines du réalisme chrétien, en commençant par exposer l'ambiguïté du réalisme, terme à deux sens dont l'un appartient au monde de l'immédiateté et l'autre, au monde médiatisé par la signification. Entre ces extrêmes, nous avons situé les confusions des réalistes naïfs, des empiristes, des idéalistes critiques, des idéalistes absolus et des tenants des philosophies ultérieures du pessimisme, de la foi, de la conscience, de la puissance, de la vie, de l'action et de la volonté.

    Par la suite, nous nous sommes penchés sur le christianisme et nous avons souligné que tant le monde de l'immédiateté que le monde médiatisé par la signification sont d'importance vitale pour lui : le premier, à cause de l'expérience religieuse, à cause de l'amour de Dieu répandu dans nos cours par l'Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5 5); le second, parce que la révélation est l'entrée de Dieu dans le monde médiatisé par la signification.

    Il n'en reste pas moins que l'ambiguïté du réalisme n'appartient pas aux vérités révélées. Les chrétiens devaient se rendre compte par eux-mêmes que c'était une erreur de supposer, avec Tertullien, que les critères du monde de l'immédiateté valent aussi pour le monde médiatisé par la signification, et d'en conclure que ce qui est incorporel est également inexistant. Ils devaient trouver par eux-mêmes que c'est une erreur de supposer, avec Origène, que les significations propres au monde médiatisé par la signification sont des idées, le contenu des actes de compréhension, et d’en arriver ainsi à conclure que le Père est la bonté même et la divinité même, tandis que le Fils est bon et divin seulement par participation. À Nicée, dans les synodes et les décrets qui se sont multipliés durant le règne de Constance, il est devenu clair, quoique de façon implicite, que la réalité du monde médiatisé par la signification n'est pas connue par l'expérience seule, ni par les idées seules ou en liaison avec l'expérience, mais par des jugements et des croyances vrais. Cette conviction est devenue le présupposé, non seulement de la prédication et de l'enseignement des chrétiens, mais aussi de leurs délibérations, de leurs décrets et de leurs anathèmes. Ils ont écrit, expliqué, défendu, combattu. Ils ont trouvé des distinctions et utilisé des termes techniques; pour ce qui est de la pensée systématique, ils ont posé les fondements de la pensée médiévale. Bref, ils ont utilisé les critères propres au monde médiatisé par la signification, mais n'ont pas thématisé leur démarche.

    Voilà ma conception des origines du réalisme chrétien. Implicite dès le début dans la prédication et l'enseignement, la doctrine a peu à peu pris forme, au fil des erreurs et de leur correction, dans des façons de procéder toujours plus élaborées et toujours plus raffinées au gré d'une longue suite de crises, de débats, de délibérations et de décisions.


    1 Tijdschrift voor Theologie, 6, 1966, p. 249-306.

    2 New York, Sheed and Ward, 1971; Paris, Cerf, 1973.

    3 Doctrinal Pluralism, Milwaukee, 1971.

    4 Londres, SPCK, 1948, p. 6.

    5 Pour les connaissances courantes et ultérieures, voir Evans, op. cit., 234-237. ; aussi M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l'Église, Paris, Seuil, 1957.

    6 Comm. In.: 13: 21-25 (Preuschen, p. 244–250); De Princ. : 1: 1: 1-9 (Koetschau, p. 16-27).

    7 De Princ.: 1: 2: 2-4 (Koetschau, p. 29-33).

    8 De Princ.: 1: 2: 4, 6 (Koetschau, p. 32, 35).

    9 De Princ.: 1: 2: 6 (Koetschau, p. 34-35).

    10 De Princ. : 1: 2: 6 (Koetschau, p. 34, 21-35); Comm. In.: 2: 2 (Preuschen, p. 54, 23-55).

    11 De Princ. : 1: 2: 13 (Koetschau, p. 47, 3-9).

    12 Comm. In: 2:23; 13: 3; 6:6 (3); 13: 25 (Preuschen, p. 80, 12–15; 229, 9-10; 114, 22; 115, 1; 249, 14-250); De Princ. : 1: 2: 13 (Koetschau, p. 47, 3-9).

    13 C. Cels.: 7: 12 (Koetschau, p. 229, 31-230).

    14 Comm. In.: 2: 2; 13: 36 (Preuschen, 55, p. 4-8; 261, p. 24-29).

    15 Or. contr. Arian.: III, 4 (PG: 26: 330B).

    16 Voir De Trin.: 5: 9 (10) et 7: 4 (7) (PL: 42: 918, 939s); In Ioannis Evang.: 39: 4 (PL: 35: 1683).

    17 DS 301.

    18 Codex iuris canonici, 1323#3. 19. DS 554.

    19 DS 554.

    20 Il est le Dieu des hommes, p. 57.

    21 Les parenthèses renvoient à E. Schwartz, Acta Conciliorum Ecumenicorum, t. I, Parties 1 et 2. Le premier chiffre indique la partie, le second, la page; le troisième renvoie, le cas échéant, à la ligne ou aux lignes.

    22 Cela a été, me semble-t-il, mis en évidence par Aloys Grillmeier, « The Eve of Chalcedon », dans Christ in Christian Tradition, New York, 1964, p. 456-477.

    23 L'occasion ne se prête pas à une discussion de la « process theology » du p. Schoonenberg, encore moins à la discussion des nombreuses questions qu'il règle de façon sommaire.

     

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