Oeuvres de Lonergan
Le droit naturel et la mentalité historique

 

« Natural Right and Historical Mindedness »,
conférence présentée à la 55e rencontre de
l’American Catholic Philosophical Association
et au Lonergan Workshop de Boston College en 1977.
La traduction originale de Jean-Marc Gauthier a été publiée dans
Les voies d’une théologie méthodique en 1982.


Révision et © Pierrot Lambert 2020.

 

Le droit naturel et la mentalité historique

La notion de responsabilité collective ne va pas sans difficulté. On peut prétendre que les êtres humains qui sont responsables individuellement de la vie qu'ils mènent le sont aussi collectivement de la situation qui en découle. Une telle assertion, cependant, est trop vite faite pour être convaincante. Il ne fait aucun doute que l'on retrouve dans les conséquences des engagements individuels des éléments particuliers identiques aux actions ou aux effets dont les individus sont responsables. Mais habituellement une telle situation dans son ensemble n'est ni prévue ni voulue; et si, à l'occasion, une telle prévision ou une telle intention se produisait, ce serait le fait de peu de personnes et le résultat de machinations et de projets secrets échappant à l'entourage.

Bien que la responsabilité collective ne soit pas encore un fait établi, elle peut être une possibilité. De plus, elle peut être une possibilité que nous pouvons réaliser. Enfin, elle peut être une possibilité qu'il serait bon de réaliser.

Tel est mon propos. Ce que j'ai à l'esprit, c'est le lien entre deux éléments qui existent déjà dans notre tradition. Des Grecs anciens nous avons hérité la notion de droit naturel, et depuis l'essor de la pensée historique au dix-neuvième siècle, nous en sommes venus à reconnaître qu'en plus de la nature humaine, l'historicité humaine s'impose à notre attention. Ce que nous avons à faire, il me semble, c'est de mettre ensemble ces deux éléments. Nous avons ainsi à développer la notion de droit naturel de façon à ce qu'elle ne soit pas moins accordée à l'historicité humaine qu'à la nature humaine.

  1. L’historicité

    Une ontologie contemporaine distinguerait deux composantes dans la réalité humaine concrète : l’une qui serait constante, la nature humaine, et l'autre qui serait variable, l'historicité humaine. La nature est donnée à l'être humain à la naissance. L'historicité est ce que l'être humain fait de lui-même.

    Cette constitution de l'être humain par l'être humain est peut-être plus évidente dans le processus d'éducation. Il n'est que de voir la différence entre l'enfant qui commence à la maternelle et le candidat au doctorat qui rédige sa thèse. Pourtant cette différence résultant de l'éducation des individus n'est guère qu'une récapitulation du long processus d'éducation de l'humanité, de l'évolution des institutions sociales et du développement des cultures. Les religions et les formes d’art, les langues et les littératures, les sciences, les philosophies et l'histoire écrite ont toutes eu de rudes débuts, se sont lentement développées, ont atteint leur sommet et ont peut-être commencé à décliner avant que ne survienne, plus tard, une renaissance dans un autre milieu. Et ce qui est vrai des réalisations culturelles l'est aussi, mais de façon moins évidente, des institutions sociales. La famille, l'État, la loi, l'économie ne sont pas des entités fixes et immuables. Ces institutions s'adaptent aux circonstances changeantes ; elles peuvent être repensées à la lumière de nouvelles idées ; elles peuvent être sujettes à des changements révolutionnaires.

    De plus, et c'est ce que je voudrais maintenant signaler, chacun de ces changements est, dans son essence, un changement de signification – un changement d'idée ou de concept, un changement de jugement ou d'évaluation, un changement d'ordre et d'exigence. L'État peut être changé par une refonte de sa constitution ; d'une façon plus subtile mais non moins efficace, il peut être changé par une interprétation nouvelle de sa constitution, par une action sur l'esprit et le cœur des hommes de façon à changer les objets qui commandent leur respect, maintiennent leur fidélité et enflamment leur loyauté. De manière plus générale, la communauté humaine se fait à partir d'un champ commun d'expérience, d'un mode commun de compréhension, d'un critère commun de jugement et d'un consentement commun. Un tel sens communautaire est la possibilité, la source, le terrain d'une signification commune; et c'est cette signification commune qui est la forme et l'acte qui trouvent leur expression dans la famille et la cité, dans le système juridique et économique, dans les coutumes morales et les organismes d'éducation, dans la langue et la littérature, dans l'art et la religion, dans la philosophie, la science et l'histoire écrite1. Cependant, cette communauté elle-même n'est pas une nécessité naturelle, mais une réalisation humaine. Sans un champ commun d'expérience, les gens perdent contact entre eux. Sans un mode commun de compréhension, il naît de l'incompréhension, de la méfiance, de la suspicion, de la peur, de l'hostilité et des dissensions. Sans un critère commun de jugement, les gens vivent dans des mondes différents. Sans un consentement commun, ils agissent avec des buts opposés. Alors la signification commune est remplacée par des significations différentes et opposées. Une cohésion qui déjà semblait aller de soi doit être soutenue par des pressions, des menaces et des utilisations de la force qui assurent un semblant d'unité passagère mais qui peuvent préparer un ressentiment permanent et une révolte sournoise.

    De même que la nature humaine diffère de l'historicité humaine, la compréhension de la nature humaine est une chose et la compréhension de l'historicité humaine en est une autre. Pour comprendre la constante « nature », on peut étudier n'importe quel individu, mais pour comprendre la variable « historicité », on doit étudier chaque cas dans sa singularité. Ainsi en vient-on à ce que Alan Richardson a appelé « la mentalité historique »2 (historical mindedness). Cela signifie que, pour comprendre les êtres humains et leurs institutions, on doit étudier leur histoire. Car c'est dans l'histoire que la constitution de l'être humain par l'être humain se réalise, qu'elle progresse ou recule, qu'à travers de tels changements peut être discernée une certaine unité dans une multiplicité par ailleurs déconcertante.

    En effet, l'historicité et l'histoire sont reliées comme un objet à connaître et un sujet en recherche. Dans une définition brillante, l'objectif de la philologie et, plus tard, celui de l'histoire furent conçus comme la reconstitution interprétative des constructions de l'esprit humain3. Les constructions de l'esprit humain, c'est ce que nous avons appelé la constitution de l'être humain par l'être humain, et la composante variable dans l'ontologie humaine, c'est ce que nous avons appelé son historicité. La reconstitution interprétative de ses constructions est le but que s'était fixé l'École historique allemande dans son effort massif et continu pour révéler non pas l'être humain dans l'abstrait, mais l'humanité dans son auto réalisation concrète.

  2. Le droit naturel dans l’historicité

    Ce sont purement la multiplicité et la diversité des pratiques et des croyances des peuples de la terre qui ont conduit les anciens Grecs à différencier les humains des animaux. Les habitudes de chaque espèce animale étaient uniformes et, en conséquence, pouvaient être attribuées à la nature. Mais les pratiques et les croyances des humains étaient différentes d'une tribu à l'autre, d'une cité à l'autre, d'une région à l'autre : elles devaient être simplement le fait d'une convention.

    De cette prémisse suivit une conclusion : ce qui avait été fait par une convention humaine pouvait être défait par une autre convention. Il n'y avait aucune force permanente et contraignante qui étayait les us et coutumes des hommes.

    La conclusion était scandaleuse, et on trouva sa réfutation dans la notion de droit naturel. Sous-tendant la multiplicité des styles de vie humains se trouvait une composante ou un facteur qui détenait le droit à l'universalité et à la permanence de la nature elle-même4.

    Cependant, il y a deux interprétations possibles de cette composante ou de ce facteur. On peut l'énoncer en propositions universelles, en vérités de soi évidentes, en certitudes connues naturellement. Ou bien on le situe dans la nature elle-même, celle-ci n'étant pas conçue, mais entendue comme opérant de façon concrète5. C'est je crois, la seconde interprétation qui doit être envisagée si l'on veut déterminer des normes dans l'historicité.

    Aristote définissait une nature comme un principe immanent de mouvement et de repos6. Dans l'être humain, un tel principe est l'esprit humain en tant que posant des questions et répondant à celles-ci. En tant que posant des questions, l'esprit humain est principe immanent de mouvement; en tant que répondant à des questions et le faisant de manière satisfaisante, il est principe immanent de repos.

    D'une façon spécifique, il existe fondamentalement trois sortes de questions : des questions relevant de la compréhension, des questions relevant du jugement et des questions relevant de la délibération. Dans la première espèce, le principe immanent de mouvement est l'intelligence humaine. Elle nous pousse au-delà du courant spontané des représentations sensibles, des images, des sentiments, des tendances, des inclinations, et elle le fait par l'étonnement qui s'exprime de façons diverses par les questions : pourquoi ? comment ? pour quoi faire ? La chance aidant, la question sera suivie, tôt ou tard, par la satisfaction d'avoir un insight, ou plutôt d'avoir produit une séquence d’insights pertinents. Quand on trouve la réponse satisfaisante, le principe de mouvement devient principe de repos.

    Pourtant la satisfaction intellectuelle, quoique plaisante, n'est pas tout ce que l'esprit humain recherche. Au-delà de la satisfaction, il s'intéresse à un contenu, et l’atteinte de l’insight conduit à formuler ce contenu. Nous exprimons une supposition, nous suggérons une possibilité, nous proposons un projet, mais notre supposition peut provoquer de la surprise, la possibilité que nous suggérons susciter des doutes et notre projet se heurter à la critique. De cette façon, l'intelligence ouvre la voie à la réflexion et un second type de question surgit. De même que l'intelligence nous pousse au-delà de la spontanéité sensible, la réflexion nous pousse maintenant au-delà des intérêts plus élémentaires des sens et de l'intelligence. L’insight formulé est accueilli avec des questions nouvelles et différentes comme : est-ce vrai ? es-tu certain ? Il y a ici une exigence de raison suffisante et d'éléments de preuve suffisants; et ce qui est suffisant, c'est rien moins qu'un inconditionné, bien qu'un inconditionné de fait (la conclusion d'une syllogisme, par exemple) puisse être généralement satisfaisant7.

    Les questions relevant de la compréhension et de la réflexion déclenchent donc une négociation qui peut aboutir à des résultats satisfaisants. Mais le terme du questionnement humain n'est pas atteint pour autant. En effet, si ces questions font justice aux présentations et aux représentations sensibles, chose étrange, elles restent dissociées des sentiments qui constituent la force et l'impulsion de notre vie. Connaître un monde médiatisé par la signification n'est qu'un prélude au commerce de l'être humain avec la nature, à son vécu interpersonnel et à sa collaboration avec les autres, à son accession existentielle à ce qu'il fera de lui-même par ses propres choix et ses propres actions. Ainsi apparaissent des questions relevant de la délibération, lesquelles manifestent graduellement leur portée dans leurs dimensions pratiques, interpersonnelles et existentielles. Lentement, elles gravissent l'échelle d'une moralité qui s'affirme de plus en plus. Se demander : « Qu'y a-t-il là qui m'avantage ? » conduit à se demander : « Qu'y a-t-il là qui nous avantage ? » et ces deux questions sont soumises à la question plus aigüe, à la question lancinante : « Est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? »

    C'est une question aigüe. Le seul fait de la poser montre qu'il y a une distinction entre les sentiments tournés vers soi et les sentiments désintéressés. Les sentiments tournés vers soi sont les plaisirs et les peines, les désirs et les peurs. Mais les sentiments désintéressés reconnaissent l'excellence : la valeur vitale de la santé et de la force; la valeur commune d'un ordre social fonctionnant de façon réussie; la valeur culturelle affirmée comme une vie à sustenter non seulement par le pain mais aussi par la parole; l'appropriation personnelle de ces valeurs par les individus; leur extension historique dans le progrès ; la distorsion cognitive que leur fait subir le déclin et leur rétablissement par l'amour qui se sacrifie.

    Cette question, je l'ai qualifiée non seulement d'aigüe mais aussi de lancinante. Les sentiments nous révèlent des valeurs. Ils nous disposent à l'engagement, mais ils ne le produisent pas. Car l'engagement est un acte personnel, un acte libre et responsable, un acte très lucide dans lequel nous voulons déterminer ce que nous serons. Cet acte est lucide en ce qu'il équivaut à une décision consciente qui orientera des décisions futures, sachant que les plans les meilleurs ne peuvent disposer de l'avenir, sachant même que l'engagement actuel d'une personne, si ferme soit-il, ne saurait suspendre la liberté qui s'exercera dans les éventuelles mises en œuvre.

    Toute interrogation nous conduit dans l'inconnu et toute réponse contribue à notre devenir. Quand je me demande : Pourquoi ? Comment ? Pour quoi faire ? je vise l'intelligibilité, mais la question serait oiseuse si je connaissais déjà l'intelligibilité en cause. Quand je me demande si ceci ou cela est vraiment ainsi, je vise le vrai et le réel, mais je ne sais pas encore ce qui est vrai et ce qui sera signifié en vérité. Quand je me demande si ce projet ou cet autre, si cette entreprise ou cette autre est réellement valable, je vise le bien, mais je ne sais pas encore ce qui serait bien et, en ce sens, ce qui serait valable.

    L'interrogation introduit dans l'inconnu, mais une réponse doit satisfaire le critère établi par la question elle-même, sinon la question réapparaît de la même façon ou sous une autre forme. À moins que l’insight n'atteigne le cœur de la cible, la question relevant de la compréhension réapparaît. « Que penser de ceci ? » « Comment cela s'intègre-t-il à l'ensemble ? » Un processus d'apprentissage autocorrectif est en branle et il continue jusqu'à ce qu'un ensemble d’insights complémentaire et nuancé ait réduit le courant des autres questions pertinentes relevant de la compréhension. De la même manière, les questions relevant de la réflexion exigent non seulement des éléments de preuve mais des éléments de preuve suffisants. Jusqu'à ce que ceux-ci soient réunis on reste dans le doute; mais dès qu'on les a rassemblés, le doute devient déraisonnable. Finalement, les questions relevant de la délibération ont leur critère dans ce qui n'est plus simplement une conscience psychologique mais une conscience morale. Lorsqu'elle est obsédante, cette dernière ramène la question originelle qui n'a pas reçu de réponse satisfaisante; la bonne conscience, au contraire, apporte une paix de l'esprit qui confirme que notre choix s'est vraiment porté sur quelque chose qui est réellement valable.

    J'ai parlé de la nature comme d'un principe de mouvement et de repos, mais je me retrouve avec plusieurs principes et, à ce qu'il semble, avec plusieurs natures. Il y a différentes questions, les unes relevant de la compréhension, d'autres, de la réflexion et d'autres, de la délibération. Chacune est principe de mouvement et chacune est aussi norme immanente, critère et, en conséquence, principe de repos dès lors que le mouvement est complété.

    Il reste que toutes ces questions forment une séquence, chacune d'entre elles prenant la relève là où la précédente abandonne. Ce qui est adéquat en regard de l'intelligibilité ne l'est pas encore quant à la vérité factuelle; et ce qui est complet sous le rapport de la vérité factuelle n'a pas encore entamé la question du bien8. De plus, si les objets que ces principes atteignent constituent seulement des aspects d'une réalité plus riche et plus vaste, ces principes ne doivent-ils pas être eux-mêmes des aspects d'un principe plus profond et plus englobant ? Et ce principe plus profond et plus englobant n'est-il pas lui-même une nature, à la fois principe de mouvement et de repos, tel un mouvement de marée qui s'amorce avant même l'éveil de la conscience, se déploie à travers la sensibilité, l'intelligence, la réflexion rationnelle, la délibération responsable et trouve son repos uniquement au-delà toutes ces étapes. Je pense que oui9.

    Ce qui se situe au-delà, c'est le fait d'être en amour, état dynamique qui élève tout ce qui précède, principe de mouvement à la fois purificateur et illuminateur et principe de repos grâce auquel l’union s'accomplit.

    Le mouvement dans son entier est un processus évolutif de dépassement de soi. Après le sommeil profond, où le moi est encore inconscient, l'état de rêve manifeste un moi partiellement conscient. Apparaît ensuite le moi éveillé, qui perçoit son environnement, met en œuvre ses capacités, répond à ses besoins. L'étape suivante est celle du moi intelligent, qui constitue les groupements, extrapole et généralise de telle sorte que la pensée lui permette de passer de l'environnement — où l'animal se confine – à l'univers de l'être. Puis le moi rationnel intervient : c'est lui qui élabore la distinction entre le fait et la fiction, l'histoire et la légende, l'astronomie et l'astrologie, la chimie et l'alchimie, la science et la magie, la philosophie et le mythe. En dernier lieu, le moi moral entre en jeu : il permet de passer des satisfactions individuelles aux intérêts de groupe et au-delà, à la question englobante et implacable: Qu'est-ce qui est réellement valable?

    Pourtant, cette grande question est habituellement plus une promesse qu'une réalisation, plus le terrain fertile d'une conscience mal à l'aise que la vitalité et la vigueur d'un accomplissement. Car le dépassement de soi atteint son terme non pas dans la rectitude, mais dans l'amour; et, quand nous tombons amoureux, alors la vie recommence. Un nouveau principe prend les commandes et, tant qu'il s'exerce, il nous soulève au-dessus de nous-mêmes et nous porte comme des parties à l'intérieur d'un tout dynamique toujours plus intime et plus libérateur.

    Tel est l'amour qu'entretiennent mari et femme, parents et enfants. Telle est encore, d'une façon moins évidente mais non moins sérieuse, la loyauté constituant la communauté civile, où l'intérêt individuel cède devant l'avantage du groupe et où la sécurité individuelle peut être sacrifiée à la sécurité du groupe. Tel est, finalement, le don que Dieu fait de son propre amour répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné (Rom 5 5), ce don divin qui permettait à saint Paul de proclamer avec conviction que « ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l'avenir, ni les puissances, ni les forces des hauteurs ni celles des profondeurs, ni aucune créature, rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur » (Rom 8 38-39).

  3. La dialectique de l’histoire

    Comme je l'ai dit, les gens sont responsables individuellement de la vie qu'ils mènent et collectivement du monde dans lequel ils vivent. Mais la source normative de signification ne révèle pas plus, en elle-même, que la responsabilité individuelle. C'est seulement dans la mesure où la source immanente se révèle dans ses effets, dans l'ordre fonctionnel de la société, dans la vitalité et les réalisations culturelles, dans le déroulement de l'histoire humaine, que la multiplicité des responsabilités isolées se rassemble dans un objet unique qui peut s'attirer une attention collective.

    De plus, la source normative de signification n'est pas la seule source, car les normes peuvent être violées. À côté de l'intelligence, il y a la stupidité; à côté de la vérité, l'erreur; à côté de ce qui est valable, ce qui est sans valeur; à côté de l'amour, la haine. Par conséquent, à partir de la source totale de signification, nous pouvons nous attendre à rencontrer non seulement l'ordre social mais aussi le désordre, non seulement la vitalité et la réalisation culturelles mais aussi le dégoût et la décadence, non pas une séquence évolutive et ininterrompue de développements mais plutôt une dialectique de tendances radicalement opposées.

    Il reste que dans une telle dialectique on trouve en gros caractères les vrais problèmes qui habitent l'esprit et le cœur des individus. Mais ce qu'auparavant on pouvait laisser de côté comme étant, dans chaque cas individuel, quelque chose d'infinitésimal dans tout l'édifice de l'histoire sociale et culturelle, a maintenant pris les dimensions d'une réussite ou d’un désastre collectifs. En vérité, dans la dialectique, on doit discerner la vérification ou l'invalidation expérimentale du style de vie d'un peuple, même si c'est une expérimentation conçue et menée non par un choix humain, mais par l'histoire elle-même.

    Finalement, c'est dans la dialectique de l'histoire que s'établit le lien entre le droit naturel et la mentalité historique. La source du droit naturel jaillit des normes inhérentes à l'intelligence, au jugement, à l'évaluation et à l'affectivité de l'être humain. La justification du droit naturel repose sur la dialectique de l'histoire et, d'une façon stupéfiante en vérité, sur l'histoire comme lieu d'expérimentation. Exposons brièvement ces éléments en six points.

    Premièrement, la signification humaine se développe moyennant une collaboration humaine. À mesure que l'ingéniosité humaine passe de la lance des chasseurs et du filet des pêcheurs aux complexes industriels du vingtième siècle, les significations techniques se déploient. Quand les organisations domestiques, économiques et politiques évoluent, les significations sociales prennent de l'expansion. Et à mesure que les gens réfléchissent à leur travail, à leurs relations interpersonnelles et au sens de la vie humaine, ces significations culturelles se déploient à leur tour.

    Deuxièmement, de telles expansions se produisent suivant une succession de paliers. Cette montée de signification a fondamentalement quelque chose à voir avec l'action et elle va de la cueillette chez les primitifs à la richesse et au pouvoir des grandes civilisations antiques de l'Égypte, de la Mésopotamie et d'autres pays. C'est alors principalement qu'a lieu le développement de l'intelligence pratique et il procède par une accumulation spontanée d’insights dans le champ de la nature et des affaires humaines. Puis, c'est la perception du cosmos, de la réalité qui déborde la nature et l'être humain; mais cette perception fournit à peine un peu plus d'expression symbolique au style massif de la conscience indifférenciée.

    Il y a une « montée de signification » intermédiaire qui concerne principalement la parole. Les poètes et les orateurs, les prophètes et les sages apportent un développement du langage et une spécialisation de l'attention qui préparent la voie aux sophistes et aux philosophes, aux mathématiciens et aux scientifiques. Il se produit ainsi une différenciation de conscience du fait que l'écrit constitue le langage en objet autant pour l'œil que pour l'oreille; les grammairiens organisent les inflexions des mots et analysent la construction des phrases; les orateurs apprennent et enseignent l'art de la persuasion; les logiciens décèlent les propositions sous les phrases et les preuves sous l'effort de persuasion; et les philosophes exploitent ce second niveau de langage jusqu'à produire des termes techniques qui permettent de parler successivement de tout ce dont on peut parler; les mathématiciens, eux, plus modestes, limitent leurs propos techniques aux relations d'identité ou d'équivalence entre des unités et des ensembles; et à leur tour les scientifiques ont leurs nombreux langages spécialisés dans chacun de leurs divers domaines.

    À un troisième palier, l'attention se porte sur le développement en général, par-delà les développements qui se produisent dans l'action et le langage. La préoccupation centrale, ici, concerne la compréhension humaine d'où proviennent les développements, les méthodes des sciences de la nature et de la critique historique qui tracent la route à la découverte et, plus fondamentalement, la méthode empirique généralisée qui sous-tend aussi bien la méthode scientifique que la méthode historique pour fournir à la philosophie une théorie fondamentale de la connaissance, une épistémologie et, en corollaire, une métaphysique de l'être proportionné.

    À ce palier, la logique perd sa position-clé pour ne devenir qu'une modeste partie de la méthode; et la préoccupation logique au sujet de la vérité, de la nécessité, de la démonstration, de l'universalité ne possède pas plus qu'une importance marginale. La science et l'histoire deviennent des processus évolutifs affirmant non la nécessité mais la possibilité vérifiable, prétendant non pas à la certitude mais à la probabilité. Tandis que la science, telle que conçue au second palier, escomptait une validité permanente mais se contentait d'une universalité abstraite, la science et l'histoire, selon la conception du troisième palier, n'offrent que la meilleure opinion à laquelle on peut parvenir pour le moment; cependant, par diverses subtilités et divers procédés elles s'efforcent de rejoindre avec toujours plus d'exactitude les multiples détails et nuances du concret.

    Ces différences de palier ne sont pas sans signification pour la notion même d'une dialectique de l'histoire. Les notions de destin ou de destinée ou encore de divine providence appartiennent au premier palier. Elles reçoivent une formulation plus détaillée au second palier quand un Augustin, par exemple, oppose la cité de Dieu à la cité terrestre ou quand un Hegel, un Marx établissent leur système soit idéaliste, soit matérialiste à partir de ce que l'histoire a été ou en vue de ce qu'elle doit être. On peut soupçonner qu'il y a un retour au premier palier dans l'analogie biologique élaborée par Spengler, tandis qu'on peut discerner dans A Study of History de Toynbee une approche du troisième palier. En effet, cette étude peut être vue non pas comme un exercice de méthode empirique, mais comme les prolégomènes d'un tel exercice, comme la formulation de types idéaux qui joueraient, par rapport aux vastes investigations historiques, le rôle que les mathématiques jouent par rapport à la physique10.

    De toute façon, la dialectique de l'histoire, ainsi que nous la concevons, a sa source dans les tensions d'une conscience humaine adulte : cette dialectique se manifeste dans le cours actuel des événements, montre son importance dans l'analyse radicale qu'elle fournit et son utilité pratique dans l'invitation qu'elle fera à la conscience collective de comprendre et de répudier l'errance de son passé, d'éclairer son avenir avec l'intelligence, la rationalité, la responsabilité et l'amour exigés par le droit naturel.

    Notre troisième considération touche l'idéal qui est propre au troisième palier. Déjà, au dix-huitième siècle, on l'a prévu sous le signe des Lumières et de l'émancipation. Mais alors, inévitablement, les Lumières furent conçues à travers les techniques et les concepts usés du second palier; et la notion d'émancipation fut, non pas une critique de la tradition, mais plutôt le projet de remplacer la tradition rétrograde par la règle de la raison pure.

    Les siècles suivants ont soulevé les antithèses opposées à la thèse du dix-huitième siècle. La géométrie unique d’Euclide a cédé la place à la multiplicité riemannienne. La science newtonienne a été dépassée par Maxwell, Einstein, Heisenberg, qui ont modifié non seulement la physique, mais la notion même de science moderne. En même temps que cette transformation s'est produite on assiste à une transformation encore plus radicale, celle des sciences humaines : connaître l'être humain non seulement dans sa nature mais aussi dans son historicité, non seulement philosophiquement mais aussi historiquement, non seulement abstraitement mais aussi concrètement.

    Tel est le contexte à l'intérieur duquel nous devons concevoir les Lumières et l'émancipation, non pas à la vérité comme si elles étaient des nouveautés, car elles ont toujours été connues, mais de la manière spécifique et propre à ce que j'ai appelé le troisième palier. Comme toujours, les Lumières rejoignent l'ancien précepte : connais-toi toi-même. Mais dans le contexte contemporain, on vise à acquérir cette perception de soi, cette compréhension de soi et cette connaissance de soi qui permettent de saisir les ressemblances et les différences entre le sens commun, la science et l'histoire aussi bien que les fondements des trois dans une intériorité qui fonde aussi le droit naturel et, — par-delà toute connaissance de la connaissance –, la connaissance également de l'affectivité dans sa triple manifestation d'amour familial, de loyauté envers la communauté et de foi en Dieu.

    De plus, comme toujours, l'émancipation prend sa racine dans le dépassement de soi; mais dans le contexte contemporain, ce dépassement de soi implique une conversion intellectuelle, morale et affective. En tant qu'intellectuelle, cette conversion permet d'établir une nette distinction entre le monde de l'immédiateté et le monde médiatisé par la signification, entre les critères appropriés aux opérations du premier et les critères appropriés aux opérations du second11. Ensuite, en tant que morale, cette conversion reconnaît une distinction entre les satisfactions et les valeurs, et elle s'engage envers les valeurs même quand celles-ci sont en conflit avec les satisfactions. Finalement, en tant qu'affective, elle amène un engagement envers l'amour au foyer, la loyauté dans la communauté et la foi dans la destinée de l'être humain.

    Nous en venons à notre quatrième considération : la critique de notre historicité, de ce que notre passé a fait de nous. Ce sera une tâche continue, car le passé n'est jamais que le présent s'éloignant de nous. Ce sera une tâche empirique mais à l'intérieur de l'orbite des sciences humaines et, pour cela, axée autour des significations opérantes qui constituent nos organisations sociales et nos rapports culturels. En conséquence, cette tâche impliquera la recherche qui rassemble les données, l'interprétation qui en saisit l'importance, l'histoire qui raconte ce qui se préparait12. Il reste que toute recherche empirique qui atteint un statut scientifique se fait à l'intérieur d'une structure heuristique. Tout comme les mathématiques fournissent leur charpente théorique aux sciences exactes, ainsi il y a une méthode empirique généralisée, ou, si vous préférez, une méthode transcendantale, qui joue un rôle similaire à l'égard des sciences humaines13. Elle établit 1) des principes généraux de critique, 2) une division fondamentale des matériaux, 3) des catégories d'analyse. Il faut dire quelque chose de chacun de ces éléments.

    Les principes généraux de critique sont dialectiques14. Nous avons conçu l'émancipation, au troisième palier, comme une triple conversion, intellectuelle, morale et affective. Mais nous ne tenons pas pour acquis que tous les chercheurs seront émancipés. Si quelques-uns ont mené à bien les trois conversions, d'autres en auront expérimenté seulement deux, d'autres seulement une et certains aucune. C'est pourquoi nous devons être prêts à constater que nos chercheurs, nos interprètes, nos historiens présentent une considérable diversité de résultats, diversité ne provenant pas des données mais plutôt de l'horizon, de la tournure d'esprit et du blik de ceux qui mènent l'investigation.

    Une division fondamentale des matériaux est fournie par les trois paliers déjà décrits. Il y aura des significations éventuellement opérantes chez des hommes d'action; ensuite, des significations qui impliquent une familiarité avec les techniques logiques; et, finalement, un palier de significations qui atteindront leur propre portée et leur propre statut à l'intérieur d'une approche méthodique qui a reconnu son armature dans une analyse de l'intentionnalité. Bien entendu, il faut souligner que ces trois espèces de significations ont leur mode approprié de développement, que leurs principaux développements diffèrent chronologiquement; cependant, le lieu propre de la distinction des paliers n'est pas le temps mais la signification.

    Les catégories d'analyse, finalement, sont des différenciations de l'intérêt de l'historien pour « ce qui se préparait ». Mais ce qui se préparait peut être 1) soit du développement, 2) soit de la transmission du développement; et l'un aussi bien que l'autre peut être 3) complet ou 4) incomplet. On peut décrire le développement, si une métaphore spatiale est permise, comme allant « de bas en haut » : il commence par l'expérience, s'enrichit par une pleine compréhension, est accepté par un jugement fondé, est orienté non vers les satisfactions mais vers les valeurs, et la priorité des valeurs n'englobe pas uniquement certains, mais tous les niveaux inférieurs, de sorte qu'elle révèle la conversion affective aussi bien que morale et intellectuelle. Mais le développement est incomplet quand il ne se rend pas tout à fait en haut : il accepte des valeurs, mais ses évaluations sont partielles; ou bien il ne se préoccupe nullement des valeurs, mais seulement des satisfactions; ou bien sa compréhension est adéquate, mais ses jugements de réalité fautifs; ou bien, finalement, sa compréhension est un compromis plus qu'une contribution valable.

    En outre, la transmission du développement peut être complète ou incomplète, mais elle procède alors du haut vers le bas : elle commence dans l’affectivité du tout-petit, de l'enfant, du fils, de l'élève, du disciple. C'est de l’affectivité que dépend la perception des valeurs qui, à son tour, permet à la croyance de prendre racine; celle-ci favorise ensuite la compréhension chez celui qui a trouvé un authentique professeur et a été initié à l'étude des maîtres du passé. Alors, confirmant cette croissance dans la compréhension, s'ensuit une expérience qui mûrit et s'affine grâce à une compréhension développée; et enfin cette confirmation expérientielle permet au processus inverse de s'établir. Désormais, on est devenu autonome, capable de s'approprier tout ce qu'on a appris, en procédant comme le fait le penseur original qui va de l'expérience à la compréhension, au jugement fondé, à l'évaluation généreuse et à l'engagement dans l'amour, la loyauté et la foi.

    Il reste que le processus de transmission peut être incomplet. Même s'il y a socialisation, acculturation et éducation, l'éducation n'est pas nécessairement génératrice de vie. Si le professeur est au moins un croyant, il peut transmettre de l'enthousiasme; il peut enseigner les formules qui sont reconnues; il peut persuader; mais il n'a jamais vraiment compris et il n'est pas capable de donner aux autres la compréhension que lui-même n'a pas. Alors ce sera seulement par accident que ses élèves en arriveront à s'approprier les richesses de leur tradition, et c'est seulement par des accidents, ou des grâces divines, qu’une tradition qui a déchu peut être renouvelée.

    Notre cinquième observation concerne l'ambiguïté de l'achèvement qui survient quand des esprits du premier palier vivent dans un contexte de signification du second palier ou quand des esprits du premier et du deuxième palier se trouvent dans le contexte du troisième palier. Au premier palier, ce qui a de la signification c'est l'action; le manque d'achèvement, c'est le manque d'action; et alors, quand un esprit du premier palier examine le contexte du second ou du troisième palier, il diagnostique un manque d'action et insiste sur l'activisme comme seule voie signifiante. Au second palier, il y a la série ultérieure de significations accessibles à ceux qui connaissent bien la culture classique. Des esprits du second palier ne doutent pas que les activistes soient simplement des barbares, mais ils critiquent le contexte du troisième palier parce qu'on y néglige Aristote ou Hegel.

    Cependant, les remarques précédentes ne doivent pas donner à penser que les paliers sont uniformes. Par exemple, le troisième palier, qui est caractérisé par la méthode, est aussi marqué par toute une série de blocages méthodologiques. Les analystes linguistiques et les présocratiques heideggeriens confineraient la philosophie dans le langage ordinaire. Les descendants des Lumières réduisent la connaissance aux sciences exactes; les historiens critiques peuvent louer les sciences humaines, pourvu que les valeurs en soient exclues; les humanistes sont généralement ouverts aux valeurs mais ils élèvent une borne face à un dépassement de soi qui serait ouverture à Dieu.

    En sixième et dernier lieu, au-delà de la dialectique, il y a place pour le dialogue. La dialectique décrit un processus concret dans lequel l'intelligence et la bêtise, la rationalité et la sottise, la responsabilité et le péché, l'amour et la haine s'entre-mêlent et entrent en conflit. Cependant, ceux-là mêmes qui se sont penchés sur la dialectique de l'histoire font aussi partie de cette dialectique et les contradictions sont présentes même dans leur investigation. La dialectique doit donc s'appliquer à leur travail aussi.

    Néanmoins, il peut être plus utile pour ceux qui s'adonnent aux investigations, spécialement quand les oppositions sont moins radicales, de dépasser la dialectique en s'orientant vers le dialogue, de passer d'un conflit de positions à une rencontre de personnes. Car chaque personne incarne le droit naturel. Chaque personne peut révéler à n'importe quelle autre sa propension à rechercher la compréhension, à juger de façon rationnelle, à évaluer de façon honnête, à être ouverte à l'amitié. Pendant que la dialectique de l'histoire relate froidement nos conflits, le dialogue ajoute le principe qui nous incite à les guérir : le droit naturel qui est le noyau le plus intime de notre être.


1 Voir Lonergan, « Dimensions de la signification ».

2 A. Richardson, History Sacred and Profane, Londres, 1964, p. 32.

3 P. Hünermann, Der Durchbruch geschichtlichen Denkens Im 19. Jahrhundert, Fribourg-en-Brisgau, 1967, p. 64-65, 106-108.

4 L. Strauss, Natural Right and History, Chicago, 1955, p. 90.

5 Voir E. Voegelin, « Reason : The Classic Experience », The Southern Review, 1974, p. 237–264.

6 Aristote, Physique, II, 1, 192b22.

7 Voir L’insight, ch. 10.

8 Sur le bien humain, voir Pour une méthode en théologie, ch. 2.

9 Sur la finalité horizontale et verticale, voir Lonergan, « Finality, Love, Marriage », Collection, p. 19-23 et 81-91; aussi Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177a, 12s.

10 Voir Pour une méthode en théologie, p. 261-262.

11 Voir L’insight, p. 406-409.

12 Voir Pour une méthode en théologie, ch. 6-9.

13 Ibidem, ch. 1.

14 Ibidem, ch. 10.

 

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