Oeuvres de Lonergan
Existenz et Aggiornamento

 

Allocution donnée au corps professoral et aux étudiants du Regis College,
Toronto, Ontario, le 14 septembre 1964 et au Alma College, Los Gatos,
Californie, le 25 septembre 1964. La traduction originale de Pierre Robert
a été publiée dans
Les voies d'une théologie méthodique en 1991.

Révision et © Pierrot Lambert 2020.

 

Existenz et Aggiornamento

Parler de l'Existenz, parler d'être soi-même, c'est parler en public de ce qui est privé, intime, plus intime peut-être qu'on ne l'avait pensé au premier abord. Un tel discours existentiel ne peut être convenablement rangé dans une catégorie : il est à la fois psychologique, sociologique, historique, philosophique, théologique, religieux, ascétique, peut-être même mystique pour certains; mais il comporte toutes ces catégories parce que la personne est constituée par leur ensemble et impliquée dans chacune d'elles.

En même temps, ce discours n'est pas personnel dans un sens purement individuel : il n'est ni de l'exhibitionnisme de la part du conférencier ni, pour ceux qui l'écoutent, une exhortation familière à la place d'une conférence. Il s'agit de ce que les Allemands appellent une Besinnung, une prise de conscience, un développement de la conscience de soi, un accroissement de l'appropriation de soi par chacun, ce qui est possible parce que nos noyaux distincts, secrets, cachés ont en commun l'appartenance à un même groupe, la communauté humaine, et un point de référence ultime, Dieu, lequel est tout en tous, ta panta en pasin Theos.

1. Le sujet

1. Il y a une première distinction à faire entre la substance et le sujet. Quand quelqu'un dort profondément, il est une substance en acte tout en étant un sujet en puissance seulement. Pour être un sujet, l'on doit au moins rêver. Mais le rêveur est un sujet de façon seulement rudimentaire : l'on est davantage un sujet lorsqu'on est éveillé, davantage encore lorsqu'on exerce son intelligence, davantage encore lorsqu'on exerce sa rationalité, davantage encore dans ses délibérations et ses décisions lorsqu'on exerce sa responsabilité et sa liberté.

Du point de vue de la substance, il est juste que la nature humaine est toujours la même; un homme est un homme, qu'il soit éveillé ou endormi, jeune ou vieux, sain d'esprit ou fou, sobre ou ivre, un génie ou un débile, un saint ou un pécheur. D'un tel point de vue, ces différences sont purement accidentelles, mais elles ne le sont pas pour le sujet car le sujet n'est pas une abstraction, il est une réalité concrète, tout lui-même, un être dans la luminosité de l'être.

La substance fait abstraction de la différence entre l'être opaque qui est purement substance et l'être lumineux qui est conscient. Le sujet désigne l'être lumineux.

2. L'essence du sujet, c'est d'être en devenir. L'on devient soi-même. Lorsque j'étais enfant, j'étais un sujet, mais je n'avais pas encore atteint l'âge de raison et on n'attendait pas de moi la capacité de tracer de façon rationnelle les élémentaires distinctions entre le bien et le mal, le vrai et le faux. Lorsque j'étais un garçon, j'étais un sujet, mais j'étais mineur et n'avais pas atteint le degré de liberté et de responsabilité qui m'aurait rendu responsable devant la loi. Le moi que je suis aujourd'hui n'est pas numériquement différent du moi que j'étais enfant ou garçon, il est pourtant qualitativement différent. S'il ne l'était pas, vous ne seriez pas en train de m'écouter. Si vous, de votre côté, ne l'étiez pas, je ne vous parlerais pas de cette façon.

3. Le sujet est de plus en plus impliqué dans son propre devenir. Lorsqu'un adulte sous-estime le développement d'un enfant et cherche à faire à sa place ce que l'enfant peut faire de lui-même, celui-ci sera heurté par l'ingérence et s'exclamera : Laissez-moi faire ! Le développement consiste à accroître le nombre de choses qu'on fait par soi-même, qu'on décide par soi-même, qu'on trouve par soi-même. Parents, enseignants, professeurs, supérieurs laissent les gens agir de plus en plus par eux- mêmes, décider de plus en plus par eux-mêmes, trouver de plus en plus par eux-mêmes.

4. Il y a un point critique dans l'autonomie grandissante du sujet. Il est atteint lorsque le sujet découvre par lui-même qu'il en tient à lui de décider ce qu'il fera de lui-même. À première vue, agir par soi-même, décider par soi-même, découvrir par soi-même concernent des objets, mais à la réflexion il apparaît que les actes, les décisions, les découvertes affectent plus profondément le sujet qu'ils n'affectent les objets sur lesquels ils portent. En s'accumulant, ils engendrent chez le sujet des dispositions et des habitudes, ils le déterminent, ils le font ce qu'il est et sera.

Dans la première période le moi se fait, mais dans la seconde période cette constitution de soi est lucide, délibérée. L'autonomie décide de ce que l'autonomie sera.

Le contraire de cette conduite de soi lucide, délibérée, est la dérive. Celui qui suit le courant ne s'est pas encore trouvé. Il n'a pas encore découvert sa propre façon d'agir et se satisfait donc de faire comme tout le monde; il n'a pas découvert son propre vouloir et se satisfait donc de choisir comme tout le monde ; il ne s'est pas encore découvert capable d'une pensée personnelle et se satisfait donc de penser et de dire comme tout le monde. Et les autres aussi sont portés à suivre le courant, chacun faisant, choisissant, pensant et disant ce que les autres se trouvent à faire, à choisir, à penser, à dire.

J'ai parlé d'un contraire de la dérive, de la libre disposition de soi, de la conduite de soi lucide et délibérée, mais je ne veux pas donner une fausse impression. Nous ne nous connaissons pas très bien nous-mêmes ; nous ne pouvons faire un relevé du futur; nous ne pouvons contrôler complètement notre environnement ou les influences qui s'exercent sur nous; nous ne pouvons explorer nos mécanismes inconscients ou préconscients. Nous cheminons dans la nuit, notre gouverne est seulement grossière et approximative, nous devons croire et faire confiance, risquer et oser.

5. Dans cette vie le point critique n'est jamais totalement dépassé. C'est une chose de décider ce que l'on doit faire de soi : un catholique, un religieux, un jésuite, un prêtre ; c'en est une autre de mettre en ouvre cette décision. Les résolutions d'aujourd'hui ne déterminent pas à l'avance les libres choix de demain, de la semaine prochaine, de l'an prochain, ni ceux faits dans dix ans d'ici. Ce qui a été accompli est toujours précaire ; cela peut glisser, tomber, se fracasser. Ce qui doit être accompli peut s'accroître, s'approfondir toujours davantage. Faire face à un défi, c'est effectuer un développement qui fait apparaître un défi ultérieur, plus sérieux encore.

2. Le monde de chacun

À mesure que le sujet se développe, son monde change. Notez la différence entre « son monde » et « le monde »: « le monde », c'est ce qui se présente à la connaissance et demeure inchangé par le fait d'être connu. Mais le monde du sujet est corrélatif au sujet ; ce peut être un monde en grande partie imaginaire, ce peut être le monde réel, mais ce qui le spécifie, c'est d'être le monde dans lequel le sujet vit et se développe de fait.

Un premier monde est le monde de l'immédiateté : c'est le monde de l'enfant, le monde de ce qui est senti, touché, pris, sucé, vu, entendu - c'est le monde auquel retourne l'adulte quand il s'étend au soleil la tête vide - c'est le monde de l'expérience immédiate, du donné en tant que donné, de l'image et de l'affect sans intrusion perceptible de l'insight ou du concept, de la réflexion ou du jugement, de la délibération ou du choix. C'est le monde du plaisir et de la douleur, de la faim et de la soif, du manger et du boire, de l'abandon, du sexe, du sommeil.

Un deuxième monde est le monde médiatisé par la signification, et il a deux formes. À l'origine, il est une extension du monde de l'immédiateté, une révélation d'un monde plus vaste que celui de la garderie, un monde qui apparaît au travers d'images, de paroles, d'histoires, et qui possède une étendue et une diversité incroyables. Mais une initiation au monde médiatisé par la signification conduit progressivement à la découverte de la différence entre la réalité et la fiction, entre ce qui n'est qu'une histoire et ce qui existe réellement et vraiment. La nécessité de cette distinction révèle que le monde médiatisé par la signification n'est pas seulement la somme de tous les mondes de l'immédiateté : le monde des adultes, le monde de la littérature et de la science, de la philosophie et de l'histoire, de la religion et de la théologie n'est pas un monde appréhendé par des techniques enfantines. C'est l'univers de l'être, lequel est connu non seulement par l'expérience, mais par la combinaison de l'expérience, de la compréhension et du jugement.

La différence entre le monde de l'immédiateté et le monde médiatisé par la signification est la source du problème critique en philosophie. Le monde médiatisé par la signification n'est qu'une abstraction pour le réaliste naïf. Pour l'idéaliste, il s'agit du seul monde que nous connaissons de façon intelligente et rationnelle, et il n'est pas réel mais idéel. Pour le réaliste critique, il s'agit du monde que nous connaissons de façon intelligente et rationnelle, et il n'est pas idéel mais réel; le monde de l'immédiateté n'est qu'un fragment du monde réel.

Un troisième monde n'est pas seulement médiatisé mais aussi constitué par la signification. Le langage est constitué par la signification: il ne consiste pas seulement en des sons articulés, il doit avoir un sens, et le sens peut être introduit dans l'imprimé tout autant que dans le son.

Mais il n'y a pas que le langage qui soit constitué par la signification. Il y a également de la signification dans la constitution des actes humains : ceux-ci en effet comportent des actes de la volonté; or la volonté est un appétit rationnel, un appétit qui suit l'intelligence, et ce que l'intelligence connaît, elle le connaît par la signification, en posant des questions et en y répondant.

Les actes humains se déploient dans des contextes socio-culturels ; il n'y a pas seulement l'action elle-même mais le milieu humain, la famille et les usages, l'État et la religion, l'économie et la technologie, la loi et l'éducation. Aucune de ces dimensions n'est un pur produit de la nature : de la signification, ils reçoivent une détermination et changer la signification, c'est changer ce milieu concret. Il y a ainsi une différence radicale entre les données des sciences de la nature et celles des sciences humaines. Le physicien, le chimiste, le biologiste vérifient leurs hypothèses sur ce qui est présent strictement comme cela est présent. Le spécialiste en sciences humaines ne peut vérifier que sur des données qui en plus d'être présentes ont une signification. Des physiciens, des chimistes, des ingénieurs peuvent entrer dans un tribunal mais, une fois prises leurs mesures et faits leurs calculs, ils ne peuvent affirmer qu'il s'agit d'un tribunal.

J'ai parlé du sujet qui se constitue lui-même et de son monde. Les deux sont corrélatifs, non seulement par définition, dans la mesure où j'ai distingué le monde et son monde, mais aussi parce que le sujet libre et responsable qui se constitue lui-même ne peut exister que dans un monde librement constitué. Le monde de l'immédiateté n'est pas librement constitué, le monde médiatisé par la signification n'est pas librement constitué, mais le monde constitué par la signification, le monde humain proprement dit, le monde de la communauté est le produit de sujets se constituant de façon libre. Exclure la liberté, c'est exclure l'Existenz. Et Jean XXIII a affirmé que la liberté était constitutive de la nature humaine.

Mais qu'est-ce qu'une communauté ? Ce n'est pas seulement un ensemble de personnes vivant à l'intérieur des mêmes frontières géographiques, mais la réalisation d'un réseau de significations communes. Il y a des types et des degrés dans cette réalisation. Un réseau de significations communes est en puissance quand existe un champ commun d'expérience, et se retirer de ce champ commun équivaut à perdre le contact. Un réseau de significations communes est formel quand existe une compréhension commune, et l'on se retire de cette compréhension commune par une mauvaise compréhension, par une incompréhension, par une incompréhension mutuelle. Un réseau de significations communes est actuel dans la mesure où existent des jugements communs, des domaines dans lesquels tous s'entendent sur les mêmes affirmations et les mêmes négations, et l'on se retire de cette entente quand on est en désaccord, quand on considère comme vrai ce que les autres tiennent pour faux et faux ce qu'ils tiennent pour vrai. Un réseau de significations communes est réalisé par la volonté, notamment par une consécration permanente, dans l'amour qui fait les familles, dans la loyauté qui fait les États, dans la foi qui fait les religions. Une communauté se maintient ou se divise, commence ou finit à l'endroit précis où commencent et finissent le champ commun d'expérience, la compréhension commune, le jugement commun, l'engagement commun.

Les réseaux de significations communes qui fondent les communautés ne sont pas l'ouvre d'individus isolés ou même de générations uniques. Ils ont une histoire : ils prennent naissance dans des esprits particuliers, ils ne deviennent communs que s'ils sont communiqués adéquatement et à grande échelle, ils ne sont transmis aux générations suivantes qu'au moyen de la formation et de l'éducation. Lentement et graduellement, ils sont clarifiés, exprimés, formulés, définis, mais seulement pour être enrichis et approfondis et transformés, et non moins souvent pour être appauvris, vidés et déformés.

Tout comme c'est seulement à l'intérieur de communautés que les êtres humains sont conçus, naissent et sont élevés, c'est seulement en fonction des réseaux de significations communes accessibles dans la communauté que l'individu devient lui-même. L'éventail des rôles entre lesquels il peut opter en choisissant ce qu'il fera de lui-même n'est pas plus large que ce que permettent les significations reçues de la communauté; ses dispositions pour une initiative réelle sont limitées par l'aptitude de la communauté au rajeunissement, au renouveau, à la réforme, au développement. Quels que soient le temps et le lieu, ce qu'un moi donné peut faire de lui-même est pour une part fonction de l'héritage ou des sédiments de significations communes qui lui viennent de la vie authentique ou inauthentique de ses prédécesseurs et de ses contemporains.

3. L'authenticité du sujet et de son monde

La question de l'authenticité est double : il y a l'authenticité mineure du sujet par rapport à la tradition qui le nourrit et il y a l'authenticité majeure qui justifie ou condamne la tradition elle-même. La première livre un jugement humain sur des sujets, la seconde est constituée par le jugement de l'histoire et ultimement par le jugement de la providence divine sur les traditions.

Tout comme Kierkegaard se demandait s'il était un chrétien, des individus différents peuvent se demander s'ils sont d'authentiques catholiques ou protestants, musulmans ou bouddhistes, platoniciens ou aristotéliciens, kantiens ou hégéliens, artistes ou scientifiques, etc. Ils peuvent répondre qu'ils en sont et avoir raison. Mais ils peuvent répondre par l'affirmative et se tromper malgré tout. Dans ce cas il y aura un ensemble de points où leur être coïncidera avec les exigences des idéaux de la tradition, mais il y en aura d'autres où apparaîtra une divergence plus ou moins grande. Ces divergences peuvent échapper par inattention sélective, par défaut de compréhension ou par une rationalisation insoupçonnée. Ce que je suis est une chose, ce qu'est un bouddhiste authentique en est une autre, et je ne me rends pas compte de la différence. Mon défaut de conscience est inexprimé; je n'ai pas le langage pour exprimer ce que je suis réellement, j'emploie donc le langage de la tradition que je m'approprie de façon inauthentique, de telle sorte que je dévalue, je déforme, j'atténue et je corromps le langage.

Il se peut que ces dévaluations, distorsions et corruptions n'apparaissent que chez des individus dispersés, mais il se peut aussi qu'elles apparaissent sur une plus grande échelle ; les mots sont alors répétés, mais les significations sont perdues. La chaire est toujours celle de Moïse, mais elle est occupée par les scribes et les pharisiens. La théologie est toujours scolastique, mais la scolastique est décadente. Tel ordre religieux fait toujours la lecture publique de sa règle et étudie toujours ses constitutions, mais l'on doute que le feu brûle encore dans la cheminée. Le nom sacré de science est toujours invoqué, mais on peut se demander avec Edmund Husserl si demeure un idéal scientifique réel, s'il n'a pas été remplacé par les conventions d'une clique. Les inauthenticités des individus engendrent alors l'inauthenticité des traditions, tant et si bien que le sujet, prenant pour mesure la tradition telle qu'il la rencontre, ne peut faire mieux que de réaliser authentiquement de l'inauthenticité.

L'expression aggiornamento lancée par Jean XXIII et retenue par Paul VI n'est pas entièrement étrangère au champ de ces réflexions, car le problème posé à l'Église par le monde moderne est tout à la fois vaste et profond. Le monde moderne a dépassé ses prédécesseurs par ses mathématiques, ses sciences de la nature, sa technologie, son histoire, ses sciences humaines, sa méthode en philosophie, comme par la richesse, la diversité et l'étendue de ses possibilités littéraires. Il tient à sa portée ce qui échappait à l'horizon, à la compréhension, aux possibilités d'expression des Juifs et des Grecs, des civilisations hellénistiques et médiévales, de la Renaissance et de la Réforme, de la Contre-Réforme et de l'âge des Lumières. Or l'Église s'est tenue à l'écart de cet énorme développement : elle pouvait en louer les fins, elle ne pouvait en accepter les moyens, si bien qu'elle ne pouvait authentiquement participer au processus qui a éliminé l'être humain uniformisé de la pensée classique et introduit la conscience historique d'aujourd'hui.

L'être humain moderne a créé ses États et ses sciences, ses philosophies et ses histoires, ses cultures et ses littératures, sur la base d'une autonomie totale. Il y a l'intelligence humaine, la rationalité humaine, la responsabilité humaine, et c'est tout. Parler de Dieu est au mieux non pertinent; se tourner vers Dieu - sinon dans un geste politique ou une bouffée d'émotion - c'est sacrifier le bien que nous connaissons et pouvons atteindre par nos propres ressources.

Karl Jaspers répète à la suite de Kierkegaard, ou peut-être de Nietzsche, qu'à moins d'avoir péché, je ne puis être moi-même. Le péché de la modernité n'est pas une quelconque faute de faiblesse, un écart passager, un manque d'attention ou de consentement. C'est la détermination pleinement délibérée et visée de façon permanente d'être soi-même, d'atteindre la perfection propre à l'homme et de libérer l'humanité de la main pesante de la tradition ecclésiastique, des interférences ecclésiastiques, du refus ecclésiastique de permettre aux êtres humains de grandir et d'être eux-mêmes.

Le mot aggiornamento a électrisé le monde tant catholique que non catholique parce qu'il semblait impliquer un rejet du classicisme, de la vision d'une nature humaine toujours identique à elle-même, de la vision selon laquelle tout changement n'est qu'une modification surperficielle introduite pour faire face à une différence de circonstances purement accidentelle. Il ouvrait, ou semblait ouvrir, la porte à la conscience historique, à la prise de conscience que les hommes sont responsables individuellement de leur vie et collectivement du monde dans lequel ils la vivent.

Ce serait une tâche longue et fort complexe d'énumérer toutes les directions dans lesquelles le changement - aggiornamento - est possible, acceptable et désirable et toutes celles dans lesquelles il ne l'est pas. Le faire dépasserait les cadres de la présente discussion. La question immédiate porte plutôt sur le type d'être humain que nous devons être si nous voulons mettre en ouvre l'aggiornamento décrété par le concile, si nous voulons discuter quels décrets futurs sont souhaitables, et si nous voulons nous y mettre sans faire plus de mal que de bien, sans lancer dans la communauté catholique et dans le monde une inauthenticité reçue des autres ou créée à l'intérieur de la nôtre. En somme, nous devons nous demander ce que c'est pour un catholique, un religieux, un prêtre d'être soi-même aujourd'hui. Il y a le monde moderne sécularisé avec toutes ses richesses et ses potentialités, et il y a la possibilité de dépouiller les Égyptiens, mais cette possibilité ne sera pas actualisée à moins que les catholiques, les religieux, les prêtres existent, et existent non à la façon de gens qui se laissent dériver mais d'une façon créatrice et authentique.

Être soi-même, c'est être, et ce terme ne signifie pas de l'abstrait mais du concret. L'être n'est pas le concept universel « non rien » de Scot ou Hegel, mais le but concret visé dans toute recherche et toute réflexion. Il est substance et sujet : notre être opaque qui monte à la conscience et notre être conscient par lequel nous sauvons ou perdons notre âme. Cet être conscient n'est pas un objet, un élément d'un spectacle que nous contemplerions, mais la présence à lui-même du spectateur, du contemplant. Il n'est pas un objet d'introspection, mais la présence préalable rendant l'introspection possible. Il est conscient, mais cela ne signifie pas à proprement parler qu'il soit connu; il le deviendra seulement si nous pratiquons l'introspection, comprenons, réfléchissons et jugeons. C'est une chose d'avoir le vague à l'âme, une autre de s'en rendre compte. Une chose d'être en amour, une autre de découvrir que ce qui vient de nous arriver, c'est d'être tombé amoureux. Être soi-même précède la connaissance de soi. Saint Ignace a dit que l'amour se montre plus par des gestes que par des paroles ; être amoureux n'est pourtant ni gestes ni paroles, mais la réalité consciente préalable que les paroles et, plus sûrement, les gestes révèlent.

Cet être préalable opaque et lumineux n'est pas statique, figé, déterminé une fois pour toutes ; il est précaire, et cette précarité signifie la possibilité non seulement d'une chute mais aussi d'un développement plus grand. Ce développement est ouvert; le dynamisme constitutif de notre conscience peut être exprimé par les impératifs : sois intelligent, sois rationnel, sois responsable ; et ces impératifs sont sans restrictions - ils concernent toute recherche, tout jugement, toute décision et tout choix. D'ailleurs, la pertinence de ces impératifs ne se limite pas au monde de l'expérience humaine, au mundus aspectabilis (monde visible); nous sommes en effet ouverts à Dieu. Dans la recherche humaine, se trouve implicitement le désir naturel de connaître Dieu dans son essence; dans le jugement humain porté sur les choses contingentes, se trouve implicitement l'inconditionné formel qui est Dieu; dans le choix humain des valeurs, se trouve implicitement le bien absolu qui est Dieu.

Dans le Christ Jésus nous ne sommes pas seulement mis en rapport avec Dieu comme avec un point oméga quelconque, nous sommes en chemin vers lui. La source de notre vie n'est pas l'éros mais l'agapè, non pas le désir d'une fin qui se sert de moyens, mais l'amour débordant pour une fin. Tout comme Dieu n'a pas créé le monde en vue d'obtenir quelque chose pour lui-même, mais plutôt dans un débordement allant de l'amour de l'infini à l'amour même du fini - « Dieu ne cherche pas sa gloire en vue de lui-même, mais en vue de nous1 »: la gloire du Père, c'est l'excellence du Fils, et l'excellence des fils adoptifs - tout comme le Christ dans son humanité n'a pas voulu des moyens en vue d'une fin, mais possédait la fin, la vision de Dieu, et débordait d'amour pour nous aimer, de même, ceux qui sont dans le Christ participent de la charité du Christ : ils aiment Dieu super omnia (par-dessus tout) et peuvent ainsi aimer leur prochain comme eux-mêmes; ils participent de cette charité parce qu'ils sont temples de l'Esprit du Christ, membres de son Corps, enfants adoptifs de ce Père que le Christ pouvait appeler Abba; le Seigneur ressuscité, le Kurios des choses visibles et invisibles, les a rachetés à grand prix, il les possède : « Ceux-là sont fils de Dieu qui sont conduits par l'Esprit de Dieu » (Romains 8 14).

Mais cet être dans le Christ Jésus peut être celui d'une substance ou celui d'un sujet. Dans la mesure où il s'agit seulement de l'être d'une substance, il n'est connu que par la foi, en affirmant des propositions vraies, en les méditant, en concluant à partir d'elles, en prenant des résolutions fondées sur elles, en gagnant nos psychés, nos âmes sensitives, à mettre en ouvre ces résolutions par la culture d'une imagination pieuse et d'affects pieux, et en multipliant l'effort et la force individuels par la communion liturgique. Dans la mesure où il s'agit seulement de l'être d'une substance, c'est être en amour avec Dieu sans la conscience d'être en amour. Sans aucune expérience du comment et du pourquoi, on est en état de grâce ou on le retrouve, on quitte tout pour suivre le Christ, on se lie par les voux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, on passe au travers de sa lourde dose quotidienne de prière, on désire ardemment le sacerdoce pour ensuite en vivre. Tranquillement, imperceptiblement, se réalise la transformation opérée par le Kurios, mais la délicatesse, la douceur, la dextérité de sa constante activité en nous sont telles qu'elles nous la cachent à nous-mêmes.

Pourtant dans la mesure où l'être dans le Christ Jésus est celui d'un sujet, la main du Seigneur cesse d'être cachée. Par des voies que vous avez tous expérimentées, par des voies que certains ont expérimentées plus fréquemment ou plus intensément que d'autres, par des voies dont vous avez encore à faire l'expérience, et par des voies qu'aucun de nous en cette vie n'expérimentera jamais, la substance dans le Christ Jésus devient le sujet dans le Christ Jésus. Car l'amour de Dieu, le fait d'être en amour avec Dieu, peut être une expérience aussi riche et aussi prédominante, aussi comblante et aussi durable que celle d'un amour humain.

Être dans le Christ Jésus n'est pas lié à un temps ou un lieu particulier, à une culture ou à une époque. Cela est catholique de la catholicité de l'Esprit du Seigneur. Et ce n'est pas non plus une abstraction demeurant en dehors de tout temps ou de tout lieu, de toute culture ou de toute époque. Cela s'identifie à l'existence personnelle, et l'existence personnelle se fait toujours ici et maintenant dans le monde contemporain non seulement médiatisé mais constitué par la signification.

Dans l'existence personnelle, les questions posées abstraitement sur les relations entre la nature et la grâce, émergent concrètement dans les soucis, les intérêts, les espoirs, les plans, l'audace et la timidité d'un individu, le fait qu'il prenne des risques ou joue prudemment. Et en émergeant concrètement elles sont résolues concrètement. De telles solutions concrètes, obtenues en accomplissant une tâche ou en jouant personnellement un rôle, distinguées en fonction du défi auquel le pape Jean XXIII a amorcé une réponse, peuvent être des solutions pensées dans le Christ Jésus pour une monde ancien qui n'existe plus ou pour un monde futur qui n'existera jamais ; elles peuvent être pensées pour le monde qui existe actuellement mais non pensées dans le Christ Jésus; elles peuvent pensées pour le monde qui existe actuellement et pensées dans le Christ Jésus.

Notre époque en est une qui requiert une créativité profonde et de grande envergure. Le Seigneur soit avec nous tous - ad maiorem Dei gloriam - et, comme je l'ai dit, la propre gloire de Dieu, pour une part, c'est nous.


1 K. Popper, Thomas d'Aquin, Summa theologiae, II-II, q 132, ad 1.

 

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